Navigation – Plan du site

AccueilNuméros12VariaSisyphe de Camus à Palermo

Varia

Sisyphe de Camus à Palermo

Sisyphus, from Camus to Palermo
Jean-Baptiste Mognetti
p. 90-95

Résumés

Le mythe de Sisyphe peut être interprété comme une métaphore de la création artistique. C’est la lecture qu’en fait Joseph Beuys à partir de l’œuvre d’Albert Camus, dans une conférence prononcée en 1983 à Cambridge. Pour Beuys, Sisyphe incarne une « possibilité donnée en chaque homme ». Possibilité dont témoigne le travail de Blinky Palermo, qui fut son élève à la Kunstakademie de Düsseldorf. Palermo, en élargissant les limites de la peinture, place le spectateur au cœur d’une expérience esthétique fondamentalement liée à l’espace réel et à la couleur. La transmission beuysienne serait donc, dans le cas de Palermo, un héritage camusien.

Haut de page

Texte intégral

« Tout artiste qui, d’avance, n’est pas ouvert à la réalité toute entière, est mutilé. » Albert Camus, Carnets.

  • 1 Joseph Beuys, « Camus. Le mythe de Sisyphe », trad. Catherine Métais-Buhrendt, dans Joseph Beuys. C (...)
  • 2 Entretien avec Michael Heisterkamp, Berlin, 19 août 2006, et Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, Par (...)

1En 1964, Blinky Palermo entre dans la classe de Joseph Beuys à la Kunstakademie de Düsseldorf. Durant ses années d’études (1962-1967), Palermo connaît d’abord Beuys comme un artiste réalisant des actions. Il aiguise à son contact sa conscience de peintre et se forge, en éprouvant les dimensions existentielles de l’œuvre d’art, un nouveau concept : celui de la peinture comme possible. Possibilité que Beuys place au cœur de son analyse du Mythe de Sisyphe d’Albert Camus dans une conférence prononcée à l’université de Cambridge le 28 mai 1983 dont le contenu n’a, à ce jour, pas été exploité par la critique1. Le mythe de Sisyphe apparaît dans cette conférence comme une métaphore de la sculpture sociale. À travers une analyse détaillée de l’œuvre de Camus, Beuys montre que c’est par la conscience et par le corps que l’homme peut échapper à l’absurdité de sa condition. Le mot de Beuys « chaque homme est un artiste » signifie donc que « chacun peut coller sa joue contre la pierre », Sisyphe incarnant « une possibilité donnée en chaque homme ».Pour Beuys, l’œuvre de Camus livre une puissante image du processus artistique et de son enseignement comme éveil et comme prise de conscience. La transmission beuysienne, incontournable lorsqu’il s’agit d’étudier les œuvres de Palermo, pourrait donc être un héritage camusien. « Il faut imaginer Palermo heureux » nous dit Michael Heisterkamp, le frère jumeau de l’artiste, car « la lutte vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme »2. Dans ses déplacements esthétiques et géographiques, Palermo cultive une ironie romantique mais peut-être surtout camusienne.

Geste et sentiment sisyphiens

  • 3 « Conscience de vivre ». Cf. Bernhart Schwenk, Palermo. Pinakothek der Moderne, München, Munich, Ha (...)
  • 4 Donald Kuspit, Abstrakte Malerei aus Amerika und Europa / Abstract Painting of America and Europe, (...)
  • 5 Roberto Longhi à propos de la Flagellation du Christ de Piero della Francesca : Piero della Frances (...)
  • 6 Donald Kuspit, op. cit., p. 51.
  • 7 Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, Essais, Paris, Gallimard, Coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1965 (...)
  • 8 Objekt mit Wasserwaage, 1969-73, minium gris, toile, niveau, panneau stratifié, 55 x 135 x 4,7 cm, (...)

2Le travail de Palermo est une quête de réalité. Le flux (Fluss), l’énergie vitale et le chaos y déterminent une physique picturale qui s’applique à tous les registres de la couleur. Palermo partage avec Beuys un Lebensgefühl3, un sentiment sisyphien. Ce sentiment de lutte avec les forces du langage et de l’art, qui se résout dans l’équilibre d’un désespoir réel ou dans la latence d’un déséquilibre, apparaît également dans la fragmentation et le caractère dispersif de certaines œuvres de Imi Knoebel, dans l’absurde stérilité des gris insondables de Gerhard Richter, dans la rigueur fataliste des géométries de Robert Mangold et Helmut Federle et la ténuité des réductions qu’elles opèrent, dans l’état de subtile désintégration et d’entropie qui sous-tend les surfaces blanches de Robert Ryman4. L’apparente cohésion et les affinités plastiques qui maintiennent les formes dans l’espace ne parviennent pas à faire oublier le déséquilibre qui les régit. Les œuvres confrontent le spectateur à sa propre instabilité physique et psychique. Sisyphe est condamné à l’asymétrie, à la non-conformité des parties d’un tout où il déploie en vain son effort. Dans la peinture de Palermo apparaissent les indices géologiques d’une sédimentation de la visibilité : temps de chute des particules de couleur dans l’immobile « liquidité d’une lumière parvenue à son zénith5 », d’un effondrement réorganisé. L’intensité des aplats de Brice Marden est minérale6. Un cliché réalisé en 1968 par Ute Klophaus montre Palermo dans son atelier en cours de destruction, Sternstrasse à Düsseldorf, devant un Stoffbild, paysage géométrique constitué de bandes de tissu. Le tableau perce dans un des murs démolis de l’atelier une fenêtre chromatique. Sisyphe peut encore voir le ciel et la mer. Les œuvres de Palermo se présentent comme détachées du corps dur de la tangibilité. Chacune possède le grain du rocher roulé par le héros absurde. Pour Camus, l’œuvre est bien ce « morceau taillé dans l’expérience, une facette du diamant où l’éclat se résume sans se limiter7 ». Le sentiment sisyphien de Palermo se manifeste dans la spatialité, la perméabilité et la pesanteur. Le corps du spectateur est mis en jeu, tandis qu’au désordre de la matière pare la stabilité gyroscopique du tableau, auquel est intégré un niveau à bulle8. La place donnée au corps du spectateur dans l’espace de la peinture fonde la poétique de l’artiste. Ainsi que Beuys le souligne dans sa conférence, c’est par un acte du corps que la rencontre de l’homme et de la terre peut avoir lieu. Beuys rejoint Camus dans l’action. La peinture de Palermo prend en compte les quatre éléments : eau, terre, air, feu, et les quatre points cardinaux. Mais son caractère sisyphien intègre des composantes plus proprement camusiennes.

Polarités

  • 9 Cf. Albert Camus, L’Été, Paris, Gallimard, 1959, p. 85, chapitre « L’énigme ». 
  • 10 L’Énigme, 1976, acrylique noire sur deux pages de carnet contrecollées sur carton, 29,8 x 62,6 cm, (...)
  • 11 Hölderlin, cité par Bernard Blistène dans Palermo - Œuvres 1963-1977. Catalogue d’exposition. (Pari (...)
  • 12 Michel Hilaire, Eric de Chassey et al., Abstractions américaines 1940-1960, Catalogue d’exposition. (...)
  • 13 Albert Camus, Œuvres complètes, t IV, Paris, Gallimard, Coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2008, p.  (...)

3La polarité est un trait commun à Camus, Beuys et Palermo. Dans Le Mythe de Sisyphe, elle se trouve aussi bien dans la tension des extrêmes que dans le géomagnétisme de la montagne. Plus généralement dans l’œuvre de Camus elle apparaît sous la forme d’élans et de forces contradictoires. À la polarité tellurique de Beuys répond la polarité trigonométrique et chromatique de Palermo. Le langage est parfois réduit, chez Camus comme chez Palermo, à la géométrie de « l’évidence qui impose sa courbe implacable à la pensée », à la violence du noir et du blanc, à la mobilité de « l’énigme », cet éblouissement du sens9. Das Rätsel [L’Énigme]10 est le titre d’un dessin de Palermo. Le blanc du papier est contrebalancé par le noir acrylique, dans une vitalité gestuelle. La polarité est ici action, pesanteur du contraste, rythmicité binaire, contrepoids. Ailleurs, elle est une « amorphie harmonieusement contradictoire11 », un effet de push and pull (« principe de composition jouant sur les forces contradictoires d’attraction et de répulsion des couleurs complémentaires, qui, par leur mise en présence, semblent alternativement se propulser et s’enfoncer dans l’espace12 »). Camus, dans ses Carnets, livre aussi un exemple de ce principe : « Les couleurs violentes (les soucis sont couleurs de minium), les pruniers et les amandiers se détachent sur le fond des cimes neigeuses13. ».

Géométrie résiduelle

  • 14 Schmetterling I, 1967, huile sur toile montée sur élément de bois, 208 x 18 x 3,5 cm, Pinakothek de (...)
  • 15 « À propos de Palermo. Entretien de Laszlo Glozer avec Joseph Beuys », dans Palermo-Œuvres 1963-197 (...)
  • 16 Cf. Karl W. Modler, Soleil et mesure dans l’œuvre d’Albert Camus, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 178.
  • 17 Albert Camus, L’Homme révolté, Essais, op. cit., p. 662.

4Les objets de Palermo, comme Schmetterling I, [Papillon I]14, évoquent les géométries résiduelles des actions de Beuys : « Ce qu’il [Palermo] a vu de moi, dit celui-ci, c’étaient surtout des actions, pas tellement des tableaux. Mais tout de même des formes réalisées au cours des actions, comme ces angles de feutre […], ou la croix rouge sur le piano de feutre. […] Et dans ces actions apparurent des formes qui l’ont beaucoup intéressé15 ». Parmi ces éléments, nombreux sont ceux qui affectent une forme verticale. L’aura des objets de Palermo est singulière ; corps subtil de lumière autour de la forme sur le mur. Quand le doute guette, la seule échappatoire est l’ironie d’une paroi calcaire, d’une feuille de papier blanc, d’un pan de mur ou de couleur. L’obstacle de la paroi appelle un nouveau cadrage, incandescent. La lumière qui émane des objets et les mirages de Tipasa ou du golfe dans lequel se joue le drame de Sisyphe partagent une même « verticalité résiduelle ». Le soleil retient toutes les forces gravitationnelles en présence, par une sorte de « transcendance verticale16 ». Schmetterling I se tient dans la lumière de sa propre présence. C’est la « transcendance vivante dont la beauté fait la promesse17 ».

Blocs

  • 18 Joseph Beuys, « Camus. Le mythe de Sisyphe », op. cit., p. 88.
  • 19 Edmund Husserl, cité par Pierre Bergounioux, Agir écrire, Paris, Fata Morgana, 2008, p. 63.
  • 20 Carl Andre, cité par Denys Zacharopoulos dans Sculptor Carl Andre, Catalogue d’exposition (Marseill (...)

5Le bloc est la forme de Sisyphe. Beuys l’évoque comme cette pierre contre laquelle il faut coller sa joue18. Mais, dans sa simplicité, le bloc est aussi la forme camusienne par excellence : la restitution d’un moment intense exige un certain formalisme et la simplicité des structures du langage. Cette économie, propre à un « agir-écrire » de Camus, vise à définir la place de l’homme dans le monde, « né d’une prestation subjective19 ». Le bloc traduit ce besoin de clarification. Palermo et Robert Mangold tracent des blocs comme ferait un tailleur de pierre, à l’aide d’une pointe, d’une règle et d’un compas. Leurs dessins sont à la fois des propositions d’existence et des propositions de construction. À la surface de masses chromatiques brutes de sciage joue, dans un équilibre fragile, la lumière quand le soleil a quitté son zénith. L’espace de l’œuvre est un vide stéréotomique : « un homme gravit une montagne parce qu’elle est là, un homme fait une œuvre d’art parce qu’elle n’est pas là20 ». Le bloc contient cette ambiguïté. Dédoublement du réel. Distance de la conscience à son objet. C’est dans la pierre que Sisyphe fait l’expérience d’un écart, d’un espacement, d’un entre-deux.

Sonorités, vents, couleurs

  • 21 Albert Camus, cité par Jean-François Mattéi, dans Albert Camus et la pensée de Midi, Nice, Ovadia, (...)
  • 22 Joseph Beuys, dans Palermo – Œuvres 1963-1977, op. cit., p. 82.
  • 23 Jean-François Mattéi, op. cit., p. 201.

6Dans les ruines de Tipasa, Camus trouve, comme Sisyphe au sommet de sa montagne, une respiration nouvelle. Sculpté par le vent, il n’est plus qu’une « pierre parmi les pierres », réduite à la « solitude d’une colonne21 ». Les souvenirs figés dans l’espace, unités de mesure d’un nouvel ordre nostalgique et abstrait, possèdent une inertie propre. Résistance. Face au vent de Djémila, l’écrivain peut sentir sa présence au monde. Ici, ce n’est plus seulement la pierre qui s’oppose à l’homme, mais également le souffle du vent. La réalité, que ce dernier ne cesse d’estomper, se métamorphose en un instant de suprême netteté. C’est dans le murmure des vents que Camus cherche alors la clé de son expérience algérienne. Beuys dit qu’il faut voir les œuvres de Palermo comme un souffle, un son22. Car « là où l’âme aspire, le monde seulement soupire, assurant son équilibre étale par ce souffle brisé qui se dissipe aussitôt dans le silence23 ». Les Stoffbilder [Images de tissu] sont des membranes qui amortissent le son de la couleur.

  • 24 Cf. Palermo, Leisesprecher I [à voix basse I], 1969, deux parties, lé de toile colorée libre et toi (...)
  • 25 Nous paraphrasons le mot de Goethe : « la couleur est la douleur de la lumière ». Palermo cite en 1 (...)
  • 26 Georges Didi-Huberman, L’Homme qui marchait dans la couleur, Paris, Minuit, 2001, p. 29. L’auteur a (...)
  • 27 Le terme d’effet Méditerranée s’applique généralement à la peinture de Cy Twombly, où le blanc préd (...)
  • 28 On pense aux derniers dessins de Palermo tels que Nevada, 1977, acrylique jaune sur deux feuilles d (...)
  • 29 Paul Valéry, « L’Idée fixe », L’Avant-scène / théâtre, n° 1216, janvier 2007, p. 29.
  • 30 II (für eine grosse Wand) [pour un grand mur], 1972, est un objet vertical blanc réalisé par Palerm (...)

7Au sein de l’unité retrouvée, la couleur est sonorité étouffée, écho du lointain, Leisesprecher [À voix basse]24. Trois traits de jaune traversent l’espace blanc de l’atelier new-yorkais de Palermo, Fulton Street. Les brosses, les pinceaux, la boîte de crayons attendent sur un bureau. Comment appréhender les couleurs de l’existence ? Les souvenirs sont, ainsi que ces couleurs, des forces naturelles pures ; repères euclidiens parmi l’abondance des sensations fournies par les mots et les formes. Comment dès lors organiser ces forces selon une combinatoire aussi précise que celle qui préside aux variations de la lumière ? C’est dans la couleur que se réalise enfin tout équilibre. Le rose algérois se dilue dans l’air blanc d’une baie sans contour. Il est battement et prédictibilité. Sa vibration opère une modification psychologique sur le contemplateur. Le pigment du ciel s’incorpore aux masses du soleil, teinte les ruines des nuances les plus subtiles. Les couleurs des Stoffbilder ruissellent, coagulées, dit Camus, par la lumière dont elles sont la douleur25. Couleurs métalliques des tôles, couleurs minérales des maisons oranaises. Le décor est un simple agencement chromatique. Mer et montagne et Sisyphe. C’est à l’intérieur de textes tels que « Le Minotaure ou la halte d’Oran », « Les amandiers », « L’exil d’Hélène », « Retour à Tipasa » ou « L’énigme », qui sont des recadrages, que la composition du tableau camusien est fixée par la lumière algérienne dont l’absence de focale intensifie la présence enveloppante du paysage. Camus marche dans la couleur et « entre d’abord dans […] une étrange vapeur sèche ». Il « s’éprouve lui-même comme devenant flou ». Il appartient tout entier à la lumière du site tandis que devant lui […] apparaît […] un rectangle incandescent (mais fixé dans son incandescence), d’une invraisemblable netteté de contour26 » : mer ou mur. C’est le ciel de Tipasa aussi bien que celui des Stoffbilder. Pan de mur d’Oran. Matière indéfinissable du réel. L’image-couleur jaillit du rapport entre l’intuition et la symétrie de l’instant. L’apparition de la couleur est liée à la blancheur et à l’« effet Méditerranée27 » que cette dernière confère au dessin. La blancheur est l’indice phénoménologique de la conscience. Chez Camus, c’est un blanc dans le texte qui rend possible l’apparition de la pure couleur du moment. La lumière joue sur la paroi du visible, varie selon les heures du jour, selon les saisons algériennes ou américaines. Amandiers roses sous le ciel blanc de Tipasa, jour blanc filtré par les buildings de New York. La feuille de papier – celle du dessin28 et de l’écriture – devient le réceptacle de la lumière du dehors. La blancheur de la page tournée par Camus en Algérie ne renvoie, dans un sens, à aucun symbole culturel. Tipasa est à l’image de l’écriture. Sa lumière est un « amas confus sur les confins du moment29 ». La peinture se tient au creux de la page blanche pour accueillir la lumière du dehors. Sonorité blanche des murs d’Oran. Objet pour un mur blanc30. Dans le mythe, Sisyphe est arrêté par la blancheur plane d’un recommencement possible. Le mur, obstacle et fermeture, peut être ouvert par la blancheur.

Géographies existentielles

  • 31 Anne Faucheret, « Blinky Palermo. Outsider-Insider », dans art21, n° 15, janvier 2007, p. 22-23.
  • 32 Palermo se réfère aux cycles des Heures du jour de Runge dans des séries de peintures à l’acrylique (...)
  • 33 Albert Camus, L’Envers et l’endroit, Paris, Gallimard, 1958, p. 115. Das Gelbe Fenster [la fenêtre (...)
  • 34 Voir Brice Marden, « A Mediterranean Painting » (1971), dans Paintings, drawings and prints 1975-80(...)

8Les couleurs sont pour le spectateur et le lecteur des poteaux indicateurs dans l’espace de la peinture et dans celui de l’écriture, elles font référence à une géographie existentielle : Tipasa, Oran, Alger pour Camus, Düsseldorf et New York pour Palermo (Wooster Street, Delancy Street, Coney Island, Manhattan sont les titres de panneaux métalliques peints). « L’artiste cherche à manifester sa présence singulière face au monde […] Wooster Street est une traduction visuelle d’impressions vécues dans la rue éponyme31 », tandis que To the People of New York City est une évocation de la rue comme principe de vie, d’abstraction et de musicalité. C’est au tangible et à l’audible que Sisyphe est condamné. Le monde non-objectif de Palermo est une esquisse de la réalité visuelle. La surface de la mer est un aplat de couleur bleue. Les Stoffbilder restituent la substance intime de l’eau. Peinture et littérature se répondent par un jeu d’équivalences atmosphériques ; pluies d’Alger, d’Amsterdam ou de New York. Aquarelles. Palermo et Camus rendent hommage au cycle des heures du jour32. Dans la description de la course du soleil les mots et les couleurs ne font plus qu’un. La fenêtre est le cadre que la lumière déborde : « à travers le miroir de la fenêtre, Camus ne découvre que sa propre image ». Pour échapper au désespoir, il ne lui reste plus qu’à « entrer dans le jeu […] de la lumière », qu’à être « ce rayon où [sa] cigarette se consume, cette douceur et cette passion secrète qui respire dans l’air ». Sisyphe prend, à chaque effort, la mesure de ses propres énergies : abolition progressive de la limite. Fenêtre jaune par où la lumière se déverse. C’est par la fenêtre que, chez Hölderlin et Camus, le monde apporte sa joie : « Ce jardin de l’autre côté de la fenêtre, je n’en vois que les murs. […] Cinq rayons de soleil qui déversent patiemment dans la pièce un parfum d’herbes séchées33. » Au fond du paysage, Sisyphe parvient finalement à se trouver. Le sentiment sisyphien est un sentiment méditerranéen. Marden, dont Palermo fut proche, le définit ainsi : « un bleu profond, un rouge terreux, un vert franc et intense34 ». La couleur, en tant qu’elle est un « réflecteur », apparaît comme le véritable support de la conscience.

Haut de page

Notes

1 Joseph Beuys, « Camus. Le mythe de Sisyphe », trad. Catherine Métais-Buhrendt, dans Joseph Beuys. Catalogue d’exposition. (Paris, Musée National d’Art Moderne, Centre Pompidou, 1994), Paris, Centre Georges Pompidou, 1994, p. 87-89.

2 Entretien avec Michael Heisterkamp, Berlin, 19 août 2006, et Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1942, p. 168, cité par Michael Heisterkamp (courrier du 9 avril 2006).

3 « Conscience de vivre ». Cf. Bernhart Schwenk, Palermo. Pinakothek der Moderne, München, Munich, Hatje Cantz, 2001, p. 60.

4 Donald Kuspit, Abstrakte Malerei aus Amerika und Europa / Abstract Painting of America and Europe, Klagenfurt, Ritter Verlag, 1988, p. 47-51. Nous empruntons à l’auteur le terme de « sentiment sisyphien » (Sisyphosgefühl).

5 Roberto Longhi à propos de la Flagellation du Christ de Piero della Francesca : Piero della Francesca, Paris, Hazan, 1989, p. 83. Camus fait référence à la Flagellation de Piero dans les Noces (chapitre « Le désert »).

6 Donald Kuspit, op. cit., p. 51.

7 Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, Essais, Paris, Gallimard, Coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1965, p. 176.

8 Objekt mit Wasserwaage, 1969-73, minium gris, toile, niveau, panneau stratifié, 55 x 135 x 4,7 cm, coll. part.

9 Cf. Albert Camus, L’Été, Paris, Gallimard, 1959, p. 85, chapitre « L’énigme ». 

10 L’Énigme, 1976, acrylique noire sur deux pages de carnet contrecollées sur carton, 29,8 x 62,6 cm, coll. part.

11 Hölderlin, cité par Bernard Blistène dans Palermo - Œuvres 1963-1977. Catalogue d’exposition. (Paris, MNAM, Centre Georges Pompidou, 1985), Paris, Centre Georges Pompidou, 1985, p. 4.

12 Michel Hilaire, Eric de Chassey et al., Abstractions américaines 1940-1960, Catalogue d’exposition. (Montpellier, Musée Fabre, 1999), Paris, RMN, 1999, p. 179.

13 Albert Camus, Œuvres complètes, t IV, Paris, Gallimard, Coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2008, p. 669.

14 Schmetterling I, 1967, huile sur toile montée sur élément de bois, 208 x 18 x 3,5 cm, Pinakothek der Moderne, Munich.

15 « À propos de Palermo. Entretien de Laszlo Glozer avec Joseph Beuys », dans Palermo-Œuvres 1963-1977, op. cit., p. 76.

16 Cf. Karl W. Modler, Soleil et mesure dans l’œuvre d’Albert Camus, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 178.

17 Albert Camus, L’Homme révolté, Essais, op. cit., p. 662.

18 Joseph Beuys, « Camus. Le mythe de Sisyphe », op. cit., p. 88.

19 Edmund Husserl, cité par Pierre Bergounioux, Agir écrire, Paris, Fata Morgana, 2008, p. 63.

20 Carl Andre, cité par Denys Zacharopoulos dans Sculptor Carl Andre, Catalogue d’exposition (Marseille, Musée Cantini, 1997), Marseille, Musées de Marseille, 1997, p. 90.

21 Albert Camus, cité par Jean-François Mattéi, dans Albert Camus et la pensée de Midi, Nice, Ovadia, 2010, p. 203.

22 Joseph Beuys, dans Palermo – Œuvres 1963-1977, op. cit., p. 82.

23 Jean-François Mattéi, op. cit., p. 201.

24 Cf. Palermo, Leisesprecher I [à voix basse I], 1969, deux parties, lé de toile colorée libre et toile peinte montée sur châssis, 150 x 130 x 3 cm, Museum für Moderne Kunst, Francfort.

25 Nous paraphrasons le mot de Goethe : « la couleur est la douleur de la lumière ». Palermo cite en 1973 un extrait de la correspondance de Runge avec Goethe (cf. Wandmalerei – Kunsthalle Hamburg, Hambourg, Kunstverein, 1992 pour la réédition, n. p.). Une parenté existe entre le romantisme allemand et Camus. Hölderlin est présent dans plusieurs épigraphes de L’Homme révolté et de L’Été.

26 Georges Didi-Huberman, L’Homme qui marchait dans la couleur, Paris, Minuit, 2001, p. 29. L’auteur analyse une œuvre de James Turrell, pour qui les couleurs et la lumière du désert jouent un rôle décisif.

27 Le terme d’effet Méditerranée s’applique généralement à la peinture de Cy Twombly, où le blanc prédomine dès 1952-53, date des voyages de l’artiste au Maroc et en Italie.

28 On pense aux derniers dessins de Palermo tels que Nevada, 1977, acrylique jaune sur deux feuilles de papier blanc, 24 x 32,5 cm, entre les deux feuilles : 0,8 cm, coll. part.

29 Paul Valéry, « L’Idée fixe », L’Avant-scène / théâtre, n° 1216, janvier 2007, p. 29.

30 II (für eine grosse Wand) [pour un grand mur], 1972, est un objet vertical blanc réalisé par Palermo ; caséine sur toile montée sur un élément en bois, deux parties identiques, chacune : 240 x 10 x 7 cm, coll. part.

31 Anne Faucheret, « Blinky Palermo. Outsider-Insider », dans art21, n° 15, janvier 2007, p. 22-23.

32 Palermo se réfère aux cycles des Heures du jour de Runge dans des séries de peintures à l’acrylique sur aluminium intitulées Times of the Day. Camus, dans L’Été, s’attache à décrire la course du soleil dans le ciel de Tipasa.

33 Albert Camus, L’Envers et l’endroit, Paris, Gallimard, 1958, p. 115. Das Gelbe Fenster [la fenêtre jaune] est le titre d’un dessin de Palermo en deux parties. La partie gauche emprunte au dépouillement de la Porte-fenêtre à Collioure de Matisse, tandis que celle de droite montre le report d’une ombre qui ponctue un débordement de jaune vif.

34 Voir Brice Marden, « A Mediterranean Painting » (1971), dans Paintings, drawings and prints 1975-80, Londres, Whitechapel Art Gallery, 1981, p. 56.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Baptiste Mognetti, « Sisyphe de Camus à Palermo »Marges, 12 | 2011, 90-95.

Référence électronique

Jean-Baptiste Mognetti, « Sisyphe de Camus à Palermo »Marges [En ligne], 12 | 2011, mis en ligne le 15 avril 2011, consulté le 17 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/414 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/marges.414

Haut de page

Auteur

Jean-Baptiste Mognetti

Jean-Baptiste Mognetti est diplômé de l’École des Beaux Arts de Paris et Doctorant en histoire de l’art contemporain, Paris IV.

Dernières publications : Fables et fragments (Paris, Beaux-arts de Paris les éditions, Actes Sud, 2009) ; Expérience chilienne (Paris, Beaux-arts de Paris les éditions, Actes Sud, 2009).

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search