Comment ne pas altérer l’altérité? Art contemporain et indigénéités
Résumés
Observant la curiosité réciproque que semblent partager l’art contemporain et l’anthropologie la plus actuelle, cet article s’efforce de saisir les raisons, la portée et les enjeux de ce tournant ethnographique de l’art et, simultanément, du tournant artistique de l’anthropologie. Il montre que se jouent notamment, dans la constitution de cet espace dialogique singulier, des questions aussi essentielles que celles qui touchent à la formation des conventions esthétiques et à leur nature socialement construite, à la portée sociale et politique du geste créatif, au rapport entre la pratique et la réflexivité. En définitive, n’est-ce pas la tension classique entre relativisme et universalisme qui se rejoue dans cette attraction mutuelle ?
Plan
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- 1 Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1960.
« Pour traiter un homme comme un chien, il faut d’abord le reconnaître comme un homme1 »
- 2 Tim Ingold, Faire. Anthropologie, archéologie, art et architecture, Bellevaux, Éditions Dehors, (...)
- 3 James Clifford et George E. Marcus (sld), Writing Culture. The Poetics and Politics of Ethnograp (...)
- 4 Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Plon, 1958. Voir aussi Marshall Sahlins, The Wes (...)
- 5 Hal Foster, « Portrait de l’artiste en ethnographe », dans Le Retour du réel. Situation actuelle (...)
- 6 Je remercie Morgan Labar pour sa lecture attentive de la première version de ce texte.
1Ce texte a pour point de départ une réflexion sur la tournant anthropologique en art, qui fut notamment théorisé par Hal Foster, et symétriquement sur le tournant artistique dans l’anthropologie contemporaine, dont les contributions de Bruno Latour ou de Philippe Descola à des expositions récentes ou encore le projet de Tim Ingold d’une « anthropologie avec l’art2 » donnent une assez bonne idée. Dans un précédent numéro de la revue Marges, je me suis interrogé sur la signification qu’il convenait d’accorder à cet intérêt croisé entre artistes et anthropologues : j’ai notamment montré comment l’anthropologie a été très tôt confrontée à la question de l’altérité. Dès la seconde moitié du 19e siècle, dans le droit fil des recherches menées par Lewis Morgan, la vision évolutionniste a interrogé l’infériorité ou le retard supposés des aires culturelles extra-européennes sur le schéma de développement propre à l’occident. Les débats qui ont suivi ont inévitablement suscité des questionnements épistémologiques, en particulier sur les présupposés associés à l’enquête ethnographique en matière d’observation de l’altérité : James Clifford par exemple envisageait le terrain de l’anthropologue non comme une pure extériorité sur laquelle prenait place le chercheur, mais comme un artefact, ce qui lui permettait de montrer comment la pratique du terrain est aussi un lieu et un enjeu de pouvoir entre l’enquêteur et l’enquêté3. Mais ce sont également des questions théoriques qui ont fait jour, par exemple sur la conciliation entre la diversité des cultures et l’universalité de l’espèce humaine4. De telles questions n’ont pas manqué d’infuser les mondes de l’art, tout comme l’art n’a pas manqué de servir de ressource et de terrain d’expérimentation pour l’anthropologie contemporaine, et il semble bien qu’on assiste, dans la multiplication de ces expériences dyadiques, à cette politisation de l’esthétique qu’énonçait Hal Foster à propos du tournant ethnographique en art. C’est ainsi que je concluais la première partie de cet article, reprenant un argument central de Hal Foster : comment parler de l’autre sans l’enfermer dans une sur-identification ou un exotisme susceptible de compromettre cette altérité5 ? C’est cette question que je souhaite ici traiter en me centrant sur la figure de l’artiste-indigène contemporain6.
De quoi « indigène » est-il le nom ?
- 7 Cité par Glen Sean Coulthard, Peau Rouge, Masques Blancs. Contre la politique coloniale de la re (...)
- 8 Maureen Murphy, dans Maureen Murphy, Zahia Rahmani, Todd Shepard, Elvan Zabunyan et Rémi Labrus (...)
- 9 L’association de ces différents noms ne va cependant pas totalement de soi puisque chacun provie (...)
2Selon un schéma établi, il est courant d’opposer la figure de l’autre comme réalité concrète à celle de l’universalisme abstrait ; mais il est tout aussi courant de rejeter la figure de l’autre en tant qu’elle serait une entité socialement construite par le dominant. Ainsi, certains artistes autochtones sont promus sous un angle identitaire, par exemple sous la forme que Gayatri Spivak a qualifié d’« essentialisme stratégique » – se sentir appartenir à un groupe dominé, fut-ce au prix d’une assignation catégorielle, peut fonctionner comme la condition d’une mobilisation émancipatrice : comprendre les fondements de la pensée essentialiste est ici la condition même de la remise en cause de ces essentialismes –, alors que, dans le même temps, ces catégories identitaires sont rejetées pour la raison même qu’elles figeraient l’artiste dans un imaginaire aliénant. Du reste, la figure de l’altérité questionne autant la manière dont les identités sont construites socialement – qu’elles soient de genre, de classe ou ethniques – que la manière dont elles sont reconnues et reçues par ceux qu’elles prétendent désigner. C’est en ce sens, comme l’affirme Taiaiake Alfred, que « les autochtones peuvent être les instruments de leur propre dépossession7 ». Maureen Murphy nous rappelle ainsi qu’« un artiste comme Yinka Shonibare confronté dès ses premières années d’études artistiques à Londres aux attentes africanistes de son entourage, a décidé de mener un travail de déconstruction des notions d’authenticité et d’africanité. En réinventant notamment des scènes de grands maîtres du 18e siècle dans des installations ou « tableaux vivants » dans lesquels les personnages sont vêtus de tissus wax (textile associé spontanément à l’Afrique, mais originellement produit en Indonésie puis distribué par les Anglais et les Hollandais sur le continent africain), il déjoue les attentes du public pour questionner les termes de la construction identitaire8 ». Ainsi, il n’est guère étonnant que parmi les enjeux les plus récents adressés à l’art, ce soit la contestation d’un point de vue assimilé à l’extériorité hégémonique qui s’exprime, par exemple à propos de la traduction des poèmes d’Amanda Gorman, de la représentation des Suppliantes d’Eschyle par Philippe Brunet, d’une peinture d’Hervé Di Rosa, ou encore la mise en scène d’Exhibit B par Brett Bailey9.
- 10 Charles de Lespinay, « Les concepts d’autochtone (indigenous) et de minorité (minority) », Droit (...)
3En résumé, que veut-on dire et qu’est-ce qui se joue quand on parle d’indigénéité, fut-ce à propos d’art ? Différents vocables ont été utilisés – autochtones, indigènes, peuples premiers, etc. – mais leur usage n’est pas univoque, selon les disciplines mobilisées pour en produire la définition. Charles de Lespinay a par exemple montré comment l’anthropologie et la science juridique fluctuaient autour de définitions qui prennent en compte tantôt l’installation première d’une population donnée sur un territoire, tantôt un type de relation spécifique avec ce territoire et son environnement, tantôt l’assujettissement d’une population. Examinant les différentes conventions formalisant au regard de la loi le statut des autochtones et des minorités, Lespinay note que « si les autochtones et les minorités ont la possibilité de s’auto-qualifier comme tels, c’est en fin de compte l’État “conquérant” à qui ils “appartiennent” qui décidera seul des suites éventuelles à donner à leurs revendications10 ». C’est pourquoi avec la rédaction de la Déclaration des droits des peuples autochtones en 1982 puis le Forum permanent sur les questions autochtones, créé en 2001 et enfin la déclaration adoptée à l’ONU en 2007, qui « officialise » les déclarations précédentes, la question sémantique se redouble d’une question politique qui est celle du droit de ne pas être nommé par l’autre, mais de s’auto-déterminer, par exemple en substituant la notion d’autochtonie à celle d’indigénéité.
- 11 Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952.
- 12 Glean Sean Coulthard, Peau Rouge, Masques Blancs, op. cit., p. 39.
4En somme, parler d’indigénéité, c’est reconduire un questionnement sur un type de relation qui se caractérise par une forme spécifique de domination, discursive, structurelle et psychologique. En ce sens, il n’est pas étonnant que Frantz Fanon11 puis Glen Sean Coulthard aient pris appui sur un lecture critique de la dialectique du maître et du serviteur chez Hegel, telle qu’elle s’incarne dans un certain nombre de politiques contemporaines de la « reconnaissance » ou de la « réconciliation » : ici, l’idée fondamentale est que si l’émancipation passe par la désubjectivisation, c’est le « redéploiement de soi » et non la « reconnaissance de soi par la société dominante » qui doit fonder ce processus de désaliénation. Comme le rappelle très clairement Coulthard : « Fanon suggère que, dans les contextes où la domination coloniale ne se reproduit pas seulement grâce à la force, l’entretien de l’hégémonie coloniale et étatique nécessite la production de ce qu’il appelle des “sujets colonisés” : autrement dit, la production de modes de pensée, de désirs et de comportements coloniaux qui imposent au colonisé, implicitement ou explicitement, les types de pratiques et de rôles que sa domination continuelle requiert12. ».
- 13 Jean-Loup Amselle, « Qu’est-ce qu’un peuple autochtone ? », dans Rétrovolutions. Essais sur les (...)
- 14 ibid., p. 156.
5Jean-Loup Amselle a bien résumé l’ambiguïté du terme « autochtonie ». Selon lui, une instance telle que l’Unesco privilégie une définition « primitiviste » des peuples autochtones : la figure de l’autochtone serait celle d’une espèce menacée, jusqu’alors éloignée de tout contact avec le reste du monde. Il conviendrait donc de la préserver en la tenant à l’écart des menaces associées à la globalisation. Replaçant les conceptions de l’Unesco à l’égard des peuples autochtones dans ce qui s’apparente à l’analyse d’un champ social – il insiste notamment sur les logiques de recrutement des ethnologues qui ont « façonné la conception des peuples autochtones prévalant au sein de cette organisation13 » –, Amselle montre comment la quête d’authenticité culturelle est sous-tendue par une conception préservationniste et donc fixiste de communautés considérées en quelque sorte comme primitivement pures. Toutefois, l’émergence contemporaine des sociétés autochtone comme sujets politiques, porteuses de revendications à l’auto-détermination, constitue un tournant dans la manière dont la question de l’altérité est envisagée. Bien que la ligne théorique défendue par Amselle soit différente de celle portée par Coulthard, il me semble que ces deux auteurs se rejoignent lorsqu’ils mettent en question des politiques de la reconnaissance – menées par des États ou par des organismes internationaux – favorisant la production d’une « altérité “politiquement correcte” » selon un processus qui a pu conduire « les peuples autochtones à légitimer de plus en plus leurs revendications territoriales et identitaires dans les termes d’une “ethnicité écologiste” dont l’esprit renvoie davantage à l’imaginaire occidental qu’à leurs propres valeurs14 ».
6Dès lors, comment la question centrale de l’autoreconnaissance et de l’émancipation est-elle vécue par les artistes autochtones ? Et dans quelle mesure les politiques identitaires continuent-elles de peser sur les arts autochtones, c’est à dire sur les conventions qui organisent la hiérarchie des œuvres et leur expression formelle, sur les goûts et les effets de modes qui structurent un marché dont les artistes autochtones sont économiquement dépendants, sur la manière même dont ils se définissent pour s’ajuster à ce marché ?
- 15 Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, op. cit., p. 59.
7Statistiquement, les « indigènes » représentent environ 476.6 millions de personnes appartenant à 5 000 groupes ethniques répartis dans 90 pays. Mais l’indigénéité se définit-elle uniquement par des taux de population ? Dans sa préface aux Damnés de la Terre, Sartre considérait l’indigénat – qui n’est certes pas l’indigénéité puisqu’il renvoie spécifiquement au colonialisme français – comme une névrose, signifiant que les formes de la domination pouvaient s’exercer non seulement par la contrainte mais par le consentement, non pas uniquement par la dépossession ou de la soumission mais tout autant par l’acceptation sous sa forme intériorisée. Dans Peau noire, masques blancs, Fanon écrit : « Quel que soit le domaine par nous considéré, une chose nous a frappé : le nègre esclave de son infériorité, le Blanc esclave de sa supériorité se comportent tous deux selon une ligne d’orientation névrotique15. ». Je voudrais maintenant suggérer que l’impératif d’authenticité auxquels sont assignés les artistes autochtones constitue un des ressorts de cette névrose.
Être un artiste autochtone authentique
- 16 Sandy Prita Meier, « Malaise dans l’authenticité. Écrire les histoires “africaines” et “moyen-or (...)
- 17 Par exemple, Pierre Lemonnier, « La chasse à l’authentique. Histoire d’un âge de pierre hors con (...)
- 18 Voir Jean-Philippe Uzel, « Être un artiste contemporain et être autochtone. Quelques réflexions (...)
- 19 Voir : [https://samdurant.net/files/downloads/SamDurant_flectionsonScaffold-2020.pdf], consulté (...)
- 20 [https://www.vulture.com/2017/11/jimmie-durham-at-the-center-of-the-world-whitney-museum.html], (...)
- 21 [https://www.artnews.com/art-in-america/features/issues-commentary-ethnic-fraud-and-art-63285/] (...)
8L’artiste indigène est-il un artiste africain, indien, inuit ou bien un artiste « tout court » ? Sandy Prita Meier a identifié ce qu’elle appelle le « malaise de l’authenticité », qui la conduit à se demander si « la recherche d’une expression authentique qui n’a pas été marquée par la rencontre coloniale, par la perte et par l’exploitation (n’est pas) le produit de la colonialité du pouvoir16 ». Qui décide de cette authenticité et selon quels critères ? Ce type de question a trouvé un écho retentissant dans le champ de l’anthropologie17, mais aussi dans le monde de l’art contemporain avec le cas Jimmie Durham. Artiste conceptuel et militant de l’American Indian Movement dans les années 1970, Durham revendique son ascendance cherokee comme principe directeur de son art. Toutefois, une rétrospective qui lui était consacrée au Walker Art Center de Minneapolis va susciter une vive controverse, initiée par un groupe de représentants cherokee dans une lettre publiée sur le site web d’Indian Country Today. Durham y est taxé d’escroc et son ascendance cherokee déniée. Le Walker Museum publia une annonce indiquant que Durham n’était reconnu par aucune des trois nations Cherokee, qui en tant que nations souveraines déterminaient leur propre citoyenneté. Ce désaveu s’inscrivait dans un contexte politique spécifique, dans la mesure où l’identité tribale aux États-Unis est réglementée : dans le domaine des arts, la loi de 1990 baptisée « Indian Arts and Crafts Act » (IACA) stipule qu’il est illégal de vendre des œuvres d’art en tant que telles à quiconque revendique faussement une ascendance amérindienne ou une affiliation tribale. Toute infraction à cette loi est d’ailleurs passible d’une peine de 250 000,00 dollars et/ou de cinq ans de prison. Jimmie Durham quitta les Etats-Unis en 1987 pour s’installer en Europe, et en tira la maxime que l’authenticité était un concept raciste qui avait pour fonction de nous maintenir enfermés dans « notre monde » pour le confort de la société dominante. L’affaire Durham18 n’est pas une exception. L’œuvre de Sam Durant, Scaffold, présentée en 2012 au Walker Art Center, est également dénoncée par des activistes Dakota : la pièce, inspirée par les sept gibets de potences où 38 indiens Dakota sont pendus à Mankato en 1862, est considérée comme raciste. Ce que les Dakotas mettaient en cause était le droit d’un étranger à leur communauté de parler en leur nom. Durant publie, trois ans plus tard, une réponse mesurée à la controverse : il y affirme que le système de la domination doit conduire ceux qui en ont bénéficié à s’y opposer. Et en tant qu’artiste blanc, telle est la perspective qui l’anime19. Sur le plan légal, un compromis est trouvé qui attribue la propriété de l’œuvre au musée, l’administration du copyright aux Dakotas et l’auctorialité à Durant. Quoiqu’il en soit, la question du porte-parolat s’y affirme comme un enjeu central des politiques de l’altérité : bien avant que se pose la question du droit ou non d’un catalan à traduire les poèmes d’Amanda Gorman – faut-il nécessairement être afro-américain pour en révéler la quintessence spirituelle ? –, d’autres entreprises artistiques étaient mises en cause en raison de leur non appartenance à la communauté dont elles parlaient. Jimmie Durham avait apporté une réponse à une telle objection en opposant la position universaliste de l’artiste à la posture enfermante de l’orthodoxie autochtone : « “Je suis un artiste cherokee qui s’efforce de créer un art cherokee considéré comme aussi universel et sans limites que l’art de n’importe quel homme blanc… Si je suis capable de considérer l’art cherokee et tous les autres arts comme également universels et précieux, et que vous ne l’êtes pas, alors nous devons avoir une discussion sérieuse20”. ». Ce à quoi America Meredith rétorqua, dans un article sur la « fraude ethnique » publié dans Art in America : « Qu’est-ce qui pourrait être plus colonial que des conservateurs et des musées non autochtones offrant une plate-forme à un Américain d’origine européenne vivant en Europe pour parler au nom de tous les peuples autochtones des Amériques ? Les Amérindiens méritent le droit fondamental de parler en leur nom, même au sein du monde de l’art21. ».
Fig. 1 : Accrochage de The UncoTradition vs modernité ? Sortir du dilemme (page intérieure de la revue Inuit Art Quaterly, Spring 2021 / photographie de l’auteur).

Fig. 2 : « Reconnaissance ou auto-détermination ? » (affichette placardée sur une vitrine à Montréal / photographie de l’auteur).

9Le conflit qui opposa l’artiste québécois Robert Lepage, Ariane Mnouchkine et des personnalités autochtones en 2018, autour de la pièce Kanata, constitue un autre exemple des incompréhensions et des tensions qui peuvent naître lorsque sentiment d’être ventriloqué s’impose à l’autre : en l’occurrence, des autochtones reprochèrent à Lepage et Mnouchkine de mettre en scène des sujets particulièrement sensibles pour leurs communautés en n’utilisant que des acteurs non-autochtones. Les metteurs en scènes répondirent en invoquant la portée universelle du jeu de l’acteur. Mais les autochtones rétorquèrent que cela constituait, quels que soient les bons sentiments des metteurs en scène, une perpétuation de l’invisibilisation dont ils étaient victimes, en somme une forme de reproduction par l’art du sujet colonisé.
- 22 Florence Duchemin-Pelletier, “Les sculptures ne sont pas uniquement des sculptures”. Réception d (...)
- 23 ibid., p. 126.
- 24 ibid., p. 128.
10Un dernier exemple des ambiguïtés liées à la présomption d’authenticité nous est fourni par le marché de l’art inuit. Dans sa thèse sur la réception de l’art inuit contemporain en France, Florence Duchemin-Pelletier s’intéresse notamment aux premiers médiateurs qui vont contribuer à sa reconnaissance22. On y observe le rôle central joué par James Houston, dès 1949, dans l’émergence et la promotion d’un marché de l’art dont les conventions sont calquées sur celles qui prévalent en Occident, en particulier dans la distinction entre œuvre unique – située du côté de l’art – et œuvres multiples – participant de l’artisanat. Dans ses choix – en particulier celui de la sculpture sur pierre – autant que dans ses façons de mettre en valeur les objets collectés, Houston semble construire socialement la nature et la valeur de l’œuvre d’art inuit. Cette élaboration stratégique – dans la mesure où ce qui est visé est bien la constitution d’un marché de l’art – passe par exemple par la valorisation de certains matériaux au détriment d’autres : « Tout son talent […] consista à trouver un juste équilibre entre les cercles – entre le supposé primitif, le moderne et l’autochtone. Une production ethniquement marquée comme celle des Inuits n’aurait pu intégrer les valeurs du modernisme si son matériau-phare était resté ancré localement : Houston comprit que l’ivoire était clivant, et que la pierre permettrait d’opérer des allers et venues discursives entre la production artistique des avant-gardes et celles des Inuits. Il encouragea donc son usage dans les communautés23. ». S’il est sans doute faux d’affirmer que la steatite, pierre plus friable et moins coûteuse que l’ivoire, n’était traditionnellement pas utilisée par les Inuits avant l’arrivée de Houston, les controverses qui accompagnèrent son usage nous renseignent sur les attentes projetées par les occidentaux sur l’art Inuit. Comme le souligne Florence Duchemin-Pelletier, « Les Inuit, aux yeux de l’Occident, évoluent au sein d’une réserve artistique qui peut être regardée, mais pas dénaturée […] Les critiques qui assaillirent la production inuit contemporaine émanèrent, en définitive, de la conviction commune qu’il fallait la laisser se reproduire en vase-clos24. ».
- 25 Voir par exemple le travail de l’historienne Marion Jackson qui pose l’hypothèse de la coexisten (...)
- 26 Inuit Art Quaterly, vol. 34.1, printemps 2021.
11La tension entre l’idée d’un art inuit traditionnel et un art exprimant l’inclusion dans la modernité interroge sur ce qu’on pourrait qualifier d’art inuit authentique, à la fois dans les représentations que s’en font les collectionneurs occidentaux mais également dans la conscience de soi des artistes inuits confrontés à différents processus d’acculturation25. Du reste, certaines œuvres montrent comment modernité et styles de vie traditionnels peuvent être associés – par exemple dans la fusion syncrétique entre la représentation d’un avion et le chamanisme (Pudlo Pudlat) – ou en donnant lieu à un réalisme social (Kanaginak Pootoogook) qui traduit la perméabilité du monde Inuit aux influences extérieures et leurs effets sur la vie des communautés et de leurs membres. Mais certains artistes inuits contemporains à la renommée internationale font aussi l’objet de railleries ou d’incompréhension de la part de leurs pairs, comme Annie Pootoogook, aux dessins jugés peu habiles sur le plan stylistique et dont la représentation de scènes domestiques quotidiennes (alcoolisme, violences conjugales, désœuvrement, etc.) pouvait paraître très éloignée des représentations traditionnelles. De même, les sculptures de Jamasie Pitseolak – fleur dans un vase, bicyclette, tractopelle ou char d’assaut – ont pu susciter la réserve ou le rejet de certains collectionneurs qui n’y retrouvent pas les codes ou thèmes attendus de l’Inuité. La tension entre une vision statique d’un art Inuit authentique, c’est à dire traditionnel, et une autre conception qui consacre la perméabilité de la culture Inuit confrontée à la modernité ont trouvé une expression idoine dans la couverture d’un récent numéro de la revue Inuit Art Quaterly26 : cette couverture reproduit une planche réalisée par la dessinatrice Inuit de comics, Napatsi Folger, en 2020. Conçue dans le cadre d’un hommage aux grandes figures de l’art Inuit, elle fait référence à une sculpture de Karoo Ashevak (1940-1974). Dans la première vignette, un spectateur manifestement occidental s’écrie devant la sculpture : « J’aime le primitivisme ». Mais dans une autre vignette, la sculpture s’exclame : « Nous sommes de l’expressionnisme moderne, brother ! ». Dans son commentaire, Napatsi Folger souligna à quel point elle était étonnée qu’en dépit d’une demande très spécifique adressée par le marché de l’art aux artistes Inuit, au mitan du 20e siècle, des artistes tels Ashevak parviennent à produire un art si personnel. En définitive, s’agit-il pour les artistes autochtones contemporains de faire de l’art inuit, ou de faire de l’art ?
- 27 C’est moi qui traduis. [https://allaccessarts.com/inuit-art-constructing-the-authentic-view-part (...)
12Ravi Shah répond à cette question en pointant les paradoxes auxquels sont confrontés artistes du sud et artistes du nord. Selon lui, la création du Nunavut en 1999 n’a pas mis un terme à la condition coloniale des Inuits. Et la scène artistique contemporaine du début du 21e siècle se serait structurée entre deux pôles : celui des artistes établis à Cape Dorset (Kinngait) et celui des artistes ayant choisi de s’installer dans le sud, dans un contexte urbain. Comme l’explique Shah à propos des artistes du sud : « Ce groupe d’artistes, loin de la sécurité et de la certitude de Cape Dorset, doit faire face à des décisions contradictoires concernant la représentation artistique et la possibilité de vente. Ils pourraient se focaliser sur la représentation de l’“Inuit”, qui se vendrait mais ne serait pas prise au sérieux dans le monde de l’art en général. En revanche, si leur œuvre ressemble trop à l’art du Sud, elle risque de ne pas se vendre sur le marché de l’art inuit. La plupart des artistes qui ont voyagé vers le sud ont choisi de privilégier la vente plutôt que leurs idéaux individualistes. C’est l’une des raisons pour lesquelles le primitivisme est toujours aussi important pour le succès de l’art inuit et pourquoi seule une poignée d’artistes inuits ont été adoptés pour leur style personnel27. ».
13En définitive, la question est sans doute moins de savoir ce qu’est l’authenticité que de déterminer qui décide ce qui est ou non authentique : à cet égard, il est clair que l’idée d’authenticité évolue selon les normes définies en grande partie par les non Inuits. Aussi, dans quelle mesure les artistes autochtones disposent-ils d’une agentivité, c’est à dire d’une capacité à (re-)prendre en main leur propre récit de soi et à décoloniser les différentes conceptions d’un art authentique qui leurs sont imposées de l’extérieur et auxquelles ils vont ou non choisir de se conformer ?
Marché de l’art et situation sociale de l’artiste indigène
- 28 [https://alicespringsnews.com.au/2012/05/10/what-future-for-the-aboriginal-art-economy/]. Consul (...)
14Sans doute faudrait-il voir comment les marchés de l’art autochtone évoluent et comment les attentes des collectionneurs se transforment. Une galeriste affirmait ainsi à propos du marché de l’art aborigène que l’on était passé d’une appréciation favorable accordée aux œuvres traditionnelles à un enthousiasme plus récent pour les artistes singuliers : « Les histoires ne vendent pas l’art, c’est l’esthétique qui vend l’art. Là où l’histoire est importante, c’est dans la motivation et l’inspiration de l’artiste. Les gens peuvent avoir une connaissance culturelle approfondie, mais leurs œuvres ne se vendent pas. Les gens qui collectionnaient pour cette raison ne le font plus, croyez-moi, ils ne le font plus. Le collectionneur contemporain s’intéresse à l’esthétique. Nous exposons en Corée, par exemple. Être autochtone ne signifie rien là-bas. Ce qu’ils veulent savoir, c’est “Est-ce que c’est frais ?”. C’est ce que les artistes éloignés ont de plus que les autres. Ils peuvent en fait proposer quelque chose de totalement différent28. ». Si cette affirmation est sans doute radicale et ne rend pas compte des situations intermédiaires où tradition et modernité s’entrecroisent, elle attire notre attention sur l’emprise qu’exerce le marché sur les artistes autochtones.
- 29 Barbara Glowczewski,« Survivre au désastre. “We got to move on”, disent les aborigènes de Palm I (...)
- 30 Barbara Glowczewski, « Guattari et l’anthropologie : aborigènes et territoires existentiels », M (...)
- 31 Barbara Glowczewski, « Survivre au désastre… », op. cit., 2007, p. 67.
- 32 [https://www.ledevoir.com/documents/df/etude-autochtones-arts-visuels.pdf, p. 59]. Consulté le 1 (...)
- 33 Géraldine Le Roux, « Regards d’artistes sur les processus de patrimonialisation et de commercial (...)
15Barbara Glowczewski montre comment, face la sédentarisation forcée des Aborigènes d’Australie et à la politique de « blanchiment » par assimilation, ces « réfugiés de l’intérieur […] qui souffrent d’exil dans leur propre pays29 » opposent leur conception particulière du temps et de l’espace, de la métaparenté, de l’appartenance à la terre et comment ces ontologies constituent des modèles alternatifs face au pouvoir centralisé de l’Etat. Elle indique aussi comment la pratique de la peinture devint en peu d’années un outil de subjectivation et une ressource économique30 tout en ajoutant que cette place acquise sur le marché mondial de l’art contemporain comportait sa face obscure ou sa part de cynisme, les communautés indigènes pouvant être vues comme « ces nouveaux camps de réfugiés » assaillis par les « représentants du marché global : galeries et circuits de vente d’art aux enchères comme Sotheby’s […]31. ». Dans un autre contexte, l’étude Pratiques professionnelles en arts visuels issues de l’autochtonie et de la diversité à Montréal, publiée en 2018 souligne « le décalage qui peut exister entre la perception que “les diffuseurs, et plus largement le monde de l’art, ont de ces artistes et la perception que ces artistes ont d’eux-mêmes”32 ». Alors que le monde de l’art montréalais persiste à les enfermer dans une vision traditionnelle ou folklorique de la création, ceux-ci se considèrent avant tout comme des artistes contemporains. Loin de pouvoir s’auto-déterminer en référence à des catégories librement choisies, ces artistes sont définis avant tout dans une énonciation produite par le monde de l’art lui-même. Géraldine Le Roux a montré pour sa part comment l’Etat australien, à l’occasion de la commémoration de son bi-centenaire, a fait le choix d’aboriginaliser son image pour en faire un élément distinctif de son identité – ce qui, compte tenu du passé colonial particulièrement violent de cette nation, pouvait pour le moins interloquer. Mais elle montre également comment des artistes aborigènes réunis en collectifs ont développé des stratégies pour contrer la dichotomie entre artistes urbains – considérés comme inauthentiques – et artistes traditionnels ainsi que la manière dont le goût occidental, par le jeu des collections et des expositions, fixait ce qui méritait ou non d’être considéré en matière d’art aborigène. Aucune autre expression mieux que celle du peintre Richard Bell – « Aboriginal Art. It’s a white thing » – figurant au centre de sa composition Scientia E Metaphysica, ne saurait dire la réalité des rapports de force qui structurent un marché de l’art profitant aux experts et aux marchands occidentaux et diffusent « une vision stéréotypée de l’aboriginalité perçue à travers le prisme de l’exotisme33 ».
- 34 Géraldine Le Roux, « Pratiques et protocoles éthiques du marché de l’art aborigène », dans S. Pe (...)
- 35 Voir Aurélie Journée-Duez, « Performer la colonisation. Décoloniser la performance », communicat (...)
- 36 Voir par exemple : [https://www.rcinet.ca/en/2017/07/21/inuit-art-economy-canada-arctic/], consu (...)
- 37 [https://www.aph.gov.au/Parliamentary_Business/Committees/House/Indigenous_Affairs/The_growing_p (...)
- 38 Source : 2016 census custom data request. [https://canadacouncil.ca/research/research-library/20 (...)
16Mais l’enjeu n’est pas qu’identitaire. Il est aussi économique et de nombreuses enquêtes montrent comment des effets d’inégalité peuvent maintenir les artistes autochtones dans des positions économiques et statutaires minorées. À titre d’exemple, la situation des artistes étudiés par Géraldine Le Roux révèle des individus sous forte dépendance économique, sous-payés par des intermédiaires aux pratiques douteuses et conduits à produire plus d’œuvres mais de moindre qualité pour satisfaire un public toujours plus nombreux mais sans doute plus sensible à l’idée qu’il se fait de ce doit être l’art aborigène qu’à l’esthétique spécifique de tel ou tel artiste. C’est ainsi que « les marchands qui vendent ces œuvres faites pour le quick cash insistent sur la seule origine “ethnique” de l’artiste et omettent de montrer que les grands artistes aborigènes sont ceux qui ont su développer des solutions plastiques pour s’adapter aux droits et devoirs de leur société34 ». Soumis à la nécessité de créer pour vivre, nombre d’artistes autochtones sont contraints de renoncer à toute expression par trop personnelle pour privilégier ce qui correspond aux attentes du marché. C’est ce qu’a voulu signifier l’œuvre Artifact Piece de James Luna, réalisée en 1987, dans laquelle l’artiste exposait son corps et ses effets personnels – cicatrices de bagarres de bar, papiers de divorce, disques de rock-and-roll – dans une vitrine du San Diego Museum of Man pendant quatre heures, aux côtés d’expositions d’histoire naturelle, d’ossements et de culture matérielle des peuples autochtones de Californie du Sud. Elle établissait ainsi un lien entre l’objectivation coloniale et capitaliste des corps indigènes, l’appropriation de leur art et la marchandisation de leurs terres35. Au demeurant, il suffit pour se convaincre que rien n’est réglé pour la majorité des artistes autochtones contemporains de regarder la distribution des revenus issus de leur activité créatrice. Car si plusieurs instances gouvernementales mesurent désormais le poids de l’art autochtone dans leur produit intérieur brut36, et s’inquiètent, dans le même ordre d’idée, du poids croissant des artefacts inauthentiques – 80 % de l’ensemble des produits mis sur le marché selon le gouvernement australien37 – qu’ils cherchent à contrer par des mesures de régulation ou de labellisation, que dire des dissymétries de revenus qui affectent structurellement les artistes autochtones par comparaison avec leurs collègues non autochtones ? Par exemple, en 2016, il était établi que les artistes indigènes au Canada gagnaient un revenu médian de 68 cents pour chaque dollar gagné par les artistes non indigènes, soit un revenu median annuel de 24 600 dollars pour les artistes non indigènes et de 16 600 dollars pour les artistes indigènes38.
Conclusion
- 39 Glen Sean Coulthard, Peaux rouge, masques blancs…, op. cit., p. 45.
- 40 L’analyse menée par Coulthard prend appui sur celle de Frantz Fanon pour qui « ce que la négritu (...)
- 41 Voir sur ce point le numéro d’Art Journal, publié en 2017 et intitulé « Indigenous Futures ».
17En définitive, les artistes autochtones semblent difficilement échapper aux tensions entre traditionalisme et modernisme, et la folklorisation de leur identité les condamne le plus souvent à passer pour des artistes figés dans le temps ou en retard sur les mouvements esthétiques les plus actuels. Et piégés dans la « camisole de force culturelle » – une expression forgée par Coulthard pour signifier que la politique de la reconnaissance contraint les membres de groupes culturels minoritaires à adopter un « régime d’authenticité »39 dont ils ont intériorisé les schèmes mais qui ne sont que les attributs du discours colonial40 – ces artistes n’ont pas manqué de se représenter tantôt comme les défenseurs de cultures traditionnelles, tantôt comme des individus assumant la modernité mais rompant avec leurs traditions, déterminations construites dans un jeu de miroir dialectique qui, à la différence de la relation hégélienne du maître et du serviteur, n’a rien de symétrique. Comment en finir avec cette polarisation de traits culturels prêtés aux autochtones ? C’est à cette question qu’un certain nombre d’artistes autochtones propose de répondre aujourd’hui, par exemple en investissant les discours sur l’identité qui se rapportent au genre ou à la sexualité, ou encore en promouvant des modes de relation à l’environnement qui favorisent les philosophies sociales indigènes41.
- 42 Voir Morgan Labar, « Montée des indigénités. Sortie des politiques de l’identité », Artpress, n° (...)
- 43 Voir l’analyse très stimulante de Valentina Pancaldi et son usage de la notion de « painting bac (...)
- 44 voir [https://www.kentmonkman.com/press et en particulier https://theconversation.com/lhistoire- (...)
- 45 Il faut toutefois souligner que la critique post-coloniale et anti-essentialiste menée par Monkm (...)
- 46 Anne Lafont, « De l’universalité de la critique », Esprit, janvier-février 2020, [https://esprit (...)
- 47 Eric Hobsbawm et Terence Ranger, The Invention of Tradition, Cambridge, Past and Present Publica (...)
- 48 Position que résume très bien un sociologue d’origine indienne : « les activistes gays, lesbienn (...)
18Le cas de Kent Monkman42 sur lequel je conclurai cet article est à cet égard exemplaire : canadien d’origine Crie et irlandaise, l’artiste met notamment en scène son personnage fétiche et alter-ego – Miss Chief Eagle Testickle – dans une série d’œuvres vouées à réinterpréter les récits et l’héritage colonialistes tout en multipliant, dans un style néo-classique, les références à l’histoire de l’art occidental, citant par exemple Géricault ou Delacroix43. Comme l’artiste s’en explique à différentes reprises44, il s’agit de donner une nouvelle visibilité aux cultures autochtones, mais aussi de décoloniser l’histoire de l’art et des musées, si l’on considère qu’elle participe des processus de domination symbolique45. Anne Lafont, dans un article consacré à l’universalité de la critique, montre ainsi comment les débats se cristallisent aujourd’hui autour de la division entre ceux qui considèrent que l’appropriation culturelle est « un phénomène répressif » et ceux pour qui les mouvements décoloniaux minent l’universalisme46. En plaidant pour la prise en compte par la critique d’art d’une pluralité de réceptions dans des contextes hétérogènes, elle propose une voie possible pour dépasser l’antinomie du particularisme et de l’universalisme. Pour sa part, en faisant référence à la manière dont les cultures indigènes considèrent la nature animale et végétale, ou encore en invoquant la bi-spiritualité – une notion complexe à saisir qui fait référence à l’identité de genre, à la division des rôles sociaux, aux préférences sexuelles, à des pratiques de travestissement et à l’identité spirituelle –, Kent Monkman propose non seulement la déconstruction de l’image d’un autochtone folklorisé, projet artistique qui trouverait son pendant dans la manière dont les historiens marxistes Hobsbawm et Ranger dévoilèrent les processus d’invention de la tradition47, mais nous invite sans doute également, à l’instar d’autres artistes et intellectuels autochtones, à substituer aux catégories libérales de l’épistémologie occidentale des manières de concevoir et de représenter le monde – et donc l’art – spécifiquement autochtones. Pour le dire autrement, la position que j’ai essayé ici d’exprimer est la suivante : il s’agit moins que les pensées dominantes – qui incluent les théories post-colonialistes ou décolonialistes pour les théoriciens les plus radicaux – permettent l’émergence de pensées alternatives – ce qui est encore l’expression d’une forme de domination – qu’elles ne se mettent à l’écoute des altérités48.
Notes
1 Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1960.
2 Tim Ingold, Faire. Anthropologie, archéologie, art et architecture, Bellevaux, Éditions Dehors, 2019, p. 34.
3 James Clifford et George E. Marcus (sld), Writing Culture. The Poetics and Politics of Ethnography, Berkeley, University of California Press, 1986.
4 Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Plon, 1958. Voir aussi Marshall Sahlins, The Western Illusion of Human Nature, Chicago, Prickly Paradigm Press, 2008.
5 Hal Foster, « Portrait de l’artiste en ethnographe », dans Le Retour du réel. Situation actuelle de l’avant-garde, Bruxelles, La Lettre Volée, 2005, p. 246.
6 Je remercie Morgan Labar pour sa lecture attentive de la première version de ce texte.
7 Cité par Glen Sean Coulthard, Peau Rouge, Masques Blancs. Contre la politique coloniale de la reconnaissance, Montréal, Lux, 2018, p. 259. On retrouve cette même idée par exemple chez James Baldwin, dans Meurtres à Atlanta, Paris, Stock, 2020.
8 Maureen Murphy, dans Maureen Murphy, Zahia Rahmani, Todd Shepard, Elvan Zabunyan et Rémi Labrusse, « Arts, violences, identités : l’apport des études postcoloniales », Perspective, no 1, 2012, p. 58, 2012 : [http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/perspective/518], consulté le 16 mars 2021.
9 L’association de ces différents noms ne va cependant pas totalement de soi puisque chacun provient d’un horizon spécifique et que son attention aux questions de représentation est forcément variable.
10 Charles de Lespinay, « Les concepts d’autochtone (indigenous) et de minorité (minority) », Droit et cultures n°72, 2016 /2 : [http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/droitcultures/3870], consulté le 20 mars 2021.
11 Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952.
12 Glean Sean Coulthard, Peau Rouge, Masques Blancs, op. cit., p. 39.
13 Jean-Loup Amselle, « Qu’est-ce qu’un peuple autochtone ? », dans Rétrovolutions. Essais sur les primitivismes contemporains, Paris, Stock, 2010, p. 149.
14 ibid., p. 156.
15 Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, op. cit., p. 59.
16 Sandy Prita Meier, « Malaise dans l’authenticité. Écrire les histoires “africaines” et “moyen-orientales” de l’art moderniste », Multitudes, vol. 53, n° 2, 2013, p. 96.
17 Par exemple, Pierre Lemonnier, « La chasse à l’authentique. Histoire d’un âge de pierre hors contexte », Terrain, n° 33, septembre 1999, p. 93-110.
18 Voir Jean-Philippe Uzel, « Être un artiste contemporain et être autochtone. Quelques réflexions sur la polémique autour de Jimmie Durham », Captures, vol. 3, n° 1, mai 2018 : [revuecaptures.org/node/1598]. Consulté le 1er juin 2021.
19 Voir : [https://samdurant.net/files/downloads/SamDurant_flectionsonScaffold-2020.pdf], consulté le 15 avril 2021. C’est moi qui traduis.
20 [https://www.vulture.com/2017/11/jimmie-durham-at-the-center-of-the-world-whitney-museum.html], consulté le 15 avril 2021. C’est moi qui traduis.
21 [https://www.artnews.com/art-in-america/features/issues-commentary-ethnic-fraud-and-art-63285/] consulté le 15 avril 2021. C’est moi qui traduis.
22 Florence Duchemin-Pelletier, “Les sculptures ne sont pas uniquement des sculptures”. Réception de l’art inuit contemporain en France des années 1950 à nos jours, Thèse de doctorat en histoire de l’art, Paris Ouest Nanterre La Défense, juillet 2014.
23 ibid., p. 126.
24 ibid., p. 128.
25 Voir par exemple le travail de l’historienne Marion Jackson qui pose l’hypothèse de la coexistence de deux générations d’artistes inuits, qui se démarqueraient non seulement sur le plan formel – les premiers seraient attachés à l’expression des styles de vie traditionnels et les seconds seraient concernés par les enjeux esthétiques de leur production mais également du point de vue de leur perception de l’authenticité. Marion Jackson, « Inuit Drawings: Reflections of an Art Historian », dans M. Jackson et J. Nasby (sld), Contemporary Inuit Drawings, Guelph, Macdonald Stewart Art Centre edition, 1987, p. 7-19.
26 Inuit Art Quaterly, vol. 34.1, printemps 2021.
27 C’est moi qui traduis. [https://allaccessarts.com/inuit-art-constructing-the-authentic-view-part-4/] Consulté le 19 avril 2021.
28 [https://alicespringsnews.com.au/2012/05/10/what-future-for-the-aboriginal-art-economy/]. Consulté le 20 avril 2021.
29 Barbara Glowczewski,« Survivre au désastre. “We got to move on”, disent les aborigènes de Palm Island », Multitudes, vol. 30, no 3, 2007, p. 57-68.
30 Barbara Glowczewski, « Guattari et l’anthropologie : aborigènes et territoires existentiels », Multitudes, vol. 34, n° 3, 2008, p. 84-94.
31 Barbara Glowczewski, « Survivre au désastre… », op. cit., 2007, p. 67.
32 [https://www.ledevoir.com/documents/df/etude-autochtones-arts-visuels.pdf, p. 59]. Consulté le 14 décembre 2020.
33 Géraldine Le Roux, « Regards d’artistes sur les processus de patrimonialisation et de commercialisation de la culture aborigène», Journal de la Société des Océanistes no 134, 1er semestre 2012, [http://0-journal-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/jso/66001], consulté le 14 décembre 2020.
34 Géraldine Le Roux, « Pratiques et protocoles éthiques du marché de l’art aborigène », dans S. Pessina Dassonville (sld), Le Statut des peuples autochtones. À la croisée des savoirs, coll. Cahiers d’Anthropologie du Droit, Karthala, 2012, p. 345-356.
35 Voir Aurélie Journée-Duez, « Performer la colonisation. Décoloniser la performance », communication aux journées d’étude Arts contemporains et indigénéités, ENS Ulm, 26 mars 2021.
36 Voir par exemple : [https://www.rcinet.ca/en/2017/07/21/inuit-art-economy-canada-arctic/], consulté le 20 avril 2021.
37 [https://www.aph.gov.au/Parliamentary_Business/Committees/House/Indigenous_Affairs/The_growing_presence_of_inauthentic_Aboriginal_and_Torres_Strait_Islander_style_art_and_craft/Report] consulté le 20 avril 2021.
38 Source : 2016 census custom data request. [https://canadacouncil.ca/research/research-library/2019/03/a-statistical-profile-of-artists-in-canada-in-2016], consulté le 20 avril 2021.
39 Glen Sean Coulthard, Peaux rouge, masques blancs…, op. cit., p. 45.
40 L’analyse menée par Coulthard prend appui sur celle de Frantz Fanon pour qui « ce que la négritude appelle “l’âme noire” est […]une “construction du blanc” », dans Peau noire, masques blancs, op. cit., p. 139.
41 Voir sur ce point le numéro d’Art Journal, publié en 2017 et intitulé « Indigenous Futures ».
42 Voir Morgan Labar, « Montée des indigénités. Sortie des politiques de l’identité », Artpress, n° 486, mars/avril 2021, p. 74-80.
43 Voir l’analyse très stimulante de Valentina Pancaldi et son usage de la notion de « painting back » à propos de l’œuvre de Monkman : Valentina Pancaldi, « Kent Monkman : entre ré/appropriation et “Painting Back”. », Artelogie, n° 12, 2018 : [http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/artelogie/2704] Consulté le 5 juin 2020.
44 voir [https://www.kentmonkman.com/press et en particulier https://theconversation.com/lhistoire-du-canada-revue-et-corrigee-par-lartiste-autochtone-kent-monkman-110968]. Consultés le 11 décembre 2020.
45 Il faut toutefois souligner que la critique post-coloniale et anti-essentialiste menée par Monkman présuppose par définition sa propre dialectique : revendiquer une demande d’identification ouverte et pluraliste – sur la culture, l’identité ethnique ou sexuelle, etc. – expose aussi l’artiste à des formes de contestation issues de son « propre camp ». Voir les polémiques suscitées par la toile Hanky Panky auprès de femmes autochtones : [https://www.lapresse.ca/arts/arts-visuels/2020-05-20/polemique-autour-de-la-nouvelle-toile-de-kent-monkman]. Consulté le 11 décembre 2020.
46 Anne Lafont, « De l’universalité de la critique », Esprit, janvier-février 2020, [https://esprit.presse.fr/article/anne-lafont/de-l-universalite-de-la-critique-42502]. Consulté le 1er juin 2021.
47 Eric Hobsbawm et Terence Ranger, The Invention of Tradition, Cambridge, Past and Present Publications, Cambridge University Press, 1983.
48 Position que résume très bien un sociologue d’origine indienne : « les activistes gays, lesbiennes, bisexuels et transgenres occidentaux se sont appropriés l’idée des personnes bispirituelles pour faire avancer les idées occidentales sur ce que signifie être transgenre. Les Amérindiens n’ont pas besoin d’universitaires et de militants blancs privilégiés pour leur apprendre à respecter les personnes bispirituelles. ». [https://othersociologist.om/2013/09/09/two-spirit-people/] . Consulté le 12 avril 2021.
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Titre | Fig. 1 : Accrochage de The UncoTradition vs modernité ? Sortir du dilemme (page intérieure de la revue Inuit Art Quaterly, Spring 2021 / photographie de l’auteur). |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/2715/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 2,5M |
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Titre | Fig. 2 : « Reconnaissance ou auto-détermination ? » (affichette placardée sur une vitrine à Montréal / photographie de l’auteur). |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/2715/img-2.jpg |
Fichier | image/jpeg, 793k |
Pour citer cet article
Référence papier
Philippe Le Guern, « Comment ne pas altérer l’altérité? Art contemporain et indigénéités », Marges, 33 | 2021, 144-158.
Référence électronique
Philippe Le Guern, « Comment ne pas altérer l’altérité? Art contemporain et indigénéités », Marges [En ligne], 33 | 2021, mis en ligne le 02 janvier 2024, consulté le 22 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/2715 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/marges.2715
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