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Témoignages

Des prototypes d’action pour le futur

Action prototypes for the future
Matthieu Raffard et Mathilde Roussel
p. 80-122

Résumés

L’urgence planétaire de notre situation écologique nous oblige à effectuer un changement radical de paradigme si nous voulons survivre aux crises qui se présentent devant nous. Pour cela nous n’aurons probablement pas le temps d’inventer intégralement les gestes, les outils, et les attitudes dont nous allons avoir besoin. Il nous semble que certains artistes à travers leur travail peuvent nous aider à repérer les «  prototypes d’actions  » qui nous serons nécessaires.

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Prototypage de souche théorique non hégémonique

  • 1 Rapport du GIEC du 9 août 2021. Voir V. Masson-Delmotte, P. Zhai, A. Pirani, S. L. Connors, C. P (...)

1L’urgence écologique nous met face à une situation catastrophique qui nous oblige à réinventer intégralement notre rapport au monde. Les dernières publications du GIEC 1 nous rappellent une fois de plus qu’il nous faut agir vite. L’essentiel de la communauté scientifique s’accorde pour dire que l’équilibre de notre biosphère est gravement menacé et que nous allons probablement avoir à effectuer un changement civilisationnel sans précédent pour éviter le pire. Pour conduire ce changement radical de paradigme, nous allons devoir faire appel à des ressources théoriques et pratiques inédites. Dans l’urgence de la crise climatique, nous n’aurons pas le temps d’inventer une myriade de solutions, mais nous pouvons réveiller une multitude de potentialités. Ces potentialités se trouvent déjà encapsulées dans la richesse de notre environnement culturel. Il nous reste à les mobiliser et le travail qui nous attend est un travail de repérage, de détection et d’activation des ressources qui se trouvent autour de nous.

  • 2 Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Éditions de minuit, 1980.

2Notre mode d’attention au monde est largement conditionné par des courants de pensée hégémoniques. Mais il existe également autour de nous d’autres types de théories  : des pensées souterraines voire parfois cryptiques qui proposent des «  lignes de fuite2  » permettant de sortir du confort de nos cadres de pensée. De même que les haies et les taillis qui entourent les grandes étendues occupées par la monoculture constituent des réserves précieuses de biodiversité, il est possible d’envisager certains courants de pensée assourdis, certaines paroles émanant de groupes minoritaires ou certains écrits provenant de lieux alternatifs comme des réservoirs théoriques ayant une valeur inestimable.

3Nous esquissons dès lors une première piste de travail assez large. Ici, nous défendons l’idée que certains mouvements de pensée – que nous qualifions de non hégémoniques – contiennent des notions qui pourraient nous être d’une grande utilité dans le cadre de l’urgence climatique. Au-dessous des grandes structures théoriques qui solidifient notre édifice épistémologique – ou plutôt au travers d’elles – on trouve distribué çà et là différentes souches théoriques trop peu explorées. Ces souches sont souvent expérimentales et peu académiques et survivent dans un certain anonymat grâce à un réseau informel de contributeurs. Ces souches nous les appelons des souches théoriques non hégémoniques.

4Nous observons chez certains artistes une propension presque naturelle à fréquenter les lieux, les publications, les acteur.rice.s et les structures qui abritent le développement de souches théoriques non hégémoniques. Nous voudrions proposer l’idée qu’à travers les textes qu’elles et ils lisent ou à travers les conférences auxquelles ils et elles assistent, les artistes entrent en contact avec des notions qui semblent contenir en elles-mêmes une promesse d’action. Elles semblent y trouver ce que l’on appelle des notions encapacitantes.

  • 3 Ariel Kyrou et Yannick Rumpala, «  De la pluralité des fins du monde  : les voies de la science- (...)
  • 4 William Gibson, Neuromancien, Vauvert, Au Diable Vauvert, 2020.
  • 5 Kim Stanley Robinson, Aurora, Paris, Bragelonne, 2019.
  • 6 Margaret Atwood, La Servante écarlate, Paris, Robert Laffont, 2017.
  • 7 Ariel Kyrou et Yannick Rumpala, op. cit., p. 104-112.

5Un détour par la science-fiction peut nous permettre d’affiner notre proposition. Dans plusieurs articles récemment publiés, Ariel Kyrou et Yannick Rumpala ont détecté dans ce courant littéraire des opportunités inédites pour penser des problèmes politiques avant même qu’ils n’apparaissent dans la réalité3. Ainsi, Neuromancien4, le roman cyberpunk de William Gibson, peut être vu comme la préfiguration d’une société gouvernée par un technocapitalisme dépravé  ; Aurora5, le récit de Kim Stanley Robinson peut être lu comme l’anticipation d’un monde qui serait organisé autour du désir de quitter la Terre pour s’installer sur une autre planète  ; et en enfin, La Servante écarlate6 de Margaret Atwood peut être vue comme l’esquisse réaliste d’un monde totalitaire et néofasciste obsédé par la fertilité des femmes. Ariel Kyrou et Yannick Rumpala utilisent la notion de «  prototypie7  » pour qualifier ces différentes formes d’utopies futuristes et de dystopies apocalyptiques. Cette fonction prototypique des romans de science-fiction pourrait s’avérer essentielle pour nous aider à cartographier les différents futurs possibles dans le cadre de l’urgence climatique.

Raffard-Roussel, schéma pour les souches hégémoniques dans un contexte d’urgence climatique, 2022.

Raffard-Roussel, schéma pour les souches hégémoniques dans un contexte d’urgence climatique, 2022.

© Raffard-Roussel.

Raffard-Roussel, schéma pour les œuvres prototypantes, 2022.

Raffard-Roussel, schéma pour les œuvres prototypantes, 2022.

© Raffard-Roussel.

  • 8 Elie During a lui aussi utilisé le modèle du prototype pour décrire les œuvres d’art en particul (...)

6En transposant cette notion à l’intérieur des questions qui nous intéressent, nous voudrions voir s’il est possible de considérer certaines œuvres d’art visuel comme des formes de prototypes8. Un prototypage qui se serait construit à partir du choc que produit la rencontre avec une souche théorique non hégémonique. Ainsi, les œuvres d’art pourraient être envisagées comme des tentatives d’éprouver toute l’étendue des conséquences d’une notion encapacitante. Ici, nous pourrions donc parler de quelque chose comme le prototypage d’un mode d’agir à travers la création d’une œuvre d’art.

Écoféminisme et Technoféminisme  : deux souches théoriques non hégémoniques

7Pour préciser notre pensée et afin de resserrer le cadre de notre étude, nous étudions à présent les propositions de plusieurs artistes dont le travail est relié à la pensée féministe. Nous avons choisi de nous concentrer sur deux courants de la pensée féministe que nous considérons comme non hégémoniques, mais qui connaissent également une certaine actualité. Le premier groupe étudié présente des œuvres construites à partir de certaines notions que l’on peut trouver dans l’écoféminisme. Parallèlement à cette première étude, le deuxième groupe s’intéresse quant à lui à des travaux qui semblent proposer des prototypages d’actions provenant directement des notions développées par les technoféministes. L’étude de ces deux groupes d’œuvres nous permet dans un premier temps de proposer une nouvelle lecture des œuvres abordées. En retour, cette double étude doit permettre de présenter sous un jour nouveau certaines des notions importantes qui font la force de l’écoféminisme et du technoféminisme.

Prototypages d’action à partir de l’écoféminisme

  • 9 Depuis les années 1970, l’écoféminisme est revendiqué par de multiples mouvements et incarné par (...)

8Comme point de départ, nous pourrions dire que l’écoféminisme9 est un terme employé par des chercheurs et chercheuses, des activistes, ou des artistes qui essaient de construire une jonction efficace entre les problématiques écologiques et le féminisme. Ainsi, l’écoféminisme considère que l’opposition structurante qui polarise les genres est similaire à celle qui oppose nature et culture. Dans cette logique, cette branche du féminisme vise à proposer un dépassement des polarités de la pensée moderne en soulignant, en autre chose, l’importance des relations d’interdépendance qui sont le socle de notre existence de terriens.

Dessin à partir de l’image de Elizabeth Stephens et Annie Sprinkle, Green Wedding, 2008.

Dessin à partir de l’image de Elizabeth Stephens et Annie Sprinkle, Green Wedding, 2008.

(Credit : Courtesy of Lydia Daniller).

  • 10 Annie Sprinkle et Elizabeth Stephens, Ecosex Manifesto, [http://sexecology.org/research-writing/ (...)

9Les artistes américaines Annie Sprinkle et Elizabeth Stephens se définissent comme écosexuelles. Elles célèbrent leur amour de la Terre et du monde vivant en déclarant «  nous sommes aquaphiles, terraphiles,
pyrophiles et aérophiles. […] Nous sommes polymorphes et pollen-amoureux·se.s10  ». Ce duo d’artistes organise des performances d’union avec les éléments du vivant lors de mariages baroques. Ces performances que l’on peut aussi qualifier de rituels, peuvent être comprises comme des prototypages. Ces rituels d’alliances écosexuelles réactivent d’anciens rituels païens, dans lesquels on retrouve des éléments venus du New Age californien et du chamanisme amérindien.

  • 11 Émilie Hache, Reclaim  : recueil de textes écoféministes  : anthologie, Paris, Cambourakis, 2016 (...)

10En ce sens, ces néo-rituels proposent en s’appuyant sur des pratiques oubliées de réinventer un certain rapport au monde. C’est par le prisme de cette réactivation que ces deux artistes nous donnent à voir un prototype d’une nouvelle façon de nous unir avec les choses qui nous environnent. Cette nouvelle manière de nous unir avec les formes les plus diverses du vivant semble provenir directement d’une lecture assidue des textes écoféministes, et ils semblent avoir été construits en s’appuyant sur la notion de reclaim. Le terme reclaim (réclamer/récupérer) permettrait, selon la philosophe Émilie Hache, de se réapproprier le concept de nature, en réhabilitant quelque chose de détruit pour le réparer11. À travers la régénération et l’invention d’une nouvelle relation à la Terre, la notion de reclaim permettrait de mieux tisser des liens avec les autres qu’humain. Reclaim, c’est aussi pour l’écoféministe Starhawk une manière de revendiquer et de réinventer d’anciens rites païens.

11Les rituels écosexuels d’Annie Sprinkle et Elizabeth Stephens se situent quelque part entre l’activisme et la performance, entre le politique et le spirituel. Ils se connectent aux temporalités du monde vivant plutôt qu’à celles d’un calendrier humain  ; et ils se relient à des spatialités ouvertes et organiques plutôt qu’à des espaces clos et inertes. Ces rituels proposent ainsi une alternative aux cérémonies orchestrées par les grands courants monothéistes  ; et ils renouent avec des traditions ancestrales. D’un point de vue plus politique, nous pourrions dire que ce nouveau type d’union permet d’imaginer la constitution d’une communauté transespèces. Autrement dit, proposer une mise en pratique, ou plutôt le prototypage de la notion de reclaim en performant des rituels de mariage, c’est inventer une forme d’union symbolique et politique avec la Terre.

Dessin à partir d’une capture d’écran de la vidéo de Tabita Rezaire, Sugarwalls Teardom, 2016.

Dessin à partir d’une capture d’écran de la vidéo de Tabita Rezaire, Sugarwalls Teardom, 2016.
  • 12 Expérimentations menées en grande partie par le médecin américain James Marion Sims.

12De son côté, l’artiste franco-guyano-danoise Tabita Rezaire se définit comme une «  agent de guérison  » qui explore l’intersection entre spiritualité et technologie. Elle considère cette zone comme un terrain fertile pour tisser des connexions transversales et initier des dynamiques d’émancipation. Sa vidéo Sugarwalls Teardom est un collage de fragments visuels qui reprend l’esthétique low-tech des fonds d’écrans d’ordinateurs. Cette vidéo superpose sur des fonds colorés aux accents psychédéliques, des fenêtres de textes qui s’écrivent en direct, des images d’archives gynécologiques, des incrustations d’objets modélisés en 3D et des interventions assez surréalistes de l’artiste qui prennent la forme de danses et de méditations. Ici Rezaire explore la manière avec laquelle le corps féminin – et en particulier l’utérus – a été continuellement exploité à travers l’histoire. La vidéo révèle plus particulièrement comment au 19siècle, les esclaves noires ont été utilisées dans des expériences gynécologiques12. Cette exploitation scientifique du corps des femmes noires par la médecine moderne les rend – de manière problématique – co-créatrices des technologies gynécologiques contemporaines. Par ailleurs, Tabita Rezaire considère que l’utérus est une technologie primordiale dont les femmes ont été déconnectées par les différentes formes de dominations à caractère patriarcales. À travers la danse et la méditation, elle propose une forme de guérison de l’utérus et des traumatismes historiques et politiques qu’il porte en lui.

  • 13 Starhawk, Quel monde voulons-nous  ?, Paris, Cambourakis, 2019.

13Pour éclairer cette œuvre, il peut être intéressant d’introduire la notion de care. Proposée par la philosophe Carol Gilligan, l’éthique du care est une pratique de la relation entendue comme une mise à l’écoute de la vulnérabilité des autres. Le care est une manière de se rendre sensible à la texture des relations auxquelles nous participons. Il s’agit là de prendre conscience que nous ne pouvons pas vivre séparés de ceux et celles qui nous entourent. L’éthique du care invite chacun à reconnaitre qu’il dépend du groupe auquel il appartient. En ce sens, le care permet d’accepter que chaque individu sur cette planète dépende de l’environnement auquel il appartient. Les écoféministes se sont emparées de cette notion de care et l’ont appliquée à des entités autres qu’humaines. C’est ainsi que chez Starhawk, par exemple, le care est employé dans une dimension politique qui permet de penser ce que pourrait signifier une justice environnementale13. On peut interpréter l’acte de guérison performé dans Sugarwalls Teardom comme la mise en action de la notion de care telle qu’elle est comprise par les écoféministes. La guérison n’est pas la simple dissolution des symptômes douloureux, mais elle est la reconfiguration profonde des rapports mutualistes qui nous lient à la Terre. Ainsi, Tabita Rezaire par cette œuvre nous montre de quelle manière il serait possible d’envisager une nouvelle forme de santé planétaire en repensant ce que guérir signifie.

Prototypages d’action à partir du technoféminisme

  • 14 Nous avons ici choisi d’utiliser le terme de technoféminisme proposé par la sociologue Judy Wajc (...)
  • 15 Prenant racine dans le Manifeste Cyborg de Donna Haraway, le technoféminisme en tant que mouveme (...)
  • 16 Judy Wajcman, TechnoFeminism, Cambridge, Polity Press, 2013.
  • 17 Parmi ces expositions, «  Computer Grrrls  » organisée en 2019 à la Gaîté Lyrique à Paris, et «  (...)

14Le terme technoféminisme14 est employé par une communauté de chercheur·euse.s, hackeur.euse.s, ou artistes qui cherchent à dénoncer la présence parfois invisibilisée de biais sexistes au sein des technologies qui nous entourent15. Ainsi, selon la sociologue Judy Wajcman, les technologies reflètent l’expérience de ceux qui les mettent en forme16. C’est pour cette raison que les ingénieurs du Nord global qui sont en charge de la conception de nos outils numériques oublient la plupart du temps de prendre en compte les expériences des autres groupes sociaux qui peuplent la planète. Par ce phénomène d’omission, ils produisent des outils qui incorporent – et cela souvent de manière totalement inconsciente – des logiques sexistes, racistes ou écocidaires. Dans le champ de l’art contemporain, plusieurs institutions culturelles ont rendu compte de cet intérêt envers le technoféminisme lors de différentes expositions17. Pour notre part, nous voudrions observer d’un peu plus près le travail de Darsha Hewitt et celui de Mary Maggic qui semblent proposer des œuvres qui répondent de manière intéressante à l’idée que nous nous faisons d’un prototypage de souches théoriques non hégémoniques.

Dessin à partir d’une capture d’écran de la vidéo de Darsha Hewitt, A Sideman 5000 Adventure, 2015.

Dessin à partir d’une capture d’écran de la vidéo de Darsha Hewitt, A Sideman 5000 Adventure, 2015.

15Commençons par le travail de la canadienne Darsha Hewitt. Cette artiste répare et détourne des objets électroniques devenus obsolètes pour questionner les structures de pouvoir qui y sont incorporées. Dans son travail intitulé A Side Man 5000 Adventure, Darsha Hewitt raconte à travers une série de tutoriels vidéo, l’histoire et le fonctionnement d’une boite à rythmes mythique des années 1960. Dans ces vidéos, Darsha Hewitt interroge les stéréotypes parfois ouvertement sexistes qui façonnent la pratique du bricolage. Dans le cadre précis de ce projet, l’artiste essaie en tant que femme de se réapproprier le fonctionnement d’un objet électronique que l’on associe spontanément à l’univers masculin. Au fil des vidéos, l’artiste présente les composants qu’elle a découverts en ouvrant cette ancienne boîte à rythmes. Avec un certain humour, elle explique comment ces éléments fonctionnent à travers des schémas dessinés sur un tableau noir.

  • 18 Donna Haraway, Manifeste cyborg et autres essais  : sciences, fictions, féminismes, Paris, Exils (...)
  • 19 Laboria Cuboniks, Manifeste xénoféministe  : une politique de l’aliénation, Paris, Éditions Entr (...)
  • 20 ibid.

16La notion d’autonomie technologique est une porte d’entrée intéressante pour appréhender cette œuvre de Darsha Hewitt. Chez les technoféministes cette notion de «  technological empowerment  » prend sa source dans le Manifeste Cyborg de Donna Haraway. Ce concept permet d’initier une réflexion autour de la possibilité d’une réappropriation des moyens techniques et scientifiques qui façonnent notre expérience du monde18. Plus récemment, on retrouve également ces idées développées chez les xénoféministes, un groupe d’activistes qui défend une idée radicale du féminisme dans laquelle les femmes sont invitées à s’extraire de l’emprise technologique du patriarcat. C’est en se rendant «  étrangères  » aux logiques de domination que les xénoféministes tentent de combattre. Elles développent ainsi une forme d’autonomie technologique qui leur permet de mettre en place des gestes «  d’autodéfense numérique19  ». Dans le cadre de cette stratégie, les féministes nous invitent collectivement «  à acquérir les
compétences nécessaires à la reconversion des technologies existantes et à l’invention d’outils matériels et cognitifs novateurs répondant à des objectifs communs20  ». Les gestes de réappropriation proposés dans A Side Man 5000 Adventure peuvent être considérés comme des prototypages d’un mode d’action provenant directement de la notion d’autonomie technologique. En s’intéressant à un des premiers instruments de musique électronique, cette artiste nous propose davantage qu’une simple archéologie des médias. Par ses gestes de bricolage et de réappropriation, elle fait également la démonstration d’une autre façon de se comporter avec les objets techniques qui nous entourent. Plutôt que de considérer les machines comme des innovations destinées à l’obsolescence, nous pouvons essayer de faire connaissance avec elles.

  • 21 Paul B. Preciado parle de «  capitalisme pharmaco-pornographique  » dans son livre Testo Junkie, (...)

17De son côté, l’artiste sino-américaine Mary Maggic travaille à l’intersection de la performance, de la vidéo et de la fiction scientifique. Dans sa vidéo Housewives Making Drugs, elle détourne le modèle des émissions de cuisine pour réaliser un tutoriel parodique dans lequel deux trans-femmes enseignent à leur audience comment synthétiser des œstrogènes en utilisant une de leurs inventions  : l’Estrofemminizer. Cette vidéo propose un mode d’emploi pratique pour permettre de s’émanciper du contrôle hormonal organisé par une certaine forme de pharmacologie patriarcale21. La pharmacologie patriarcale pouvant être ici comprise comme l’ensemble des dispositifs médicaux qui permettent de modeler et de reculer le fonctionnement biologique du corps des femmes pour le faire correspondre aux attentes du patriarcat en matière de sexualité et de reproduction. Lorsque l’on regarde attentivement le fonctionnement de cette œuvre, on se rend compte que toute la performance semble tourner autour du fameux Estrofemminizer. C’est la présence de cet objet – que l’on appelle dans le champ de la science-fiction des novum – qui va rendre à la fois possible et surtout plausible la fabulation proposée par l’artiste dans cette vidéo. Dans la littérature d’anticipation, les novum sont le plus souvent des objets technologiques inédits introduits dans la trame narrative. Leur simple présence au sein de notre monde bouleverse intégralement le sens que prend la réalité qui les entoure. L’implantation cérébrale d’un module qui permet de communiquer par télépathie avec son conjoint ou bien encore l’installation d’un dispositif autorisant l’effacement de mauvais souvenirs suffit bien souvent à transformer la réalité quotidienne en un enfer paranoïaque. Et c’est ainsi que chez Philip K. Dick ou bien chez Greg Egan, il suffit d’introduire dans le récit la présence d’un petit dispositif biotechnologique, souvent très simple, pour que la société toute entière bascule dans une forme effrayante de totalitarisme.

Dessin à partir d’une capture d’écran de la vidéo de Mary Maggic, Housewives Making Drugs, 2017.

Dessin à partir d’une capture d’écran de la vidéo de Mary Maggic, Housewives Making Drugs, 2017.

Raffard-Roussel, Machine Terrestrographique, bois (hêtre), composants mécaniques, électroniques et électriques, cables, métal, visserie, ordinateur, plaque électrique, casserole, matières colorantes collectées, papier, 2018-2021.

Raffard-Roussel, Machine Terrestrographique, bois (hêtre), composants mécaniques, électroniques et électriques, cables, métal, visserie, ordinateur, plaque électrique, casserole, matières colorantes collectées, papier, 2018-2021.

© Raffard-Roussel.

Raffard-Roussel, Machine Terrestrographique, encres à partir de matières colorantes collectées, 2018-2021.

Raffard-Roussel, Machine Terrestrographique, encres à partir de matières colorantes collectées, 2018-2021.

© Raffard-Roussel.

  • 22 Extrait de l’essai de Spideralex et Sophie Toupin, «  Introduction: Radical Feminist Storytellin (...)
  • 23 C’est ce que s’efforce de faire par exemple le collectif de hackeuses GynePunk qui organise des (...)

18Comme nous venons de le voir, l’Estrofemminizer peut être considéré comme une forme particulière de fabulation. Il s’agit là d’une fabulation qui ne serait pas uniquement onirique ou poétique, mais qui aurait également une fonction spéculative. L’Estrofemminizer est une fable technologique et politique qui nous permet d’imaginer la possibilité d’un autre rapport au monde. Le concept de fabulation spéculative est présent sous différentes formes dans le corpus technoféministe. La sociologue et hackeuse espagnole Spideralex en donne une première définition lorsqu’elle écrit que cette pratique consiste à «  faire spéculativement22  ». Plus précisément, on pourrait dire que la fabulation spéculative permet d’activer des imaginaires en passant par le faire technologique. Faire de la fabulation spéculative dans une démarche technoféministe, c’est donc activer – par le partage des connaissances technologiques, le hack (piratage) des technologies verrouillées, le bricolage d’outils alternatifs – de nouveaux imaginaires qui refaçonnent notre manière d’être au monde23. Pour revenir à l’œuvre de Mary Maggic, il nous semble que sa proposition d’Estrofemminizer peut être vue comme le bricolage d’un novum. Bricolage de novum qui prend ici la forme d’un fake technologique activant notre imaginaire. Il semblerait bien que la fabulation spéculative ait conduit Mary Maggic à prototyper une nouvelle forme de geste de bricolage  : un geste de bricolage spéculatif.

L’expérience de notre machine terrestrographique

  • 24 Bruno Latour, Où suis-je  ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres, Paris, Éditions la D (...)

19À présent, pour ancrer nos réflexions autour de la fonction prototypante des œuvres d’art, nous voudrions revenir sur une expérience menée dans notre atelier. Il y a quelques années, notre fidèle imprimante Epson Stylus Pro 4900 refuse de fonctionner correctement. L’écran placé en façade de la machine indique un message d’erreur. La consultation du manuel d’utilisation mentionne que, pour résoudre ce type de panne, il faut obligatoirement faire appel à un technicien agréé. Nous contactons donc une entreprise affiliée à cette marque, qui nous envoie un opérateur à notre atelier. En quelques minutes, l’opérateur ouvre la machine et change l’intégralité de la «  pompe à encre  ». Ce bloc mécanique chargé d’assurer la bonne circulation des pigments jusqu’aux buses d’impression est apparemment trop vieux pour continuer à pouvoir fonctionner correctement. Le technicien suit les lignes directrices d’une procédure bien rodée et à aucun moment de ce processus, une opération de réparation n’est envisagée. Cette situation nous a en quelque sorte réveillés. À partir de ce jour, nous avons commencé à changer le regard que nous portions sur les machines qui peuplent notre milieu de création. Avec quel type de machines avions-nous envie de vivre et de travailler  ? Quelle forme pourrait prendre une imprimante qui serait reliée aux problématiques écologiques qui animent notre atelier  ? Est-il possible de construire nous-mêmes nos propres outils de travail numérique  ? Pour répondre à ces questions, nous avons voulu essayer de créer une machine terrestrographique. Une machine terrestrographique, c’est une machine qui est en prise directe avec ce que Bruno Latour appelle «  le terrestre  ». Pour cet anthropologue, le terrestre est l’espace dans lequel nous sommes amenés à vivre en tant qu’habitants de la Terre. Dans un de ses derniers livres24, Latour explique que nous ne pouvons vivre que dans une fine couche de réalité située entre le sous-sol rocheux de notre planète et l’atmosphère protectrice au-dessus de nos têtes. C’est d’après lui dans l’espace de la fine couche du terrestre que nous devons penser les questions d’écologie. L’échelle du terrestre apparait ici comme un terme situé à mi-chemin entre le localisme de certains penseurs décroissants et le globalisme de certains défenseurs du développement durable. Nous avons voulu imaginer une machine qui serait capable de se connecter à cette réalité du terrestre. Nous voulions fabriquer une machine qui puisse à la fois tirer parti des richesses du territoire dans laquelle elle se trouve tout en étant ouverte à des questionnements plus vastes. En ce sens, une machine terrestrographique est un appareil qui fonctionne grâce aux ressources disponibles localement tout en considérant l’impact que son fonctionnement peut avoir à une échelle plus large. À l’image des artistes que nous avons étudiées préalablement, nous nous sommes branchés à la fois aux souches théoriques du technoféminisme et de l’écoféminisme. Dans le corpus technoféministe, nous avons extrait la notion d’hégémonie techno-patriarcale que nous avons mise en action par des gestes d’auto-construction, et dans le corpus écoféministe nous nous sommes appuyés sur le concept d’économie restaurative que nous avons activé par des promenades glanantes.

  • 25 Chez les membres du collectif VNS Matrix cette notion est désignée sous le concept «  d’ordinate (...)
  • 26 Donna Haraway, op. cit., p. 48.
  • 27 Connaissance ouverte que nous pouvons envisager comme une traduction libre de la notion d’open s (...)

20Dans ce projet épique qui consistait à construire une machine terrestrographique, la notion d’hégémonie techno-patriarcale25 a été décisive. Cette notion décrit de manière très synthétique la manière avec laquelle le patriarcat utilise la technologie pour maintenir son hégémonie. Autrement dit, cette notion développe l’idée que les objets techniques ne sont pas neutres, mais qu’au contraire ils véhiculent avec eux une certaine idée de la société. La manière avec laquelle les ordinateurs sont programmés du hardware au software renforce de manière invisible les rapports de pouvoirs qui structurent notre rapport au monde. On retrouve cette idée développée dans le célèbre Manifeste Cyborg. Dans ce texte Donna Haraway parle «  d’informatique de la domination26  » pour décrire les agencements
cybernétiques qui contrôlent le fonctionnement de notre tissu social. Elle appelle à une reprogrammation de ce dispositif techno-organique afin de créer un espace terrestre plus égalitaire. Dans le cadre de la réalisation de notre machine, nous avons tenté de mettre au travail la notion d’hégémonie techno-patriarcale à travers des gestes d’auto-construction. Cette tentative nous a obligés à prendre acte des différences qui existaient au sein de notre duo lorsqu’il s’agissait d’affronter les effets inhibants du techno-patriarcat. Il est apparu assez clairement que nous avions développé des aptitudes très différentes au cours de notre histoire personnelle pour contourner ce type d’emprise technologique. Nous avons donc dû mettre en place des dispositifs d’apprentissage et de partage du savoir pour arriver ensemble à prendre au jour le jour les bonnes décisions pour notre machine. L’auto-construction nous a conduits à une pratique plus démocratique de la fabrication et de la création. Pratique empruntée à ce qui peut se passer dans certains fab labs, où les espaces d’expérimentations pratiques cohabitent avec des temps d’auto-formation aux techniques contemporaines. Nous avons pu constater qu’avec l’auto-construction venait finalement de manière presque automatique une certaine culture de la connaissance ouverte27. D’une manière générale, nous avons dû dépasser de nombreuses inhibitions pour enfin nous sentir capables, c’est-à-dire autorisés, à réaliser notre projet. Il nous a fallu nous former à la programmation, à la robotique et à l’électronique pour réussir à construire notre machine. Cette expérience menée au sein de notre atelier, nous l’avons vécue comme une forme de performance qui nous a permis d’éprouver toute la force de résistance qui s’opposait à nous lorsque l’on cherche à atteindre une certaine autonomie technologique. Il nous a fallu nous armer de patience et parfois de courage pour tenter de parvenir à accéder à la libre possibilité d’imaginer les outils dont nous avions réellement besoin.

  • 28 Paul Hawken, The Ecology of Commerce: A Declaration of Sustainability, New York, HarperCollins, (...)
  • 29 Starhawk, op. cit., p. 165-166.

21Une fois notre machine construite, il nous a fallu trouver des encres pour la faire fonctionner. En effet une machine ne marche pas toute seule et elle doit se relier à différents réseaux d’approvisionnement. À travers ce problème, nous voulions essayer de réfléchir à la question de la ressource. C’est par ce prisme que nous voulions questionner la manière avec laquelle les objets technologiques appartiennent et interagissent avec un milieu. Dans le cadre de cette réflexion, nous avons été chercher dans le corpus écoféministe la notion d’économie restaurative. Cette notion peut être entendue comme une manière de mettre en place une économie qui – plutôt que de causer des dégradations environnementales – se baserait sur le principe de l’intérêt commun des humains et des autres qu’humains. La notion d’économie restaurative (restorative economy)
est proposée par l’écologiste Paul Hawken28 comme un changement de paradigme pour repenser entièrement nos systèmes de production. De son côté, l’écoféministe Starhawk propose la mise en place d’une «  démocratie économique restaurative29  » qui considère par exemple les déchets comme des sources de matériaux pour de futurs produits.

22C’est dans cette perspective que nous avons décidé de glaner la matière colorante que nous allions utiliser pour réaliser nos images. Ce que nous voulions, c’est que les pigments de nos encres soient obtenus sans violence et dans le cadre d’une relation qualitative avec le milieu qui nous entourait. C’est ainsi que nous avons mis en place autour de notre atelier des programmes de promenades glanantes au cours desquelles nous avons progressivement appris à repérer les plantes tinctoriales, mais aussi les déchets colorants. Dans les meilleurs des cas, ces matériaux étaient des résidus inexploités – comme des morceaux de métal rouillé, des mégots de cigarettes abandonnées ou bien des fruits tombés d’un arbre – et ils jonchaient le sol en attendant que quelqu’un les récupère. Ici, l’économie restaurative prend le sens d’une certaine pratique de la promenade et du glanage, dans laquelle la recherche de matériaux rencontre la possibilité de débarrasser la Terre de certains polluants. Cette action nous a permis de nous rendre sensibles à la vulnérabilité du milieu qui nous entoure tout en liant une nouvelle relation de co-dépendance à son égard. En pratiquant ces promenades glanantes nous avons donc eu l’impression, bien que très modestement, d’expérimenter une nouvelle forme d’action, dans laquelle la logique de prédation était remplacée par une dynamique mutualiste.

23Après avoir terminé notre machine à imprimer des images fonctionnant à partir de matériaux récoltés, nous avons pu faire un bilan de cette expérience de création. Pour être parfaitement honnêtes, nous nous sommes rendu compte assez vite que d’un point de vue technologique notre machine était loin d’être une innovation extraordinaire. Notre machine était assez lente et réaliser des images demandait une grande attention tout au long du processus d’impression. D’autre part, il était évident qu’il serait très difficile de rendre son usage démocratique tant son fonctionnement pouvait s’avérer complexe par certains aspects. Pourtant, nous voudrions aujourd’hui dépasser ce constat. Nous pensons que cette œuvre, qui a été à la fois une aventure technologique et une performance artistique, peut être abordée selon un autre angle. En effet si l’on considère cette œuvre comme un prototypage de manière d’agir provenant de la rencontre avec des souches théoriques non hégémoniques, elle devient beaucoup plus intéressante. Autrement dit, il nous semble que certains des modes d’action qui ont été performés dans cette œuvre-machine peuvent être considérés comme des éléments disponibles qui pourront être directement récupérés dans le cadre d’autres problématiques appartenant au champ de l’écologie.

Conclusion  : un art qui se manifeste

  • 30 Donna Haraway, op. cit., p. 70.
  • 31 Du côté écoféministe, Starhawk et son Declaration of the Four Sacred Things revendique l’agentiv (...)

24Écoféminisme et technoféminisme sont souvent renvoyés dos à dos. En effet on reproche à l’écoféminisme de considérer la technologie un peu rapidement comme un outil de la domination patriarcale, alors qu’il pourrait être envisagé comme un levier d’accélération du programme d’émancipation proposé par les féministes30. D’autre part on regrette souvent que les technoféministes oublient de mettre à l’agenda de leurs préoccupations les questionnements d’ordre écologique. Bien que ces deux mouvements de pensée semblent parfois irréconciliables, il nous semble néanmoins qu’une forme d’écriture caractéristique les rassemble  : le manifeste. Qu’ils soient produits par des théoriciens, des activistes ou des artistes, ces manifestes prolifèrent comme des champignons à l’intérieur de ces deux mouvements31.

25Dans le cadre de l’écoféminisme et du technoféminisme, le manifeste peut être compris comme un texte ayant une fonction performative. À l’image d’un cheval de Troie – ces virus qui dissimulent à l’intérieur d’un fichier texte anodin des morceaux de code auto activables –, le manifeste est une forme discursive qui contient en son sein une sorte de programme d’actions à réaliser. Nous l’avons vu, Annie Sprinkle et Elizabeth Stephens, Tabita Rezaire, mais aussi Darsha Hewitt et Mary Maggic, toutes ces artistes semblent avoir essayé de proposer des œuvres qui peuvent être vues comme des formes d’interprétations pratiques construites à partir d’une rencontre avec un objet théorique inédit. Le foisonnement des manifestes émanant de ces deux souches théoriques non hégémoniques n’est pas anodin pour les artistes que nous avons étudiées. Ces textes ont un effet concret, ils vont inviter directement les artistes qui sont habités par des questionnements politiques, à mettre en action leur contenu. Les artistes se trouvent alors pour ainsi dire en première ligne, et ils et elles sont bien souvent les premiers prototypeurs des gestes encapsulés dans ces manifestes.

  • 32 Cette position peut être illustrée par l’œuvre créée par Olafur Eliasson qui, lors de la COP21 a (...)

26Lorsque l’on est artiste et que l’on s’intéresse aux problématiques écologiques, on peut vite avoir tendance à osciller entre deux attitudes opposées et parfois même contradictoires. Première position  : celle du lanceur d’alerte qui consiste à produire des œuvres qui ont pour but de mobiliser la conscience du spectateur. Cette démarche se fonde sur l’espoir que le contact avec l’œuvre sera suffisamment fort pour initier chez le spectateur un changement radical de comportement32. Deuxième position  : celle de l’exemplarité, dans laquelle l’artiste montre qu’il est possible de créer des œuvres sans produire la moindre pollution et en devenant un allié harmonieux des cycles de la nature. Cette position s’appuie sur l’idée que le spectateur au vu de ces œuvres exemplaires sur le plan écologique aurait une sorte de sursaut qui produirait irrémédiablement chez lui une envie de décroissance.

27Dans notre pratique d’artistes, nous sommes souvent pris en étau entre ces deux positions. Faut-il sacrifier des ressources naturelles précieuses pour alerter nos contemporains sur l’urgence d’un changement de comportement vis-à-vis de l’environnement  ; ou bien faut-il faire la démonstration d’une certaine forme d’exemplarité, quitte à ce que les œuvres passent totalement inaperçues tant elles demeurent fragiles et éphémères  ? Penser les œuvres comme des prototypages de mode d’action provenant de souches théoriques alternatives aux grands courants de pensée contemporains nous a permis de développer une troisième voie. Dans cette troisième voie, l’art devient manifeste, il devient un art qui expérimente des modalités d’action. Cette voie n’est pas forcément la route la plus simple à prendre, mais elle permet d’excaver pour ainsi dire un nouveau réseau de solutions pratiques et théoriques d’une valeur inestimable. Ainsi, on peut souhaiter que dans le cadre d’un art qui travaille autour des problématiques écologiques, se développe davantage d’œuvres prototypantes.

28C’est en tout cas dans cette perspective que nous envisageons au sein de notre atelier la pratique de la recherche-création. Pour nous, la création artistique est intimement reliée à lecture de textes théoriques. Notre travail n’essaie pas d’illustrer des notions ni même de s’inspirer de concepts provenant de la sociologie, de l’écologie ou de la philosophie esthétique. Notre travail cherche au contraire à mettre en action les gestes qui sont encodés dans les textes que nous lisons. Dans ce cadre, la recherche-création n’est pas une création qui vient à la suite d’une période de recherche, mais nous considérons que les notions et les concepts issus du monde de la recherche contiennent en eux des promesses d’œuvres.

29Ritualiser, guérir, se réapproprier les machines, bricoler des novum comme nous l’avons vu chez les artistes que nous avons étudiés, ou encore se lancer dans l’auto-construction et pratiquer le glanage comme nous l’avons proposé pour notre machine terrestrographique – sont autant de gestes dont nous avons besoin pour affronter les difficultés du monde qui vient. Face à l’urgence climatique, il nous semble que nous pouvons tous nous saisir de ces modes d’action développés dans le champ de l’art contemporain en les réimplémantant dans d’autres contextes. Chacun pourra imaginer ce que ritualiser, auto-construire ou encore guérir pourraient vouloir dire si l’on transposait par exemple ces trois modalités d’action pour tenter de changer notre rapport aux énergies fossiles, à la monoculture et aux traitements de nos déchets. Les œuvres prototypantes modélisent des modes d’agir qui attendent d’être activés dans d’autres contextes que celui qui les a vu naître. Elles constituent un réservoir précieux dans lequel puiser pour amorcer les changements civilisationnels dont nous avons besoin pour faire émerger une nouvelle forme de conscience planétaire. Elles manifestent notre envie de voir se dessiner un autre futur.

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Notes

1 Rapport du GIEC du 9 août 2021. Voir V. Masson-Delmotte, P. Zhai, A. Pirani, S. L. Connors, C. Péan, S. Berger, N. Caud, Y. Chen, L. Goldfarb, M. I. Gomis, M. Huang, K. Leitzell, E. Lonnoy, J.B.R. Matthews, T. K. Maycock, T. Waterfield, O. Yelekçi, R. Yu et B. Zhou (sld), IPCC, 2021 : Summary for Policymakers. In: Climate Change 2021:
The Physical Science Basis. Contribution of Working Group I to the Sixth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change, Cambridge, Cambridge University Press, 2021.

2 Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Éditions de minuit, 1980.

3 Ariel Kyrou et Yannick Rumpala, «  De la pluralité des fins du monde  : les voies de la science-fiction  », Multitudes, n°  76, 2019, p. 104-112.

4 William Gibson, Neuromancien, Vauvert, Au Diable Vauvert, 2020.

5 Kim Stanley Robinson, Aurora, Paris, Bragelonne, 2019.

6 Margaret Atwood, La Servante écarlate, Paris, Robert Laffont, 2017.

7 Ariel Kyrou et Yannick Rumpala, op. cit., p. 104-112.

8 Elie During a lui aussi utilisé le modèle du prototype pour décrire les œuvres d’art en particulier dans le contexte de l’art conceptuel américain. Elie During, «  Prototypes (pour en finir avec le romantisme)  », dans Colette Tron (sld), Esthétique et société, Paris, Éditions de L’Harmattan, 2009.

9 Depuis les années 1970, l’écoféminisme est revendiqué par de multiples mouvements et incarné par des théoriciennes et activistes telles que Wangari Maathai, Vandana Shiva et Starhawk. Dans le champ de l’art contemporain, plusieurs expositions prennent acte de cet intérêt envers l’écoféminisme revitalisé par différents courants. Parmi ces positions, «  Earthkeeping  Earthshaking – art, feminisms and ecology  » organisée en 2020 à la galerie Quadrum de Lisbonne, «  ecofeminism(s)  » organisée en 2020 à la galerie Thomas Erben à New York, ou encore «  Even the rocks reach out to kiss you  » organisée en 2021 au Transpalette de Bourges.

10 Annie Sprinkle et Elizabeth Stephens, Ecosex Manifesto, [http://sexecology.org/research-writing/ecosex-manifesto/], consulté le 15 janvier 2021.

11 Émilie Hache, Reclaim  : recueil de textes écoféministes  : anthologie, Paris, Cambourakis, 2016, p. 23.

12 Expérimentations menées en grande partie par le médecin américain James Marion Sims.

13 Starhawk, Quel monde voulons-nous  ?, Paris, Cambourakis, 2019.

14 Nous avons ici choisi d’utiliser le terme de technoféminisme proposé par la sociologue Judy Wajcman qui permet de réunir les pensées et les pratiques à l’intersection des technologies et du féminisme, telles que le cyberféminisme. Écouter le podcast «  Revisiting The Future : Technofeminism in the 21st Century  » qui restitue la table ronde du 5 octobre 2019 organisée au Barbican Centre à Londres, [https://soundcloud.com/ignotabooks/revisiting-the-future-technofeminism-in-the-21st-century]

15 Prenant racine dans le Manifeste Cyborg de Donna Haraway, le technoféminisme en tant que mouvement de pensée est incarné par la théoricienne Sadie Plant, ainsi que par le collectif Australien d’artiste VNS Matrix et par le collectif Old Boy Network (OBN). Plus récemment, la richesse des potentialités contenues dans le technoféminisme s’est actualisée à travers le xénoféminisme, l’Afrocyberféminisme ou encore le glitch feminism.

16 Judy Wajcman, TechnoFeminism, Cambridge, Polity Press, 2013.

17 Parmi ces expositions, «  Computer Grrrls  » organisée en 2019 à la Gaîté Lyrique à Paris, et «  Producing Futures. An Exhibition on Post-Cyber-Feminisms  » organisée en 2019 par le Migros Museum für Gegenwartskunst à Zurich.

18 Donna Haraway, Manifeste cyborg et autres essais  : sciences, fictions, féminismes, Paris, Exils essais, 2016, p. 52.

19 Laboria Cuboniks, Manifeste xénoféministe  : une politique de l’aliénation, Paris, Éditions Entremonde, 2019.

20 ibid.

21 Paul B. Preciado parle de «  capitalisme pharmaco-pornographique  » dans son livre Testo Junkie, sexe, drogue et biopolitique, Paris, Grasset, 2008.

22 Extrait de l’essai de Spideralex et Sophie Toupin, «  Introduction: Radical Feminist Storytelling and Speculative Fiction: Creating new worlds by re-imagining hacking  », dans Ada, a journal of gender new media & technology, no 13, janvier 2018, [https://adanewmedia.org/2018/05/ issue13-toupin-spideralex/], consulté le 20 janvier 2021.

23 C’est ce que s’efforce de faire par exemple le collectif de hackeuses GynePunk qui organise des ateliers DIY (do-it-yourself) pour apprendre à fabriquer soi-même des outils gynécologiques imprimables en 3D et partageables par tous.

24 Bruno Latour, Où suis-je  ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres, Paris, Éditions la Découverte, 2021.

25 Chez les membres du collectif VNS Matrix cette notion est désignée sous le concept «  d’ordinateur central du paternel  » et l’on retrouve aussi cette notion chez les xénoféministes qui dans leur manifeste revendiquent «  la responsabilité de construire de nouvelles institutions de proportions technomatérialistes hégémoniques  » afin de s’émanciper du «  blantriarcat capitaliste  ». Laboria Cuboniks, op. cit., p. 69.

26 Donna Haraway, op. cit., p. 48.

27 Connaissance ouverte que nous pouvons envisager comme une traduction libre de la notion d’open source.

28 Paul Hawken, The Ecology of Commerce: A Declaration of Sustainability, New York, HarperCollins, 1993.

29 Starhawk, op. cit., p. 165-166.

30 Donna Haraway, op. cit., p. 70.

31 Du côté écoféministe, Starhawk et son Declaration of the Four Sacred Things revendique l’agentivité propre à la Terre. Annie Sprinkle et Elizabeth Stephens promettent dans leur Ecosex Manifesto d’aimer, d’honorer et de chérir la Terre. Du côté technoféministe, VNS Matrix dans leur Cyberfeminist Manifesto for the 21st Century se considère comme le virus du nouveau désordre de la Terre. Les xénoféministes quant à elles cherchent par leur Manifeste xénoféministe  : une politique de l’aliénation à se réapproprier la technologie tout en se débarrassant de l’idée de nature en tant que source des inégalités de genre. Par ailleurs, Legacy Russell dans son livre Glitch Feminism : A Manifesto, revendique l’erreur non pas comme une faute à réparer, mais comme une nouvelle perspective sur le monde qui laissera de la place à ceux qui sont invisibilisés. De son côté, Martine Syms dans son Mundane Afrofuturist Manifesto imagine la construction d’un monde en dehors d’un patriarcat impérialiste, capitaliste et blanc. Enfin, Lucille Haute, dans son Cyberwitches manifesto se situe à l’intersection des pensées écoféministes et technoféministes. Cette artiste se revendique du mouvement écoféministe Reclaim mais aussi du cyberféminisme ou encore du technochamanisme et de l’afrofuturisme. Son manifeste encourage l’émancipation technologique et les pratiques du DIY tout en se connectant aux forces spirituelles et aux traditions ancestrales. Une attitude qui pourrait se résumer par ce mantra  : «  Let’s use smartphones and tarot cards to connect to spirits  ».

32 Cette position peut être illustrée par l’œuvre créée par Olafur Eliasson qui, lors de la COP21 a disposé douze morceaux de banquise sur la place du Panthéon à Paris.

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Table des illustrations

Titre Raffard-Roussel, schéma pour les souches hégémoniques dans un contexte d’urgence climatique, 2022.
Crédits © Raffard-Roussel.
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Titre Raffard-Roussel, schéma pour les œuvres prototypantes, 2022.
Crédits © Raffard-Roussel.
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Fichier image/png, 1,4M
Titre Dessin à partir de l’image de Elizabeth Stephens et Annie Sprinkle, Green Wedding, 2008.
Crédits (Credit : Courtesy of Lydia Daniller).
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Fichier image/jpeg, 978k
Titre Dessin à partir d’une capture d’écran de la vidéo de Tabita Rezaire, Sugarwalls Teardom, 2016.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/3054/img-4.png
Fichier image/png, 1,2M
Titre Dessin à partir d’une capture d’écran de la vidéo de Darsha Hewitt, A Sideman 5000 Adventure, 2015.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/3054/img-5.png
Fichier image/png, 1,6M
Titre Dessin à partir d’une capture d’écran de la vidéo de Mary Maggic, Housewives Making Drugs, 2017.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/3054/img-6.png
Fichier image/png, 1,0M
Titre Raffard-Roussel, Machine Terrestrographique, bois (hêtre), composants mécaniques, électroniques et électriques, cables, métal, visserie, ordinateur, plaque électrique, casserole, matières colorantes collectées, papier, 2018-2021.
Crédits © Raffard-Roussel.
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Fichier image/png, 4,8M
Titre Raffard-Roussel, Machine Terrestrographique, encres à partir de matières colorantes collectées, 2018-2021.
Crédits © Raffard-Roussel.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/3054/img-8.png
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Pour citer cet article

Référence papier

Matthieu Raffard et Mathilde Roussel, « Des prototypes d’action pour le futur »Marges, 35 | 2022, 80-122.

Référence électronique

Matthieu Raffard et Mathilde Roussel, « Des prototypes d’action pour le futur »Marges [En ligne], 35 | 2022, mis en ligne le 02 janvier 2025, consulté le 18 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/3054 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/marges.3054

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Auteurs

Matthieu Raffard

Photographe

Mathilde Roussel

Plasticienne

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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