Špela Petrič, une esthétique au-delà de l’humain ?
Résumés
Cet article vise à analyser la façon dont le travail de l’artiste Špela Petrič s’affranchit de la dichotomie entre nature et culture. Dans ses propositions à la frontière entre art et science, Petrič met en avant les non-humains comme des producteurs de signes, voire même comme des parents potentiels. L’article examine la façon dont le travail de l’artiste peut être considéré comme un exemple d’une forme d’esthétique au-delà de l’humain. L’article replace la pratique de l’artiste au sein du champ intellectuel du « tournant ontologique » (Latour, Descola, Haraway).
Plan
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- 1 Donna Haraway, Simians, Cyborgs and Women : The Reinvention of Nature, New York, Routledge, 1991
- 2 Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
- 3 Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique [1991], Paris, (...)
1La question du dérèglement climatique habite aujourd’hui avec ampleur l’espace médiatique, autant qu’elle s’insinue avec force dans nos gestes quotidiens et nos interrogations plus personnelles. Au-delà de la simple question écologique, c’est notre relation toute entière à notre environnement qui est à reconsidérer : notre rapport à l’eau, au minéral, aux animaux, aux plantes, aux bactéries – autrement dit, ce qui lie l’humain au non-humain – qui est à mettre à jour. Cette mutation civilisationnelle est déjà largement accompagnée, sinon permise, par tout un mouvement au sein des sciences sociales que d’aucuns ont baptisé le « tournant ontologique » dont les animateurs engagent justement à penser qu’un « grand partage » a été instauré par l’Occident moderne entre les êtres humains et tout le reste. Cette étanche hiérarchie imposée entre « la nature » et « la culture », entre le non-humain et l’humain, relèverait essentiellement d’une forme de fausse conscience qui, au-delà de reposer sur un ensemble de concepts dont la validité est sérieusement éreintée, engage l’humain dans un rapport au monde particulièrement nocif, dont nous payons la facture aujourd’hui. Qu’il s’agisse de Donna Haraway1, Philippe Descola2 ou Bruno Latour3, ces anthropologues et philosophes ont depuis plus de trente ans posé les bases d’une réévaluation aussi complète que vertigineuse de l’encastrement humain au sein du monde. Ces questions n’ont pas non plus été éludées, loin s’en faut, par le champ de l’art.
- 4 Voir Alain Mérot, Du paysage en peinture : dans l’Occident moderne, Paris, Gallimard, 2009.
- 5 Pierre Wat, Pérégrinations : paysages, entre nature et histoire, Vanves, Hazan, 2017 ; Philipp (...)
2L’art occidental s’est depuis longtemps penché sur la représentation de la nature : les différentes modalités de figuration furent marquées par ce « grand partage », discriminant le monde humain – la grande peinture, la scène de genre, le portrait –, du monde non-humain – le paysage et la nature morte –, où la jonction des deux univers n’offrait à l’environnement naturel qu’une place subalterne, comme simple décor4, voire comme espace de projection des sentiments humains sur l’espace5.
- 6 Le premier est le biologiste Alexander Fleming, le découvreur de la pénicilline, qui dès le débu (...)
3Cette mobilisation du non-humain peut prendre des formes tout à fait diverses, jusqu’à la manipulation à un niveau microbiologique, l’action artistique se rapprochant alors des techniques de laboratoire. Si comme a pu le noter Iglika Christova, la mobilisation de micro-organismes à des fins esthétiques est déjà vieille de près de cent ans6, le recours à ce type de pratique dans le cadre d’une remise en cause de l’étanchéité du cloisonnement entre humain et non-humain est beaucoup plus récent. Depuis plusieurs années, certains artistes s’attachent à produire des objets, des images ou des situations où la frontière entre art et science, entre l’individu et son environnement, entre ce qui relève du culturel et du biologique se voit remise en question. L’artiste slovène Špela Petrič est une représentante notable de cette mouvance.
- 7 Špela Petrič est titulaire d’un doctorat en biochimie et biologie moléculaire.
- 8 Organisée par Maria Ptqk sur l’espace virtuel du Musée du Jeu de Paume, la manifestation portait (...)
- 9 [spelapetric.org/#/scotopoiesis/], consulté le 14 novembre 2021. Toutes les traductions des text (...)
4Née en 1980 à Ljubljana, Špela Petrič navigue précisément entre nature et culture. Biologiste de formation7, Petrič a quitté le domaine de la recherche expérimentale pour embrasser une carrière d’artiste, sans pour autant délaisser complètement la méthodologie scientifique. Son travail peut être rangé dans le domaine du bio-art, nombre de ses œuvres mettant en jeu la manipulation du vivant, à l’échelle macroscopique comme microscopique, jusqu’à l’édition génétique. Ses travaux ont été montrés en France à l’occasion de la manifestation virtuelle « À propos du Chthulucène et de ses espèces camarades » au Jeu de Paume à Paris en 20178, ainsi qu’au sein de l’exposition « La Fabrique du vivant » au Centre Pompidou en 2019. Si l’œuvre de Špela Petrič a pu ici et là mobiliser des animaux, l’essentiel des dispositifs récents de l’artiste met aux prises des végétaux, dans la mesure où ceux-ci incarnent pour Petrič une forme d’altérité non-humaine extrême : si l’on attribue, même au sein de nos sociétés contemporaines, des émotions, des intentions, voire des personnalités à certains animaux, il n’en est en général absolument rien des plantes qui se voient traditionnellement « privées d’intériorité, d’autonomie, d’essence et d’individualité, et se trouvent ainsi mis sur le bas-côté des discours éthiques contemporains9 ».
- 10 Nous reprenons ici à notre compte le sous-titre d’une « anthropologie au-delà de l’humain » d’ (...)
- 11 Le « naturalisme » décrit au sein des « ontologies » par Philippe Descola désigne un mode d’ (...)
- 12 La « constitution moderne » de Bruno Latour désigne un environnement historique et intellectue (...)
5La présente étude vise à resituer la pratique de Špela Petrič au sein du questionnement intellectuel de la relation entre humain et non-humain et de la façon dont son travail peut être envisagé comme fondateur d’une « esthétique au-delà de l’humain10 », s’affranchissant
des présupposés conceptuels du « naturalisme11 », comme de la « constitution moderne12 ». Pour cela, nous décrirons un ensemble de pièces notables réalisées par l’artiste ces dix dernières années, en tâchant de dégager quelques points saillants, avant de nous attacher plus spécifiquement à examiner la façon dont le travail de Špela Petrič s’inscrit dans cette reconfiguration profonde du rapport à notre environnement.
Le travail de Špela Petrič : de l’aliénation à l’émancipation du non-humain ?
Non-humains aliénés
- 13 [https://www.spelapetric.org/#/miserable-machines/], consulté le 14 novembre 2021. William Myers (...)
6Si les pièces plus récentes de l’artiste ont plutôt mis l’accent sur une coexistence mutuellement bénéfique entre les humains et leurs interlocuteurs, où la poésie, l’amour et le soin sont au cœur des dispositifs, les propositions plus anciennes n’hésitaient pas à mettre les spectateurs face à la domination de l’humain sur le non-humain, et la façon dont celui-ci, par la colonisation constante de son espace, se voyait obligé de vivre selon nos règles. Ainsi, Circadian Drift (2012) propose une interconnexion entre les humains et les rats, qui partagent le même rythme circadien (soit un processus biologique total d’une durée de 24 heures), comme de nombreuses autres espèces qui se sont accoutumées au rythme de rotation de la Terre. Un volontaire, qui porte sur lui des senseurs mesurant la lumière, vit sa vie normale d’humain. Les données captées et envoyées par internet conditionnent la luminosité des cages des rats, qui voient leur propre existence rythmée par celle du volontaire humain, télématiquement transportée chez eux. Les rats, vivant essentiellement la nuit, doivent alors s’adapter au rythme humain. En captant les ultrasons émis par les rats, dont les fréquences indiquent aussi bien le contentement que le malaise, Petrič mesure et montre la façon dont les rats vivent notre présence. Miserable Machines (2015) mobilise quant à elle des moules, électrostimulées toutes les vingt minutes autour d’une armature, de façon à les transformer en vases. Les intervalles permettent à la moule de se reposer, avant de se voir à nouveau violemment sollicitée. Il s’agit d’une mise en garde contre certaines branches du bio-design, qui sous couvert de fabriquer des meubles avec des matériaux organiques, reconduit de façon ultraviolente la domination des humains sur le reste du vivant13.
Langages non-humains
- 14 [https://www.spelapetric.org/#/cladocera/], consulté le 14 novembre 2021.
7Cladocera (2010) tire son titre du nom scientifique de la « puce d’eau » (daphnia magna, cladocera), crustacé microscopique vivant dans les eaux douces et stagnantes, et dont le corps translucide laisse voir les organes internes. Pour la pièce, l’artiste utilise la lumière afin de guider le mouvement des puces. Ces déplacements sont captés en temps réel par un système de visualisation informatique. Un logiciel de lecture de ces coordonnées traduit ensuite ces positions en lettres de l’alphabet. La réaction des crustacés à la lumière, et donc leur déplacement, étant assez hautement prédictible, il est possible de configurer l’usage de la lumière de façon à faire « écrire » des vers de poésie aux crustacés. L’idée ici est de rendre compte de la façon dont des systèmes complexes – les crustacés – rencontrent des phénomènes physiques maîtrisables tels que la lumière, et de transformer ces comportements a priori hasardeux en données quantifiables. Il ne s’agit cependant en aucun cas d’un travail de laboratoire classique : les puces d’eau créant des vers ou se voyant invitées à réécrire des vers existants, les micro-organismes ne sont jamais envisagés comme de simples « bio-indicateurs » sollicités par un « usage scientifique utilitariste14 ».
- 15 [https://www.spelapetric.org/#/plai/], consulté le 14 novembre 2021.
8La mise en scène la plus éclatante de ce principe a cependant vu le jour avec PL’AI (2020), L’œuvre propose une interaction entre une plante et une machine, où la médiation humaine se veut la plus discrète possible. Étalée sur plusieurs mois, la « performance » met aux prises avec des plantes, poussant depuis l’état de graine jusqu’à leur développement complet grâce à des outils manipulés par une intelligence artificielle dont les moyens de perceptions sont calqués sur ceux des plantes. L’ambition de Petrič ici est de proposer une œuvre qui se situe « au-delà du temps humain15 », où une intelligence artificielle voit son développement conditionné par ce qu’elle reçoit d’une intelligence végétale et où la morphologie de la plante est altérée par les interventions d’un être artificiel. L’idée est de faire jouer ensemble ces deux entités : le jeu, envisagé comme un territoire typiquement humain, dégagé d’intentions morales ou utilitaires, expressions de la culture par excellence, devient ici le mode d’expression et le terrain de rencontre de deux types de non-humains. Par le jeu, chacun va transgresser sa condition, explorer les limites ontologiques jusqu’à les reconsidérer entièrement.
9Enfin, l’artiste n’a pas hésité à arpenter de façon plus explicite les chemins de la science-fiction, avec Institute for Inconspicuous Languages: Reading Lips (2018). L’artiste part ici du fait que de nombreuses plantes gèrent l’afflux d’eau récupéré par leurs racines en ouvrant et fermant leurs stomates, microscopiques orifices situés par milliers le long de leurs feuilles. Une linguiste prénommée Mi Yu – inventée par l’artiste – se lance dans une longue recherche d’interprétation par la lecture sur les lèvres des stomates, puis, établissant un vocabulaire basique, leur apprend par conditionnement pavlovien à communiquer avec nous à l’aide de signaux lumineux. Peu à peu, la première conversation entre un humain et une plante – en l’occurrence ici, un ficus – prend place.
- 16 Eduardo Kohn, Comment pensent les forêts, op. cit., p. 112.
10Ces différents dispositifs placent les non-humains comme des locuteurs, c’est-à-dire comme des producteurs de signes, ce qui dans la pensée d’Eduardo Kohn les installe comme des sois, des sujets16, participant, ni plus ni moins que les humains à la sémiose soit l’échange de signes continuels entre les existants, quel que soit leur placement dans le champ du vivant.
Relations inter-espèces
- 17 Elle reprend dans les grandes largeurs la notion d’« interaction » que l’on retrouve chez Hara (...)
11Cette volonté de faire parler les non-humains peut dans sa volonté d’établir une véritable interaction17 avec les humains, aller jusqu’à la relation sexuelle, ou l’hybridation physique.
- 18 Petrič agissait ici de concert avec d’autres artistes, en l’occurrence Jasmina Weiss, Pei-Ying L (...)
12Dans l’œuvre collaborative18 Plant-Sex Consultancy (2014), le principe réside en une aide à la procréation végétale. L’équipe produit d’abord un travail de recherche sur les plantes en question concernant leur système de reproduction, de leur habitat en passant par leur mode de croissance, de façon à établir un profil. Ainsi le cyclamen, normalement sexuellement activé par le butinage d’une espèce d’abeille essentiellement éteinte, se voit stimulé par un mini-vibromasseur. Le titre joue volontairement sur les mots : les artistes envisagent l’acte comme une consultation de sexologie, sauf que les patients habituels – les urbains contemporains – sont remplacés par des plantes, envisagées ici comme des existants ayant des difficultés à rencontrer des partenaires. La pièce se veut autant comme une critique de l’anthropomorphisme inhérent à nos sociétés, que comme de la possibilité d’une interaction sexuelle entre l’humain et le végétal.
- 19 On peut ici y lire une probable référence aux travaux d’Anna Lowenhaupt Tsing sur le champignon (...)
13Špela Petrič est surtout connue pour ses différentes tentatives de création d’existants relevant à la fois de l’humain et du non-humain : Humalga (2012-13) co-produit avec Robertina Šebjanič proposait déjà des formes d’hybrides, résultats de modifications génétiques de cellules humaines et végétales. On retrouve le même principe dans Strange encounters (2017), rencontre in vitro entre des cellules cancéreuses et des extraits génétiques de chlorelle, l’un des végétaux les plus résilients, capables de pousser dans des conditions très diverses. L’idée est ici de marier les formes les plus résistantes, humaines comme non-humaines, pour créer des « enfants » capables de résister et de proliférer dans toutes les circonstances19.
- 20 Sur le site personnel de l’artiste, l’œuvre reprend la seconde terminologie, dont les mots renvo (...)
- 21 [spelapetric.org/#/phytoteratology/], consulté le 14 novembre 2021. Les citations suivantes sont (...)
- 22 Cf. [spelapetric.org/#/phytoteratology/], consulté le14 novembre 2021. L’artiste y exprime son d (...)
- 23 Jeffrey T. Nealon, « Plant Theory : Biopower and Vegetable Life », Stanford, Stanford Universi (...)
- 24 [https://spelapetric.org/#/phytoteratology/], consulté le 14 novembre 2021. Petrič décrit les ho (...)
14Ectogenes, Plant-Human Monsters appelé également Confronting Vegetal Otherness: Phytoteratology20 (2016) constitue un exemple particulièrement troublant de transgression de la frontière biologique séparant l’humain du non-humain, en produisant des « monstres humano-plantes21 », soit des hybrides faits de gênes humains et végétaux. Pour l’occasion, Petrič s’empare d’un embryon d’Arabette des dames (Arabidopsisthaliana), plante communément utilisée pour les manipulations génétiques, qu’elle fait se développer in vitro à l’aide de stéroïdes issues de sa propre urine. Un nouvel être prend forme, agrégat vert translucide d’où émergent des petites excroissances. Pour Petrič, l’œuvre est l’occasion de remettre en question autant l’idée de lignée génétique que de liens du sang, en subvertissant les catégorisations identitaires du vivant, au sein d’une démarche que l’on peut qualifier d’antispéciste22. Reprenant à son compte les observations de Nealon23, selon lesquelles le végétal représente une forme d’altérité absolue pour l’humain, en raison de leurs différences fondamentales (immobilité, absences d’organes vitaux, de système nerveux, de langage audible) par rapport aux animaux, Petrič affirme dans Confronting Vegetal Otherness la fragilité de l’identité humaine. La création d’un hybride humain-végétal est l’occasion d’une réflexion sur son propre être, « perçu comme une subjectivité poreuse et fragmentée ». L’usage des hormones comme véhicule de la parenté partagée entre humain et non-humain est ici critique24. Petrič n’hésite pas à revendiquer la maternité de ces hybrides, qu’elle expose à l’occasion de photographies, sur son corps nu, comme d’autres mères affichent les images de leur nouveau-né. Les hybrides sont placés sur son nombril, son mamelon, à côté d’un grain de beauté voire même à l’entrée de son sexe, comme s’il s’agissait d’excroissance de sa propre peau, voire comme un nouveau-né dont elle reproduit alors les différentes étapes de vie, de l’accouchement à l’allaitement.
- 25 [https://www.spelapetric.org/#/scotopoiesis/], consulté le 14 novembre 2021. Toutes les citation (...)
- 26 Petrič emboite ici implicitement la théorie de l’umwelt de Jakob von Uexküll dans Mondes animaux (...)
15Une autre forme d’interaction physique est à l’œuvre dans Confronting Vegetal Otherness: Skotopoiesis (2015) se présente comme une tentative d’activer une forme d’« intercognition25 » entre un humain et une plante. Le titre renvoie au procès même de l’œuvre : skotopoiesis signifie littéralement « formé par l’obscurité ». L’œuvre prend la forme d’une performance particulièrement longue, au sein de laquelle l’artiste reste debout plusieurs heures face à un parterre de cresson, Petrič se tenant entre l’espace dédié aux végétaux et un faisceau lumineux. L’ombre portée de l’artiste sur le cresson va, au cours des douze à vingt heures que dure la performance, engendrer un processus de blanchiment, par l’action des phytochromes, l’un des récepteurs lumineux non-associés à la photosynthèse des plantes. Privées de la lumière dont elles ont besoin pour leur croissance, les plantes situées dans l’ombre se mettent à sécréter de l’auxine, une hormone végétale. Toutes entières concentrées sur leur croissance, ces souches s’allongent et blanchissent, leurs feuilles sont éparses. L’intercognition est réciproque : si la présence de l’artiste impacte la forme et la couleur du végétal, le corps de l’humaine n’est pas sorti indemne de l’expérience. La très longue station debout provoque une perte de fluide au niveau des disques intervertébraux, entraînant le rétrécissement résiduel de la taille de l’artiste, qui se définit elle-même comme alors « végétalisée ». Petrič qualifie ce dispositif de « post-anthropocentrique », dans la mesure où ici, humains et non-humains, partagent un même milieu, échangent des ressources, le végétal y apparaissant non plus comme un espace vert, muet, infiniment ductile, mais comme un autre qui nous est plus semblable qu’on ne le pense. Au bout de la performance, une partie du cresson n’a pas simplement grandi et changé de couleur : il a intégré en son cœur la silhouette de l’artiste. Cette « hallucination technologique » est destinée à « surmonter nos limites en matière de capacité perceptuelle », dans la mesure où notre corps diffère si profondément de ceux des plantes, nous sommes dans l’incapacité de percevoir le même monde26. En donnant symboliquement forme humaine au végétal, Petrič nous permet à la fois de l’envisager comme un interlocuteur, un autrui, mais aussi de cesser de considérer l’enveloppe corporelle comme une frontière étanche, mais bien plutôt comme un sas permettant la liaison entre l’être et son milieu.
Un dépassement du clivage entre nature et culture
16La pratique de Špela Petrič est tendue vers la création de points de contact entre les humains et les non-humains, entre ce qui relèverait de la « culture » – le langage, l’expressivité, les désirs, la conscience, l’intentionnalité – et la « nature » – animaux, plantes, cellules –, dont les représentants sont censés purement réagir à des stimulus physiques et être grandement débarrassés de toute intériorité. En un mot, le travail de l’artiste s’envisage comme un dépassement du « naturalisme » tel que décrit par Philippe Descola, une reconfiguration de la « Constitution moderne » de Bruno Latour : une entreprise au sein de laquelle les notions d’individu, de société, de subjectivité et de sexualité sont constamment interrogées et remaniées, de façon à pouvoir inclure dans ces champs la plupart des non-humains. La mise en place de cette esthétique « post-naturaliste » repose sur la mobilisation de différents concepts et dynamiques que nous nous proposons de détailler ici.
Des œuvres d’art comme des « quasi-objets »
- 27 Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, op. cit., p. 73
- 28 ibid., p. 15.
- 29 ibid., p. 72.
17L’un des éléments saillants du travail de Špela Petrič est sans nul doute sa façon de mêler sans discontinuité apparente ce qui relève au départ d’un travail de chercheure en biologique à ce qui dénote d’une entreprise plastique. À mi-chemin entre le laboratoire et l’atelier, les œuvres de Petrič – souvent réalisées en collaboration avec des structures relevant de la science expérimentale comme de la recherche en informatique et mobilisant programmateurs, informaticiens et biologistes – s’apparentent terme à terme à ce que Bruno Latour a désigné, à la suite de Michel Serres, comme des « quasi-objets27 », soit l’ensemble des éléments qui présentent la caractéristique de n’être ni totalement des phénomènes physiques, ni totalement des événements sociaux, même s’ils peuvent en prendre l’apparence : Latour utilise notamment l’exemple du fameux trou de la couche d’ozone, dont l’explication peut se révéler tout à fait matérielle et physique, mais dont la couverture réelle nécessite la mobilisation de données liées au système économique mondialisé, aux idéologies politiques comme au droit. Ce type d’objet relève par conséquent à la fois du domaine naturel – ce sont des phénomènes physiques et biologiques non-humains – mais dont l’origine, comme les conséquences, sont directement liées à la façon dont les humains envisagent et mènent leur existence à un moment donné, soit de ce qu’on appelle « la culture ». De fait, pour Latour, il n’y a « pas un élément qui n’y soit à la fois réel, social et narré28 », et donc que ces « quasi-objets », par leur capacité à nous dire quelque chose du monde et à influer sur nos modes de vie, entrent dans la catégorie des sujets. C’est même la distinction entre « sujet » et « objet » qui semble problématique ici, tant les objets supposément inanimés et muets observés par la science sont de fait des émetteurs de signes et de sens29.
- 30 ibid., p. 21.
- 31 ibid., p. 45.
- 32 ibid., p. 37-38.
- 33 ibid., p. 69.
18Cette situation paradoxale, qui paraît bien peu en capacité de nous aider à lire correctement les plis du monde, est selon Latour le produit de la conscience moderne occidentale, qui par son obsession de la « purification » a permis la création de « deux zones ontologiques entièrement distinctes, celle des humains d’une part, celles des non-humains de l’autre30 », distinction que Latour fait remonter au duo formé par Hobbes et Boyle : « d’un côté la force sociale, le pouvoir ; de l’autre, la force naturelle, le mécanisme31 ». C’est notamment dans le contexte de cette symétrisation du monde humain et du monde non-humain que va se mettre en place la relégation de ce dernier au rang de substance ductile, muette et sans volonté, le travail de laboratoire se construisant comme l’inverse du témoignage humain : tout ce qui relève du langage, de l’expression, de l’interprétation se retrouve banni, sacrifié sur l’autel de la neutralité, de l’objectivité, et de la perfection. Cette vision des choses a pour conséquence d’obérer ces capacités expressives à l’endroit même du non-humain32. Les « collectifs » dits « prémodernes » n’ont eux jamais séparé ainsi les choses, et ne cessent de composer des « hybrides, [d]es monstres, [d]es chimères33 ».
- 34 On peut ici lire une référence au texte d’Anna Lowenhaupt Tsing, « Feral Biologies », Interven (...)
- 35 [https://www.spelapetric.org/deep-phytocracy-feral-songs/], consulté le 14 novembre 2021 ; les (...)
19C’est justement d’hybridation dont il est question dans le travail de Petrič, au sens plein du terme puisque certaines pièces accouchent d’existants relevant à la fois de l’humain et du végétal, comme dans un sens plus figuré, l’artiste montrant combien les non-humains peuvent être considérés comme des sujets pensants, sensibles, signifiants. Cela est aussi palpable dans cette volonté d’amoindrir l’étanchéité des protocoles scientifiques pour en faire des dispositifs plastiques, où la question de l’interaction entre les différents mondes rend caduque la nette séparation entre le laboratoire et le monde culturel : quand les réseaux sociaux sont impliqués dans la croissance des plantes (Vegetariat: WorkZero, 2019), que les comportements des rats cobayes sont informés par la vie que les humains mènent à l’extérieur, quand la durabilité d’une plante se voit démultipliée par son hybridation avec des cellules cancéreuses, dont la croissance reste intimement liée au mode de vie, Petrič ne fait rien d’autre que de désigner des espaces de porosité entre le naturel et le culturel, où l’échange d’informations se fait constant. Les hybrides créés par l’artiste sont l’indice d’une remise en cause de la « constitution moderne » de Latour, notamment quand son art se fait politique. Dans une autre pièce, Deep Phytocracy Feral Song (2018)34, Petrič cherche à développer une forme de « phytopolitique » destinée à mettre en avant « l’agentivité végétale35 » : le public est invité à participer à une longue performance au sein des espaces naturels disséminés dans le tissu urbain. A l’aide de différents outils conçus par l’artiste, ils sont amenés à essayer de comprendre le point de vue des plantes. La remise en cause de la discrimination entre humain et non-humain va donc au-delà de la simple volonté d’amplifier notre connaissance du monde, elle vise tout autant à redéfinir le contrat social qui nous unit au monde naturel.
Une remise en cause du principe hylémorphique
20Ce questionnement résolument politique de la domination humaine se situe aussi à l’endroit du geste artistique per se. Les premières œuvres mettent clairement en jeu une forme de harcèlement physique et psychologique des non-humains par les humains, qu’il s’agisse des rats dans Circadian Drift et Solar Displacement (2013), ou des moules de Miserable Machines, Petrič produit des dispositifs où le non-humain se voit constamment sollicité, réformé, torturé par le mode de vie humain. Si certaines de ces pièces peuvent être envisagées comme des paraboles concernant le caractère aliénant de nos existences contemporaines, elles doivent avant tout être envisagées comme une critique d’un certain mode de production artistique, au sein duquel le matériau, toujours non-humain, est essentiellement conçu comme destiné à recevoir la toute puissante agentivité de l’artiste humain.
- 36 Tim Ingold, Faire. Anthropologie, archéologie, art et architecture, trad. H. Gosselin et H.-S. A (...)
- 37 Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage [1962], Paris, Pocket, 2010, p. 30-43.
- 38 Le titre est un jeu de mot sur l’expression « navel-gazing » qui signifie par « se regarder l (...)
21Dans son ouvrage Faire, l’anthropologue Tim Ingold refait l’histoire de cette vision du geste de fabrication, qui prend en partie sa source dans la Grèce antique chez d’Aristote, mais qui ne s’installe complètement dans les consciences qu’à la Renaissance italienne : cette vision « hylémorphique36 » envisage précisément tout outil ou matériau comme destiné à obéir à la volonté humaine. Reprenant à son compte une partie des observations de Lévi-Strauss sur la différence entre le « bricoleur » et « l’ingénieur37 », comme sur la partition entre des humains pourvus d’une intériorité complète et des non-humains généralement dépourvus de toute forme d’intentionnalité, Ingold décrit combien cette idéologie de la création, qui informe encore aujourd’hui l’essentiel de notre vision du geste artistique, invisibilise tout ce qui ne relève pas de l’agentivité humaine dans le geste de fabrication. Petrič, dans ses œuvres, soit met en scène la volonté de puissance humaine et ses dégâts sur les autres existants, soit laisse la place à l’expression d’une forme d’agentivité non-humaine. Dans Naval Gazing (2014)38 c’est la croissance spontanée du végétal dans un milieu aquatique non maîtrisé par l’artiste qui est l’objet de son attention, de même que dans Vegetariat et PL’AI, où le végétal et l’informatique discutent et s’influencent en dehors d’une véritable intervention humaine. Dans Plant-Human Monsters le végétal autant que les propres sécrétions de l’artiste font l’objet d’un geste laborantin, tandis que pour Skotopoiesis, c’est la position de son corps et de son ombre portée qui impacte la vie végétale. Dans les deux cas, c’est le corps de Špela Petrič qui devient pour partie le support de l’interaction. Qu’il s’agisse de son urine ou de son ombre, c’est le lien que son corps va tisser avec le milieu dans lequel il est placé qui est au cœur de l’action artistique. Son propre corps, soit via une intervention sur une excroissance, soit par la modification temporaire qu’il subit, devient l’indice d’une agentivité végétale. Dans de nombreux cas, la position de l’artiste en tant que super-concepteur est passablement altérée, l’artiste laissant soit la place à une agentivité non-humaine, soit devenant elle-même le support d’une action autre qu’humaine. Les différents processus font non seulement la part belle à un point de vue non-humain qu’à un régime de temporalité non-humain, le temps de croissance du végétal ayant un impact sur la durée même des œuvres : Naval Gazing, Vegetariat, PL’AI sont de fait corrélées au temps de croissance des plantes, tandis que Skotopoiesis propose même une inversion du processus de domination : c’est l’artiste qui se voit obligée de respecter une temporalité non-humaine pour arriver au bout de son œuvre d’art.
Le dépassement du « naturalisme » comme point de départ d’une esthétique au-delà de l’humain ?
- 39 Voir Philippe Descola, La Fabrique des images, op. cit.
- 40 Cette reconfiguration en profondeur de l’idée de maternité et de parenté doit être reliée à la m (...)
- 41 Philippe Descola, Les Lances du crépuscule, Paris, Plon, 1993.
- 42 Cette volonté de s’affranchir de la barrière spéciste se retrouve chez Donna Haraway, notamment (...)
22Le trouble porté à l’endroit de la spécificité de l’identité humaine brouille un certain nombre de paramètres du cadre normatif au sein duquel nous nous déployons. Le travail de Petrič peut être ainsi envisagé comme une tentative de s’affranchir de la « Constitution moderne » latourienne, autant que du « naturalisme » descolien. Selon la description de Descola, le « naturalisme » s’exprime dans les images par la continuité physique reliant les différents existants, partageant un même rapport à la physicalité, ainsi que par l’insistance sur la spécificité et l’intensité de l’intériorité humaine, dont l’expression de la plasticité, de la puissance et de la subjectivité devient l’enjeu même de l’art39. L’art naturaliste rend visible le partage d’une obéissance aux lois de la physique et de la biologie, tout comme il surligne sa croyance en l’exclusivité de l’intériorité humaine. Comme nous l’avons vu, la production de l’artiste est pensée comme un rejet de l’exceptionnalité humaine. D’une part, l’artiste s’engage à rendre préhensible pour les spectateurs les affects des non-humains : Plant Sex Consultancy, Circadian Drift, Vegetariat, Deep Phytocracy sont spécifiquement conçus pour exprimer et interpréter les besoins des non-humains, à tout le moins, pour produire un effet de symétrisation entre leurs comportements et les nôtres. Ce brouillage d’identité entre l’humain et le non-humain est d’autant plus visible à l’occasion de Skotopoiesis et Plant-Human Monster, dans la mesure où chacune de ces propositions présente l’artiste comme une parente du non-humain concerné : en favorisant la croissance du cresson par l’inscription de sa propre silhouette au sein du parterre, en utilisant ses propres hormones pour faire advenir un nouveau type d’existant à mi-chemin entre le végétal et l’humain, elle en fait des affins et des consanguins au sens sociologique du terme40. Créer l’indice d’un lien de parenté résonne ici avec certaines pratiques animistes décrites par Descola chez les Achuars, quand hommes et femmes s’adressent au gibier et aux plantes qu’ils cultivent comme leurs beaux-frères ou leurs enfants41. On peut peut-être déceler aussi une certaine inférence animiste dans cette façon d’inscrire une forme humaine sur un corps non-humain dans Skotopoiesis de façon à rendre visible leur intériorité équivalente à celle des humains ; comme dans la série de photographies de Plant Human Monsters présentant les hybrides comme des excroissances ou des rejetons du corps-même de l’artiste42.
- 43 Bruno Latour, op. cit., p. 151.
- 44 ibid., p. 186-189.
23Ces hybrides, que Petrič a cherché à obtenir à différentes reprises constituent un point particulier à analyser, l’ambition d’une fusion complète de deux régimes a priori séparés du vivant. Comme a pu le noter Latour, l’hybride est probablement le type de créateur le plus redouté de sa « constitution moderne » : « [ils] offrent [aux yeux des modernes] l’horreur qu’il faut éviter à tout prix par une incessante et maniaque purification43 ». Les hybrides présentent une forme de vertige ontologique dans la mesure où ils battent en brèche séparation hiérarchique. Ces hybrides rendent caduque l’idée d’une essence humaine particulière, or l’unicité et la fixité de cette essence est au cœur du projet moderne, au point d’en développer une peur panique du développement de l’intériorité chez d’autres, comme en témoigne la hantise science-fictionnelle de l’avènement de l’intelligence artificielle44.
- 45 Philippe Descola précise notamment que « les êtres hybrides […] incitent par émulation à réfléc (...)
- 46 Voir notamment, Philippe Descola, Les Formes du visible, op. cit., p. 297-394.
- 47 Or, la discontinuité physique reste au cœur des modes de pensées animistes et analogistes.
- 48 Elle reprend à ce titre le projet même de Latour, de reconfiguration de la « constitution moder (...)
- 49 Au sens où sa pratique ne peut s’envisager qu’à l’aune d’un enchainement historique avec le natu (...)
24Les hybrides constituent chez Latour une marque des sociétés pré-modernes, comme elles constituent l’une des voies de la représentation « analogiste » chez Descola45. En présentant ces hybrides comme des consanguins, elle arpente tout autant la figuration animiste. Les propositions plastiques de l’artiste, par leur nette volonté de s’affranchir de la plupart des tenants et aboutissants du « naturalisme », s’inscrivent dans plusieurs voies : par la volonté de mettre en avant une subjectivité et une agentivité non-humaine, en cherchant à symétriser certains modes d’êtres humains et non-humains, Petrič s’inscrit potentiellement dans une démarche animiste. Lorsqu’elle crée des êtres relevant de plusieurs régimes d’existence dont la cohérence physique nous aide à lire la plausibilité, lorsqu’elle relie des points a priori discontinus dans la chaîne des existants, en rendant visible les liens qui les unissent, l’artiste s’approprie des modes de figuration analogistes46. S’affranchit-elle pour autant complètement du naturalisme ? Probablement non. D’une part, parce qu’il est impossible de s’extraire à ce point-là de son propre cadre ontologique d’origine, d’autre part parce que la pratique de Petrič reste comme on l’a vu solidement ancré dans un mode opératoire mobilisant la manipulation physique des êtres, actant une certaine continuité entre humains et non-humains sur ce plan47. S’il parait résolument impossible pour une artiste occidentale contemporaine de sortir complètement du cadre ontologique naturaliste, on peut à tout le moins constater que Špela Petrič, cherche à en subvertir une bonne partie des codes, en partant depuis le terrain même de sa mise en œuvre, la science expérimentale, comme de son mode d’expression favori, l’art. Dès lors, comment qualifier l’art de Špela Petrič qui cherche à contester terme à terme les fondations de l’ontologie moderne, tout en gardant l’efficacité de ces outils conceptuels et pratiques48 ? Si la volonté d’attribuer aux non-humains une intériorité complète et une pleine agentivité peut relever d’une inférence animiste, cette façon, par des hybrides ou des dispositifs d’hybridations, de chercher à exhumer les liens qui nous unissent perpétuellement aux non-humains, à briser le sentiment d’appartenir à des mondes clos en exhibant un ensemble de supra et infra-relations, l’artiste revisite notre pratique du monde à l’aune de dynamiques relevant clairement de l’analogisme. Le travail de l’artiste constitue en lui-même une forme d’hybridation du naturalisme et de l’analogisme, que faute de mieux, nous appellerons « post-naturalisme49 ».
Conclusion
- 50 Iglika Christova, op. cit., p. 44-45.
- 51 Eduardo Kohn, op. cit., p. 40.
25Dans son ouvrage, Iglika Christova présente explicitement l’enjeu d’un rapport au vivant non-fondé sur la domination, mais sur une exaltation des qualités propres aux agents convoqués, comme l’intérêt d’un art mobilisant la microbiologie50. En subvertissant le travail de laboratoire, la recherche en biologie et en informatique, Špela Petrič tente en quelque sorte une mise en œuvre plastique de la réforme de la « constitution moderne » souhaitée par Latour. Par la création de passerelles entre humains et non-humains sur le plan physique, génétique, sémiotique, comportemental, Petrič cherche à lire singulièrement les plis du monde, à chercher de nouvelles façons de mettre en relation les différents existants. C’est ni plus ni moins le cadre conventionnel de la réalité que l’artiste cherche à faire exploser : « Ouvrir la symbolique, à travers cette exploration des signes au-delà du symbolique, nous force à nous interroger sur ce que nous entendons par “réel”, étant donné que les fondations jusqu’à présent bien assurées de l’anthropologie en ce qui concerne le réel – “l’objectif” et le contextuellement construit – sont déstabilisées par la logique étrange et cachée de ces signes qui émergent, croissent et circulent dans un monde au-delà de l’humain51 ». En minant et en retournant la plupart des attendus d’une pratique artistique « naturaliste », Špela Petrič établit un ensemble de paramètres permettant la création d’un nouveau cadre ontologique, au sein duquel la relation entre humains et non-humains est entièrement reformulée, où l’équilibre et l’harmonie entre les parties priment sur les besoins productivistes et capitalistes : c’est, alors, la possibilité d’un autre réel qui se dessine.
Notes
1 Donna Haraway, Simians, Cyborgs and Women : The Reinvention of Nature, New York, Routledge, 1991.
2 Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
3 Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique [1991], Paris, La Découverte, « Poche », 2006.
4 Voir Alain Mérot, Du paysage en peinture : dans l’Occident moderne, Paris, Gallimard, 2009.
5 Pierre Wat, Pérégrinations : paysages, entre nature et histoire, Vanves, Hazan, 2017 ; Philippe Descola, La Fabrique des images, visions du monde et formes de représentations, Paris, Somogy, Musée du Quai Branly, 2010.
6 Le premier est le biologiste Alexander Fleming, le découvreur de la pénicilline, qui dès le début du 20e siècle crée dans son laboratoire des « peintures de germe », voir Iglika Christova, Art et Microbiologie, Paris, Éditions Jannink, 2021, p. 6.
7 Špela Petrič est titulaire d’un doctorat en biochimie et biologie moléculaire.
8 Organisée par Maria Ptqk sur l’espace virtuel du Musée du Jeu de Paume, la manifestation portait clairement sur la façon dont les écrits de Donna Haraway résonnaient avec certaines pratiques plastiques contemporaines.
9 [spelapetric.org/#/scotopoiesis/], consulté le 14 novembre 2021. Toutes les traductions des textes du site de l’artiste vers le français sont de l’auteur.
10 Nous reprenons ici à notre compte le sous-titre d’une « anthropologie au-delà de l’humain » d’Eduardo Kohn dans Comment pensent les forêts. Vers une anthropologie au-delà de l’humain, trad. G. Delaplace, Paris, Zones Sensibles, 2017.
11 Le « naturalisme » décrit au sein des « ontologies » par Philippe Descola désigne un mode d’identification particulier, au sein duquel un collectif donné dresse des continuités ou des discontinuités entre les humains et les non-humains. Dans le cas du « naturalisme », on attribue une intériorité pleine (conscience réflexive, sentiment, intelligence) uniquement aux humains, qui en revanche partagent avec les non-humains leur rapport à la physicalité, par leur arrimage commun aux principes de la biologie et de la physique. Cf. Par-delà nature et culture, op.cit. Descola insiste notamment sur le fait que seul le « naturalisme », qui prit son essor dans l’Occident moderne, n’attribue aucune intériorité valable aux non-humains.
12 La « constitution moderne » de Bruno Latour désigne un environnement historique et intellectuel au sein duquel « nature » et « culture » sont séparés, et où ces deux entités sont évaluées et étudiées par des modalités antithétiques et complémentaires : le monde naturel est étudié par les sciences dites « exactes », et les phénomènes y sont analysés en laboratoire, d’où on cherche à exclure toute inférence subjective ; tandis que le monde culturel est abordé par les sciences humaines, où l’on y élabore l’infinie plasticité de la conscience et des engagements sociaux humaines. Voir Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, op. cit.
13 [https://www.spelapetric.org/#/miserable-machines/], consulté le 14 novembre 2021. William Myers assimile dans le texte de présentation cette maltraitance à la façon dont le capitalisme traite les corps en général.
14 [https://www.spelapetric.org/#/cladocera/], consulté le 14 novembre 2021.
15 [https://www.spelapetric.org/#/plai/], consulté le 14 novembre 2021.
16 Eduardo Kohn, Comment pensent les forêts, op. cit., p. 112.
17 Elle reprend dans les grandes largeurs la notion d’« interaction » que l’on retrouve chez Haraway (voir Vivre avec le trouble trad. V. Garcia, Vaulx-en-Velin, Éditions des mondes à faire, 2020, p. 219). Haraway elle-même envisageant le terme comme la version lisible de « l’intr-action » de Karen Barad, dans Meeting the Univers Halfway, Durnham, Duke University Press, 2007. Barad fonde ce néologisme sur l’idée que les objets ne précèdent pas l’action qu’ils mènent sur le monde, mais sont plutôt informés par les liens et actes qui les unissent aux autres existants. Chez Kohn, justement, le soi « est le produit de la sémiose », Comment pensent les forêts, op. cit., p. 61-62.
18 Petrič agissait ici de concert avec d’autres artistes, en l’occurrence Jasmina Weiss, Pei-Ying Lin, et Dimitris Stamatis, voir [http://psx-consultancy.com/#booklet], consulté le 12 novembre 2021.
19 On peut ici y lire une probable référence aux travaux d’Anna Lowenhaupt Tsing sur le champignon Matsutake, dont la prolifération au sein des ruines de l’architecture contemporaine du capitalisme tardif semble marier le meilleur
et le pire du végétal et de l’humain. Voir Anna Lowenhaupt Tsing, The Mushroomsat The End of The World : On the Possibility of Life in Capitalist Ruins, Princeton University Press, 2015.
20 Sur le site personnel de l’artiste, l’œuvre reprend la seconde terminologie, dont les mots renvoient directement à la question de l’identité : la tératologie désigne l’étude des malformations chez les êtres vivants, tandis que le préfixe phyto- renvoie aux plantes. Ces végétaux difformes sont alors l’occasion de son confronter à « l’altérité végétale », dans la mesure où l’être en question est le produit de l’humain comme du végétal. Le premier a été utilisé lors de l’exposition du Jeu de Paume, ainsi que celle du Centre Pompidou.
21 [spelapetric.org/#/phytoteratology/], consulté le 14 novembre 2021. Les citations suivantes sont extraites de la même page.
22 Cf. [spelapetric.org/#/phytoteratology/], consulté le14 novembre 2021. L’artiste y exprime son désir de dépasser les frontières interspécifiques et d’établir une lignée nonspéciste.
23 Jeffrey T. Nealon, « Plant Theory : Biopower and Vegetable Life », Stanford, Stanford University Press, 2015.
24 [https://spelapetric.org/#/phytoteratology/], consulté le 14 novembre 2021. Petrič décrit les hormones comme relevant d’une nature « matérielle » et « sémiotique ».
25 [https://www.spelapetric.org/#/scotopoiesis/], consulté le 14 novembre 2021. Toutes les citations suivantes sont extraites de cette page.
26 Petrič emboite ici implicitement la théorie de l’umwelt de Jakob von Uexküll dans Mondes animaux et monde humain [1934] ; trad. P. Muller, Paris, Denoël, 1965, selon laquelle humains, animaux, insectes habitent des mondes différents en raison de leur équipement biologique singulier. Ces remarques sont du reste au cœur des croyances amazoniennes, comme ont pu le remarquer Philippe Descola, dans Par-delà nature et culture, op.cit. ; et Eduardo Viveiros de Castro, dans Métaphysiques cannibales, Paris, PUF, 2010.
27 Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, op. cit., p. 73
28 ibid., p. 15.
29 ibid., p. 72.
30 ibid., p. 21.
31 ibid., p. 45.
32 ibid., p. 37-38.
33 ibid., p. 69.
34 On peut ici lire une référence au texte d’Anna Lowenhaupt Tsing, « Feral Biologies », Intervention au colloque « Anthropological Visions of Sustainable Futures », tenu à l’University
College de Londres le 14 décembre 2015.
35 [https://www.spelapetric.org/deep-phytocracy-feral-songs/], consulté le 14 novembre 2021 ; les citations suivantes en sont extraites.
36 Tim Ingold, Faire. Anthropologie, archéologie, art et architecture, trad. H. Gosselin et H.-S. Afeissa, Bruxelles, Éditions Dehors, 2017, p. 60.
37 Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage [1962], Paris, Pocket, 2010, p. 30-43.
38 Le titre est un jeu de mot sur l’expression « navel-gazing » qui signifie par « se regarder le nombril », et agit donc comme une critique de l’anthropomorphisme, par la mise en scène d’une agentivité non-humaine.
39 Voir Philippe Descola, La Fabrique des images, op. cit.
40 Cette reconfiguration en profondeur de l’idée de maternité et de parenté doit être reliée à la mouvance éco-féministe en général, et, à nouveau, aux travaux de Donna Haraway en particulier. Sur le plan artistique, on ne saurait faire l’impasse sur le rapprochement formel et conceptuel que l’on peut établir entre le travail de Petrič et les Siluetas d’Ana Mendieta ou la performance Terre protégée II (1970), ces deux artistes pouvant être considérées comme pionnières concernant la remise en cause en profondeur du schème occidental moderne.
41 Philippe Descola, Les Lances du crépuscule, Paris, Plon, 1993.
42 Cette volonté de s’affranchir de la barrière spéciste se retrouve chez Donna Haraway, notamment lorsque celle-ci emploi le terme « bestioles » (critters) pour désigner les différents existants interagissant dans un milieu commun, voir Vivre avec le trouble, op. cit., p. 7.
43 Bruno Latour, op. cit., p. 151.
44 ibid., p. 186-189.
45 Philippe Descola précise notamment que « les êtres hybrides […] incitent par émulation à réfléchir aux façons de donner ordre et sens aux singularités dont le monde est fait » et sont pourvues en ce sens d’une « capacité à reconfigurer sous des formes neuves des objets que l’on croyait bien connaître » cf. Les Formes du visible, Paris, Seuil, « Les livres du nouveau monde », 2021, p. 319. Ce type d’opération a précisément pour but de montrer du continu à l’endroit de ce qui nous apparaît comme discontinu, (voir p. 342 notamment) ce qui apparaît comme l’objectif clair de Petrič.
46 Voir notamment, Philippe Descola, Les Formes du visible, op. cit., p. 297-394.
47 Or, la discontinuité physique reste au cœur des modes de pensées animistes et analogistes.
48 Elle reprend à ce titre le projet même de Latour, de reconfiguration de la « constitution moderne » dans la conclusion de son livre, voir Bruno Latour, op. cit., p. 183.
49 Au sens où sa pratique ne peut s’envisager qu’à l’aune d’un enchainement historique avec le naturalisme et comme un projet de dépassement de celui-ci.
50 Iglika Christova, op. cit., p. 44-45.
51 Eduardo Kohn, op. cit., p. 40.
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Titre | Špela Petrič, Phytoteratologie, 2016. |
Crédits | Photo © Š. Petrič. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/3019/img-1.png |
Fichier | image/png, 580k |
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Titre | Špela Petrič, PL’AI, 2020. |
Crédits | Photo © Hana Josič. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/3019/img-2.png |
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Titre | Špela Petrič, Skotopoiesis, 2017. |
Crédits | Photo © Miha Tursič. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/3019/img-3.png |
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Pour citer cet article
Référence papier
Nicolas-Xavier Ferrand, « Špela Petrič, une esthétique au-delà de l’humain ? », Marges, 35 | 2022, 44-59.
Référence électronique
Nicolas-Xavier Ferrand, « Špela Petrič, une esthétique au-delà de l’humain ? », Marges [En ligne], 35 | 2022, mis en ligne le 02 janvier 2025, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/3019 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/marges.3019
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