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Notes de lecture et comptes rendus d'expositions

Bénédicte Savoy, À qui appartient la beauté  ?

Paris, La Découverte, 2024, 261 p.
Jérôme Glicenstein
p. 202-203
Référence(s) :

Bénédicte Savoy, À qui appartient la beauté  ? Paris, La Découverte, 2024, 261 p.

Texte intégral

1Il y a deux manières d’envisager l’ouvrage de Bénédicte Savoy, retranscription de ses cours au Collège de France en 2017. Soit en tant que suite d’enquêtes portant sur des situations de «  translocations patrimoniales  » – déplacements des œuvres d’art entre de multiples pays au cours des siècles – ; soit en tant que réflexion plus globale sur le sens de ce genre d’événement.

2La première approche est incontestablement la plus satisfaisante  : l’auteure revient avec beaucoup de rigueur sur quelques épisodes connus et moins connus de l’histoire occidentale et sur la manière dont, depuis la Renaissance, certaines des plus célèbres pièces muséales ont été déplacées, appropriées, valorisées, vendues, endommagées, restaurées, ignorées, retrouvées… et parfois rendues. L’ouvrage, divisé en neuf chapitres se lit comme un roman policier  : on suit la trace du buste de Néfertiti, depuis sa découverte à Tell-el-Amarna en 1912, jusqu’à son installation à Berlin (où il est encore), en passant par toutes sortes de péripéties au cours des guerres mondiales. On découvre que le retable de l’Agneau mystique des frères Van Eyck est toujours présenté dans le lieu pour lequel il a été peint, bien qu’il ait été entretemps déplacé, démantelé, caché, vendu, retrouvé, réhabilité et remonté quasi-intégralement. On observe la mauvaise foi des conservateurs autrichiens rechignant à remettre le Portrait d’Adele Bloch-Bauer à sa propriétaire légitime. On s’aperçoit que la question de la spoliation n’est pas toujours simple  ; qu’il y a des cas – comme avec la Madone Sixtine de Raphaël – où les propriétaires ont vendu les objets de leur plein gré et d’autres où ils ont été victimes de pillages, à l’époque où ceux-ci étaient légaux, dans le cas des objets africains et chinois notamment.

3Si le travail d’enquête sur les déplacements de biens culturels est tout à fait remarquable, bien mené et bien documenté, en revanche la réflexion plus générale fait parfois un peu défaut. On peut en premier lieu s’interroger sur le titre  : peut-on sérieusement poser la question de savoir «  à qui appartient la beauté  ?  ». Bien entendu, on pourrait penser qu’il s’agit d’une stratégie de l’éditeur pour rendre l’ouvrage plus attractif  ; malheureusement, la question est régulièrement reposée tout au long de l’ouvrage, alimentant des remarques d’une assez grande platitude  : «  À quoi renvoient nos émotions individuelles et collectives, face à ces icônes de la beauté  ?  » (p.  9). Et ailleurs  : «  À qui appartient la beauté exposée dans nos musées  ?  » (p.  25). Ou encore  : «  À qui appartient la stupéfiante beauté du retable de l’Agneau mystique  ?  » (p.  85). N’aurait-il pas mieux valu poser, plus simplement, la question de la propriété des biens culturels, voire des œuvres d’art (bien que cette notion soit parfois un peu problématique, largement liée au «  regard européen  » évoqué par l’auteure elle-même (p.  228))  ? D’ailleurs, ni le discours d’Aurélien Agbénonci, ministre béninois des Affaires étrangères, ni celui de Patrice Talon, président de la République du Bénin ne font référence une seule fois à la notion de «  beauté  », lorsqu’ils évoquent la restitution des «  trésors royaux du Bénin  » (p.  236-239). Un archéologue nigérian cité un peu plus loin le dit même très clairement  : «  Pour l’Africain, l’importance d’une sculpture dépasse la question de l’esthétique  » (p.  241).

4Traiter de la question des spoliations sous l’angle de la «  beauté  » conduit trop souvent à considérer que c’est le principal enjeu des spoliations, alors que ce n’est pas le cas. La plupart du temps, c’est même un enjeu absolument secondaire, comme le remarque l’auteure (p.  76)  : pensons au cas des têtes de bronze saisies par les armées britanniques et françaises au Palais d’été de Pékin au 19e siècle. L’intérêt artistique des têtes en question n’est sans doute pas la principale raison d’être des protestations des autorités chinoises – d’autant plus que leur auteur est un artiste italien – mais bien plus le sentiment d’humiliation subi à l’époque.

5Pour le reste, il faut reconnaître que l’ouvrage aborde de nombreuses questions d’une brûlante actualité, qui auraient mérité d’être développées  : à qui restituer un objet volé (et qui parfois n’est pas réclamé)  ? La question est posée à propos de l’Autel de Pergame (p.  80-81)  : faut-il le restituer à l’Empire ottoman (qui n’existe plus), à l’Empire allemand (qui n’existe plus), aux archéologues décédés, aux habitants de Pergame  ? Dans le cas du buste de Néfertiti, faut-il le replacer dans sa tombe au nom du respect dû aux morts  ? Que doivent faire les musées occidentaux avec les objets non-occidentaux qu’ils collectionnent  : l’idée de musée universel, dont ils sont les hérauts, est-elle encore défendable  ? À considérer que la situation doive changer, que peuvent être des réparations et à quelles conditions sont-elles possibles (et sous quelles formes)  ? Le passage sur la restitution des «  trésors royaux  » du Bénin est, sur ce point, tout à fait passionnant (p.  229)  : restituer un objet, pas plus que le restaurer en suivant les protocoles occidentaux, ne sont suffisants.

6Certaines questions restent en suspens  : l’inaliénabilité des œuvres d’art ou l’idée de patrimoine de l’humanité doivent-elles être discutées  ? Que faire des opinions des personnes concernées  : les victimes des pillages, les visiteurs des musées, les amateurs d’art, les opposants aux spoliations, dont les protestations ont commencé très tôt (p.  7)  ? En somme, si l’ouvrage est passionnant, dans son volet d’enquête minutieuse sur le devenir d’objets déplacés en Occident, il est regrettable qu’il ne donne pas plus à réfléchir pour ce qui est de la question des bonnes pratiques en matière de restitution. Sur ce point, on se reportera au livre rédigé par Bénédicte Savoy et Felwine Sarr  : Restituer le patrimoine africain (Seuil, 2018).

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Pour citer cet article

Référence papier

Jérôme Glicenstein, « Bénédicte Savoy, À qui appartient la beauté  ? »Marges, 39 | 2024, 202-203.

Référence électronique

Jérôme Glicenstein, « Bénédicte Savoy, À qui appartient la beauté  ? »Marges [En ligne], 39 | 2024, mis en ligne le 23 octobre 2024, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/4670 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12kol

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Auteur

Jérôme Glicenstein

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