« Chéri Samba dans la collection Jean Pigozzi »
« Chéri Samba dans la collection Jean Pigozzi », Musée Maillol, 17 octobre 2023 – 7 avril 2024.
Texte intégral
1Chéri Samba est un artiste inclassable. D’abord, bien qu’il soit de toute évidence un artiste africain (né en 1956 en République démocratique du Congo, où il vit et travaille), il ne correspond pas vraiment aux catégories les plus courantes en la matière. Ce n’est pas un artiste traditionnel, dont la pratique s’inscrirait dans une tradition immémoriale ; ce n’est pas non plus un « artiste contemporain africain », à la manière de ceux que l’on rencontre à la Biennale de Venise ou à la documenta (c’est-à-dire vivant en Occident et s’adressant à un public occidental) ; enfin, s’il produit un art populaire, il ne fabrique pas pour autant des bibelots pour touristes.
2En fait, la singularité de Chéri Samba est directement liée à son parcours d’autodidacte. Dès ses débuts, sa démarche consiste à mettre sur pied une petite entreprise de peinture où se mêlent production de portraits sur commande, fabrication d’affiches en tout genre et images publicitaires. Cette entreprise a suffisamment de succès pour en faire une vedette à Kinshasa et pour attirer l’attention de Jean-François Bizot, directeur du magazine Actuel, qui lui commande des peintures et l’invite en France en 1982. Un peu plus tard, sa rencontre avec André Magnin, commissaire associé de « Magiciens de la Terre », lui fait franchir une étape importante, l’exposition le faisant connaître du monde entier. Samba entre alors dans une deuxième phase de sa carrière où, sans abandonner son activité de départ, il devient un artiste de la scène globalisée, largement collectionné et exposé dans les plus grands musées, ses œuvres circulant régulièrement sur le marché international de l’art contemporain.
3L’exposition est en forme de rétrospective et reprend ces différents éléments, tout en en thématisant la production : entre mises en scène de soi, regard sur Kinshasa, sur les femmes ou la politique mondiale, avec l’ajout de quelques éléments documentaires. Les tableaux sont souvent assez grands et présentent des scènes aisément compréhensibles, lisibles même, puisque la marque de fabrique de l’artiste est justement l’ajout de commentaires sur les bords de ses toiles, le plus souvent sous la forme de pavés de textes ou de « bulles », à la manière des bandes dessinées. Samba explique que bien que cette façon de produire des images ait pu être critiquée – les textes étant vus comme une perturbation du regard – c’est un geste qu’il revendique comme une marque de fabrique, la « griffe sambaïenne », qui le différencie de la plupart des artistes de sa génération. L’intégration de ces commentaires écrits oscille entre journalisme et ethnographie ; entre volonté de témoigner de l’actualité internationale et simples notes saisies sur le vif, à partir des événements de la vie quotidienne.
4La première section, centrée sur l’artiste est assez curieuse ; elle le met en scène de manière un peu caricaturale, en artiste égocentrique, imbu de lui-même. Dans Je suis un rebelle (1999), il explique ainsi être « insensible aux difficultés ou malheurs des autres » et dans Chéri Samba corrige l’historien Bogumil Jewsiwicki (1997) il s’en prend à un critique d’art qui ne l’a pas bien compris. Dans les sections qui suivent on voit l’artiste prendre position sur l’état du monde, sur les enfants-soldats, l’emprise des armes, les conséquences du 11 septembre ou sur Mobutu. Les toiles donnent à voir et à lire le point de vue de l’artiste, avec une grande inventivité formelle et beaucoup de malice, mais avec également une certaine distance et des éléments plus cryptiques. La section consacrée aux femmes est sans doute la plus difficile à apprécier d’un point de vue occidental contemporain. L’artiste y évoque des scènes quotidiennes de son pays, où les femmes sont souvent maltraitées, comme dans Maki Evimbi Te [l’omelette est raplapla] (1989), où un mari renverse d’un coup de pied le réchaud et la poêle où sa femme a « mal cuit » son omelette. D’autres toiles sont même d’assez mauvais goût, comme Toutes les nanas sont pareilles (1996), où Samba se représente entouré de belles jeunes femmes ou cette autre toile où des femmes à demi-nues et entourant un grand feu sont accusées (ironiquement) de contribuer au réchauffement climatique par leurs « chaleurs ».
5Ici ou là d’autres artistes apparaissent, protagonistes de telle ou telle scène de la vie quotidienne. Il s’agit parfois de rendre hommage à un frère mort du Sida ou à certains de ses contemporains, tel Moke après sa disparition en 2001. La scène artistique de Kinshasa est également évoquée, dans la section documentaire : de l’Académie des beaux-arts (où Chéri Samba a exposé en 1978) au centre d’art Akhénaton, créé à la suite de « Magiciens de la Terre », mais aussi avec l’Hommage aux anciens créateurs, où l’artiste se met en scène en compagnie d’objets d’art traditionnel. Vers la fin de l’exposition, une série de trois peintures, Quel avenir pour notre art ? (1997), s’interroge enfin sur la reconnaissance de l’art africain en Occident. Un Picasso noir apparaît aux côtés de Samba et celui-ci explique vouloir inverser le mouvement d’appropriation qui a mené au cubisme : si les artistes occidentaux ont pris pour modèles les masques traditionnels, désormais ce sont les Africains qui doivent trouver leur place en Europe.
6La chose peut-être la plus surprenante dans l’exposition se trouve dans les films documentaires où l’on voit Chéri Samba parler de sa pratique. Son point de vue ne semble pas avoir tellement changé depuis quarante ans : dès ses débuts, et bien qu’il n’ait sans doute pas complètement conscience du système de l’art contemporain occidental, on sent qu’il aspire à en faire partie. Son regard est assez ironique et visiblement il ne se satisfait pas de l’assignation à produire des œuvres stéréotypées. C’est aussi en cela qu’il est inclassable.
Pour citer cet article
Référence papier
Jérôme Glicenstein, « « Chéri Samba dans la collection Jean Pigozzi » », Marges, 39 | 2024, 210-211.
Référence électronique
Jérôme Glicenstein, « « Chéri Samba dans la collection Jean Pigozzi » », Marges [En ligne], 39 | 2024, mis en ligne le 25 octobre 2024, consulté le 14 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/4708 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12koq
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