L’actualité de la théorisation et anti-théorisation en musique : système, excès et auto-analyse
Résumés
Dans cet essai, nous analysons le geste théorique du compositeur François Nicolas à la lumière du diagnostic établi par le musicologue Nicolas Donin au sujet de la tendance croissante à l’anti-théorisation en musique. D’un côté, Nicolas propose une théorie systématique et excessive de la musique. De l’autre, Donin montre que les tendances actuelles sont plutôt tournées vers un type de démarche qu’il qualifie d’auto-analyse. Nous allons examiner le geste anachronique de l’un, face à la contemporanéité de l’autre, dans une situation de crise partagée différemment par les deux auteurs. Nous nous appuyons notamment sur la pensée de Theodor W. Adorno, dans l’objectif non de proposer une synthèse, mais plutôt, en suivant la démarche critique adornienne, consistant à tenter d’articuler la tension entre ces deux pôles.
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- 1 Bien évidemment, toutes les traditions musicales font l’objet de pensées et le genre d’essai que (...)
- 2 Voir Myriam Revault D’Allonnes, La Crise sans fin. Essais sur l’expérience moderne du temps, Par (...)
1Cet essai a pour but de réaliser une lecture critique de deux gestes distincts et opposés concernant la pensée actuelle à propos de la théorie musicale. Tout d’abord, il conviendra de signaler qu’ici, nous allons nous borner à un examen de la musique savante européenne, plus précisément, du débat français depuis les années 20101. Nous allons tenter de montrer que les différentes manières de concevoir la théorie musicale peuvent être en elles-mêmes un territoire de dispute. Dans ce contexte de crise sans fin dans l’horizon social, comme celle à laquelle nous sommes confrontés depuis quelques décennies, pour reprendre les propos de la philosophe Myriam Revault d’Allonnes2, un renouvellement des manières de penser la musique est aussi souhaité. L’un de nos enjeux centraux consiste à essayer de réfléchir à la façon dont la pensée se fait, prend forme et s’exprime. Il nous semble que la pensée de la crise peut aussi se manifester dans la théorie musicale elle-même.
- 3 Esteban Buch, Nicolas Donin, Laurent Feneyrou, Du politique en analyse musicale, Paris, Vrin, 20 (...)
2Dans l’ouvrage Du politique en analyse musicale, édité en 2013 sous la direction des musicologues Esteban Buch, Nicolas Donin et Laurent Feneyrou, ceux-ci se proposent de traiter de plusieurs aspects politiques de l’analyse musicale. Tout au long de cet ouvrage, nous trouvons des interprétations et analyses portant sur l’actualité de cette pratique. L’aspect politique s’exprime dans les contradictions entre les points de vue de sujets directement ou indirectement impliqués dans les divers chapitres de l’ouvrage. Cependant, comme le titre le suggère, l’objet qui y est traité est plutôt celui de l’analyse et pas exactement celui de la théorie musicale au sens fort de ce terme. Néanmoins, en faisant la distinction entre l’analyse et la théorie musicale, ces auteurs nous donnent une piste à suivre. Même si une analyse requiert souvent de connaître a priori une théorie ou si une théorie peut tirer son origine d’une analyse, elles représentent deux moments distincts : « doctrine normative, la théorie définit des principes compositionnels et situe son efficacité avant l’œuvre, ce qui n’est pas le cas de l’analyse musicale, qui est toujours analyse d’une œuvre, dans sa singularité3 ». L’idée la plus importante qu’il convient de retenir est celle qui consiste à penser la théorie comme une norme doctrinale capable d’établir des principes pour la composition musicale et d’assurer la réussite de l’œuvre avant même qu’elle prenne forme. En ce sens, une notion du type plus traditionnel de la théorie normative offrirait peu d’ouvertures possibles pour donner suite et développer la pensée musicale dans une situation de crise aiguë. Donin, Buch et Feneyrou semblent être d’accord sur ce constat et tentent en ce sens de reprendre l’analyse musicale dans toute sa singularité.
3C’est en gardant cette idée à l’esprit que nous allons examiner deux tentatives récentes : celles de François Nicolas et Nicolas Donin qui essaient de proposer des voies alternatives afin de sortir du cadre de la pensée normative dans la théorie musicale. Nous allons essayer de lire la position théorique adoptée par le compositeur François Nicolas à la lumière du diagnostic établi par le musicologue Nicolas Donin à propos de la tendance croissante à une anti-théorisation que ce dernier désigne sur le nom d’auto-analyse. François Nicolas a de son côté publié un gros ouvrage théorique intitulé Le monde-Musique dans lequel le compositeur cherche à trouver une sortie systématique pour la théorie musicale que nous pourrions qualifier d’excessive. En s’appuyant sur une tradition qui démarre avec Rameau au 18e siècle, il propose un système fermé afin de décrire et penser ce qu’il qualifie de monde-musique. Pour sa part, Nicolas Donin, l’un des auteurs de l’ouvrage auquel nous nous sommes référés plus haut, a publié, en 2013, un essai intitulé : « L’auto-analyse, une alternative à la théorisation ? ». Dans cet essai, le musicologue identifie chez plusieurs compositeurs contemporains une attitude commune qui consiste à la remise en question de l’idée même de théorie et qu’il qualifie d’auto-analyse. Il s’agirait dans ce cas, comme nous allons tenter de le détailler par la suite, d’un refus de la théorisation musicale dans le sens le plus fort de ce terme. Celle-ci se trouve ici remplacée par cette nouvelle attitude alternative d’auto-analyse, posture contemporaine que nous allons nous efforcer de décrire par la suite.
4Nous allons tenter de mettre en rapport ces deux attitudes extrêmes qui vont dans des directions opposées. L’articulation entre ces deux pôles nous permettra de traiter ensuite de cette problématique d’un point de vue dialectique. Avant d’arriver à notre conclusion, nous allons faire un bref détour par des auteurs qui traitent de questions analogues du point de vue de l’avènement de la musique numérique. Cela nous aidera à mieux montrer le type d’articulation que nous essayons de proposer. C’est dans ce sens que, du fait qu’il s’agit d’un territoire fertile en disputes qui se trouve traversé par des points de vue radicalement différents, se pencher sur l’actualité de la pensée musicale s’avère constituer un bon point de départ pour penser la circulation des idées dans le monde de l’art.
François Nicolas : excès de théorie systématique
- 4 Alain Badiou, Logiques des Mondes. L’être et l’événement, t. 2. Paris, Seuil, 2006, p. 99. L’ana (...)
5Le monde-Musique est le titre de l’ouvrage théorique du compositeur François Nicolas qui, publié entre 2014 et 2015, comprend quatre tomes totalisant plus de 1 200 pages. En s’appuyant sur une lecture approfondie de la philosophie d’Alain Badiou, Nicolas s’engage dans la reprise de la théorie musicale qui apparaît chez lui de manière systématique comme une tentative d’englober tous les aspects de la musique. Le titre de l’ouvrage est une référence directe à l’un des ouvrages majeurs de Badiou, Logique des Mondes, dans lequel la musique occupe une place particulière, car c’est à travers cet art que les thèses développées dans le livre sont illustrées de manière synthétique. Après avoir exposé ses treize thèses fondamentales, dans un va-et-vient entre la philosophie et l’histoire de la musique au 20e siècle, Badiou conclut son exposition en ces termes : « aujourd’hui, le monde-musique est défini négativement. Le sujet classique et ses avatars romantiques sont entièrement saturés, et ce n’est pas le pluriel des “musiques” – folklore, classicisme, variétés, exotisme, jazz et réaction baroqueuse dans le même sac festif – qui vont les ressusciter. Cependant, le sujet sériel est également sans ressort, depuis au moins une vingtaine d’années4 ».
6Il semble qu’en plus de reprendre explicitement l’expression monde-musique tirée du texte badiousien, ce soit à partir du diagnostic critique d’un blocage historique de la création musicale, autre façon de nommer la crise, que François Nicolas se lance dans son entreprise théorique. Revenir à la théorie constituerait une tentative de faire un pas de côté pour tenter de surmonter la saturation à laquelle Badiou s’est référé.
- 5 François Nicolas, Le monde – Musique I. L’œuvre musicale et son écoute, Paris, Aedam Musicae, 20 (...)
7Nicolas propose une théorie musicale totalisante qui essaie de rendre compte objectivement de plusieurs aspects tout à la fois immanents et extérieurs à la musique. L’enjeu fondamental est la tentative de démontrer que la musique serait capable de former en elle-même son propre monde original : le monde-Musique. Ce monde-Musique n’est toutefois pas une monade close en elle-même. Nicolas soutient qu’il n’est que partiellement autonome, car la musique crée bien des échos en dehors de son propre monde. Ainsi, tout comme Badiou, Nicolas développe sa théorie à partir du déploiement de thèses posées dans l’introduction du premier de ses quatre livres, ce qu’il précise de la façon suivante : « notre Idée musicienne de la musique se déploie autour des quatre thèses suivantes, qui délimiteront les quatre grandes parties de ce livre : la musique fait monde ; l’œuvre fait l’écoute musicale ; la musique fait le musicien et le musicien (pensif) fait l’intellectualité musicale ; la musique fait raisonances5 ». Chaque volume correspond en gros au déploiement d’une thèse à la fois.
- 6 Francis Wolff, Pourquoi la musique ?, Paris Fayard, 2015.
- 7 François Nicolas, Le monde-Musique I, op. cit., p. 31.
- 8 ibid.
- 9 ibid., p. 32.
- 10 Theodor W. Adorno, Dialectique négative, Paris, Payot & Rivages poche, 2003, p. 224.
- 11 François Nicolas, Le monde – Musique I, op. cit., p. 85.
- 12 Pour une approche plus détaillée de ces questions, voir : Frederico Lyra de Carvalho, « Le “mond (...)
8Le premier volume, L’Œuvre musicale et son écoute, traite de divers aspects de l’écoute musicale. La thèse soutenue par Nicolas est que l’écoute serait l’aspect le plus singulier de la musique et, en quelque sorte, son enjeu ultime. « L’œuvre fait l’écoute musicale », dit-il. Selon Nicolas, la musique est l’art de l’écoute et non l’art du son, comme Francis Wolff6 l’a récemment soutenu et elle n’est pas non plus l’art du temps, sa définition la plus vulgaire : « la musique est avant tout art de l’écoute : non seulement un art de l’écoute, mais plus encore le véritable art de ce qu’écouter veut dire7 » ; d’autant plus que l’écoute musicale serait quelque chose de très précis, de distinct de l’écoute ordinaire, de l’écoute psychanalytique et de l’écoute religieuse. L’un des apports majeurs de la musique serait qu’elle permet de singulariser l’écoute. D’après Nicolas, elle est notamment une écoute d’œuvres déterminées : « l’écoute musicale est une écoute à l’œuvre, c’est-à-dire que l’œuvre musicale en est le sujet plutôt que l’objet8 ». Ainsi, « c’est parce que la musique est l’art de l’écoute que sa constitution intelligible en monde spécifique convoque la pensée discursive du musicien9 ». Au moment où il subjectivise l’objet musical, Nicolas renverse le sens de la dialectique constituée entre celui qui écoute et l’œuvre. Il nous semble que cette idée soulevée par Nicolas se rapproche d’une certaine façon de la manière dont Adorno soutient qu’à présent, dans une relation dialectique, le primat serait de l’objet et non plus du sujet. Adorno explique dans la Dialectique négative qu’« il n’est pas possible d’évacuer en pensée l’objet du sujet, pas même comme idée ; mais on peut évacuer le sujet de l’objet10 ». L’idée de prendre l’objet comme le primat d’une relation dialectique signifie que la pensée doit tout d’abord se soumettre à l’objet auquel elle se trouve confrontée pour juste ensuite revenir à elle-même. C’est l’objet qui détermine le sujet, de sorte que, si, l’œuvre est le sujet dans l’écoute musicale telle qu’elle est pensée par Nicolas, l’objet est bien chez celui qui écoute. Et c’est en quelque sorte l’écoute qui construit l’œuvre : « l’écoute musicale n’est pas une pratique intersubjective, mais bien plutôt le processus même de constitution d’un sujet et d’un seul : l’œuvre comme sujet musical11 ». C’est en ce sens que l’écoute musicale, l’objet, est avant tout l’écoute des œuvres, le sujet musical12.
- 13 François Nicolas, Le monde-Musique II. Le monde-Musique et son solfège, Paris, Aedam Musicae, 20 (...)
9Le deuxième volume, intitulé Le monde-Musique et son solfège, a pour enjeu central l’écriture musicale. L’idée de fond consiste à démontrer que c’est le solfège, invention européenne et historiquement située d’écriture propre à la musique, qui permettrait de fixer des lois purement musicales. C’est l’écriture qui, en plus de l’écoute, constituerait la singularité de la musique. Dans ce volume, en plus de la philosophie badiousienne, Nicolas s’appuie beaucoup sur les travaux du mathématicien Grothendieck. L’écriture musicale serait un objet qui suit ses propres logiques, dérivées de la mathématique et aptes à soutenir l’autonomie du monde-Musique. C’est par son écriture que la musique se singularise. À la limite, selon Nicolas, la possibilité même de penser la musique passerait par son écriture. Même les musiques non écrites ne seraient pensables qu’à cause de leur possibilité virtuelle d’être écrites. Cela ne suppose pas une autonomie du texte par rapport à la musique, car la théorie commence bel et bien avec l’écoute, mais sa manière de concevoir la musique rend le texte musical indispensable. C’est en ce sens que Nicolas peut soutenir que « notre monde-Musique ne sera pas composé de musiciens, mais de morceaux de musique13 ». Encore une fois, le monde-Musique est bien celui des œuvres musicales.
- 14 François Nicolas, Le monde-Musique III. Le musicien et son intellectualité musicale, Paris, Aeda (...)
- 15 François Nicolas, Le monde-Musique IV. Les raisonances du monde-Musique, Paris, Aedam Musicae, 2 (...)
10Le Musicien et son intellectualité musicale14 est le titre du troisième volume dans lequel Nicolas présente plusieurs monographies critiques à propos de quelques compositeurs, musicologues et philosophes. Enfin, pour penser les relations hétérogènes de la musique avec les autres arts, la psychanalyse, la politique et l’histoire, il bâtit un néologisme, en formant un seul mot à partir des termes « résonance » et « raison », qui lui sert de titre pour le quatrième volume : Les Raisonances du monde-Musique15. Comme le suggère ce titre, l’auteur traite dans ce dernier volume de la manière dont la musique résonnerait de manière rationnelle à l’extérieur de son propre monde.
- 16 François Nicolas, Le monde-Musique III, op. cit., p. 12.
11Même s’il reprend plusieurs thématiques développées dans ses travaux précédents, cet ouvrage n’est pas un recueil d’articles. Au fond, avec cette œuvre ambitieuse, François Nicolas tente de montrer qu’il serait encore possible de proposer une théorisation plus ambitieuse de la musique. Il ne s’agit pas là d’une auto-analyse, dans le sens soulevé par Donin, comme nous allons le voir en détail par la suite, car Nicolas ne parle pas de sa propre production musicale ni de sa carrière en tant que compositeur. D’un côté, il n’exclut pas la possibilité qu’il existe d’autres théories et de l’autre, il ne semble pas vouloir mesurer toute production théorique à la lumière de la sienne. Il est d’ailleurs intéressant d’observer qu’il ne considère pas certaines formes traditionnelles de la théorie musicale comme les traités musicaux d’orchestration, d’harmonie ou de composition comme des manifestations de « l’intellectualité musicale16 » et qu’en ce sens, il reste cohérent avec sa propre théorie qui se veut plutôt prescriptive. Même s’il est vrai qu’il ne s’agit pas d’une théorie compositionnelle ou d’un manuel technique, il s’agit toutefois bel et bien d’une théorie de la musique au sens fort de ce terme. Nicolas pose et présente ses thèses et axiomes par avance, pour, en les développant, en tirer les conséquences logiques, afin de pouvoir ensuite prescrire quelques orientations à propos de la musique.
- 17 François Nicolas, Le monde Musique I, op. cit., p. 154-155.
- 18 Frederico Lyra de Carvalho, « Excesso musical da pandemia », Lugar Comum, no 57, 2020, disponibl (...)
- 19 Rappelons qu’Adorno débute cet ouvrage en émettant le diagnostic radical suivant : « Il est deve (...)
12Le monde-Musique est un ouvrage théorique très affirmé et constitue la pensée d’un compositeur sur la musique. Il fait de l’écoute des œuvres musicales et de l’écriture de la musique ses fondements majeurs. Toutefois, malgré sa volonté totalisante, les musiques non écrites et qui ne forment pas d’œuvres dans le sens fort prononcé et européen de ce terme en semblent automatiquement exclues. Une écriture postérieure, une transcription, n’est qu’une interprétation et une intégration d’une musique dans un autre système qui n’est pas le sien. Au moment où une musique classique indienne ou aborigène se trouve transcrite et ainsi, d’une certaine manière, apte à intégrer le monde-Musique, un écart se constitue entre les objets. Dans une telle situation, il existe une musique créée sans rapport avec l’écriture et l’accomplissement systématique d’une codification écrite au départ extérieure à l’objet musical. Nicolas ouvre quelque peu les portes au jazz17, mais non aux autres musiques, ce qui n’est pas une faiblesse de sa théorie, mais une fissure dans le monde qu’il propose. S’il est vrai qu’il ne s’agit pas là d’une théorie normative en vue de la création musicale, elle impose cependant une certaine norme pour l’entrée dans son monde. Même si elle est avant tout prescriptive, en raison de sa présentation formelle, elle finit par parvenir au bord de l’idéalité, voire par imposer une manière propre à l’écoute, à l’écriture, à la pensée et à l’extériorisation de la musique. Sa systématicité s’articule ainsi non à travers des normes en vue de la création musicale, mais par des prescriptions pour la compréhension de ses paramètres. Elle systématise la manière dont l’on écoute, interprète et représente la musique. D’un autre côté, elle ne manque pas de s’assumer en tant que théorie d’une crise particulière et qui se situe à contre- courant des tendances dominantes du présent. Nicolas est conscient que les deux notions principales qui fondent sa démarche théorique, à savoir l’œuvre et l’écriture, se trouvent continuellement en crise. Dans la musique contemporaine la plus récente, l’écriture et la notion d’œuvre subissent une mutation, voire un complet détournement. En outre, l’écoute se trouve elle aussi prise dans un brouillard quelque peu excessif et dont il est difficile d’émerger18. En fait, la théorie de François Nicolas ne manque pas d’accomplir un geste anachronique, qui est en quelque sorte analogue à celui d’Adorno dans la Théorie Esthétique19. Cet ouvrage inachevé, dans lequel le philosophe instaure un type de défense de la modernité artistique en claire dissonance avec les tendances de son époque, est publié de manière posthume au moment même de l’émergence des tendances qui, plus tard, constitueront la postmodernité.
Nicolas Donin : auto-analyse ou anti-théorie ?
13L’essai « L’auto-analyse, une alternative à la théorisation ? » écrit par Nicolas Donin intègre, curieusement, un volume de 1 800 pages publié en 2013, qu’il a édité en collaboration avec Laurent Feneyrou, intitulé Théories de la composition musicale au XXe siècle. Cette publication est divisée en deux volumes comprenant plus de soixante chapitres et sa conclusion figure dans une partie intitulée « Nouveaux concepts », composée, quant à elle, de six chapitres. Le chapitre écrit par Donin ouvre cette dernière partie. Les cinq autres traitent de la technique de différents compositeurs : Helmut Lachenmann, Brian Ferneyhough, Gérard Grisey, Salvatore Sciarrino et Wolfgang Rihm. Le chapitre écrit par Donin est donc le seul qui émet une proposition plus générique et qui n’émane pas de la pratique de la composition. Il s’agit donc d’une réflexion musicologique plus spéculative. Nous pourrions donc affirmer, en progressant un peu dans notre argumentation, que c’est comme si, à la limite, en organisant un volume exhaustif à propos des théories musicales du 20e siècle et en concluant avec un essai intitulé « L’auto-analyse, une alternative à la théorisation ? », quelque peu dissonant par rapport à l’ensemble du volume, Donin annonçait, d’une certaine façon, qu’une époque de la pensée musicale se fermait et qu’une autre était en train de s’ouvrir.
- 20 Nicolas Donin, « L’auto-analyse, une alternative à la théorisation ? », Théories de la compositi (...)
- 21 ibid., p. 1631.
- 22 Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raison d’agir, 2004.
14Le musicologue commence par faire observer que « la plupart des compositeurs occidentaux ont tendance, à partir des années 1960, à éviter tout positionnement théorique trop prononcé20 ». Il remarque que l’ancienne démarche de théorisation a été peu à peu substituée par ce qu’il appelle l’auto-analyse du compositeur. Selon Donin, l’auto-analyse serait la « réflexivité à l’égard de son activité créatrice et un travail d’analyse musicale de ses propres œuvres21 ». Autrement dit, c’est par la constitution d’un discours sur sa propre pensée et sa pratique musicale que le compositeur fait son auto-analyse. L’auteur énumère trois caractéristiques générales de l’auto-analyse : 1) Plutôt qu’une formalisation, elle s’appuie sur le geste de la composition dans un contexte spécifique. 2) Elle tente d’opérer une explicitation de la temporalité propre à l’activité de composition musicale. Elle traite ainsi des étapes et des décisions et résolutions prises par le compositeur. 3) Elle se limite à la particularité du cas qui est en train d’être traité et se focalise sur la singularité d’un artiste précis concernant une œuvre ou un moment spécifique. Nous pouvons déjà nous apercevoir que la démarche de Nicolas est à l’opposé de celle menée par Donin. En outre, cette démarche d’auto-analyse n’est pas sans rappeler celle entreprise par Pierre Bourdieu dans son dernier ouvrage publié de son vivant : Esquisse pour une auto-analyse22. Dans ce livre, le sociologue reprend le fil de son parcours sociologique et biographique dans la tentative d’éclairer de manière subjective les différents moments de son propre itinéraire. Bien que plus modeste, l’auto-analyse décrite par Donin présente un lien de parenté avec celle de Bourdieu.
- 23 Nicolas Donin, « L’auto-analyse, une alternative à la théorisation ? », op. cit., p. 1631.
- 24 ibid., p. 1660.
15À la place de la forme plus traditionnelle de l’essai ou des traités théoriques, cette nouvelle pratique d’auto-analyse choisit plutôt en guise d’éléments privilégiés les entretiens, les cahiers de notes et les journaux de bord du compositeur. Ce processus est, en même temps, accompagné d’un nouveau phénomène d’occupation de l’espace public par les compositeurs, qui pénètre aussi dans leurs vies personnelles. Les processus de production et les lieux de créations musicales se transforment de plus en plus, en objets d’attraction et de curiosité des critiques et du public : « l’intimité du compositeur, et notamment ses lieux et procédures de création, est devenue des objets légitimes de la curiosité publique, alimentée par la presse généraliste aussi bien que par des publications spécialisées23 ». C’est le cas, dit Donin, de Jonathan Harvey, Luciano Berio, Pierre Schaeffer entre outres. Les discours théoriques plus abstraits et normatifs, dominants à l’époque précédente font place à des écrits plus artistiques et mystérieux dans lesquels la vie de l’artiste occupe une place de plus en plus prépondérante : « là où le discours théorique cite un passage d’une œuvre en tant qu’illustration d’une démonstration, l’essai auto-analytique part du mystère de l’œuvre (ou de son processus de création) pour en scruter le potentiel de pensée théorique. Ce type d’écrit manifeste donc un intérêt récurrent pour des formes de théorisation que l’on pourrait qualifier de “faibles”, par opposition aux formes “fortes” des théories explicites, systématiques, abstraites et normatives qui se donnent à lire dans nombre de traités, essais, articles24 ».
- 25 Ceci n’est pas mis en évidence, mais il s’agit possiblement d’une variation indirecte autour de (...)
16Nous pouvons voir que, même s’il fait l’éloge de cette nouvelle pratique, le musicologue n’hésite pas à en signaler la faiblesse. En fait, dans ce cas précis, il nous semble que c’est bien la faiblesse assumée de la démarche qui fait sa force25.
- 26 Nicolas Donin, « L’auto-analyse, une alternative à la théorisation ? », op. cit., p. 1631.
- 27 Lydia Goehr, Le Musée imaginaire des œuvres musicales, Paris, La Rue Musicale, 2018, p. 231.
17D’une certaine façon, c’est comme si le discours du compositeur occupait le devant de son œuvre : « la pleine autorité exercée par le compositeur sur sa partition se prolonge et s’incarne volontiers dans des commentaires (préfaces, guides d’écoutes ou autres textes descriptifs) dont il assure ou supervise la rédaction26 ». À la limite, la partition ne serait plus perçue comme autosuffisante pour l’interprétation de l’œuvre, car l’on exige du texte écrit une certaine souplesse, pour qu’il soit capable de signaler non seulement la façon dont la musique doit être jouée, mais surtout la manière dont le public doit l’écouter. L’œuvre serait en train de perdre son caractère régulateur, tel qu’il fut théorisé par Lydia Goehr. Elle serait de moins en moins autonome. En s’opposant à la démarche ontologique plus commune de l’œuvre musicale, cette philosophe démontre que « le concept d’œuvre s’est mis à réguler une pratique à un moment particulier de l’histoire27 ». Ce moment est celui de l’affirmation de la bourgeoisie en tant que classe dominante, à savoir, le tournant du 19e siècle. L’avènement de la pratique de l’auto-analyse survient en même temps que la crise du caractère régulateur de l’œuvre musicale – et aussi du monde bourgeois. Le texte de Goehr suggère qu’en tant que concept historiquement émergent, celui d’œuvre musicale présuppose sa contestation ou même la simple possibilité de perdre de sa validité historique à un moment de crise. Dès l’instant où la volonté du compositeur prévaut sur son objet créatif, cela signifie que l’œuvre musicale ne régule plus son écoute, mais surtout qu’elle n’est plus capable d’assurer son interprétation de manière autonome. La démarche de l’auto-analyse peut ainsi être vue comme une réaction subjective à cette crise. Même si Donin se met à l’écart et se montre conscient de cette problématique, il se cantonne dans une position passive et simplement descriptive concernant l’objet qu’il examine. Il ne critique pas la démarche de l’auto-analyse, il ne fait que la présenter. L’autorité prise par l’auto-analyse est signalée, mais elle n’est pas vraiment critiquée par le musicologue. C’est comme si la parole du créateur devenait en quelque sorte sacrée.
- 28 Nicolas Donin, « L’auto-analyse, une alternative à la théorisation ? », op. cit., p. 1639.
18Donin examine cette pratique d’auto-analyse chez plusieurs compositeurs, chacun l’abordant par le biais d’approches particulières ; parmi ceux-ci il est possible de citer Jonathan Harvey, Luciano Berio, Klaus Huber, Jean-Luc Hervé. Mais c’est chez Pierre Schaeffer qu’il trouve le modèle d’analyse le plus abouti, ce qui s’explique notamment parce que, chez celui-ci, l’auto-analyse est en même temps témoignage de l’invention de la musique concrète. Son journal de bord, dans lequel il documente le processus de découverte de la musique concrète et décrit le chemin parcouru, se transforme peu à peu en un espace d’imagination musicale. Donin fait observer que chez Schaeffer, « composer – et tout particulièrement composer de la musique concrète – c’est construire une boucle de rétroaction entre faire et écouter dont le second terme est aussi stratégique que le premier, et qu’il est donc nécessaire de documenter tout autant28 ». Dans ce cas, l’auto-analyse apparaît comme une pratique rétrospective. L’acte même d’invention de la musique concrète ne fut pas prescrit. D’autre part, il n’en est pas moins intéressant de constater, comme le fait d’ailleurs Donin, qu’après cette période d’invention d’une nouvelle manière de faire de la musique, Schaeffer abandonne pratiquement la démarche de l’auto-analyse.
19Même s’il situe l’avènement de l’auto-analyse dans les années 1960, Donin trouve quelques précédents. Il fait une projection presque anachronique de cette pratique sur l’édition moderne des cahiers d’esquisse de Beethoven. Par ce geste, il suggère qu’à la limite, même les œuvres de l’époque de l’affirmation du concept d’œuvre seraient de moins en moins capables de s’exprimer par elles-mêmes. Mais, c’est surtout chez le dernier Schoenberg, désormais le symbole de la modernité radicale en musique, qu’il tente de trouver des traits d’un geste auto-analytique. En signalant lui-même la continuité de ses œuvres et idées dans ses écrits d’après-guerre, Schoenberg justifiait a posteriori certains de ses choix musicaux, ce qui lui permettait de créer une cohérence rétrospective entre ses différents moments en tant qu’artiste et théoricien. Cette attitude ne pouvait qu’être rétrospective, car ces deux pratiques sont nécessairement désynchronisées dans le temps. D’une part, malgré sa rigueur technique, Schoenberg croyait à l’intuition et à l’inconscient musical et insistait sur leur importance pour le processus créatif. En même temps, il décrivait rétrospectivement comme étant nécessaires les différentes étapes du processus qui avaient été vécues comme imprévisibles. Dialectiquement parlant, ce qui était contingent se transformait désormais en nécessité. Cependant, cela n’était que rétrospectivement vrai, et non, comme le voulait Schoenberg, quelque chose déjà inscrit au début du processus. Autrement dit, avec ses auto-analyses, Schoenberg était, à la limite, en train de faire une projection anachronique sur son propre passé musical. Prendre l’exemple de Schoenberg
constitue aussi un choix intéressant de Donin. L’ensemble des écrits de ce compositeur peuvent être divisés en deux catégories, d’un côté, les écrits strictement théoriques (traité d’harmonie, manuel de composition, technique du contrepoint) et de l’autre, ceux qui sont tournés vers la problématique de l’auto-analyse soulevée par le musicologue. Tel est notamment le cas de l’essai intitulé : « Auto-analyse » écrit en 1948 ; d’où d’ailleurs Donin semble avoir tiré l’expression qu’il voulait théoriser.
Une poursuite difficile dans un entre-deux conflictuel
- 29 Diedrich Diederichsen, De la Plus-value dans l’art. Suivi de (Sur) production et valeur, Genève, (...)
- 30 ibid., p. 37.
20Le phénomène d’auto-analyse de compositeurs de musique semblerait être partagé par d’autres arts. C’est tout du moins ce qu’observe, entre autres, le critique Diedrich Diederichsen. Selon cet auteur, depuis longtemps, on assiste à un changement de la médiatisation artistique avec parfois des conséquences pour le marché de l’art qui déplace l’intérêt pour l’objet artistique en direction de son discours de légitimation. Un exemple frappant pourrait être trouvé chez Salvador Dalí, auquel « le procès, sa propre vie d’artiste, (lui) importait bien sûr beaucoup plus que le produit29 ». Diederichsen constate que ce changement de perspective s’affirme depuis lors comme la tendance dominante et va jusqu’à dire que « le seul succès de ce type de formation de nouveauté réside dans la propagation de discours30 ». Ce type de discours circule aussi bien dans la presse spécialisée que dans celle plus généraliste. Il fait, en quelque sorte, son apparition dans des entretiens, des cahiers des notes et des journaux de bord des artistes. Diederichsen n’emploie pas le terme « auto-analyse », mais il semble bel et bien parler de quelque chose d’analogue. Son diagnostic s’avère être plus ou moins le même que celui de Donin, c’est sa critique du primat du discours qui l’en différencie. À la différence de Donin qu’accepte sans trop questionner le remplacement de la théorie par l’auto-analyse, Diederichsen insiste sur le problème que le primat du discours, en un sens, analogue à l’auto-analyse, pose à la pensée de l’art.
- 31 ibid., p. 68.
- 32 ibid., p. 69.
21Dans l’essai de Diederichsen, en revanche, la musique n’apparaît que comme un exemple des changements imposés par la circulation numérique de l’art. Cet auteur traite surtout des changements que le monde numérique impose à l’objet musical : « à l’époque du numérique, leur reproduction est devenue obsolète : il est désormais techniquement impossible de faire la distinction entre la copie et l’original31 ». Dans cette configuration, « ce qui disparaît ainsi c’est l’œuvre, l’objet stable qui permettait d’établir des personnages publics autour d’une culture de divertissement32 ». Chez Donin, il ne s’agit plus de cette culture de divertissement à laquelle se réfère Diederichsen. Il y a un élément qui demeure stable. En tenant compte de ce fait, nous pouvons dire que l’auto-analyse, telle qu’elle est pensée par Donin, ne justifie pas parce qu’elle se fonde sur un dispositif originaire d’une époque musicale antérieure, à savoir la figure du compositeur. C’est parce qu’il se fonde sur le discours d’une figure stable, qui, émanant du passé, s’instaure dans la contemporanéité, que Donin peut identifier la pratique de l’auto-analyse comme une démarche théorique. Elle demeure soumise à l’autorité du compositeur, ce n’est pas n’importe quelle personne qui valide ce qui se trouve énoncé. Si Diederichsen constate l’existence d’une dilution croissante dans l’univers artistique, à tel point qu’il s’avère impossible de distinguer l’original de la copie d’une musique de divertissement, d’un autre côté, le musicologue continue à soutenir dans sa théorie le fait que le porteur du discours, le compositeur, reste inclus dans la tradition. Il s’agirait en ce sens plutôt d’une mutation que d’une rupture.
- 33 Harry Lehmann, La Révolution digitale dans la musique. Une philosophie de la musique, Paris, All (...)
- 34 ibid.
22En même temps, c’est aussi dans son fondement que nous trouvons la limite de la démarche de l’auto-analyse. Le problème le plus profond pour la pensée portant sur la musique à une époque où l’auto-analyse prévaut est le fait de permettre que ce soit le point de vue du compositeur sur l’œuvre et sur la situation musicale qui l’emporte. Nous assistons ainsi à un blocage imminent de la critique, voire de la pensée musicale. Elle se retrouve presque totalement soumise à la vision et à l’autorité de la parole du créateur. La tentative de reprendre la pensée sur la circulation des idées dans le domaine de la théorie musicale passe, nous semble-t-il, par la réouverture de la possibilité de critiquer de manière plus nette le processus de création et les discours des compositeurs. Ce faisant, il serait possible de regarder de plus près les écarts entre ces deux dimensions, à savoir l’œuvre et le discours du compositeur, ce qui permettrait ainsi de les remettre en question. Si l’on ne sort pas de l’absolutisation du discours créateur, les idées courent le risque de ne plus se transformer, car sous l’emprise de l’auto-analyse, le risque est qu’une simple apparition discursive devienne un signe automatique d’accomplissement. En suivant ce fil directeur, il ne s’avère pas moins intéressant d’observer que, dans sa tentative d’élaborer une philosophie de la musique, Harry Lehman fait remarquer que, d’un côté, concernant la musique contemporaine, « le besoin d’une analyse philosophique ne se fait plus sentir dès lors que les compositeurs se chargent eux-mêmes de décrire leur système social33 », mais que d’un autre côté, la philosophie de la musique continuerait à s’avérer pertinente « là où l’auto-analyse dysfonctionne et qu’il devient impossible de pallier ce défaut de façon interne34 ». Autrement dit, afin que la pensée théorique
musicale, voire philosophique, puisse circuler et se libérer d’une période de crise continue, il faudrait insister sur les contradictions entre le discours et l’objet artistique, non sans mettre tout particulièrement l’accent sur les insuffisances discursives des créateurs musicaux.
- 35 ibid., p. 218.
23Harry Lehman tente d’établir un diagnostic sur la tendance vers laquelle la musique serait en train de se tourner. Le point central de la mutation actuelle serait, selon lui, le basculement de la notation musicale vers le numérique. L’enjeu de son ouvrage peut se résumer dans la thèse suivante : « un millénaire exactement après l’invention de la notation, conçue tout d’abord comme un médium pour archiver et diffuser les mélodies grégoriennes, mais qui se révéla rapidement comme un médium très performant pour la composition, la culture musicale écrite, fondée par Guido [d’Arezzo], aura été remplacée par la culture digitale35 ». Nous avons déjà parlé de la crise de l’œuvre, dont l’autonomie s’est affaiblie, en raison de la primauté du discours du compositeur. Lehmann, quant à lui, met ici en évidence une autre crise qui surgit en parallèle, il s’agit de celle de la notation. Nous pouvons donc observer que les deux fondements de la théorie de François Nicolas se trouvent radicalement pris dans une crise aiguë. Son geste théorique systématique s’avère donc doublement anachronique, ce qui finit par compromettre la substance de sa démarche, car du fait que ses fondements se trouvent en crise, elle court un sérieux risque de perdre sa pertinence pour devenir rapidement désuète. Le caractère diffus de la production musicale, tel qu’il est pointé par Diederichsen, et le devenir numérique de la musique, souligné par Lehmann, semblent ainsi compromettre toute démarche théorique plus systématique. En ce sens, la théorie de Nicolas en vient à être de plus en plus insuffisante par rapport à son objet instable. Ainsi, soit le compositeur se renferme sur lui-même, soit le caractère totalisant de la théorie se trouve compromis dès le départ. Cependant, ce constat de la limite de l’approche théorique de Nicolas ne touche pas l’autre côté problématique de son geste, à savoir, l’insistance sur une démarche excessive pour penser la musique.
Une synthèse qui n’en est pas une
- 36 Fredric Jameson,Late Marxism. Adorno or the Persistence of the Dialectics, Verso, Londres / New (...)
24Du point de vue d’Adorno, c’est précisément dans ce qui va au-delà de la théorie, mais aussi de la tradition, que l’aspect artistique s’exprime. Selon lui, c’est ce qui émerge au-delà des normes préétablies qui serait, paradoxalement, le lieu le plus important pour une théorie musicale. Autrement dit, une théorie musicale doit rendre compte surtout de ce dont elle ne peut pas rendre compte objectivement. C’est en ce sens qu’elle devrait préférer l’excès au manque. Elle doit encercler sont objet sans le déterminer de manière exhaustive. Son intérêt découlerait plutôt de ses ouvertures possibles, de ce qui se trouve hors norme, qu’Adorno appelle la Dialectique négative comme « non-identique ». L’intérêt d’une théorie se trouve notamment dans et au-delà de ces limites, car lorsque l’on se replie sur soi-même, le risque de rechute dans le dogmatisme demeure très présent. C’est notamment sur ce point que le caractère systématique de la théorie de François Nicolas apparaît comme un obstacle. Même si nous devons conserver une attitude très critique, nous ne pouvons pas simplement ignorer les tendances mises en évidence par Donin, Diederichsen et Lehmann. En ce sens, à présent, l’intérêt pour une théorie musicale serait plus perceptible à partir du moment où elle se rapprocherait de l’idée adornienne de modèle, modèle qui chez Adorno est avant tout une idée schönberguienne, comme le souligne Fredric Jameson : « modèle, chez le dernier Schoenberg, désigne la matière première d’une composition spécifique ou son point de départ thématique36 ». Chez Adorno cela s’exprime par une manière personnelle d’organiser la théorie philosophique de façon non systématique et sans fondement premier. Un modèle est un type d’objet philosophique dans lequel la méthode et la chose se trouvent intimement liées l’une à l’autre.
- 37 Theodor W. Adorno, Esthétique 1958/59, Paris, Klincksieck, 2021, p. 28.
- 38 ibid., p. 36.
25Il est connu qu’Adorno insiste sur la démarche critique pour penser l’art. Pendant ses leçons d’esthétique de 1958, il insistait sur le fait que : « L’œuvre d’art devient bien une chose objective par le fait qu’elle s’oppose à l’artiste en tant que chose autonome et organisée en soi. Et j’irai presque jusqu’à dire : plus elle y arrive complètement, moins elle documente seulement l’artiste, plus elle est chose parlante en soi, plus élevé sera en général le rang attribué à l’œuvre37 ». Selon Adorno, l’objectivité de l’œuvre établit une séparation matérielle avec l’artiste, en imposant ainsi un type de résistance envers celui-là même qui l’a créée, ce faisant, elle ne peut pas se trouver réduite à la seule interprétation subjective de son auteur. En même temps, Adorno ne nie pas l’importance des écrits des artistes dans sa pensée esthétique. En plus des œuvres, la source principale pour l’élaboration de sa théorie esthétique se trouve de manière générale dans la médiation entre deux types d’écrits théoriques fort différents, d’un côté, des théories esthétiques abstraites comme celles de Kant, Hegel et Schopenhauer et de l’autre, les écrits de quelques artistes, notamment de Paul Valery, et aussi de Brecht. Ces artistes possédaient un arsenal conceptuel de premier ordre capable d’exprimer concrètement leurs expériences artistiques, bien au-delà d’une simple démarche d’auto-analyse, sans adopter pour autant des points de vue trop systématiques. Selon Adorno : la « relation fructueuse à l’esthétique théorique réside dans la perméabilité de ces deux procédures – de la procédure de “la plus haute hauteur”, pour parler avec Goethe, et de la “plus proche proximité”38 ».
- 39 Il est vrai que, malgré l’intérêt de sa démarche, Harry Lehmann se trouve pris dans un geste apo (...)
26La possibilité d’actualiser l’idée adornienne de ré-élaborer une médiation entre ces deux pôles irait à contre-courant du sens dominant de la pensée en musique telle qu’elle est soutenue par le musicologue Nicolas Donin. Elle prendrait en compte le point de vue de l’œuvre, ne restant plus trop attachée au discours du créateur, sans pour autant le nier. D’une certaine façon, le compositeur retrouve son discours en tant qu’un parmi d’autres possibles. Son discours demeure pertinent, mais il se voit destitué de l’autorité majeure sur son œuvre. En outre, dans un univers où l’excès de discours sous forme d’auto-analyse est le matériau prédominant pour la pensée musicale, l’attitude de François Nicolas suggère, par son caractère proprement excessif, qu’il serait profitable que d’autres musiciens, et pas seulement les compositeurs, prennent le risque d’adopter une posture théorique plus affirmative. Cependant, contrairement à ce qu’affirme Nicolas, une théorie non systématique qui n’aurait pas peur de pécher par excès semble plus profitable à un moment de crise générale. Un système tend à se fermer et, à présent, la capacité d’ouverture semble plus nécessaire. C’est, en effet, parce qu’il tente d’articuler ces deux pôles que l’insistance d’Harry Lehmann sur la contradiction entre le discours et l’objet musical semble en quelque sorte poursuivre la démarche adornienne ; même si elle aurait pu se présenter de manière plus critique39. Dans la situation actuelle, il faudrait peut-être tenter à nouveau le contrepoint dialectique entre le concret et l’abstrait qui s’avère décisif pour le développement des idées musicales depuis au moins la Grèce antique.
Notes
1 Bien évidemment, toutes les traditions musicales font l’objet de pensées et le genre d’essai que nous proposons de réaliser pourrait se déplacer vers d’autres situations musicales.
2 Voir Myriam Revault D’Allonnes, La Crise sans fin. Essais sur l’expérience moderne du temps, Paris, Seuil, 2012.
3 Esteban Buch, Nicolas Donin, Laurent Feneyrou, Du politique en analyse musicale, Paris, Vrin, 2013, p. 10.
4 Alain Badiou, Logiques des Mondes. L’être et l’événement, t. 2. Paris, Seuil, 2006, p. 99. L’analyse détaillée des thèses badiousiennes concernant l’histoire de la musique au 20e siècle se trouve p. 89-99.
5 François Nicolas, Le monde – Musique I. L’œuvre musicale et son écoute, Paris, Aedam Musicae, 2014, p. 11.
6 Francis Wolff, Pourquoi la musique ?, Paris Fayard, 2015.
7 François Nicolas, Le monde-Musique I, op. cit., p. 31.
8 ibid.
9 ibid., p. 32.
10 Theodor W. Adorno, Dialectique négative, Paris, Payot & Rivages poche, 2003, p. 224.
11 François Nicolas, Le monde – Musique I, op. cit., p. 85.
12 Pour une approche plus détaillée de ces questions, voir : Frederico Lyra de Carvalho, « Le “monde-Musique” de François Nicolas et la possibilité de l’écoute musicale comme critique sociale immanente », GRM, vol. 12, 2017. [https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/grm/920].
13 François Nicolas, Le monde-Musique II. Le monde-Musique et son solfège, Paris, Aedam Musicae, 2014, p. 15
14 François Nicolas, Le monde-Musique III. Le musicien et son intellectualité musicale, Paris, Aedam Musicae, 2015.
15 François Nicolas, Le monde-Musique IV. Les raisonances du monde-Musique, Paris, Aedam Musicae, 2016.
16 François Nicolas, Le monde-Musique III, op. cit., p. 12.
17 François Nicolas, Le monde Musique I, op. cit., p. 154-155.
18 Frederico Lyra de Carvalho, « Excesso musical da pandemia », Lugar Comum, no 57, 2020, disponible sur [https://uninomade.net/wp-content/files_mf/89546612--Excesso%20de%20pandemia%20-%20Frederico%20Lyra.pdf]
19 Rappelons qu’Adorno débute cet ouvrage en émettant le diagnostic radical suivant : « Il est devenu évident que tout ce qui concerne l’art, tant en lui-même que dans sa relation au tout, ne va plus de soi, pas même son droit à l’existence ». Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 2011, p. 15.
20 Nicolas Donin, « L’auto-analyse, une alternative à la théorisation ? », Théories de la composition musicale au XXe siècle, vol. 2, Nicolas Donin et Laurent Feneyrou (sld), 2 vols. Lyon, Symétrie, 2013, p. 1629.
21 ibid., p. 1631.
22 Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raison d’agir, 2004.
23 Nicolas Donin, « L’auto-analyse, une alternative à la théorisation ? », op. cit., p. 1631.
24 ibid., p. 1660.
25 Ceci n’est pas mis en évidence, mais il s’agit possiblement d’une variation indirecte autour de la thématique chère à Deleuze et Guattari d’un art « mineur » en opposition à un art « majeur », telle qu’elle a été développée notamment dans l’ouvrage Kafka : pour une littérature mineure (Paris, Minuit, 1975). Pour une analyse détaillée de cette approche philosophique, voir l’article d’Anne Sauvagnargues, « Art mineur – Art majeur : Gilles Deleuze », Espace Temps, n° 78-79, 2002, p. 120-132.
26 Nicolas Donin, « L’auto-analyse, une alternative à la théorisation ? », op. cit., p. 1631.
27 Lydia Goehr, Le Musée imaginaire des œuvres musicales, Paris, La Rue Musicale, 2018, p. 231.
28 Nicolas Donin, « L’auto-analyse, une alternative à la théorisation ? », op. cit., p. 1639.
29 Diedrich Diederichsen, De la Plus-value dans l’art. Suivi de (Sur) production et valeur, Genève, Entremonde, 2019, p. 28.
30 ibid., p. 37.
31 ibid., p. 68.
32 ibid., p. 69.
33 Harry Lehmann, La Révolution digitale dans la musique. Une philosophie de la musique, Paris, Allia, 2017, p. 213.
34 ibid.
35 ibid., p. 218.
36 Fredric Jameson,Late Marxism. Adorno or the Persistence of the Dialectics, Verso, Londres / New York, 2007, p. 61.
37 Theodor W. Adorno, Esthétique 1958/59, Paris, Klincksieck, 2021, p. 28.
38 ibid., p. 36.
39 Il est vrai que, malgré l’intérêt de sa démarche, Harry Lehmann se trouve pris dans un geste apologétique de ce qu’il qualifie de Révolution digitale. Il aurait pu insister un peu plus sur les critiques adressées au nouvel univers digital qui, comme le souligne d’ailleurs Diederichsen, restructure radicalement la vie musicale d’une manière ambiguë en raison notamment de la tendance à l’indifférenciation de tout objet musical et à la contraction du monde du travail musical que le monde numérique impose inévitablement. Peut-être qu’il faudra poursuivre avec le geste de Lehmann, mais dans la direction contraire.
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Référence papier
Frederico Lyra, « L’actualité de la théorisation et anti-théorisation en musique : système, excès et auto-analyse », Marges, 33 | 2021, 159-173.
Référence électronique
Frederico Lyra, « L’actualité de la théorisation et anti-théorisation en musique : système, excès et auto-analyse », Marges [En ligne], 33 | 2021, mis en ligne le 02 janvier 2024, consulté le 23 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/2720 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/marges.2720
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