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Comptes rendu d'ouvrages et d'expositions

Audrey Rieber (sld), L’Art avant l’art. Le paradigme préhistorique

Lyon, ENS Éditions (Tohu Bohu), 2022, 238 p.
Juliette Mariani
p. 190-191
Référence(s) :

Audrey Rieber (sld), L’Art avant l’art. Le paradigme préhistoriqueLyon, ENS Éditions (Tohu Bohu), 2022, 238 p.

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Texte intégral

1Les liens qu’entretiennent l’art moderne et l’art contemporain avec l’art préhistorique font l’objet d’études récentes et ont notamment été mis en lumière en 2019 au Centre Pompidou avec l’exposition « Préhistoire, une énigme moderne ». Cette rencontre entre la modernité et l’infiniment ancien est l’une des pistes de réflexions qu’explore L’Art avant l’art. Le paradigme préhistorique, dirigé par Audrey Rieber, qui réunit une longue introduction et huit chapitres issus d’un colloque organisé en juin 2016. Il faut souligner l’interdisciplinarité revendiquée de l’ouvrage, qui mêle des contributions de philosophes, d’historiens, d’historiens de l’art et de littéraires autour d’un même fil conducteur : la découverte (ou l’invention) de l’art préhistorique a poussé les penseurs, les artistes et les romanciers des 20e et 21e siècles à refondre leur conception de l’art et de l’histoire de l’art, de même qu’elle engage les auteurs du présent ouvrage à forger de nouveaux outils théoriques pour rendre compte des œuvres préhistoriques. La moitié des chapitres sont consacrés à des théoriciens (Boucher de Perthes, Leroi-Gourhan, Malraux, Élie Faure) qui ont participé à la conceptualisation de l’art préhistorique comme d’un art spécifique. La légère prédominance des chapitres écrits par des philosophes comble une lacune, la littérature philosophique consacrée à l’art préhistorique étant beaucoup moins conséquente que celle produite par la préhistoire, l’histoire de l’art, l’archéologie et l’ethnologie.

2L’ouvrage s’ouvre sur une question centrale : comment penser les productions préhistoriques (objets mobiliers, sculptures, gravures et peintures pariétales) que nous qualifions d’artistiques, alors que notre concept d’art a été forgé plusieurs dizaines de milliers d’années après leur réalisation ? L’art préhistorique étant difficilement pensable avec des concepts établis pour d’autres types d’arts, de cultures et d’époques, il requiert l’élaboration de nouvelles catégories esthétiques et historiques, ainsi qu’une restructuration de l’histoire de l’art, qui doit accueillir sa spécificité formelle et ouvrir sa périodisation au très ancien. Le problème fédérateur de l’ouvrage est donc de comprendre comment les œuvres préhistoriques « changent en profondeur la pensée de l’art » (p. 8).

3L’une des qualités de l’ouvrage est d’offrir, notamment dans l’introduction et les deux premiers chapitres, une reconstitution précise du contexte historique d’élaboration de la notion de préhistoire, à partir de la fin des années 1850, et des premières découvertes et conceptualisations de l’art préhistorique, dont l’existence suscite d’importants débats. Ainsi, la reconnaissance d’un art pariétal préhistorique n’est actée qu’en 1902, après vingt-cinq ans de polémique quant à l’authenticité des peintures de la grotte d’Altamira, alors que l’existence de l’art mobilier préhistorique, qui relèverait de la simple décoration, n’est pas remise en question. Cette reconnaissance ne peut avoir lieu qu’à la faveur d’un changement de paradigme, à savoir une évolution du cadre scientifique et théorique dans lequel les productions préhistoriques étaient pensées jusqu’alors – avec l’abandon de la thèse qui, supposant la primitivité des hommes préhistoriques, leur dénie la capacité de réaliser des peintures d’une grande qualité technique.

4C’est en effet le recours au concept de « paradigme préhistorique », forgé par Audrey Rieber dans l’introduction de l’ouvrage, qui ambitionne de donner à celui-ci sa cohérence d’ensemble. La notion renvoie moins à Thomas Kuhn et à l’histoire des sciences, qu’au « paradigme perspectif » développé par Hubert Damisch dans L’Origine de la perspective (1987). Le paradigme désigne un système et un syntagme, une manière de structurer ou de configurer le réel qui génère, plus encore que des interprétations, des significations : « L’art préhistorique est paradigmatique […] parce qu’il est une matrice de significations » (p. 26). Autrement dit, l’art préhistorique produit des formes et des significations qui lui sont propres, dont Rieber répertorie les traits dominants, comme le traitement d’un espace proprement préhistorique, la paroi (en relief, contrairement à la surface plane du tableau), ou le mouvement, créé par le déplacement du spectateur dans l’espace de la grotte et la lumière vacillante de la torche qui l’éclaire, contre une peinture de chevalet observée depuis un point fixe.

5L’ouvrage accorde également une place importante au rôle des découvertes archéologiques sur l’imaginaire artistique moderne, en particulier celles de Leo Frobenius en Afrique et, en retour, à l’interprétation de l’art préhistorique par des artistes modernes tels que Kandinsky, Jean Arp, Nicolas de Staël, Picabia… qui refusent les canons classiques (rejet de la représentation, retour aux mythes des origines et à la nature) et composent de nouvelles techniques (décorations murales, collages…). Chiara di Stefano insiste quant à elle sur la dimension abstraite de la peinture pariétale : dans certaines grottes, les signes, points et empreintes sont parfois plus nombreux que les représentations animales. Elle développe l’idée d’un paradigme préhistorique qui exploite simultanément la représentation et l’abstraction. Cela met à mal l’idée d’une progression de l’art de l’abstraction vers la figuration (ou l’inverse) : l’art préhistorique ne peut être conçu au sein de l’histoire de l’art comme le balbutiement de l’art, l’enfance de l’art, ce qui participe à bouleverser la conception chronologique et linéaire de l’histoire de l’art.

6Bien qu’il soit difficile d’insuffler dans un ouvrage collectif et interdisciplinaire une unité globale, les différents chapitres explorent des directions distinctes qui contribuent à l’objectif inaugural de l’ouvrage : définir les contours d’un nouveau paradigme préhistorique, mais surtout montrer comment l’art préhistorique remet en cause les façons usuelles de penser l’art, ses catégories et son histoire.

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Pour citer cet article

Référence papier

Juliette Mariani, « Audrey Rieber (sld), L’Art avant l’art. Le paradigme préhistorique »Marges, 36 | 2023, 190-191.

Référence électronique

Juliette Mariani, « Audrey Rieber (sld), L’Art avant l’art. Le paradigme préhistorique »Marges [En ligne], 36 | 2023, mis en ligne le 19 avril 2023, consulté le 21 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/3331 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/marges.3331

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