S’approprier l’Effondrement : retour critique sur une expérience d’atelier de recherche-création
Résumés
Le workshop de recherche-création « S’approprier l’effondrement », organisé par l’association Après les réseaux sociaux a réuni des artistes et chercheur·ses émergent·es afin de confronter théories et pratiques, affects et regards critiques autour de la collapsologie, à travers un matériau privilégié : les contenus générés par les utilisateurs (CGU) disponibles en ligne. Le texte qui en résulte problématise et prolonge les réflexions et gestes créatifs qui en sont nés, en se posant notamment la question suivante : Comment un tel travail de recherche-création collectif, s’immergeant dans les discours et les représentations de l’Effondrement, peut-il permettre de résister au sentiment
d’impuissance ?
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- 1 L’atelier était composé de Sylvain Carton, Allan Deneuville, Lucas Faugère, Vanessa Franke, Math (...)
- 2 Nous avons choisi de mettre une majuscule à « Effondrement » pour désigner l’ensemble des effo (...)
1Au mois de juin 2021, après une longue période d’enfermement domestique devant nos écrans, nous nous sommes réuni·e·s1 pour six jours consacrés à un atelier de recherche et de création, aux enjeux à la fois théoriques et pratiques, autour du thème de l’Effondrement2. Ironiquement, ce projet de workshop, intitulé « S’approprier l’Effondrement », avait été pensé par l’association Après les réseaux sociaux début 2019, bien avant que la pandémie de la Covid-19 ne révèle les failles de notre société mondialisée. La crise sanitaire a contraint à reporter le workshop d’un an, et nous sommes revenu·e·s à ce projet en portant les traces de cette expérience – celles de l’isolement affectif et des restrictions biopolitiques, mais aussi des bricolages de solidarités en distanciel qu’elle a induits.
- 3 On désigne par-là les angoisses provoquées par le dérèglement climatique. Le terme « solastalgi (...)
2Devant le bombardement de mauvaises nouvelles annonçant l’effondrement de la biodiversité, la hausse des températures et leurs conséquences désastreuses pour nos milieux de vie, ainsi que la mise en boucle d’images de cataclysmes, en écho aux cris d’alarme des scientifiques, la sidération et le pessimisme, voire le désespoir, guettent. Comment, alors, résister à ces passions tristes, en particulier l’éco-anxiété3 ? Comment sortir d’un sentiment d’impuissance et d’incapacité, renforcé par nos dépendances aux systèmes et structures responsables des crises écologiques ?
- 4 Le bâtiment dans lequel se tenait le workshop est un ancien immeuble de bureaux construit dans l (...)
3Dans le bâtiment de POUSH4 bientôt détruit, préfigurant les ruines du capitalisme, et dans celui flambant neuf du campus Condorcet
(Aubervilliers), nous avons collectivement réfléchi à la possibilité de l’Effondrement de nos sociétés thermo-industrielles. Plus exactement, nous nous sommes plongé·es dans l’imaginaire effondriste à travers ses discours et ses images circulant principalement sur les réseaux sociaux. Sans détourner le regard de cette multitude de contenus, attitude que favoriserait cette surexposition inoculant un sentiment d’impuissance, nous avons cherché au contraire à les affronter pour mieux les retourner en pratique féconde.
- 5 Sont considérés comme Contenus Générés par les Utilisateurs tous les contenus produits et généré (...)
4Le choix du matériau divers et protéiforme que représentent les contenus générés par les utilisateurs sur les réseaux socio-numériques (CGU5) nous a semblé opportun dans la mesure où les propos collapsologues auxquels nous pouvions avoir facilement accès sont principalement échangés sur Internet. Ce territoire décentralisé et vernaculaire favorise en effet de véritables communautés virtuelles, et celles-ci dessinent cet imaginaire sur la Toile bien davantage que les médias de masse.
5« S’approprier l’Effondrement » consistait alors d’une part à « faire nôtres » les discours et autres représentations effondristes, et donc à sonder sous quelles formes ils résonnent en nous ; et d’autre part à proposer des gestes de recyclage et de réemploi permettant, en les transformant, de les interroger. En cela, nous nous inscrivons dans la longue histoire des gestes artistiques appropriationnistes – Picture Generation, détournements dadaïstes, situationnistes, ready-mades – renouvelés par les pratiques numériques. Les œuvres conçues lors du workshop entendaient ainsi interroger l’emboîtement (parfois paradoxal) des crises climatique, sociale, médiatique et psychique, et les façons dont ces dernières entraînent des comportements et produisent des processus de subjectivation sur Internet.
6Ce glanage de données laissées par des utilisateurs permettait aussi de confronter les opinions de tout un chacun avec la parole savante de spécialistes dont les travaux portent sur la collapsologie, les liens entre arts et anthropocène, et plus généralement l’écologie. Pour ce faire, nous nous sommes entouré·es d’une équipe d’artistes (Louise Deltrieux, Nicolas Gourault, Franck Leibovici, Marion Siéfert), de curateur·rices (Nicolas Bourriaud, Celine Poizat, Andy Rankin) et d’universitaires (Laurence Allard, Yves Citton, Catherine et Raphaël Larrère), afin de cartographier les différentes positions sur ces sujets et favoriser le débat. Après avoir présenté leurs propres travaux, les intervenant·es engageaient un dialogue avec les participant·es sur les œuvres en construction. Ces dernières ont ensuite fait l’objet d’une restitution publique le temps d’une soirée, en présence des participant·es qui pouvaient décrire leur travail, leur cheminement de pensée et leurs expérimentations plastiques.
- 6 Thomas Erber et Baptiste Morizot, « G.I.V.E. : Le bel entretien avec Baptiste Morizot », dans (...)
7Baptiste Morizot formule une question fondamentale en ces termes : « Que signifie écrire face à la crise climatique6 ? » Cette interrogation nous a accompagné·es tout au long du workshop, et au verbe « écrire » nous pourrions aussi accoler ceux de « créer » et de « penser. » De cette question ont émergé au moins quatre positionnements de notre part : le désir de travailler ensemble, l’ouverture hors du cadre strict de l’université vers des lieux tiers comme POUSH Manifesto, l’engagement d’invité·es et de participant·es non universitaires, et enfin la volonté d’hybrider la pensée théorique avec la création – autant de déplacements par rapport à un travail classique de recherche. Pour faire face aux bouleversements environnementaux, et aux implications psychiques et sociales qu’ils entraînent, la dimension collective, le décloisonnement et le recours à différentes pratiques nous paraissent en effet essentiels.
8Considérant tout à la fois nos propres émotions, parfois contradictoires, face à ces enjeux écrasants, les moyens à notre disposition et notre champ d’action spécifique, nous avons souhaité privilégier la voie de la recherche-création, afin de favoriser le dialogue entre les artistes et les chercheur.e.s. Ces collaborations nous paraissaient les plus à même de poser les problèmes autrement, de prendre en considération les affects qui nous traversent, et de proposer une expérience à la fois intellectuelle, relationnelle et créative. Penser, créer, écrire sont des activités qui se caractérisent par un temps qui n’est pas celui de l’urgence qui pourtant nous est imposée par la crise environnementale ; la temporalité académique rentre alors en tension avec le souci d’agir vite. Cet atelier se logeait dans cette friction, alliant un format intensif à une exploration théorique et artistique. Par le biais de ces pratiques modestes, sans quête de résultats immédiats, nous entendons défendre une politique de la pollinisation, sans préjuger d’avance de la vacuité de nos actions ni les condamner par manque de radicalité, mais en acceptant une pluralité de possibles pour, ensemble et individuellement, « s’approprier l’Effondrement ». Comment un tel travail de recherche-création collectif, s’immergeant dans les discours et les représentations de l’Effondrement, peut-il permettre de résister au sentiment d’impuissance ?
9En tant qu’organisateur.rices de cet atelier, nous proposons dans cet article de le poursuivre d’un point de vue critique, en développant les pistes de réflexion qui se sont cristallisées lors de ces journées de travail commun. Nous reviendrons dans un premier temps sur les différentes visions de ce « grand collapse » avant de nous interroger sur le rôle de l’art à l’aune du désastre. Nous nous pencherons ensuite sur les processus collectifs et les expérimentations collaboratives mises en œuvre, et nous analyserons enfin certaines productions du workshop au regard des arguments théoriques énoncés.
L’Effondrement : un champ de bataille
- 7 Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à (...)
- 8 op. cit., p. 20.
- 9 Voir Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer, op. cit., p. 15.
- 10 Comme nous l’a indiqué Laurence Allard lors de sa présentation. Pour d’autres études sociologiqu (...)
10Le terme d’« Effondrement » ne va pas de soi : « se l’approprier » signifiait aussi le déplier, le contester, et réfléchir à l’imaginaire qu’il véhiculait. Pablo Servigne et Raphaël Stevens le médiatisent dès 2015 dans leur best-seller Comment tout peut s’effondrer ? 7 dans lequel ils s’attachent à établir une nouvelle discipline, la « collapsologie », à savoir « une science appliquée et transdisciplinaire de l’effondrement8 ». Inspirés par la pensée des systèmes, ils relient les problèmes de démographie, de gestion des ressources et d’énergie, ainsi qu’une multitude d’effondrements – celui de la biodiversité comme celui du système bancaire – qui mènerait à la fin inéluctable non seulement de la finance ou de certains États, mais aussi de la civilisation occidentale, et a fortiori de l’espèce humaine. Notre monde étant de plus en plus interconnecté, il serait corrélativement plus fragile, produisant des réactions en chaîne désastreuses alors que le dérèglement climatique crée des situations de plus en plus instables. Tout cela conduirait à un « Effondrement », selon la définition d’Yves Cochet que Servigne et Stevens reprennent à leur compte, soit « le processus à l’issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement, énergie, etc.) ne sont plus fournis [à un coût raisonnable] à une majorité de la population par des services encadrés par la loi9 ». De façon implacable, les auteurs assènent un récit cohérent et synthétique qui permet de donner un cadre relativement simple pour penser un monde de plus en plus complexe. Par leur recours à des raisonnements étayés de graphiques et de courbes, ils convainquent notamment une population aux sensibilités pragmatiques et scientifiques, à même de reproduire les calculs10.
11Laurence Allard met en avant l’importance de ce « récit » en s’appuyant sur une approche narratologique. Elle convoque notamment le pouvoir du récit et le temps de la réception chez Ricœur, en se ressaisissant de l’hypothèse selon laquelle le temps ne devient proprement « humain » qu’à travers une « mise en intrigue », ce qui donne lieu à des réceptions qui font agir en ouvrant l’imagination. La réception consiste alors à faire siennes des propositions de monde ainsi mises en récit.
- 11 Catherine et Raphaël Larrère, Le Pire n’est pas certain. Essai sur l’aveuglement catastrophiste, (...)
- 12 Ils ont insisté grandement sur ce point lors des échanges avec les participant·es du workshop. N (...)
- 13 Yves Citton et Jacopo Rasmi. Générations collapsonautes : naviguer par temps d’effondrements. Pa (...)
- 14 op. cit. p. 19-20.
- 15 On observe notamment que les « marchands de doute » (voir Oreskes, Naomi, and Erik M. Conway. (...)
12Pour Catherine et Raphaël Larrère, la collapsologie est fallacieuse : la philosophe et l’ingénieur condamnent fermement son récit téléologique, qui devient ainsi comme l’envers d’un autre grand mythe occidental, celui de la modernité et de son irrépressible Progrès. Si les collapsologues s’appuient sur des peurs bien réelles et légitimes, la collapsologie serait profondément démissionnaire, individualiste, dépolitisante. Dans Le Pire n’est pas certain11, ils réfutent ainsi l’idée qu’il s’agirait désormais uniquement de s’adapter à l’effondrement en cours. Leur divergence essentielle avec Pablo Servigne et Raphaël Stevens tient là : selon eux, il n’y a pas d’effondrement – affirmer le contraire reviendrait à ne pas pouvoir penser12. D’autres critiques ont pu être adressées à la collapsologie. Dans Générations Collapsonautes13, Yves Citton et Jacopo Rasmi les rassemblent en douze points, allant du manque de scientificité du propos à sa dimension trop anthropocentrique, occidentalo-centrée, unificatrice, ou encore à son innocuité politique14. Eux-mêmes mettent en garde contre l’« éco-négationnisme » qui risquerait d’être « le vecteur d’un “politico-négationnisme” » tout aussi délétère : le capitalisme ne risque pas de s’effondrer de lui-même, et on constate en effet sa constante capacité d’adaptation malgré sa fin annoncée15.
13Mais s’ils prennent acte de ces différentes critiques, Citton et Rasmi invitent à ne pas balayer d’un revers de main tous les discours collapsologues. Au contraire, ne peuvent-ils pas être des leviers intéressants, en imaginant des scénarios catastrophe à une échelle court-termiste (2030, 2050), seule à même de mobiliser les populations et les dirigeants contre le déni organisé ou subi ? C’est sur ce point que la discussion entre Yves Citton, Catherine et Raphaël Larrère, invité·es à débattre ensemble, ainsi qu’avec les participant·es du workshop fut la plus houleuse. Même s’ils divergent sur le cadre global pour le penser, c’est néanmoins autour de cet horizon d’alternatives que Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Yves Citton et Jacopo Rasmi, Catherine et Raphaël Larrère se rassemblent et que les participant·e·s de l’atelier se sont également retrouvé·e·s au terme de ce parcours théorique.
L’art face à l’événement anthropocène
- 16 Nicolas Bourriaud, Inclusions, op. cit., p. 8.
- 17 Du nom de l’ouvrage de Jean-Baptiste Fressoz et Christophe Bonneuil, L’Événement Anthropocène. L (...)
- 18 Andreas Malm, avec le terme de « capitalocène », montre que la menace provient bien des activi (...)
- 19 Nicolas Bourriaud, Postproduction. La culture comme scénario : comment l’art reprogramme le mon (...)
- 20 ibid., p. 185.
14Les points de vue divergent donc sur l’Effondrement considéré de façon téléologique, néanmoins les effets du dérèglement climatique sont déjà bien sensibles et ses causes toujours d’actualité. Comme l’écrit Nicolas Bourriaud, « que signifie l’art dans un monde où prédomine l’urgence et qui épuise désormais dès juillet ses ressources annuelles renouvelables16 ? » Pour le théoricien et critique d’art, loin de vouer aux gémonies les artistes, notre époque en révèle plutôt le rôle et l’acuité du regard ; ils seraient même aux avant-postes, devançant une politique à la traîne, liée à une économie encore au service de la croissance et de l’extractivisme. Les artistes se sont emparés non seulement de la problématique de l’Effondrement, mais plus largement de l’événement anthropocène17. L’artiste à l’ère du capitalocène18, terme que préfère utiliser Nicolas Bourriaud, détiendrait selon lui une « dimension Diogénique », à savoir qu’il serait l’auteur d’une pensée critique immergée dans son milieu, et pourrait ainsi s’attacher à réaliser un travail de récupération et de recyclage, dans la lignée des pratiques de postproduction déjà mises à jour par Nicolas Bourriaud en 200319. Il soutient aussi l’idée que les artistes, devant l’amoncellement des crises, induiront peut-être de nouveaux modèles de société, notamment dans la mesure où « la créativité, l’esprit critique, l’échange, la transcendance, le rapport à l’Autre et à l’Histoire, sont autant de valeurs intrinsèques à la pratique artistique qui vont bientôt s’avérer vitales pour l’avenir de l’humanité20 ».
- 21 op. cit., p. 21-22.
- 22 Cf. NON FICTION Issue 02 “ON NATURE”, Éditions Non Fiction, 2021.
15L’art endosse alors les fonctions de guide, de moyens d’instructions, de recomposition de la réalité, de questionnement critique, de réinvention de lien social… Il est aussi sujet à bien des schizophrénies, quand son caractère contemporain, qui le met à l’écoute d’un monde en ruines, le rend « tendance21 ». Céline Poizat, éditrice de NON FICTION, est venue ainsi nous présenter le numéro 2 de la revue qui rassemble, tel un catalogue de mode, les différentes représentations de la nature et de son devenir à travers le travail de soixante-dix-huit jeunes artistes22. Lors de l’atelier, elle a défendu une stratégie d’alliance avec le monde de l’entreprise plutôt que de confrontation, en le considérant non seulement comme perméable aux problématiques écologiques, mais aussi comme un acteur nécessaire du changement, offrant un contrepoint à la marginalisation volontaire de l’artiste Louise Deltrieux et de son travail low tech.
Processus collectifs et expérimentations collaboratives
- 23 op. cit. p. 15.
16Il nous semble important de revenir sur le mode opératoire du workshop, notamment sur sa dimension collective, afin d’établir un parallèle entre une réflexion théorique sur ce qui conduirait nos systèmes à leurs effondrements et une recherche pratique sur les manières de créer en « naviguant en temps d’effondrements23 », ou en se projetant dans « les mondes d’après ». L’organisation de ce workshop fut collaborative, de même que le déroulement des journées. La consigne suggérée aux participant·es était la suivante : former des groupes souples où les individus étaient libres de circuler, afin de travailler à la création d’une ou plusieurs pièces. Une mise en commun des avancées de chaque groupe était réalisée quotidiennement à la fin de la journée et la mise en place de la restitution finale sous forme d’exposition éphémère a été l’affaire de toutes et tous. Plutôt que de chercher à produire des œuvres qui pourraient acquérir une certaine valeur monétaire ou symbolique, il s’agissait de se concentrer sur la démarche, le processus et la création de relations, non seulement entre les participant.e.s mais également entre des signes et des données déjà-là.
- 24 ibid.
- 25 « Post-scriptum sur les sociétés de recherche-création », postface à Erin Manning & Brian Mass (...)
17Loin d’être quantifiable en biens, en capital ou en œuvres fabriquées, la recherche-création se veut un événement qui substitue la « création de relations24 » à la « production de biens » et doit être vécue « sans pouvoir être thésaurisée », dans la lignée des « valeurs [qui] donnent sens et intensité à la vie » défendues par Yves Citton, à savoir des « valeurs essentiellement qualitatives, expérientielles, non-héritables, non-accumulables25 ». Si l’œuvre n’est plus conçue comme une finalité, l’art peut alors être considéré comme un processus pour penser ensemble ce qui nous arrive. Après cette longue période d’isolement et de « distanciel », nous entendions nous remettre en mouvement, frotter nos imaginaires, manipuler, à nouveau et ensemble, des images, des sons, des mots.
- 26 Selon Michel Foucault, la notion d’auteur consacre l’individualisation dans l’histoire des idées (...)
- 27 Expression empruntée à Yves Citton et Jacopo Rasmi, sous-titre de leur ouvrage Générations colla (...)
18Nous avons également décidé de ne pas signer les pièces : la restitution dans son entièreté était signée des dix-huit noms. Ce choix, discuté et acté collectivement, s’inscrivait dans la continuité du parti-pris, de la thématique et de la méthodologie qui sous-tendaient le workshop. En particulier, notre matériau et objet d’étude étant les contenus générés par des utilisateur·rices, il nous semblait pertinent de penser nos contributions comme le prolongement d’une polyphonie plus ou moins anonyme existant sur Internet, dans une logique d’appropriation et de reproduction qui est celle de la culture Web. En effet, les productions culturelles en ligne encouragent à penser à nouveaux frais le modèle de la fonction-auteur26 et à remplacer une logique d’appartenance individuelle et de propriété privée – allant de pair avec les exigences de production marchande du capitalisme néolibéral – par une logique contributive. Cette ambition d’un travail collaboratif vertueux, le plus horizontal possible, renvoie à la conviction partagée par de nombreux et nombreuses « collapsonautes27 » que l’individualisme érigé en norme et en valeur par nos sociétés du capitalisme tardif, jusque dans le monde de l’art et son marché, est à la racine de l’Effondrement à venir. Pour le contrer, certains se regroupent en coopératives, en lieux de vie partagés, avec pour horizon l’idée d’une mise en commun équitable et égalitaire des ressources, du temps et des tâches. C’est avec en tête l’idée d’une esthétique « relationnelle », ainsi qu’elle fut qualifiée en 2001 par Nicolas Bourriaud, et d’une « utopie de proximité », que nous tenions à cette dimension collaborative du travail de recherche et de création. Rompant avec la solitude caractéristique de nos vies de jeunes chercheur·ses et artistes, la première étape fut d’exprimer ses envies et d’exposer ses compétences, profitant ainsi de la diversité de nos parcours : untel a accès à un logiciel d’extraction de données, une autre peut mettre en page, imprimer et relier, unetelle sait coudre, un autre peut enregistrer, diffuser et spatialiser du son…
19Les enjeux qui se posent alors caractérisent bien d’autres pratiques d’associations ou tentatives de vie communautaires : comment dépasser la mise en commun de savoirs-faire, la somme d’individualités, pour trouver des méthodes de travail réellement communes, une intelligence collective au sein de laquelle le résultat transcende la somme des parties ? Tenter d’y répondre ne peut que passer par des expérimentations dont certaines ralentiront les processus et d’autres seront abandonnées en cours de route. Donner sa place à la parole et la sensibilité de chacun·e suppose nécessairement patience et compromis. En outre, l’ambition d’un dépassement de l’individualisme se heurte à des habitudes égocentrées que les artistes reproduisent, encouragé·es par les institutions et formations mettant au centre la « patte » d’un auteur, ou encore son « univers personnel ».
- 28 Chantal Mouffe, Agonistique : Penser politiquement le monde. Paris, Beaux-Arts de Paris édition (...)
- 29 Voir à ce sujet Alice Canabate, L’Écologie et la narration du pire. Récits et avenirs en tension (...)
- 30 L’expression « communs » au pluriel, popularisée notamment par les travaux de la chercheuse Pr (...)
- 31 Préface de Jacopo Rasmi dans l’ouvrage d’Erin Manning et Brian Massumi, Pensée en acte, vingt pr (...)
20Comme l’a montré le film de Louise Deltrieux, Patching Topias (2021), tout rassemblement d’individualités entraîne des tensions qui, si elles sont niées, peuvent aboutir à la destruction du groupe lui-même. Notre atelier n’a pour sa part pas échappé à certaines crispations. Au lieu d’envisager la différence de point de vue dans une confrontation larvée, nous avons tenté de toujours aménager un espace où les oppositions pouvaient s’exprimer, dans la lignée de « l’espace agonistique » conceptualisé par Chantal Mouffe28. La philosophe belge désigne par là un espace où peuvent s’afficher les désaccords sans que cela ne réduise l’autre à la figure insurmontable de l’ennemi. En cela, nous espérions déjouer aussi une certaine tendance des réseaux sociaux, cristallisée dans les CGU, dont la logique mène à la polarisation des positions et in fine empêche des discussions fécondes. Au contraire, nous souhaitions que nos échanges lors du workshop se prolongent par de nouvelles ramifications et non comme la fabrication d’un îlot séparé, s’extrayant du monde sur le modèle de l’éco-village. Ce désir a présidé à la sélection des candidat·e·s : nous avons tenté d’initier des collaborations potentielles mêlant des disciplines, des savoir-faire et des institutions différentes. Alors que l’appel à concevoir de « nouveaux récits29 » se répand, invitant à sortir de l’anthropocentrisme et à critiquer l’idée d’un Progrès linéaire et technophile, de nouvelles pratiques doivent elles aussi être exigées dans le même mouvement. La recherche-création et le travail collectif apparaissent comme des outils à même de modeler la mise en pratique d’une écologie régénératrice, dont la puissance d’agir serait accompagnée par la critique ou l’académie. La démarche de l’association Après les réseaux sociaux, doublée de celle qui a guidé l’organisation de ce workshop, défend cette conviction et entend contribuer au décloisonnement de la théorie et de la pratique, de l’Université et de la création et à un mouvement global privilégiant la mise en communs30. En France, la recherche-création est encore un terrain à explorer, et sa légitimité est loin de faire consensus. On lui reproche parfois son manque de rigueur ou encore son égocentrisme, lorsqu’elle est perçue comme une auto-exégèse ou encore comme la tentative d’intellectualiser superficiellement un travail plastique. C’est pour aller à l’encontre de cette méfiance que nous avons insisté sur la dimension collective de ce travail. Nous avons tâché de ne pas succomber à ce que Erin Manning et Brian Massumi, les auteurs de l’ouvrage Pensée en acte, vingt propositions pour la recherche-création, nomment le « dark side » des projets de recherche-création qui mettent en place des coopérations entre arts et sciences, création et numérique, c’est-à-dire leur potentielle récupération au service d’ « espoirs souterrains de rentabilisation capitaliste avides de capturer toute immédiation événementielle pour la traduire en une médiation financière31 ».
Portfolio
21L’ouvrage Comment tout peut s’effondrer a eu un retentissement puissant dans la vie de certaines personnes : en témoigne le parcours de Louise Deltrieux, réalisatrice du film d’animation Patching Topias (2021), un travail de recherche et de création qui a porté, durant quatre ans, sur la collapsologie. Partant de ses propres expériences, le film explore le formidable pouvoir d’attraction de cette théorie dans une œuvre entièrement réalisée seule, pendant le confinement de mars 2020, de façon artisanale, en s’inscrivant dans une volonté d’autosuffisance low-tech correspondant à son objet. Mêlant documentaire, essai et autobiographie, le film retrace les différents cheminements intellectuels et émotionnels rencontrés au cours de ce voyage en « collapsotopie. » La fragilité plastique du film reflète celle dans laquelle nous placent les théories de l’effondrement, qui peuvent séduire des personnes aux profils psychologiques précaires.
- 32 Yves Citton et Jacopo Rasmi, Générations collapsonautes, op. cit., p. 161.
- 33 op. cit., p. 169.
22Un groupe de participantes de l’atelier s’est focalisé plus particulièrement sur cette éco-anxiété, très présente dans l’œuvre de Louise Deltrieux et notamment la dissonance cognitive avec laquelle on se débat lorsque l’on observe le monde dans une perspective effondriste, où chaque acte devient potentiellement coupable ou du moins culpabilisant. Tout en prenant acte de nos modes de vie contradictoires, nous avons choisi de nous approprier ces angoisses par un prisme humoristique. Citton et Rasmi suggéraient qu’une perspective comique aiderait à « esquiver le double écueil du catastrophisme donneur de leçons et de l’excès de confiance négationniste ; cela neutralise d’un coup une double arrogance tirant dans des directions qui sont certes contraires, mais qui nourrissent ensemble un même antagonisme paralysant32 ». Mais cette troisième voie, qu’ils désignent comme un « comique de l’ambivalence », n’est pas sans difficulté, notamment en ce qui concerne la tension entre croire et savoir : « Être collapsologue ou collapsonaute implique-t-il de croire que tout va s’effondrer demain matin ? Comment en rire si on le croit vraiment ? Est-on encore collapsonaute (rigolard) en ne le croyant qu’à moitié33 ? ».
- 34 Shoshana Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance, Paris, Zulma, 2020.
23Pour sa pièce 2 ou 3 choses que je sais de vous, Marion Siéfert, dramaturge, a créé de son côté une version spécifique de ce spectacle pour chaque représentation en se basant sur les données trouvées dans les fils d’actualité et les profils Facebook des spectateurs qui avaient confirmé leur présence sur la page de l’événement. L’artiste interrogeait ainsi les récits de soi, riches en informations et données privées, que nous publions en ligne. Cette surveillance, mise en scène et exécutée par l’artiste, entre en résonnance avec la surveillance qu’exercent les plateformes sur nos données sous l’appellation, désormais consacrée, de capitalisme de surveillance34. La décontextualisation et la remédiation de ces derniers permettent alors de déjouer la logique de calcul, privatisation et rentabilité dans lesquelles sont prises nos données, les extrayant des flux et leurs arrachant les métadonnées, clés pour leur monétarisation.
- 35 Principalement ceux de « Transition écologique et éco-anxiété : groupe de soutien » et de « (...)
- 36 Voir note 15.
24Le travail de Siéfert ainsi que celui de Louise Deltrieux ont donc servi d’inspiration à une pièce produite traitant de l’éco-anxiété : une vidéo réalisée à partir d’une collection de commentaires de membres de groupes Facebook35. Les textes ont été sélectionnés afin de montrer un éventail d’affections et d’arguments possibles face à l’angoisse de l’Effondrement, faisant écho au catalogue de réactions dressé par Servigne et Stevens dans leur livre36. Après avoir sélectionné les commentaires ainsi que les transcriptions textuelles de vidéos de témoignages diffusées sur YouTube, nous nous sommes enregistrées en les interprétant et avons rassemblé ces clips audio pour former un monologue unique. Construit à partir de ruptures et de digressions polyphoniques, ce flot de paroles mettait en valeur les contradictions propres à la dissonance cognitive. Dans un troisième temps, une participante à l’atelier, comédienne, a écouté ce monologue avec des écouteurs tout en essayant simultanément de l’interpréter, de le réciter à voix haute, en différé, devenant ainsi le médium de cette pluralité de voix et d’affects.
25À travers ce dispositif de ventriloque, le corps ne fonctionnait que comme espace pour une mise en relation de différents discours et comme une marionnette qui incarnait, cédait une corporalité, une présence physique, une intonation et une fréquence sonore à ces paroles anonymisées en amont. Son identité et sa personnalité se dissolvaient ainsi dans une multitude polyphonique et dissonante qui la possédait ou s’exprimait à travers elle. La vidéo de ce personnage féminin récitant le monologue de manière fragmentaire et entrecoupée (Fig. 1), d’une durée de 13 minutes, a été projetée en boucle le jour de la restitution, invitant les assistants à s’interroger sur la multiplicité des voix qui habitent nos corps et nos esprits, entraînant des états simultanés de culpabilisation, de paranoïa ou de dépression mais aussi de regains d’enthousiasme et d’élans convaincus et militants, tout cela sans solution de continuité et avec une certaine dose d’humour.
26À côté de la projection de cette vidéo, des impressions A3 de captures d’écran (Fig. 2) montraient une discussion entre utilisateurs sur un groupe collapsologue de Facebook, dévoilant par ricochet l’origine documentaire de ces témoignages intimes. Les productions culturelles se modifient en fonction du « médium » à travers lequel elles sont transmises et prennent forme : ces commentaires et ces réactions de Facebook sont déterminés et préconfigurés autant par l’interface que par les interactions et l’espace relationnel des membres du groupe.
- 37 Dominique Boullier, « Lutter contre le réchauffement médiatique ». internetactu.net, 5 février (...)
27Pour combattre la pollution croissante de contenus du Web – qualifiée de « réchauffement médiatique » par Dominique Boullier37 –, des pratiques artistiques numériques à la fois émancipatrices et écologiques s’imposent. L’impression de ces commentaires, bien qu’employant des ressources matérielles (le papier, l’encre), participait d’une volonté de refroidir l’environnement médiatique, de préserver et de protéger ces ressources numériques de tout accaparement, mais aussi d’une volonté de matérialiser des données numériques impalpables. Par ailleurs, nous avons cherché à fabriquer de nouvelles socialités et modalités de l’être-ensemble, des rapports fructueux avec les machines et le non-humain : une collaboration entre la sensibilité humaine et l’intelligence artificielle a été mise en œuvre dans le cas de notre vitrail (Fig. 8) et a été inspirée, entre autres, par notre invité Nicolas Gourault, cinéaste et artiste visuel qui a notamment travaillé avec du contenu trouvé en ligne et des algorithmes. Pour son installation audiovisuelle Spoglie, il a utilisé des vidéos de Pompéi enregistrées par des touristes et mises en ligne sur YouTube, sur lesquelles il a appliqué un traitement visuel afin de vider les lieux de toute présence humaine. Dans son installation Faces in the Mist, des fragments de vidéos de ciel sont extraits de webcams diffusées publiquement en ligne, avant d’être filtrés par un algorithme de reconnaissance faciale censé retrouver les visages de personnalités historiquement liées à la manipulation du climat dans les formes des nuages, renouvelant la paréidolie. Ainsi, Gourault propose une critique de deux traits caractéristiques de la Modernité qui ont beaucoup nui à la planète : la volonté de maîtriser la nature par la science et la technique, dans le cas de Faces in the Mist ; et la volonté colonialiste, exotisante et consumériste du tourisme de masse dans le cas de Spoglie.
- 38 Nathalie Blanc, « De l’esthétique environnementale à la recherche création », Nouvelle revue d (...)
- 39 Voir son site : [https://andyrank.in/]
28Les œuvres que nous avons fabriquées sont autant de pratiques matérielles, sociales et performatives qui nous ont permis aussi bien de complexifier et de nuancer notre rapport aux discours effondristes, que nos a priori théoriques sur les CGU. Il nous a ainsi paru que la recherche-création, se base sur « la nécessité de revoir les formes de l’environnement [médiatique, virtuel, ajoutons-nous] dans une démarche à la fois appréciative et co-productive38. » La recherche-création collective répond à la mise en question, récurrente jusqu’à devenir obsessionnelle, de l’habitabilité du monde, que la fragile tente de papier symbolisait dans notre exposition (Fig. 3). Cette œuvre était composée de feuilles A4 cousues au fil rouge, sur lesquelles étaient imprimés des témoignages de vloggeurs éco-anxieux retranscrits grâce au système de sous-titrage automatique de YouTube. Pour la faire tenir, les piquets ont été remplacés par des livres issus de nos bibliographies écologistes ou effondristes, socles ou remèdes à ces discours. C’est la même confrontation à un futur inhospitalier post-effondrement qu’Andy Rankin, invité et commissaire d’exposition, rejoue dans son projet To exhibit in case of emergency. Il s’agit d’une boîte à outils dans laquelle se trouvent les micro-oeuvres de trente-deux artistes, désormais cachée dans les locaux de la Cité Internationale des Arts à Paris39, censée préserver cet échantillon d’art au sein d’un monde effondré. Dans les deux cas, autant dans notre tente en papier incapable de nous protéger d’un simple coup de vent que dans l’exposition impraticable par sa taille minuscule de Rankin, on peut percevoir une dimension ironique, cet art de rire dans le désastre, malgré tout.
- 40 Baudelaire cité par Benjamin dans Walter Benjamin, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apog (...)
29L’idée de recyclage a également été matérialisée plus littéralement dans une autre des œuvres, qui consistait en une collecte de débris et différents objets peu onéreux que certain·es participant·es ont accumulés pendant plusieurs jours à partir d’une modalité de balade attentive (Fig. 2). L’idée était d’adopter l’attitude des survivants d’un Déluge imaginaire, qui seraient obligés de reconstruire et de subvenir à leurs besoins avec ce qu’ils ramassent sur le sol, recyclent, puis échangent. Certain.e.s des participant.e.s ont ensuite proposé une performance invitant les visiteurs de la restitution à glaner les objets à leur tour, et les donner à une autre personne, afin de les faire circuler dans la salle pour illustrer l’idée de don et d’échange, incarnation parfaite de la « création de relations » à défaut de la production de nouveaux biens. Ce glanage de rebuts revendique la figure du chiffonnier, le lumpensammler benjaminien, qui, à l’apogée du capitalisme et en révolte contre la société, après avoir ramassé « comme un avare un trésor » les débris de la grande ville, tout ce que celle-ci « a dédaigné », collectionne, « compulse les archives de la débauche » et finalement les transformant en « objets d’utilité ou de jouissance40 ». Cette opération de valorisation de rebuts voulait mettre en avant une pensée horizontale d’échange non monétaire et un geste de réorientation de notre attention collective vers des biens matériels et immatériels habituellement méprisés, renversant ainsi le fétichisme de la valeur d’échange pour revendiquer la valeur d’usage et la distribution coopérative.
30SPLOUTSCHhhhhhh : cette édition papier mêle un médium plutôt « traditionnel » à la même intention forte de collaboration et de décloisonnement. Aussi, dans ce petit ouvrage imprimé, à la manière d’un compagnonnage poétique, l’on pouvait trouver autant des textes écrits par les participant·es que des citations d’autrices et auteurs renommé.e.s, comme Marguerite Duras ou Paul B. Preciado (fig. 3).
31Plusieurs œuvres ont donc privilégié des processus de détournement et de déplacement ironique pour dépasser l’alarmisme incapacitant. Une partie de la salle a ainsi été transformée en espace entre la cellule de soutien psychologique et le centre de relaxation (fig. 4) : installé sur un grand canapé en cuir, le visiteur ou la visiteuse pouvait écouter et regarder une vidéo YouTube relaxante d’une thérapeute spécialisée en solastalgie et se saisir d’un faux prospectus pastichant ceux distribués dans les boîtes à lettres et proposant des remèdes miracles (fig. 5 et 6). Jouant d’une esthétique foraine et proposant une critique à la spectacularisation de l’Effondrement, on pouvait également profiter d’une attraction immersive sonore en rentrant dans un « bunker » par temps d’Effondrement, constitué de lourds rideaux noirs et ensuite trouver l’apaisement dans une atmosphère d’« oasis » (fig. 7).
- 41 Exposition « Vitraux, tampón – histoire du pixel ». [https://www.hear.fr/agenda/franck-leibovi (...)
32L’artiste et poète Franck Leibovici a lui aussi travaillé à plusieurs reprises avec des CGU. Dans son ouvrage de l’amour (2019), par exemple, une partie est écrite à partir de récits publiés par des utilisateurs sur un forum Internet portant sur leurs expériences sexuelles. Nous pouvons aussi penser à son projet Low Intensity Conflict travaillant, entre autres, à partir de textes et de documents trouvés sur des forums d’aspirants djihadistes. Après son intervention lors de l’atelier et inspirés par les vitraux qu’il a justement réalisés dans un volet de ce projet portant sur les témoins anonymisés de la Cour Pénale Internationale41, nous avons nous aussi produit un vitrail pour coller sur l’une des vitres de l’espace de POUSH où eut lieu la restitution (fig. 8). Suite à la collecte des images des 8 000 derniers tweets contenant le mot « effondrement » sur Twitter, nous les avons spatialisées avec l’algorithme Sentence Transformer entraîné à associer des images à des mots clés en identifiant les figures et motifs représentés. Cela a permis d’obtenir une image composée d’autres images ordonnées selon ce qu’elles représentaient. Une partie de cette mosaïque a constitué le segment supérieur du vitrail. Afin de contrebalancer l’automatisme de cette démarche et y injecter de la sensibilité humaine, certain·es d’entre nous ont ensuite rédigé des textes faisant le récit de ce que le terme « effondrement » évoquait en eux. De ces textes, nous avons extrait des mots clés, qui ont ensuite permis de faire des recherches dans la base de données des 8 000 images. Les résultats ont constitué le fond de la partie inférieure du vitrail, sur laquelle nous avons, enfin, dessiné quatre figurations personnelles de l’Effondrement liées à nos récits : une piscine, un cadran solaire, une disquette et un allume-feu primitif.
33C’est donc en étroite collaboration avec la machine que cette création a pu voir le jour et prendre forme. Néanmoins le design du vitrail juxtapose et différencie dans sa disposition, la création de la machine (en haut, dont la valeur est quantitative) de la création issue de la subjectivité humaine (en bas, dont la valeur est qualitative). De même, la feuille de rhodoïde transparente sur laquelle nous avons imprimé les images fonctionne comme une interface entre l’intérieur et l’extérieur du bâtiment et, d’une certaine manière, entre le collectif de participants et le reste du monde : entre la microsociété créative de l’atelier et l’autoroute encombrée que l’on pouvait apercevoir depuis la tour de POUSH s’installe la création comme une bouteille jetée à la mer, exposée au monde, prête à entrer en dialogue avec lui.
Restons lucides
- 42 op. cit. p. 258.
34Au moment où nous concluons ces lignes, nous pouvons encore voir les images de feux ayant ravagé la Grèce et la Californie, ou celles des inondations en Allemagne et en Belgique. La COP26 s’est conclue par les larmes du président britannique du sommet, Alak Sharma, s’excusant des bien maigres avancées réalisées par l’accord. L’ONU reconnaît maintenant qu’à l’horizon de 2100 le réchauffement planétaire, par rapport à l’époque pré-industrielle, sera de 2,7 degrés si les politiques étatiques restent les mêmes, loin des 1,5 degrés espérés et promis par les accords de Paris. Contre cela, notre atelier ne pourra rien faire. Pourtant, un tel constat ne doit pas nous nous enliser dans l’immobilisme, en réduisant toute tentative qui ne serait pas à la hauteur du désastre à de la pure vanité ou à de l’idiotie. Il s’agit alors de continuer à faire, à proposer, à se réunir, car nous restons convaincus que, comme l’écrivent Yves Citton et Jacopo Rasmi, « nous ne naviguerons par temps d’effondrements qu’en apprenant à faire tenir ensemble nos incomplétudes partagées42 ».
35La lenteur propre à la recherche a l’avantage de nous sortir du présentisme des mass-media et des politiques court-termistes, pour mettre en évidence des problématiques complexes. La tentation est grande d’estimer qu’un tel travail, bien que nécessaire, s’inscrit sur un temps long parfois frustrant. La création, par sa temporalité souvent plus resserrée et ses modalités plus spontanées, semble alors plus à même de répondre à « l’urgence » climatique. Pourtant, les œuvres des artistes s’intéressant à l’écologie sont elles-mêmes irriguées bien souvent par des travaux de chercheur.e.s, en sciences comme en sciences humaines. Expérimenter la recherche-création offrait la possibilité de conjuguer ces temporalités, de conjurer la solitude et de nous déplacer de nos pratiques habituelles pour favoriser les échanges entre nous, entre les disciplines, entre les médiums.
36Mais avons-nous suffisamment d’outils pour cela, nous qui avons suivi des cursus et commencé à évoluer au sein de champs et institutions favorisant la signature, les auteurs ? C’est pour prendre du recul à l’égard de ces mécanismes et avec l’espoir d’encourager des manières de travailler sinon dissidentes, du moins relativement inhabituelles pour nous et surtout ouvertes au partage et à la collaboration, que nous voulions nous confronter à cette dimension collective lors d’un atelier de recherche-création.
- 43 Bernard Stiegler, The Neganthropocene, Londres, Open Humanities Press, 2018.
37Toutefois, il convient de rappeler que, comme toute utopie, celle-ci se heurte à des mécanismes de domination, des conflits individuels et la reproduction de schèmes culturels hérités de nos socialisations. Par exemple, nous pouvons remarquer avec un certain recul critique, que deux des quatre groupes formés étaient non-mixtes en termes de genre. Le groupe composé de femmes a choisi de travailler sur l’éco-anxiété et la dissonance cognitive, là où le groupe composé d’hommes a travaillé à partir d’une collecte de données (data mining). Sans s’appesantir sur une analyse détaillée des socialisations qui y mènent et excluant toute explication essentialiste, il est aisé d’y voir un biais genré, que nous n’avons pas manqué de remarquer et de discuter ensemble. D’autre part, une problématique centrale du surplus technologique est son impact environnemental, l’empreinte carbone du numérique, spécialement du flux vidéo du streaming. Celle-ci est encore largement négligée dans le débat public et nous semble faire appel à des réflexions et actions collectives urgentes qui ne sont pas étrangères au monde de l’art. Cette question nous a confronté notamment à un dilemme, qui rappelle la théorie du pharmakon développée par Bernard Stiegler43 à la suite de Jacques Derrida : si les réseaux sociaux et l’art ont un impact croissant sur l’environnement du fait de l’énergie qui est déployée pour les faire fonctionner et exister, peuvent-ils cependant être des outils pour sensibiliser à la cause écologique ? Si des pratiques militantes et artistiques low tech, austères et non-polluantes semblent s’imposer dans l’anthropocène – et c’est le principe que nous avons tenté de respecter dans la plupart de nos créations bricolées – il est aussi vrai que faire fonctionner l’algorithme qui a collecté les 8 000 tweets pour l’une des pièces produites, ou bien télécharger la vidéo YouTube de la thérapie contre l’éco-anxiété, sont des gestes de remploi de matériaux préexistants, mais malgré cela très polluants, et que nous avons eu du mal à éviter dans la conjonction avec nos quêtes artistiques. « S’approprier l’Effondrement » s’est fait, alors, la caisse de résonance de toutes nos dissonances : si l’art doit faire face à l’urgence écologique, cette confrontation nous a aussi mis face à nous-mêmes et à nos pratiques d’artistes et de chercheur·ses.
Notes
1 L’atelier était composé de Sylvain Carton, Allan Deneuville, Lucas Faugère, Vanessa Franke, Mathieu Garling, Gaetan Henry, Gala Hernández López, Maria Isern Ordeig, Ariane Larocque-Patenaude, Jade Maignan, Alba Pagán, Ariane Papillon, Behrang Pourhosseini, Clément Riandey, Ysé Sorel, Benjamin Tainturier, Mariana Ungureanu et Romain Versaevel. Les participant.es à cet atelier avaient des profils certes divers, mais néanmoins assez similaires. Étudiant.es en doctorat ou issus d’écoles d’arts et sélectionnés sur la base d’un appel public diffusé en ligne, la diversité entre les participant.es se situait plutôt dans leurs constructions individuelles que dans leur profil social. Le workshop a bénéficié du soutien financier et matériel de l’EUR ArTeC et de la Fondation de France à travers la bourse Dream Big, Grow Fast. Il s’est tenu exactement les 10-11, 17-18 et 24-25 juin 2021.
2 Nous avons choisi de mettre une majuscule à « Effondrement » pour désigner l’ensemble des effondrements (de la biodiversité, des ressources, et in fine possiblement de la civilisation capitaliste dépendant des énergies fossiles), et la théorie qui lui est liée, développée dans les ouvrages de collapsologie.
3 On désigne par-là les angoisses provoquées par le dérèglement climatique. Le terme « solastalgie » est également parfois utilisé. Inventé par le philosophe australien Glenn Albrecht (cf. Les Émotions de la Terre, Paris, Les liens qui libèrent, 2020), à savoir le mal du pays à l’intérieur de son environnement d’origine.
4 Le bâtiment dans lequel se tenait le workshop est un ancien immeuble de bureaux construit dans les années 1970, à Clichy (92), reconverti par Manifesto en résidence d’artistes début 2020. Il est censé être détruit courant 2022.
5 Sont considérés comme Contenus Générés par les Utilisateurs tous les contenus produits et générés par les utilisateur·rices sur le Web et plus particulièrement sur les réseaux sociaux, par exemple les commentaires ou les vidéos amateurs.
6 Thomas Erber et Baptiste Morizot, « G.I.V.E. : Le bel entretien avec Baptiste Morizot », dans Vanity Fair, [https://www.vanityfair.fr/give/story/give-le-bel-entretien-avec-baptiste-morizot/12924], consulté le 4 octobre 2021.
7 Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes. Paris, Seuil, 2015.
8 op. cit., p. 20.
9 Voir Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer, op. cit., p. 15.
10 Comme nous l’a indiqué Laurence Allard lors de sa présentation. Pour d’autres études sociologiques sur les militants écologistes, cf. Luc Sémal, Face à l’effondrement : militer à l’ombre des catastrophes. Paris, PUF, 2019. p. 287-294.
11 Catherine et Raphaël Larrère, Le Pire n’est pas certain. Essai sur l’aveuglement catastrophiste, Paris, Premier Parallèle, 2020.
12 Ils ont insisté grandement sur ce point lors des échanges avec les participant·es du workshop. Nous leur avions fait remarquer avec humour que l’ouvrage de Servigne et Stevens leur a, à eux, donné à réfléchir !
13 Yves Citton et Jacopo Rasmi. Générations collapsonautes : naviguer par temps d’effondrements. Paris, Seuil, 2020.
14 op. cit. p. 19-20.
15 On observe notamment que les « marchands de doute » (voir Oreskes, Naomi, and Erik M. Conway. Merchants of doubt: how a handful of scientists obscured the truth on issues from tobacco smoke to global warming. New York, Bloomsbury, 2010.), après avoir cherché à disqualifier l’idée du dérèglement climatique, entendent maintenant se positionner comme les « sauveurs » à coup de technologies et géo-ingénierie.
16 Nicolas Bourriaud, Inclusions, op. cit., p. 8.
17 Du nom de l’ouvrage de Jean-Baptiste Fressoz et Christophe Bonneuil, L’Événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, Seuil, 2013.
18 Andreas Malm, avec le terme de « capitalocène », montre que la menace provient bien des activités humaines, mais telles qu’elles sont mises en œuvre par un système production globalisé, exclusivement orienté vers le profit, la privatisation et l’exploitation intensive des ressources naturelles.
19 Nicolas Bourriaud, Postproduction. La culture comme scénario : comment l’art reprogramme le monde contemporain, Dijon, Les presses du réel, 2004.
20 ibid., p. 185.
21 op. cit., p. 21-22.
22 Cf. NON FICTION Issue 02 “ON NATURE”, Éditions Non Fiction, 2021.
23 op. cit. p. 15.
24 ibid.
25 « Post-scriptum sur les sociétés de recherche-création », postface à Erin Manning & Brian Massumi, Pensée en acte : vingt propositions pour la recherche-création, Dijon, Les Presses du réel, 2018, p. 95-125.
26 Selon Michel Foucault, la notion d’auteur consacre l’individualisation dans l’histoire des idées, des connaissances, des littérature, des arts et même des sciences. Voir Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », Dits et écrits, 1954-1988, t. III, texte 258, Paris, Gallimard, 1994.
27 Expression empruntée à Yves Citton et Jacopo Rasmi, sous-titre de leur ouvrage Générations collapsonautes, op. cit.
28 Chantal Mouffe, Agonistique : Penser politiquement le monde. Paris, Beaux-Arts de Paris éditions, 2014.
29 Voir à ce sujet Alice Canabate, L’Écologie et la narration du pire. Récits et avenirs en tensions, Paris, Éditions Utopia, 2021.
30 L’expression « communs » au pluriel, popularisée notamment par les travaux de la chercheuse Prix Nobel Elinor Ostrom, est de plus en plus mobilisée dans le cadre de recherches mais surtout de pratiques militantes ou politiques, en particulier d’expériences de démocraties locales. La notion de communs déplace la notion de propriété, qui ne serait plus partagée entre « privée » et « publique » mais relative à sa valeur d’usage.
31 Préface de Jacopo Rasmi dans l’ouvrage d’Erin Manning et Brian Massumi, Pensée en acte, vingt propositions pour la recherche-création, Dijon, Les Presses du Réel, 2018, p. 22.
32 Yves Citton et Jacopo Rasmi, Générations collapsonautes, op. cit., p. 161.
33 op. cit., p. 169.
34 Shoshana Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance, Paris, Zulma, 2020.
35 Principalement ceux de « Transition écologique et éco-anxiété : groupe de soutien » et de « La collapso heureuse ».
36 Voir note 15.
37 Dominique Boullier, « Lutter contre le réchauffement médiatique ». internetactu.net, 5 février 2019. [http://www.internetactu.net/2019/02/05/lutter-contre-le-rechauffement-mediatique/].
38 Nathalie Blanc, « De l’esthétique environnementale à la recherche création », Nouvelle revue d’esthétique, vol. 22, n° 2, 2018, p. 107-117.
39 Voir son site : [https://andyrank.in/]
40 Baudelaire cité par Benjamin dans Walter Benjamin, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Paris, Éditions Payot, 2002, p. 117.
41 Exposition « Vitraux, tampón – histoire du pixel ». [https://www.hear.fr/agenda/franck-leibovici-vitraux-tampons-lhistoire-pixel/]
42 op. cit. p. 258.
43 Bernard Stiegler, The Neganthropocene, Londres, Open Humanities Press, 2018.
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Référence papier
Allan Deneuville, Gala Hernández López, Ariane Papillon et Ysé Sorel Guérin, « S’approprier l’Effondrement : retour critique sur une expérience d’atelier de recherche-création », Marges, 35 | 2022, 101-122.
Référence électronique
Allan Deneuville, Gala Hernández López, Ariane Papillon et Ysé Sorel Guérin, « S’approprier l’Effondrement : retour critique sur une expérience d’atelier de recherche-création », Marges [En ligne], 35 | 2022, mis en ligne le 02 janvier 2025, consulté le 17 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/3068 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/marges.3068
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