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Notes de lecture et comptes rendus d'expositions

60e Biennale de Venise, «  Stranieri ovunque  »

Venise, 20 avril – 24 novembre 2024
Jérôme Glicenstein
p. 208-209
Référence(s) :

60e Biennale de Venise, «  Stranieri ovunque  », Venise, 20 avril – 24 novembre 2024

Texte intégral

1Depuis un peu plus d’une vingtaine d’années la Biennale de Venise s’étend en direction des scènes de l’art du monde entier, étant attentive à des formes longtemps marginalisées. Si lors de la précédente édition l’accent avait été mis sur les femmes artistes, cette année il s’agit plutôt de promouvoir les artistes queer originaires du Sud global. Certaines orientations de l’édition 2022 réapparaissent néanmoins, comme la volonté de contribuer à une réécriture du «  canon de l’art moderne  ». Plusieurs sections qualifiées de «  noyau historique  » donnent ainsi à voir des artistes méconnus du début du 20e siècle que l’exposition entend réhabiliter. Le geste est sans doute louable, même s’il semble un peu décalé  : que penser des deux ou trois salles en forme de salons de peinture des années 1950, qui montrent des peintures abstraites et des portraits modernes, voire académiques, dont la principale qualité est d’avoir été peints par des artistes de pays jugés autrefois marginaux  ? De même, que penser de la reconstitution d’une partie de l’accrochage du Musée d'Art de São Paulo (réalisé à l’origine par Lina Bo Bardi)  ? Outre le fait que ce genre de projet peut sembler décalé hors des musées d’art moderne, cela produit aussi une sorte de rupture conceptuelle dans le parcours. Que peut-on d’ailleurs voir et/ou apprécier dans de tels aménagements  ? Et selon quel point de vue les aborder  : en tant que peintures, scénographie, évocation historique, geste curatorial  ?

2Au-delà du cas particulier du noyau historique, l’élément le plus affirmé de cette édition est bien la volonté de montrer des œuvres inédites. Non seulement celles des artistes du passé, injustement oubliés, mais aussi celles des artistes de notre époque qui n’ont pas encore eu accès à la scène mondiale de l’art. C’est un engagement fort, qui permet de découvrir des démarches tout à fait intéressantes, mais dont la présentation s’apparente souvent à un mélange assez hétérogène, avec côte à côte de l’art naïf et de l’art brut, de jeunes artistes queers new-yorkais et quelques représentants de pratiques traditionnelles (tissage ou poterie). Dans l’ensemble, bien qu’il y ait effectivement quelques découvertes, les œuvres qui sont mises en avant ne sont pas toutes complètement inconnues au sein du monde de l’art et il y a fort à parier qu’elles parviendront assez vite à s’insérer dans les circuits marchands grâce à ce coup de pouce vénitien. Parmi les propositions qui articulent d’une manière convaincante propos plastique et politique, on retiendra surtout Personal Accounts (There’s a river of birds in migration) (2024) de Gabrielle Goliath, un ensemble de portraits vidéo, où les plaintes de victimes de violences sont réduites à des murmures et à des esquisses de gestes. Dans un esprit comparable, deux installations mêlent documentaire et interprétations personnelles  : celle d’Alessandra Ferrini sur les liens entre Berlusconi et Kadhafi (Gaddafi in Rome : Anatomy of a Friendship, 2024) et celle de Pablo Delano sur les représentations américaines de la vie à Porto Rico (The Museum of the Old Colony, 2024)

3Pour ce qui est des pavillons nationaux, il y a cette année une volonté forte de donner la parole à des populations jusque-là marginalisées  : l’artiste choctaw/cherokee Jeffrey Gibson (États-Unis), le Martiniquais Julien Creuzet (France), l’Aborigène Archie Moore (Australie), le groupe Tupinamba (Brésil), le Groenlandais Inuuteq Storch (Danemark), le Brésilo-Suisse Guerreiro do Divino Amor (Suisse), le Britannique d’origine ghanéenne John Akomfrah (Grande-Bretagne), la Canadienne d’origine tanzanienne Kapwani Kiwanga (Canada), le collectif du Cercle d’art des travailleurs du Congo (Pays-Bas)… Et cela va jusqu’au pavillon russe qui, en raison de la guerre en Ukraine, prête ses locaux à des artistes boliviens. Toutes ces expositions donnent à voir des points de vue qui sont rarement exposés à Venise, même si c’est inévitablement à destination d’un public euro-américain assez privilégié. On s’interroge  : ces présentations sont-elles une bonne chose ou bien ne servent-elles qu’à se donner bonne conscience, en évitant d’aborder des sujets qui fâchent (tokenism)  ? On ne tranchera pas. L’une des propositions les plus réussies est en tout cas explicitement en prise avec les conflits du moment  : le pavillon polonais accueille un collectif en partie ukrainien (Open Group) qui, avec Repeat after me II, entend à la fois donner la parole aux témoins des bombardements russes en Ukraine tout en en profitant pour instruire les visiteurs sur les différents types d’armes utilisés et en les invitant à imiter les bruits des explosions produites par leurs différents calibres.

4Parmi les événements collatéraux, il en est un qui est à la fois spectaculaire et particulièrement grinçant  : l’installation de Christoph Büchel à la Fondation Prada. Büchel s’est illustré à plusieurs reprises par ses provocations à Venise ces dernières années  ; cette fois, il transforme l’antenne vénitienne de la marque de luxe en une sorte de mont-de-piété accueillant la mise en vente, pour cause de faillite, de l’entreprise Biennale de Venise. L’ensemble est exubérant, chaotique, déroutant et donne beaucoup à réfléchir. Dans un autre registre, qui donne tout autant à réfléchir, on découvre une petite exposition consacrée à Ernest Pignon Ernest à la Fondation Louis Vuitton. Le cas est très différent du précédent. En effet, depuis plus de cinquante ans cet artiste s’est rendu célèbre pour ses prises de position aux côtés du Parti communiste français et en faveur des causes les plus variées. Son engagement a été constant et sans défauts, ce qui accentue d’autant plus le contraste avec son exposition dans le quartier général vénitien de l’une des marques les plus emblématiques de la mondialisation capitaliste. Au moment où la Biennale effectue un virage politique, il est assez saisissant de voir cet artiste contestataire de longue date opérer ainsi un virage en sens inverse. C’est sans doute une manière de rester jeune.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jérôme Glicenstein, « 60e Biennale de Venise, «  Stranieri ovunque  » »Marges, 39 | 2024, 208-209.

Référence électronique

Jérôme Glicenstein, « 60e Biennale de Venise, «  Stranieri ovunque  » »Marges [En ligne], 39 | 2024, mis en ligne le 23 octobre 2024, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/4703 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12kop

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Auteur

Jérôme Glicenstein

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