Elena Biserna, Walking from Scores
Elena Biserna, Walking from Scores – Dijon, Les presses du réel, OHCETECHO, 2022, 512 p.
Texte intégral
1Dans son livre L’Art de marcher, Rebecca Solnit écrivait : « Idéalement, marcher est un état où l’esprit, le corps et le monde se répondent, un peu comme trois personnages qui se mettraient enfin à converser ensemble, trois notes qui soudain composeraient un accord. ». C’est bien de ce caractère relationnel de la marche – associé à l’idée de musicalité dans les espaces publics – dont il est question dans le livre Walking from Scores d’Elena Biserna. Le titre du livre explicite son contenu, tout comme celui de Ken Friedman Working from Scores de 1994 auquel elle se réfère. Il est question ici de partitions à interpréter en extérieur avec la marche comme condition première pour leur exécution. Des partitions qui se présentent comme autant de réponses à la question : comment la marche à vocation artistique peut-elle être envisagée comme une pratique tactique et relationnelle, permettant de lire et/ou écouter l’espace afin d’en questionner et d’en renouveler son expérience ?
2Pour répondre à cette question, Elena Biserna nous propose 95 partitions, instructions, protocoles – textuels et graphiques – non site-specific, écrits des années 1960 à nos jours, par une soixantaine d’artistes et collectifs occidentaux issus autant des arts plastiques, de la musique, de la danse que de la littérature. Ces partitions, à activer parfois individuellement ou collectivement, résultent d’une collecte menée par l’auteure depuis 2014, qu’elle nous offre selon une classification en trois parties : « Marches », « Écoutes itinérantes », « Jouer en mouvement ».
3La première partie est dédiée aux partitions dont l’instruction première est de marcher. Il peut s’agir d’être attentif·ve à des choses ordinaires, d’observer des paysages, de performer des actions insolites, etc. La marche invite ici à l’observation du quotidien, par une attention sensorielle et une relation incarnée aux lieux.
4La deuxième partie, quant à elle, regroupe des partitions qui associent la marche à l’écoute des lieux traversés. Les artistes « orchestrent des situations ou des cadres pour l’écoute » (p. 72) permettant de prêter attention aux sonorités préexistantes du monde, aux seuils de l’audibilité ou encore à notre propre présence sonore dans un paysage.
5Pour finir, la troisième partie propose des partitions qui consistent à aller jouer la ville – au sens musical du terme. La ville peut être autant un lieu de représentation musicale qu’un instrument à activer comme le propose Giuseppe Chiari (p. 388) avec Sonar la Città (1969). Cette partition manifestaire n’est pas sans rappeler le récit d’anticipation Euphonia, ou la ville musicale de Berlioz (1844) ou encore la performance Railings (2004) de Francis Alÿs où l’artiste, muni d’un bâton, marche dans la rue en percutant musicalement les grilles du square Fitzroy à Londres.
6Il est important de souligner que ces trois parties sont introduites par un texte de l’auteure. Un texte érudit, généreusement développé et référencé, où elle aborde de manière structurée les prémices du projet, le caractère relationnel de la marche en tant que pratique artistique interdisciplinaire, le devenir de l’objet partition comme catalyseur expérientiel au cours du 20e siècle, pour terminer sur la construction et l’agencement de cette collection au regard de l’existant.
7Plus qu’un livre qui recense un corpus de partition d’artistes, il s’agit surtout d’un livre à pratiquer comme le précise l’auteure dès les premières pages : « ce livre est conçu comme un outil transportable, à emmener avec soi, pour réaliser des actions et des expériences dans des environnements quotidiens » (p. 50). À l’instar de la notion d’œuvre ouverte d’Umberto Eco, chacune des partitions est une invitation à l’interpréter librement : « une invitation à marcher, à écouter et à jouer des milieux ». Ce livre se présente alors comme un outil individuel ou collectif, manipulable et activable par tout·es, à même de transformer le quotidien – que nous soyons artistes, théoricien·nes, musicien·nes, étudiant·es, marcheur·ses, etc.
8Néanmoins, l’auteure émet elle-même dans son introduction la limite de cette collection. Les partitions proposées – au regard de leur relecture en 2022 – soulignent une certaine non-inclusivité. En effet, la partition dans la tradition occidentale tend à être universelle. Or, comme le rappelle Biserna, « la marche n’est pas une action accessible à tous et à toutes » et « les pratiques et l’organisation de l’espace sont des systèmes qui reflètent, reproduisent et renforcent les relations sociales dominantes » (p. 65). En effet, le corps n’est pas neutre, d’autant plus dans les espaces publics : il peut être victime de sexisme, de racisme, de capacitisme, etc. J’ai alors apprécié que l’auteure cherche à y palier en écrivant par exemple elle-même son unique partition The Resounding Flâneuse (2018) ou en orientant sa recherche sur des partitions à caractère féministe telles que celles d’Anna Raimondo et Amy Dignam.
9D’ailleurs, l’engagement féministe de Biserna se répercute aussi dans les artistes retenu·es : un tiers des partitions ont été écrites par des femmes. On retrouve les noms familiers de Yoko Ono et Pauline Oli-veros mais aussi ceux d’artistes moins connues en France tels que Viv Corringham, Emma Cocker ou encore Carole Weber. Alors que la figure littéraire du flâneur du 19e siècle a été historiquement et conceptuellement associée au sujet masculin – le vagabond urbain déambulant dans la société moderne –, il est plaisant de découvrir autant d’artistes soucieuses de notre relation au monde par la marche et l’écoute. Stephanie Loveless écrivait en 2020 dans son article « Tactical Soundwalking in the City—A Feminist Turn from Eye to Ear » paru dans Leonardo Music Journal : « la figure historiquement masculine du flâneur marche, il regarde. Je voudrais proposer une figure alternative que je trouve beaucoup plus génératrice : la flâneuse qui arpente la ville et, en marchant, écoute ». Nous pourrions alors nous demander pour les partitions à venir : comment la marche sonore, à vocation artistique, peut-elle être envisagée comme une pratique tactique et relationnelle féministe, à même de révéler les mécanismes de pouvoir et de domination dans les espaces publics ?
Pour citer cet article
Référence papier
Lauren Tortil, « Elena Biserna, Walking from Scores », Marges, 36 | 2023, 188-189.
Référence électronique
Lauren Tortil, « Elena Biserna, Walking from Scores », Marges [En ligne], 36 | 2023, mis en ligne le 19 avril 2023, consulté le 18 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/3324 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/marges.3324
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