Bernard Sève, Les Matériaux de l’art
Bernard Sève, Les Matériaux de l’art, Paris, Seuil, 2023, 592 p.
Texte intégral
1Publié en 2023, Les Matériaux de l’art, comme son titre l’indique, propose une approche différente de la réflexion sur les œuvres d’art. Philosophe et professeur d’esthétique, Sève nous invite à inverser notre position habituelle lorsque nous comparons des œuvres d’art, de la forme au matériau. En s’appuyant sur une comparaison méticuleuse des matériaux, il propose une conceptualité de l’« artisticité » pour aborder une éternelle question : comment distinguer l’art et le non-art ? L’« artisticité » de Sève propose un continuum et des degrés plutôt que la dichotomie qui serait obtenue du point de vue du matériau.
2Dans l’introduction, Sève emprunte à l’esthéticien américain Thomas Munro l’idée qu’une œuvre d’art est un état intermédiaire d’un matériau. Poussant cette idée plus loin, il écrit : « Le brut est une promesse, la ruine est une menace, l’œuvre vit entre cette promesse et cette menace. Cette vie est l’objet de ce livre ». (p. 9). Cette déclaration éclaire la position de l’auteur qui affirme que le matériau nous apprend beaucoup au-delà du matériau lui-même. Le livre présente six dérivés des matériaux de l’art, chacun présenté dans un chapitre ; matériaux, techniques, le corps artiste, collaborations et coopérations, présentation, conservation, restauration et enfin usages seconds. L’ouvrage cartographie rigoureusement les arts par rapport à leurs dérivés matériels ; le premier objectif du livre est la notion de matériau et le second est que le matériau est aussi un dispositif théorique qui permet cette comparaison. L’hypothèse principale de Sève est que « la diversité des arts n’est pas contingente, et que quelque chose de la vérité de l’art réside dans cette diversité ». (p. 12). La comparaison méticuleuse entre les arts fait naître des traits partagés, voire universels, des proximités et des singularités. Sève évoque deux principes vitaux ; le premier est la notion d’« artisticité » qui s’inspire du sociologue Howard Becker ; « Quel est le degré d’artisticité de cet objet ? l’art n’est plus une essence mais une variable ». (p. 17). Le deuxième principe est l’ancrage dans le travail réel des artistes plutôt que dans une doctrine philosophique préalable. Cet ancrage amène l’art à débattre en lui-même avec ses formes et ses utilités et lui permet d’être le juge de la philosophie de l’art et non l’inverse.
3Au début du premier chapitre, Matériaux, nous percevons une ligne directrice de ce livre : résister à l’instinct de considérer le « matériau » uniquement comme physique. Selon Sève, le matériau est défini comme tout ce que l’artiste travaille pour en faire une œuvre d’art, par le biais de diverses opérations aboutissant à des synthèses de matériaux. Il nous présente d’abord une différenciation thématique entre « matière, médium, matériau » qui lui permet ensuite d’aborder des sujets concernant le concept de dématérialisation, les différences matérielles, la légalité des matériaux, et la question de la synthèse et de l’hétérogénéité. Au deuxième chapitre, Techniques, il est conseillé de considérer que l’artiste travaille seul et que la préparation de son matériau est entièrement achevée ou qu’il le travaille. Ce chapitre présente trois modalités de travail des matériaux : la masse, par couches et le montage, que l’on retrouve dans tous les arts. Sève explique ensuite que la création artistique est une question de résolution de problèmes qui inclut l’improvisation au début et qu’il y a des rôles de l’art qui sont utilisés comme guides. Trois forces sont utilisées pour créer de l’art : le corps humain, le langage et les objets d’art, et chaque œuvre d’art utilise différentes forces à différents degrés et de différentes manières. Le troisième chapitre, Le corps artiste, s’articule autour du corps humain en tant que support de l’œuvre d’art ou en tant qu’objet artistique, en tenant compte de deux paramètres : l’intensité et la modalité. L’intensité est un paramètre de continuité dont le degré change en fonction de l’œuvre elle-même (danse ou poème par exemple). La modalité est un paramètre de discontinuité qui signifie une présence d’énergie qui transcende toutes les œuvres d’art (c’est un support, un matériau, un lieu de gestes…). Au début du quatrième chapitre, Collaborations et coopérations, Sève nous rappelle que jusqu’à présent nous sommes assurés que l’artiste travaille seul. C’est pourquoi ce chapitre introduit les collaborations et les coopérations comme des notions inévitables dans une création à la fois diachronique et synchronique. Dans le cinquième chapitre, Présentation, conservation, restauration, le lecteur est confronté à une phase où l’œuvre d’art existe déjà. Selon Sève, toute œuvre d’art est destinée à être montrée, la notion de présentation est donc liée aux deux notions de conservation-restauration. C’est le concept de fragilité d’une œuvre d’art où la pratique de la conservation-restauration est attendue. Le sixième et dernier chapitre, Quand les œuvres d’art vivent dans des œuvres secondes, nous présente l’idée que toutes les œuvres d’art se prêtent à des usages secondaires. L’usage premier d’une œuvre est, selon sa nature, de la contempler, de l’écouter, de la parcourir, de la lire ou de l’activer (« l’exécuter ») dans le cas de la musique, du théâtre, de la danse ou d’autres arts du spectacle. L’utilisation secondaire d’une œuvre consiste à produire une autre œuvre à partir de celle-ci. La première utilisation est faite par qui veut, la seconde est faite par l’artiste.
4Le livre se termine par une réflexion sur les relations possibles entre les arts. Par ailleurs, Sève demande naïvement pourquoi l’humanité n’a pas inventé un seul art. Le livre crée un espace de comparaison et de confrontation des œuvres d’art du point de vue de leurs matériaux et de leurs processus de construction. L’intention de Sève n’était pas de proposer une généalogie ou un système logique, mais de donner une place à la grande valeur de la diversité, car il n’y a rien dans la nature, la culture ou l’expérience humaine qui ne puisse être choisi comme matériau pour une œuvre d’art. La question initiale est donc inversée : pourquoi n’y a-t-il plus de types d’art ? Les matériaux déjà-là forment certaines conditions dans lesquelles l’artiste peut apporter son « pouvoir » inconditionnel, qui est la création artistique. C’est la liberté artistique qui permet cette « tempête », comme le dit Sève, d’une diversité perpétuelle presque sublime.
Pour citer cet article
Référence papier
Rotem Gestel Sarna, « Bernard Sève, Les Matériaux de l’art », Marges, 39 | 2024, 206-207.
Référence électronique
Rotem Gestel Sarna, « Bernard Sève, Les Matériaux de l’art », Marges [En ligne], 39 | 2024, mis en ligne le 23 octobre 2024, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/4690 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12kon
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