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Texte intégral

1La question de la recherche-création occupe une place de plus en plus importante ces dernières années au sein des réflexions sur l’art. Il s’agit de rompre avec une vision ancienne de la création artistique, qui voudrait que les artistes se contentent de puiser en eux-mêmes la matière de leurs œuvres, au profit d’autres modèles où les œuvres seraient davantage ouvertes, processuelles, exploratoires, ne produisant pas nécessairement d’objets mais mettant à profit des réseaux et des formes de collaboration expérimentales entre les domaines les plus hétérogènes qui soient. La recherche-création propose ainsi des protocoles en tout genre, fait appel à des enquêtes, invente des prototypes et refuse simultanément l’idée d’un monde de l’art où seraient clairement distingués les processus d’élaboration ou de fabrication des œuvres, de ceux de leur compréhension, diffusion et appréciation.

2Les promoteurs de la recherche-création ont souvent mis en avant le fait que dès la Renaissance certains artistes – Alberti, Léonard, Michel-Ange…– avaient combiné des activités de création d’œuvres et d’élaboration de discours, variant les rôles entre artiste, poète, architecte, ingénieur, philosophe, tout en dialoguant avec les esprits les plus avancés de leur temps. C’est d’ailleurs dans le but de valoriser de tels parcours, qu’un certain nombre d’écoles innovantes ont cherché à positionner les artistes en « chercheurs » : du Bauhaus en Allemagne, aux Vhutémas ou à l’Inkhouk en URSS et plus tard du Black Mountain College, à CalArts ou à l’Independent Study Program aux États-Unis. Dans leur prolongement, des départements universitaires d’Arts plastiques ont été fondés dans différents pays, avec l’objectif de relier les savoirs artistiques à des modes de connaissance issus d’autres champs disciplinaires (histoire, sociologie, philosophie, anthropologie…).

3Ces départements proposent une alternative à l’enseignement traditionnel des écoles d’art, s’éloignant de leur caractère professionnalisant afin de se rapprocher des méthodologies de la recherche à l’université, proposant parfois des partenariats avec des laboratoires de recherches en sciences sociales ou en sciences exactes. Les artistes qui choisissent de travailler en lien avec des équipes de recherche revendiquent alors le statut de chercheur et la possibilité de préparer des « thèses en art », ce qui n’est pas sans implications pratiques ni sans poser quelques questions. Ce contexte permet-il d’envisager ce que serait l’activité d’un (ou une) artiste-chercheur(e) ? Quels savoirs, quelles compétences, quelles méthodologies propres à la création artistique peuvent être développés par ces personnes dans une perspective universitaire et avec quels objectifs ? Comment qualifier leur activité et quels résultats peuvent en être attendus ? Faire œuvre est-il encore un but à atteindre ou un élément parmi d’autres au sein d’un processus collectif ? Comment l’évaluation de ce type de travail peut-elle être entreprise ? Par qui, avec quels outils, méthodes ou normes ? Ce sont quelques-unes des questions abordées dans ce numéro.

4Après une introduction, dont le but est de resituer les enjeux de la recherche-création dans l’évolution récente de l’art contemporain et de l’enseignement universitaire, les premiers textes donnent à lire des expériences d’articulations entre théorie et pratique.

5Le premier, dû à Chloé Persillet, part des apports de Paul Valéry à la réflexion sur la recherche-création, abordant la question de ce que produit concrètement ce genre d’activité. L’auteure pratique la peinture ; ce qu’elle envisage sous la forme de protocoles qu’elle met en œuvre et documente, à la manière des expériences de laboratoire. Cette activité lui donne l’occasion de produire une réflexion qui s’exprime sous forme de dessins ou de peintures, mais aussi sous forme de mots et de schémas. Le deuxième texte, dû à Ludovic Champagne, peut être lu comme une réflexion presque diamétralement opposée à ce qui est proposé précédemment. Il revient en effet sur des expériences personnelles, presque banales, issues de la vie quotidienne et sur la manière dont elles peuvent être réinvesties au sein d’un laboratoire d’études littéraires, ce qui le conduit à considérer très différemment les prétentions scientifiques de la recherche-création.

6Le texte de Clara Joubert nous fait, quant à lui, entrer dans un domaine auquel on ne pense pas spontanément pour ce qui est de la recherche-création : celui de la traductologie. Ce domaine est pris de fait entre deux pôles : l’un qui est utilitaire et qui cherche à automatiser et systématiser les procédures de traduction et l’autre qui, au contraire, prend acte de l’impossibilité de la traduction pour en faire un motif d’expression subjective de la part des traducteurs. Violaine Houdart-Merot revient pour sa part sur l’un des domaines les plus actifs dans le domaine de la recherche-création : celui de la littérature. Après un rappel du contexte d’émergence en France de la recherche-création dans le domaine littéraire, elle propose quelques principes qui fondent ces nouvelles démarches et permettent de renouveler de manière stimulante la recherche en littérature. Magdalena Kogut aborde, elle aussi, la notion de la recherche création dans le domaine littéraire ; son approche touchant au champ contemporain (1990-2020). Il est notamment question de poètes qui, héritant de Gertrude Stein, de William S. Burroughs, ainsi que des avant-gardes historiques et modernes des années 1960 et 1970, mobilisent des démarches correspondant aux tendances observées dans la revue Java, fondée en 1989.

7L’article d’Alejandro León Cannock cherche enfin à clarifier certaines confusions à propos de la synthèse entre « recherche » et « création ». En quoi la notion actuelle d’artiste-chercheur se distingue-t-elle d’autres figures d’artistes qui, tout au long de l’histoire de l’art, ont mené des recherches dans le cadre de leurs processus créatifs ? Le domaine qu’il privilégie est celui de la photographie en tant que recherche artistique. Il s’agit notamment de montrer des projets photographiques qui répondent aux exigences du paradigme performatif de la recherche.

8La suite du numéro comporte trois témoignages rédigés à la première personne qui concernent des situations de transmission de la recherche-création. Le premier, dû à Pauline Noblecourt et Lorraine Wiss, enseignantes à l’École nationale supérieure des arts et techniques de théâtre, traite de leur expérience d’accompagnement des étudiants et étudiantes de cette école, où – à l’instar de la plupart des écoles d’art en France – les études donnent lieu à la rédaction d’un mémoire de recherche. Qu’est-ce que ce mémoire et quelle recherche peut s’y inscrire ? Les auteures font part de réflexions qui mettent en avant la diversité des réponses possibles. Diego Jarak s’intéresse, quant à lui, à ce que signifie concrètement la recherche-création dans le monde contemporain, à un moment où les artistes sont de plus en plus sollicités par des projets interdisciplinaires, voire par le fait d’entrer dans une logique de recherche-développement directement liée au monde de l’entreprise. Les exemples qu’il propose sont directement liés à un programme qu’il développe à l’Université de La Rochelle : Doctorarts. Enfin, Siham Maidon revient sur son expérience d’étudiante au sein d’une Licence d’Arts à l’Université de Brest. La recherche-création y est au centre de la pédagogie et elle permet d’expérimenter des éléments issus de différentes formes artistiques, dans une optique résolument interdisciplinaire et non strictement verbale.

9Le numéro est complété par un entretien de David Martens avec Bruno Goose. Ce dernier a une longue expérience de la recherche-création : en tant qu’artiste et enseignant aux Beaux-Arts de Bruxelles et en tant qu’expert au sein du ministère belge de l’éducation, précisément sur ce sujet. Nous publions également un portfolio de l’artiste-chercheuse Élise Courcol-Rozès et quelques comptes rendus.

10Octobre 2024

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Pour citer cet article

Référence papier

Jérôme Glicenstein, « Éditorial »Marges, 39 | 2024, 5-8.

Référence électronique

Jérôme Glicenstein, « Éditorial »Marges [En ligne], 39 | 2024, mis en ligne le 23 octobre 2024, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/4335 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12ko8

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Auteur

Jérôme Glicenstein

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