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Notes de lecture et comptes rendus d'expositions

Vanessa Theodoropoulou, Le Monde en situation, la révolte sensible de l’Internationale situationniste

Dijon, Les Presses du réel, 2024, 548 p.
Géraldine Gourbe
p. 204-205
Référence(s) :

Vanessa Theodoropoulou, Le Monde en situation, la révolte sensible de l’Internationale situationniste, Dijon, Les Presses du réel, 2024, 548 p.

Texte intégral

1Le Monde en situation de Vanessa Theodoropoulou repassionne les enjeux autour des situationnistes. Longtemps associée à la figure tutélaire de Guy Debord, la recherche de l’historienne de l’art – axée sur de nouvelles archives mises à disposition par Alice Debord, Michèle Bernstein, Jacqueline de Jong ou encore le Jorn Archive – redéploye une histoire collective et plurielle de l’Internationale situationniste. Elégamment recouverte d’or cuivré, cette somme esquisse plus largement une autre histoire des idées française et européenne et pallie ainsi les manques de certains sommaires affichant un tropisme pour ce genre historiographique  : je pense, par exemple, à La Vie intellectuelle en France de ­Christophe Charles et Laurent Jeanpierre. Ou à un ancien bestseller de l’esthétique ayant fait la fortune des Presses du réel  : L’esthétique relationnelle de Nicolas Bourriaud, critiqué d’un point de vue politique par Jacques Rancière et Claire Bishop.

2Si la perspective exégète de l’autrice sur le sujet ne mentionne nullement ces publications plus contemporaines au regard de son sujet, le travail au long cours d’une recontextualisation rigoureuse des différents mouvements à l’intérieur de l’histoire de l’Internationale situationniste rend impératif le fait de repenser les différents courants de pensées proposées par les situs (à savoir le marxisme, le féminisme, l’écologie, l’art c’est la vie etc.) comme des matières fertiles pour revitaliser notre héritage politique depuis 1947.

3C’est depuis ce point aveugle de l’Après-Guerre et à la veille des guerres coloniales, que cette histoire débute. Vanessa Theodoropoulou prend le temps de cartographier les sensibilités socio-politiques de ses protagonistes en devenir d’une Internationale situationniste. Nous retrouvons non sans surprise les figures tutélaires de Charles Baudelaire, Charles Fourrier, Fernand Léger, Le Corbusier, Henri Lefebvre et Jean-Paul Sartre. Le passé d’Asger Jorn, avant son engagement auprès de l’IS, est marqué par la constitution de groupes d’avant-garde autour du duo Léger/Corbusier avant leur séparation. Le manifeste marxiste de Lefebvre qui dénonce une culture de masse des loisirs qui privatisent les usages du temps libre, a évidemment un impact très fort auprès des situationnistes qui y voient, notamment Guy Debord, l’appel à une «  nouvelle forme de vie  » (p.  21). Cette «  recherche de l’état complet de distraction  », écrit l’historienne de l’art, rencontre le thème des errances de Baudelaire sous psychotropes et d’une «  exaltation de la volonté  » qui «  repassionne la vie  » (p.  32). Ce qui conduit Debord à s’intéresser à Esquisse d’une théorie des émotions (1938) de Jean-Paul Sartre, qui déjoue toute une tradition psycho-sociologique du sujet en déroulant une pensée phénoménologique pré-existentialiste des affects et de la sensibilité. Et ici réside toute une possibilité politique à réactiver, il me semble  : il s’agit davantage de changer le monde à partir d’une infrastructure émotionnelle qui minerait la superstructure rationnelle  : «  Multiplier les périodes et les situations émouvantes, signifierait, à l’entendre, vivre sa vie de manière sensible et être à l’origine de son déroulement et de ses transformations  » (p.  35) écrit l’autrice.

4Ainsi le décor – la ville, son urbanisme et son architecture – va-t-il devenir une matière à expérimentation, d’où naîtront les dérives situationnistes qui deviendront les actrices d’un «  faire-expérience passionnelle du monde  ». Ce qui s’affirmera au début des années 1960, notamment lors du passage des situationnistes à l’ICA de Londres, comme la raison d’être de la «  transformation de soi et de la société  » (p.  51). Tout l’enjeu du chapitre 1 «  Agir sur le décor, animer le paysage, explorer le terrain urbain  » est de revenir sur la genèse de ce principe reconnu de la pratique de l’IS mais dont les sources multiples et exogènes sont ici parfaitement restituées. Dans le second chapitre nommé «  Construire des ambiances  », Vanessa Theodoropoulou revient sur le principe de l’architecture comme agitation sociale, sa pensée critique antifonctionnaliste qualifiant entre autres la Cité radieuse du Corbusier de «  ghetto à la verticale  ». Si la filiation debordienne est insistante à cet endroit, elle est équilibrée par le parcours artistique et à la sensibilité écologique du danois Asger Jorn. Ce convaincu d’une synthèse des arts, proche des idées de Roberto Matta, des surréalistes et de Cobra initie des collaborations démentes  : par exemple, en Italie en 1955, au festival de la céramique autour d’une expérience anti-économique qui regroupe artistes, archéologue, chaman et habitant.es. Ou encore à Copenhague où des parents, des enfants, des amateurices repeignent leurs chalets à partir d’ornements inspirés de Cobra et des motifs tunisiens qui passionnent tant Jorn. De ces expériences naissent des traités de l’IS sur l’éducation et la nécessité de désapprendre, le vandalisme contre l’histoire de l’art et à propos de la nécessité d’une «  insurrection invisible  » (p.  190). Autour d’elles, Guy Debord, Asger Jorn et Constant – issu de Cobra – y affirment une dépense totale de la valeur de l’art. Ce qui nous conduit au dernier chapitre «  Créer des situations émouvantes, jouer  » où l’on retrouve une analyse fine des films de Guy Debord et des tableaux-collages d’Asger Jorn ou encore des productions pour la revue Potlatch (1954-57). Un coup de dés, une tactique de jeu de plateau pour déjouer les injonctions idéologiques et les automatismes socio-culturels. Bref une lecture fort vitalisante au regard d’une politique européenne de plus en plus protectionniste, sécuritaire et individualiste.

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Pour citer cet article

Référence papier

Géraldine Gourbe, « Vanessa Theodoropoulou, Le Monde en situation, la révolte sensible de l’Internationale situationniste »Marges, 39 | 2024, 204-205.

Référence électronique

Géraldine Gourbe, « Vanessa Theodoropoulou, Le Monde en situation, la révolte sensible de l’Internationale situationniste »Marges [En ligne], 39 | 2024, mis en ligne le 23 octobre 2024, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/4677 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12kom

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