L’art contemporain à la Bibliothèque nationale de France : collections, enjeux et visibilités
Résumés
La Bibliothèque nationale de France existe depuis sa fondation par Charles V au Louvre en 1368, avant l’ouverture des premiers musées au public au cours du 18e siècle. Ayant pour fonction de constituer des collections, de les conserver et de les diffuser à travers des actions de médiation, de numérisation et des expositions, la BnF dispose-t-elle pour autant d’une organisation lui permettant d’assurer de telles actions à l’instar d’autres institutions artistiques, qui paraissent mieux désignés pour ce type d’actions ?
Plan
Haut de pageTexte intégral
- 1 Jean-Pierre Cometti, La Nouvelle aura : économies de l’art et de la culture, Paris, Questions th (...)
1Depuis maintenant plusieurs décennies, le cadre d’intervention de la Bibliothèque nationale de France s’est ouvert à des artistes contemporains, français et étrangers, généralement reconnus sur la scène internationale, qui voient dans cette institution, plus qu’une reconnaissance, une ouverture à un champ des possibles. Certes, il s’agit parfois d’un désir de s’adresser à un autre type de public ou encore de proposer de nouvelles modalités d’intervention en prise avec l’univers du livre et des collections patrimoniales que l’on ne rencontre pas forcément dans les musées et les centres d’art. En interrogeant les acteurs de cette volonté d’ouverture au champ de l’art contemporain à la Bibliothèque nationale de France, nous reviendrons sur les récentes orientations souhaitées par l’institution et tenterons de comprendre les enjeux de ces programmations. « Nous sommes à l’âge du “contemporain1” », pour reprendre la formule de Jean-Pierre Cometti. Or quelle image la BnF souhaite-elle transmettre dans ce champ si balisé par d’autres institutions qu’est l’art contemporain ? Quelles perceptions en ont les artistes et les habitués des réseaux du champ de l’art ? Et comment le public s’empare-t-il de ces propositions artistiques au sein d’une institution vieille de plusieurs siècles ? Enfin, dans quelle mesure ces expositions d’art contemporain sont-elles liées aux collections et comment ont-elles contribué à une modification de l’image de la Bibliothèque nationale de France ? Pour tenter de répondre à ces questions, nous interrogerons divers acteurs et nous référerons à des études de publics afin de mieux comprendre cette volonté affichée d’exposer l’art contemporain à la BnF.
La Bibliothèque nationale de France et son image auprès des publics
- 2 Claudine Nédelec, Les Bibliothèques, entre imaginaires et réalités, Arras, Artois Presses Univer (...)
- 3 Roland Schaer, « Sur la politique culturelle de la Bibliothèque nationale de France », Bulletin (...)
- 4 Alain Schnapp, « Bibliothèque ou musée ? », dans Nicole Picot, Images en bibliothèque, Paris, Éd (...)
- 5 André Gob, Le Musée, une institution dépassée ? Paris, Armand Colin, 2010, p. 35.
- 6 Nicole Picot, « Bibliothèques et arts », dans Nicole Picot, Images en bibliothèque, Paris, Éditi (...)
- 7 Thierry Pardé, Résumé exécutif de l’étude sur l’image de la BnF auprès de la population français (...)
- 8 ibid.
2Dans l’imaginaire collectif, les bibliothèques sont souvent éloignées des mondes de l’art. Si elles sont indéniablement des lieux culturels, leur positionnement en tant qu’institution patrimoniale diffère fortement des autres lieux dédiés à l’art, tels les musées, les centres d’art, les Frac et les galeries, insérés au sein de réseaux bien identifiés. « Représentée ou décrite, en images ou en mots, la bibliothèque a ainsi ce privilège d’être le lieu très puissant d’un imaginaire où s’associent une forme – celle d’un édifice étrange, à la fois plein et trouvé, structuré et labyrinthique, étagères et travées, couloirs et escaliers à la Escher, voire à la Piranèse – et un “fonds”, constitué de ces étranges objets que sont les livres, morceaux de savoir, réceptacles de langues, ouvertures immobiles sur l’ailleurs2. ». Roland Schaer, qui a été directeur de la Diffusion culturelle à la BnF de 1993 à 2000, rappelle que nous avons pris l’habitude de considérer musées et bibliothèques comme deux types institutionnels bien dissociés. Selon nos représentations moyennes, le musée est dédié à la contemplation esthétique, alors que la bibliothèque l’est à l’étude. « Jusqu’ici lieu de recherche érudite, essentiellement dédié à l’histoire, la bibliothèque devient aussi lieu d’encyclopédie, d’échange entre disciplines, et, plus largement encore, lieu de culture, de circulation des idées et des savoirs, d’accès facilité aux documents fondateurs, largement ouvert sur la vie de la cité3. ». N’oublions pas qu’au 17e siècle, les collections des bibliothèques étaient souvent rassemblées dans des cabinets de curiosité où l’on pouvait aussi bien trouver des objets d’art que des manuscrits ou des livres. « Dans les musées les objets, dans les bibliothèques les livres. Mais […] bien des bibliothèques abritent des collections, et une collection sans livres n’est souvent qu’un amas indistinct d’objets rares4. ». Jusqu’en 2007, la British Library partageait les murs du British Museum formant une seule entité depuis 1753. « Les musées, tels que nous les connaissons aujourd’hui, font partie d’un phénomène relativement récent. La fondation des grandes institutions ouvertes au public, comme le British Museum ou le Louvre, ne date que d’environ deux cents ans, tout au plus à la fin du XVIIIe siècle5. ». La place de l’art contemporain ne semble donc pas inopportune en bibliothèque. Depuis maintenant une vingtaine d’années, on observe en France et à l’étranger cette présentation d’œuvres d’art récentes parmi les collections permanentes. Or malgré les relatives évolutions des institutions, les bibliothèques restent encore éloignées du monde de l’art contemporain, de ses acteurs, de ses réseaux et de ses interlocuteurs. Les artistes eux-mêmes connaissent peu les bibliothèques, contrairement
aux auteurs, aux illustrateurs et aux graphistes, souvent invités à parler de leur travail, à animer des ateliers destinés au public et à participer à la vie des bibliothèques de lecture publique. Pourtant, « les artistes ne sont pas absents de nos bibliothèques, même s’ils y sont moins présents que les écrivains et les poètes6 ». À moins que la concurrence avec d’autres institutions ne fasse renoncer les bibliothécaires à inclure l’art contemporain dans leur programmation ? Plusieurs raisons peuvent donc expliquer cet éloignement des bibliothèques avec l’art contemporain, qui s’adresse encore à des publics initiés. Tout le monde s’accorde pourtant sur un point, la bibliothèque a toujours été un lieu de sociabilité, mais les expositions d’art contemporain en bibliothèques relèvent encore d’initiatives dispersées et non de réflexes acquis. Mais revenons sur l’image particulière de la Bibliothèque nationale de France, dont la dénomination même a évolué ces vingt dernières années, avec la création du site de Tolbiac, situé dans le 13e arrondissement de Paris, occultant pour certains la mémoire du site historique situé rue de Richelieu. En effet, pour beaucoup, l’image de la BnF reste intimidante et, comme le révèle une récente étude auprès des publics réalisée en 2018, « si la BnF n’est pas « excluante » pour une majorité de Français, elle n’est pas non plus « incluante ». Chacun considère qu’il peut y aller, sans pour autant franchir le pas7 ». Si la majorité des habitués de la BnF connaît sa programmation régulière d’expositions, il reste une grande part du public qui n’est pas au courant des expositions proposées par la BnF, soit du fait d’une communication mal ciblée ou insuffisamment attractive ou encore d’une méconnaissance de l’institution. Comme le constate Thierry Pardé, délégué à la stratégie et à la recherche, « la programmation régulière d’expositions n’est connue que d’une courte majorité de connaisseurs de la BnF, chiffre qui monte cependant à 78 % pour les Franciliens grands consommateurs d’activités culturelles. Chez ces derniers, la non-fréquentation – majoritaire – des expositions de la BnF est principalement due à un déficit quantitatif et qualitatif (attractivité) de communication, devant les raisons d’éloignement géographique et d’accès8 ». L’offre culturelle proposée par la BnF n’est donc pas aisément associée au monde des bibliothèques en général et aux réseaux habituels de l’art contemporain. Mais avant d’explorer les raisons de ce manque de visibilité auprès du public, il convient de revenir sur la place accordée à l’art contemporain au sein de la BnF.
L’art contemporain à la BnF
- 9 Raymonde Moulin, L’Artiste, l’institution et le marché (1992), Paris, Flammarion, 2009, p. 145-1 (...)
- 10 Entretien avec Dominique Perrault, 25 septembre 2020.
- 11 Louis Jaubertie, adjoint au chef du projet Richelieu.
- 12 Entretien avec Laurence Engel, 26 août 2020.
- 13 Marie Minssieux-Chamonard, entretien 23 septembre 2020.
- 14 Claude Collard ; Isabelle Giannattasio ; Michel Melot, Les Images dans les bibliothèques, Paris, (...)
- 15 Roland Schaer, « Sur l’action culturelle à la Bibliothèque nationale de France », dans Viviane C (...)
3Beaucoup d’artistes s’inspirent des dimensions labyrinthiques et vertigineuses de la BnF pour élaborer des propositions en lien avec l’univers du livre, à l’instar de ceux qui furent sélectionnés lors de la construction du site François Mitterrand dans le 13e arrondissement. « L’idée de consacrer un pourcentage du coût des constructions publiques à la “décoration monumentale” a pris corps dans les années trente9. ». L’architecte de la Bibliothèque François Mitterrand, Dominique Perrault, n’a pourtant pas assuré pleinement le choix de l’intervention artistique : « La BnF était sous les projecteurs du ministère de la Culture. Les discussions étaient très riches sur la place de l’art contemporain dans la bibliothèque. Plusieurs démarches n’ont pas pu aboutir. Nous voulions au départ qu’il n’y ait qu’une seule intervention artistique. James Turrell a visité le chantier et voulait travailler autour du jardin de la BnF. Richard Serra a pour sa part proposé une réflexion autour de la sculpture Clara Clara. Bob Wilson a également imaginé une scénographie sur le parvis, désormais occupé par le cinéma MK2 avenue de France […]. Finalement, l’idée s’est arrêtée sur plusieurs commandes artistiques afin d’obtenir de grandes pièces qui trouveraient leur place à l’intérieur de la bibliothèque, qui dispose de grands volumes, notamment aux extrémités des salles de lecture. Toi et moi de Louise Bourgeois résulte d’un travail mené avec l’artiste10. ». On le voit, le geste fort d’une seule intervention artistique n’a pas été retenu, comme si l’institution ne devait pas devenir un signal trop marqué en direction de l’art contemporain, en regard des collections abritées dont le caractère est encyclopédique. Outre cette place particulière accordée aux artistes contemporains comme Gérard Garouste, Claude Viallat, Roy Lichtenstein ou encore Martial Raysse dans le cadre du 1 % artistique lors de la construction de la Bibliothèque Nationale à Tolbiac, laquelle est inaugurée le 30 mars 1995, des liens entre l’institution et les artistes existaient déjà au 17e siècle, lorsque Mazarin avait fait décorer son palais afin d’aménager la Bibliothèque Royale : « En 1665, Colbert y fait loger Le Bernin lors de son séjour parisien. Nombre d’artistes travaillant en partie pour la Bibliothèque se voient attribuer des ateliers permanents, comme les peintres François Boucher et Charles-Joseph Natoire. Le sculpteur Jean-Antoine Houdon dispose lui d’un atelier à l’emplacement de l’actuel salon d’honneur entre 1777 et 1800, dans lequel il réalise ses œuvres les plus célèbres, dont le Voltaire assis11. ». Or désormais, la place de l’artiste contemporain, lorsqu’il expose ses œuvres au sein de l’institution, s’est réduite pour ne devenir qu’un ingrédient de la programmation. Néanmoins, on observe le souhait, dans le cadre de la rénovation du site historique de Richelieu, de donner une place, dans ce cadre du 1 % artistique, à des œuvres commandées pour l’occasion : « j’ai demandé à Patrick Jouin de créer une chaise pour la salle ovale, en partenariat avec les Gobelins12 », confie la présidente actuelle de l’institution, Laurence Engel. Il s’agit là d’un signe, aussi modeste soit-il, qui fait sens vers le contemporain, mais qui reste insuffisant pour identifier la BnF comme une institution résolument tournée vers l’art contemporain, du fait de ses collections dont la particularité la maintient éloignée du monde des musées et des artistes. Face au caractère encyclopédique des collections de la Bibliothèque nationale de France, qui collecte des monographies, des périodiques, du son, des vidéos, des sites Internet, des estampes, des photographies, des livres d’artistes, etc., on s’étonne d’une telle diversité. L’art contemporain y trouve donc une place réduite en regard d’institutions muséales ou d’artothèques, mais néanmoins bien identifiée, que ce soit au département des Estampes et de la photographie, à la Réserve des livres rares. « Nous avons des liens réguliers avec les acteurs de la création contemporaine, que ce soit des artistes, des éditeurs, des galeristes ou des relieurs d’art. Nous complétons le dépôt légal des livres d’artistes avec des dons et des acquisitions13 », confie Marie Minssieux-Chamonard, conservatrice à la Réserve des livres rares, responsable des livres d’artiste. Également en prise avec l’art contemporain, les collections de photographies conservées au département des Estampes et de la photographie témoignent des relations tissées entre les conservateurs de ce département et les artistes contemporains dans le domaine de l’estampe, de la photographie et de la création graphique. « Riche, dit-on, de quinze millions d’images, le “Cabinet des estampes” est sans doute la plus importante collection d’images fixes au monde. Elle occupait, avant la guerre, la galerie Mansart, partie de son palais que Mazarin avait aménagée pour présenter ses collections et que la Bibliothèque nationale de France utilise aujourd’hui pour ses expositions14 », preuve là encore de cette volonté d’assumer cette place dédiée à la création contemporaine dans le domaine de l’estampe et de la photographie et de proposer un espace adapté à des expositions temporaires. En 1998, quelques années après l’ouverture du site de la BnF à Tolbiac, Roland Schaer rappelait que de nouveaux espaces ont été prévus pour satisfaire à ces nouvelles missions de l’institution : « Sur le nouveau site de la Bibliothèque nationale de France ont été aménagés des espaces d’exposition d’une surface de 1 200 m2, qui viennent s’ajouter aux galeries Mansart et Mazarine du site de la rue de Richelieu15. ».
La place prépondérante du medium photographique
- 16 François Soulages, Esthétique de la photographie, Malakoff, Armand Colin, 2017, p. 6.
- 17 Dominique Baqué, La Photographie plasticienne, Paris, Éditions du Regard, 1998.
- 18 Les publics de l’exposition Paysages français à la BnF, Retours sur les enquêtes des étudiants d (...)
- 19 ibid.
- 20 Entretien avec Héloïse Conésa, 30 septembre 2020.
- 21 Nathalie Moureau, Dominique Sagot-Duvauroux, Le Marché de l’art contemporain, Paris, La Découver (...)
- 22 Christine Coste, « Le chant des ruines de Koudelka », Le Journal des arts, [https://www.lejourna (...)
4Initiée durant les années d’après-guerre, une politique d’expositions collectives annuelles a permis de valoriser le medium photographique sous l’impulsion d’un conservateur dédié à la photographie contemporaine, Jean-Claude Lemagny, qui a œuvré à la reconnaissance institutionnelle de la photographie durant les années 1980 et qui a notamment fait rentrer Diane Arbus dans les collections de la BnF. François Soulages revient également sur ces années : « il fallut donc vers 1980 démontrer que la photographie faisait partie de l’art ; cela se fit grâce à la fois au travail théorique, en grande partie esthétique, et aux réalisations institutionnelles16 ». Devenue une part importante du marché de l’art, la photographie contemporaine, « plasticienne17 » est donc conservée à la BnF. La photographie et l’estampe ont d’ailleurs été les moteurs dans la politique de l’accès à l’art contemporain de la BnF. Pour les publics comme pour les journalistes, il y a toujours eu une identification forte de la BnF comme institution proposant des expositions de photographie contemporaine, notamment avec des expositions comme celle consacrée à « La France de Raymond Depardon » en 2011 et « Paysages français : une aventure photographique : 1984-2017 », pour laquelle la BnF a lancé une étude sur les publics. « Pour la BnF, l’exposition est un challenge : installée sur les deux galeries du site François Mitterrand, succédant aux expositions monographiques de Depardon ou Kenna, elle réunit à la fois légitimité et incertitude. L’établissement a une certaine réputation dans le monde des expositions de photographie, mais n’a pas eu de gros succès depuis “La France de Depardon”. La concurrence s’est de plus accrue sur Paris, avec le BAL, le Jeu de Paume ou l’accrochage d’Irving Penn au Centre Pompidou au même moment18. » Il est vrai que la planification d’expositions photographiques doit répondre à des volontés de valorisation des collections tout en s’inscrivant dans une offre culturelle forte en Île-de-France. L’exposition, qui a accueilli 47 602 personnes19, a attiré principalement un public d’amateur d’expositions de photos. Les deux commissaires, Héloïse Conesa et Raphaëlle Bertho, proposaient un voyage scientifique et esthétique sur l’expérience du paysage à travers la photographie. « Nous avons une double mission : acquisition et valorisation, confie Héloïse Conesa. Je rencontre beaucoup de photographes contemporains à mon bureau, dans leurs ateliers ou galeries et participe à des lectures de portfolios dans des festivals nationaux et internationaux. Nous recevons également une part du dépôt légal en photographie, que nous complétons par des dons et des acquisitions onéreuses20. ». Cette politique active d’expositions est à l’origine de la rédaction de catalogues qui sont autant d’indices objectivés de la qualité artistique d’un travail. « Figure essentielle des instances de légitimation21 » le conservateur favorise la reconnaissance des nouvelles pratiques artistiques. À l’automne 2020, c’était le travail de Josef Koudelka qui était mis à l’honneur à la BnF à travers une présentation complètement inédite. « Les 40 photographies immenses suspendues dans l’espace, et les 70 aux dimensions plus réduites disposées en bordure, forment un paysage grandiose de fragments de ruines antiques dans lequel on circule, au plus près de rangées de piliers, de colonnes effondrées, de pavements, d’arènes, de théâtres ou de citernes22. ».
Fig. 2 : Affiche pour le CAC de Bretigny à l’occasion de l’exposition « Franz Erhard Walther, 1. Werksatz »

© Vier 5
- 23 Entretien avec Bruno Racine, 19 août 2020.
- 24 Philippe Chevallier, La Perception de l’offre d’expositions temporaires à la BnF, Une étude aupr (...)
5Comme le souligne également Bruno Racine, la politique d’exposition de photographies est ancienne : « Héritière de la BN qui avait une longue tradition d’expositions, la BnF a poursuivi dans cette voie sur ses deux sites principaux. La place de l’art y était principalement cantonnée à la photographie et à l’estampe, ainsi qu’à la miniature. Le lien avec la création contemporaine était fort pour la photographie, grâce en particulier à une politique d’acquisition active qui faisait de la BN/BnF un acteur de premier plan en France, bien identifié comme tel par le public. Elle l’était également pour l’estampe23. ». Différentes études menées auprès des publics sur place et auprès de relais et d’observateurs extérieurs permettent de mieux cerner les enjeux en termes de communication auprès des publics, de visibilité de l’offre d’exposition et d’attentes des publics en regard de l’institution. En effet, l’offre culturelle de la BnF se caractérise « par une identité d’approche plus que par des thématiques particulières : la forte exigence scientifique distingue positivement la BnF d’autres lieux d’exposition parisiens24 », comme l’explique Philippe Chevallier. Néanmoins, les différentes études montrent que ces expositions restent encore largement méconnues d’un public qui fréquente pourtant d’autres lieux culturels parisiens. On peut donc se demander si la programmation répond aux attentes d’un public de plus en plus exigeant. Parmi les lieux d’exposition d’art contemporain les plus fréquentés par les visiteurs des expositions de la BnF figurent le Centre Pompidou, le Musée d’art moderne de Paris, le Palais de Tokyo ainsi que les galeries d’art privées, selon une étude de 2008. Face à cette concurrence, c’est donc l’image elle-même de l’institution, jugée intimidante, qui doit être renouvelée à travers les propositions d’exposition. Si le public habitué des réseaux de l’art contemporain a bien identifié les expositions proposées par la BnF, et notamment dans le domaine de la photographie, celles-ci ont néanmoins du mal à attirer un public plus large. Reste à savoir si les « cartes blanches » données à des artistes d’envergure internationale ont permis de modifier cet état des lieux.
Des collaborations avec des artistes contemporains…
- 25 Claudine Nédelec, op. cit., p. 9.
- 26 Isabelle Le Pape, « Du livre au cosmos : monumentalité et démesure dans l’œuvre d’Anselm Kiefer (...)
- 27 Entretien avec Marie Minssieux-Chamonard, 23 septembre 2020.
6On le constate, l’image de la bibliothèque intrigue et inspire les artistes : « Immémoriales les bibliothèques, minuscules ou immenses, privées ou publiques, patrimoniales ou contemporaines, flambant neuves ou archéologiques, détruites, existantes ou imaginaires, ou plutôt toujours à mi-chemin entre la réalité et le rêve25… ». L’artiste qui a peut-être le plus marqué la BnF de son passage serait probablement Anselm Kiefer, dont l’exposition intitulée « L’alchimie du livre » (2015-2016), présentée en même temps que sa rétrospective au Centre Pompidou montrait bien que la BnF pouvait proposer un projet à la fois spectaculaire et parfaitement original. À chaque fois, l’œil de l’artiste permet d’interroger le lieu. « Les livres occupent une place fondamentale dans la création d’Anselm Kiefer dès 1968. Instruments d’analyse ou d’étude, parfois commentaires ou productions indépendantes, ils permettent d’entrecroiser diverses réalisations […] Comme l’explique l’artiste : “Le livre représente 60 % de mon travail […] Je réalise beaucoup de livres, mais ce sont des exemplaires uniques, non des publications. En tant que manifestation du temps, le livre m’a toujours attiré, avec ses différentes temporalités : d’abord, le temps nécessaire pour celui qui écrit, page après page : un autre ensuite pour le public, qui tourne les pages, qui est dans le temps du livre26”. ». Marie Minssieux-Chamonard, qui a été commissaire de plusieurs expositions d’artistes contemporains à la BnF, dont les expositions consacrées à Zao Wou-Ki, Matthew Barney, Richard Prince et Anselm Kiefer, évoque cette relation de confiance nouée avec l’artiste : « Il faut gagner la confiance de l’artiste et travailler en étroite collaboration avec lui. Ses livres ont été présentés au public pour la première fois à la BnF, ils n’avaient jamais été exposés auparavant, alors qu’ils constituent une part très importante de son travail. Il n’existait pas d’inventaire des livres d’artistes d’Anselm Kiefer. J’ai donc été amenée à me rendre régulièrement dans son atelier de Croissy Beaubourg pour en effectuer l’inventaire. Ainsi, un projet a pu voir le jour autour de ce dialogue. L’exposition révélait la part intime de l’artiste, contrairement à la rétrospective du Centre Pompidou, qui avait un caractère plus monographique et académique27. ».
© Anselm Kiefer, crédit photo : David Carr.
- 28 Entretien avec Anne-Hélène Rigogne, 9 septembre 2020.
- 29 Entretien avec Dominique Perrault, 25 septembre 2020.
7Il y a pourtant eu la difficulté de les exposer dans des salles qui n’avaient pas été conçues comme des salles de musées, comme le rappelle Anne-Hélène Rigogne : « La taille des salles et les conditions techniques sont celles de salles de lecture d’une bibliothèque et non de salles de musées, qui sont équipées de monte-charges et d’ascenseurs. Il est difficile de faire entrer de grandes pièces, à l’exception des œuvres de Kiefer qui ont pu être démontées et reconstituées facilement. Les artistes avec lesquels la BnF a travaillé, en-dehors des expositions d’estampes classiques, ont une habitude des liens des musées avec les artistes vivants pour les défraiements et la gestion des expositions, qui n’est pas la même qu’à la BnF. Travailler avec des artistes vivants, qui connaissent bien les contraintes d’expositions était donc complexe. Pour la réalisation du Grand verre de terre de Miquel Barceló en 2016, les débats avec le département des moyens techniques afin que l’artiste puisse travailler en présence des lecteurs sur le site ont été complexes. La BnF n’est pas un lieu permettant aux artistes de travailler aisément, car l’ouverture au public se fait sur une grande amplitude. Il fallait tenir compte de la question des personnels de surveillance, de la cohabitation avec le public et de l’activité de la bibliothèque qui est continue28 ». L’artiste majorquin, qui travaille beaucoup avec la terre, souhaitait réaliser une œuvre de grandes dimensions sur les vitres de l’allée. Sa fresque de 190 mètres de large sur 6 mètres de haut dessinée avec de l’argile sur les parois de verre de l’allée Julien Cain offrait la vision d’un long dessin animé tracé sur la glaise séchée. « Le Grand Verre de Terre, le travail de Barceló était une installation provisoire, une très belle pièce. C’est formidable que la bibliothèque porte des installations d’artistes. Bruno Racine avait également favorisé des installations sur le parvis, comme dans un musée en plein air. Cette dimension de “podium” est insuffisamment exploitée. L’architecture accueille l’art et c’est provisoire. Le fait que cela soit momentané donne une valeur différente29 », évoque Dominique Perrault.
- 30 Entretien avec Bruno Racine, 19 août 2020.
- 31 Entretien avec Sophie Calle, 25 août 2020.
8Avant ces deux expositions spectaculaires, il y a eu aussi des expositions plus intimes autour de l’univers de l’écrit, comme se souvient Bruno Racine : « Pour lancer la série, j’avais saisi l’occasion de présenter dans la salle Labrouste, avant qu’elle ne ferme, l’installation Prenez soin de vous, conçue par Sophie Calle pour la Biennale de Venise, et qui, avec la collaboration de Daniel Buren, a pris à Paris une ampleur bien plus spectaculaire […] Il va sans dire que ces projets bousculaient les habitudes de travail de la BnF, peu accoutumée à la collaboration avec les plasticiens (en dehors des expositions d’estampes ou de photos qui sont des accrochages classiques), surtout lorsqu’ils sont partie prenante voire concepteurs de la scénographie30. ». Sophie Calle, récemment interrogée sur ce projet, se souvient de l’importance du lieu : « L’exposition “Prenez soin de vous” n’avait pas la même résonance dans la salle Labrouste que dans un “cube blanc”. Elle faisait sens dans la mesure où il s’agit d’une bibliothèque et que le point de départ de l’exposition était un mail de rupture, il y avait donc une concordance particulière avec le lieu. Ensuite, j’ai eu d’autres expériences de ce type, en exposant dans des espaces inhabituels, comme récemment le Musée de la chasse et de la nature. Les œuvres y dialoguent avec les collections. C’est toujours passionnant31. ».
- 32 Jan Dibbets, Amsterdam, 2017. Make it new: conversations avec l’art médiéval : carte blanche à J (...)
- 33 Entretien avec Claudine Hermabessière, 11 septembre 2020.
- 34 Entretien avec Thierry Grillet, 8 octobre 2020.
- 35 ibid.
9À l’occasion de ces expositions, des contacts étroits ont pu être noués avec des conservateurs de la bibliothèque. Ainsi, « Charlotte Denoël, conservatrice en chef des manuscrits médiévaux, m’invita à la
Bibliothèque nationale de France pour consulter un document qui pourrait m’intéresser, témoigne Jan Dibbets. […] L’ouvrage en question, De laudibus santae crucis, qu’elle me présenta avec soin sur un futon de velours rouge, avait été rédigé au début du IXe siècle par un moine mystérieusement nommé Raban Maur (“corbeau noir”). Lorsque nous l’ouvrîmes, ce fut un coup de foudre ; je me rendis compte que c’était une œuvre résolument unique […] Les pages magiques remplies de lettres, mathématiquement ordonnées avec des formes simples et colorées – cercles, croix, triangles, carré –, harmonieusement intégrées dans le texte, formaient un magnifique ensemble abstrait32. ». Non seulement les artistes contemporains se confrontent aux collections, mais les collections s’enrichissent de mises en abyme, comme à l’occasion de cette exposition dont Jan Dibbets fut commissaire en réunissant manuscrits médiévaux et œuvres du courant minimaliste. Comme le souligne Claudine Hermabessière, qui a été responsable des relations avec la presse durant cette période de grandes expositions, « l’image de la BnF a changé radicalement et donné envie aux artistes d’y venir, de faire des dons. L’exposition Matthew Barney était plus confidentielle, la scénographie très dépouillée. La scénographie monumentale de l’exposition consacrée à Kiefer était très aboutie. Avec elle, la BnF était désormais installée comme un des acteurs de la scène artistique contemporaine. Même s’il y avait peu de fréquentation pour Richard Prince, les galeristes, les marchands d’art contemporain s’en souviennent. La BnF ne passait pas pour un établissement amateur mais a été repérée et identifiée par ce milieu de l’art contemporain. Pour les achats, pour les collections, cette politique a été décisive33. ». Pour Thierry Grillet, qui a été directeur de la diffusion culturelle jusqu’en 2020, c’est « ce frottement entre les collections et ces artistes auxquels on a demandé d’autres lectures de l’institution34 » qu’il s’agit de retenir. Lorsque « Richard Prince interrogeait la bibliothèque comme un bibliophile de la contre-culture et mettait à l’honneur le pulp et le poche, qui n’étaient pas exposés habituellement35 », il y avait là un bouleversement des valeurs au sein de la BnF, plus habituée à exposer des manuscrits rares qu’à valoriser une part méconnue des collections, relevant de la culture populaire, une part encore trop rarement montrée au public. C’est peut-être là que résident les nouvelles possibilités face à l’art contemporain, dans cette manière qu’ont les artistes de bousculer l’image de la BnF et de questionner le sens de ses missions, comme lorsque Sophie Calle exposait le mail de rupture de son amant dans la salle Labrouste. L’artiste préfigurait ainsi les pratiques relationnelles qui allaient renouveler les usages de l’écrit dans la société à travers un medium encore nouveau qui se trouvait exposé dans un lieu de conservation historique des manuscrits.
L’image de la BnF renouvelée par l’art contemporain
- 36 « Les Nadar. Une légende photographique ». Étude des publics de l’exposition présentée du 16 oct (...)
10D’après les différents témoignages des acteurs de la BnF ainsi que d’observateurs sur ces multiples expériences d’expositions consacrées à des artistes contemporains, depuis le milieu des années 1990, on le constate, l’image de la BnF s’en est trouvée quelque peu modifiée. Les publics habitués des circuits de l’art contemporain ont été au rendez-vous, d’autres ont pu se laisser séduire par ces propositions qui tranchaient avec l’univers habituel des manuscrits, des livres et des trésors de Richelieu. En 2017, ce n’est pas moins de 104 000 personnes qui avaient vu des expositions sur le site François-Mitterrand ou de l’Arsenal. Sur les visiteurs des expositions du site François-Mitterrand, 37 % d’entre eux venaient pour la première fois d’après l’Observatoire des publics du site de François-Mitterrand. Si on explore plus en détail la typologie du public des expositions de la BnF depuis une dizaine d’années, on constate un âge moyen de 53 ans, qui tranche avec celui des publics des musées et monuments, généralement plus jeune. On ne peut donc que regretter que moins de 10 % du public concerne les moins de 25 ans. Il y a donc un travail à mener en direction de ces publics, parfois plus prompts à se rendre à des expositions dans des lieux moins intimidants ou à des manifestations d’art contemporain plus populaires, comme Nuit blanche. À titre d’exemple, il est significatif qu’une exposition comme « Tolkien, Voyages en Terre du Milieu » ait accueilli en 2019 jusqu’à 72 024 personnes, trouvant un public plus jeune au rendez-vous, tandis que la même année, l’exposition « Carte blanche à Jan Dibbets » attirait seulement 6 434 visiteurs. Enfin, une étude des publics réalisée en 2019 révèle que le niveau de diplôme des publics des expositions est très élevé : « près de la moitié des publics interviewés exercent une profession dans le domaine des arts, de la culture et du livre ou dans l’enseignement et la recherche. 48 % des publics français résident à Paris36. » Le public local est donc plus marqué que dans les musées parisiens. Comme d’autres études l’ont montré, on observe un public familier de l’institution et de sa programmation. Il s’agit principalement de publics habitués à visiter des expositions ou des musées de photographie : 98 %. Or pour comprendre cet état des lieux, il faut revenir sur cette histoire récente des expositions d’art contemporain à la BnF.
- 37 Entretien avec Bruno Racine, 19 août 2020.
11Pour Bruno Racine, président de la BnF de 2007 à 2016, le défi d’exposer l’art contemporain à la BnF était l’un des plus intéressants de sa carrière. Dirigeant depuis le 15 janvier 2020 le Palazzo Grassi et la Punta della Dogana de Venise, il revient sur les choix qu’il a effectué : « Les expositions des institutions patrimoniales ont traditionnellement pour fonction de permettre un travail scientifique approfondi sur leurs collections et de faire connaître celles-ci au public. Elles sont également un vecteur essentiel de l’image de l’institution pour le public. Plus récemment, elles s’inscrivent dans une vision plus large de la “diffusion culturelle”, liée ou non à un souci de démocratisation de la culture. Le lien avec les collections peut être lui-même plus ou moins étroit. Dans la mesure où la majorité des expositions comportent des prêts extérieurs, elles participent également d’une mise en réseau des institutions, le cas échéant autour de projets partagés selon une logique à la fois culturelle et économique37. ».
- 38 ibid.
12Exposer l’art contemporain à la BnF était donc un choix stratégique et politique de sa part, qui impliquait une prise de risque, d’une part auprès du public, qui n’identifiait pas forcément la BnF à ce type de propositions, d’autre part avec les artistes exposés. Il s’agissait, à l’époque, d’ouvrir la BnF à un plus large public et de la repositionner en tant qu’institution. Or Bruno Racine a-t-il véritablement réussi son pari ? Rappelons qu’il y a eu un « effet Tolbiac » avec l’ouverture du site de la Bibliothèque François Mitterrand, dont l’architecture résolument contemporaine a modifié l’image de la BN comme institution patrimoniale et l’a ouverte à d’autres univers que le livre. « Ma préoccupation en lançant un programme d’expositions consacrées à des artistes contemporains, était multiple, souligne Bruno Racine. Il s’agissait de combattre l’image souvent austère des expositions de bibliothèque (beaucoup de documents exposés dans des vitrines) en montrant la BnF aussi comme source d’inspiration pour des artistes. D’où le choix de trois noms importants – Richard Prince, Matthew Barney et Anselm Kiefer – qui ont chacun un rapport original avec le monde du livre et du papier38. ».
© photographie Charlotte Denoël, courtesy of the artist.
© photographie Charlotte Denoël, courtesy of the artist.
Fig. 9 : Vue de l’exposition, « Richard Prince : American Prayer », Bibliothèque nationale de France, Paris, 2011. Artwork

© Richard Prince. Photo : Todd Eberle.
- 39 Entretien avec Anne-Hélène Rigogne, 9 septembre 2020.
- 40 GMV Conseil, Observatoire 2012 des publics sur place et à distance, 2013.
13Même si l’exposition de l’art contemporain n’est pas une des missions premières de la bibliothèque, celui-ci constitue une partie importante de la programmation, comme le souligne Anne-Hélène Rigogne, du service des Expositions : « Il y eut de grandes expositions d’estampes d’artistes contemporains, comme « Geneviève Asse » (2002), « Soulages » (2008), « Alechinsky » (2009), et de nombreuses dans la Crypte de Richelieu de 2000 à 2009. Une dynamique nouvelle a vu le jour sous l’impulsion de Bruno Racine, qui avait dirigé le Centre Pompidou. Auparavant, les départements des collections proposaient des expositions, tandis que sous la présidence de Bruno Racine, les propositions émanaient directement du président, dans le souci de dédier de grandes expositions à des artistes contemporains. Il y a ainsi eu « Richard Prince », « Matthew Barney », « Anselm Kiefer », « Miquel Barceló », « Jan Dibbets » et bientôt « Giuseppe Penone », que Laurence Engel, soucieuse de poursuivre le lien constant avec la création contemporaine, va ouvrir à l’automne 2021. « Cette volonté de la part de Bruno Racine avait pour but d’établir un lien direct avec le champ de l’art contemporain pour les visiteurs39. ». Mais qu’en est-il de l’expérience de ces publics qui sont venus voir les expositions d’art contemporain à la BnF ? On peut se demander, en effet, si Sophie Calle, Richard Fleisher, Bettina Rheims ou Richard Prince ont bien leur place dans la programmation de l’institution ou s’ils ne brouillent pas l’image d’une bibliothèque encore trop souvent identifiée à l’univers du livre, même si elle ne s’y restreint pas, du fait de la variété et de la richesse de ses collections. Des études se sont donc penchées sur la question de l’identité de la BnF à travers l’évocation des installations d’artistes contemporains dans les espaces de la Bibliothèque élaborées sous la présidence de Bruno Racine depuis 2008. Ainsi, une enquête des publics de la BnF montre que presque sept lecteurs sur dix étaient déjà allés visiter les expositions de la BnF en 2008. Cette même année, parmi les visiteurs des expositions du site Richelieu, près de six visiteurs sur dix avaient vu l’exposition de Sophie Calle, 28 % l’exposition « Daumier » et 17 % l’exposition consacrée à Carl de Keyser. Nul doute que les expositions dédiées à l’art contemporain trouvent un succès moindre que celles consacrées à des périodes historiques antérieures ou plus spécifiquement rattachées à ses collections, comme les Globes de Coronelli. Dans la plupart des témoignages observés, les visiteurs apprécient de manière générale le propos des expositions et leur approche, en soulignant l’importance que les fonds de la Bibliothèque dialoguent avec un invité ou un commissaire extérieur : « Pour moi, je n’étiquette pas la BnF en me disant que la BnF devrait plutôt faire tel type d’exposition ou tel autre, etc. Ce qui est vraiment intéressant, c’est plutôt le fait que la BnF mette en avant l’utilisation possible de ses fonds au service d’expositions temporaires sur un sujet, et cela me semble intéressant de faire dialoguer ces fonds-là avec des invités extérieurs et des commissaires extérieurs. » Selon eux, l’artiste invité doit en retour dialoguer avec ce qui constitue l’« approche scientifique » de la Bibliothèque. L’un d’entre eux témoigne : « J’ai trouvé que [le] travail [de Bettina Reims] était assez pauvre », tandis qu’un autre observateur se plaint que la proposition de Richard Prince soit « restée trop extérieure à la Bibliothèque, [l’art contemporain à la Bibliothèque] si c’est juste accrocher des choses aux murs, non ». Au final, à travers ces différents retours sur la perception des expositions par les visiteurs, on constate que l’offre de la BnF reste encore très marquée par sa singularité qui peut se révéler un handicap auprès des publics. Son patrimoine semble relever de l’écrit plus que des arts plastiques ou visuels et des prérequis culturels du côté du visiteur semblent nécessaires en regard d’autres offres culturelles. Comme le rappelle l’observatoire des publics sur place et à distance, la BnF attire « un public de visiteurs ayant des pratiques culturelles soutenues. Un public d’expositions averti, quasiment tous ont déjà visité d’autres expositions dans l’année40. »
- 41 Entretien avec Laurence Engel, 26 août 2020.
- 42 Jean-Pierre Cometti,, op. cit., p. 56.
14Aujourd’hui, dans le contexte de la crise sanitaire, on est en droit de se demander si une telle volonté affichée de soutenir l’art contemporain, notamment à travers des opérations de mécénat importantes, va pouvoir se poursuivre alors que la pandémie liée à la Covid-19 repousse les expositions et bouleverse la programmation des musées dans le monde entier. Alors que le MET de New York envisage de vendre les œuvres de sa collection pour faire face à la crise, la BnF, qui a pu continuer à accueillir ses lecteurs, a néanmoins dû fermer ses expositions en raison des contraintes sanitaires, comme de nombreuses autres institutions culturelles, tels les centres d’art et les musées. Pour Laurence Engel, cette question de la place de l’art contemporain dans les institutions patrimoniales apparaît mécanique, comme une « “recette” pour les vivifier, les amener ailleurs, voire même, pour amener du public en nombre, ou un autre public, en jouant sur l’effet de surprise supposé produit par la présence d’une œuvre contemporaine dans une institution patrimoniale […]. L’affirmation, au surplus, selon laquelle l’art contemporain serait un tremplin pour la démocratisation culturelle est un contre-sens, car l’art contemporain s’adresse à un public souvent élitiste41 ». Peut-on relever ce défi d’exposer l’art contemporain tout en répondant à cet idéal de démocratisation souhaité par Laurence Engel ou cette volonté reste-t-elle un objectif impossible à atteindre, notamment au sein d’une ancienne institution ? Il est vrai qu’« il y a dans l’idée du “contemporain” quelque chose de ségrégationniste42 », comme le rappelle Jean-Pierre Cometti. Avec le projet de réouverture du site historique Richelieu, les cartes sont rebattues. Désormais, ce n’est plus au site Tolbiac qu’il faut donner de la visibilité mais au site Richelieu qu’il faut consacrer une programmation destinée à la fois à le raviver dans les mémoires de ceux qui fréquentaient l’ancienne BN et qu’il faut faire découvrir aux nouveaux publics à travers une offre adaptée. L’art contemporain y aura-t-il sa place ? Nul doute, mais les formules seront forcément différentes. Il y a désormais un nouveau défi à relever pour l’institution.
Notes
1 Jean-Pierre Cometti, La Nouvelle aura : économies de l’art et de la culture, Paris, Questions théoriques, 2016, p. 51.
2 Claudine Nédelec, Les Bibliothèques, entre imaginaires et réalités, Arras, Artois Presses Université, 2009, p. 11.
3 Roland Schaer, « Sur la politique culturelle de la Bibliothèque nationale de France », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), n° 6, 1997, p. 18-22.
4 Alain Schnapp, « Bibliothèque ou musée ? », dans Nicole Picot, Images en bibliothèque, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, 2003, p. 9-11.
5 André Gob, Le Musée, une institution dépassée ? Paris, Armand Colin, 2010, p. 35.
6 Nicole Picot, « Bibliothèques et arts », dans Nicole Picot, Images en bibliothèque, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, 2003, p. 63-73.
7 Thierry Pardé, Résumé exécutif de l’étude sur l’image de la BnF auprès de la population française, 26 juin 2018.
8 ibid.
9 Raymonde Moulin, L’Artiste, l’institution et le marché (1992), Paris, Flammarion, 2009, p. 145-146.
10 Entretien avec Dominique Perrault, 25 septembre 2020.
11 Louis Jaubertie, adjoint au chef du projet Richelieu.
12 Entretien avec Laurence Engel, 26 août 2020.
13 Marie Minssieux-Chamonard, entretien 23 septembre 2020.
14 Claude Collard ; Isabelle Giannattasio ; Michel Melot, Les Images dans les bibliothèques, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, 1995, p. 103.
15 Roland Schaer, « Sur l’action culturelle à la Bibliothèque nationale de France », dans Viviane Cabannes et Martine Poulain, L’Action culturelle en bibliothèque, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, 1998, p. 97-106.
16 François Soulages, Esthétique de la photographie, Malakoff, Armand Colin, 2017, p. 6.
17 Dominique Baqué, La Photographie plasticienne, Paris, Éditions du Regard, 1998.
18 Les publics de l’exposition Paysages français à la BnF, Retours sur les enquêtes des étudiants de Paris 3, 2018.
19 ibid.
20 Entretien avec Héloïse Conésa, 30 septembre 2020.
21 Nathalie Moureau, Dominique Sagot-Duvauroux, Le Marché de l’art contemporain, Paris, La Découverte, 2010, p. 71.
22 Christine Coste, « Le chant des ruines de Koudelka », Le Journal des arts, [https://www.lejournaldesarts.fr/expositions/le-chant-de-ruines-de-koudelka-151291], consulté le 6 octobre 2020.
23 Entretien avec Bruno Racine, 19 août 2020.
24 Philippe Chevallier, La Perception de l’offre d’expositions temporaires à la BnF, Une étude auprès de dix relais et observateurs d’opinion, 2012.
25 Claudine Nédelec, op. cit., p. 9.
26 Isabelle Le Pape, « Du livre au cosmos : monumentalité et démesure dans l’œuvre d’Anselm Kiefer », Histoire de l’art, n° 77, INHA, Paris, p. 125-135.
27 Entretien avec Marie Minssieux-Chamonard, 23 septembre 2020.
28 Entretien avec Anne-Hélène Rigogne, 9 septembre 2020.
29 Entretien avec Dominique Perrault, 25 septembre 2020.
30 Entretien avec Bruno Racine, 19 août 2020.
31 Entretien avec Sophie Calle, 25 août 2020.
32 Jan Dibbets, Amsterdam, 2017. Make it new: conversations avec l’art médiéval : carte blanche à Jan Dibbets, catalogue de l’exposition Bibliothèque nationale de France, site François Mitterrand, galerie 1, 6 novembre 2018-10 février 2019), Paris, BnF éditions, 2018, p. 9.
33 Entretien avec Claudine Hermabessière, 11 septembre 2020.
34 Entretien avec Thierry Grillet, 8 octobre 2020.
35 ibid.
36 « Les Nadar. Une légende photographique ». Étude des publics de l’exposition présentée du 16 oct. 2018 au 3 fév. 2019 à la Bibliothèque nationale de France.
37 Entretien avec Bruno Racine, 19 août 2020.
38 ibid.
39 Entretien avec Anne-Hélène Rigogne, 9 septembre 2020.
40 GMV Conseil, Observatoire 2012 des publics sur place et à distance, 2013.
41 Entretien avec Laurence Engel, 26 août 2020.
42 Jean-Pierre Cometti,, op. cit., p. 56.
Haut de pageTable des illustrations
![]() |
|
---|---|
Titre | Fig. 1 : Affiche pour le théâtre national de la Colline |
Crédits | © Pierre di Sciullo 2020 |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/2694/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 29k |
![]() |
|
Titre | Fig. 2 : Affiche pour le CAC de Bretigny à l’occasion de l’exposition « Franz Erhard Walther, 1. Werksatz » |
Crédits | © Vier 5 |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/2694/img-2.jpg |
Fichier | image/jpeg, 32k |
![]() |
|
Titre | Fig. 3 : Fred Delangle, Paris Delhi, 2017 |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/2694/img-3.jpg |
Fichier | image/jpeg, 3,3M |
![]() |
|
Titre | Fig. 4 : Anselm Kiefer, « L’alchimie du livre ». |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/2694/img-4.jpg |
Fichier | image/jpeg, 2,6M |
![]() |
|
Titre | Fig. 5 : Vue de l’exposition « Alchimie du livre ». |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/2694/img-5.jpg |
Fichier | image/jpeg, 3,2M |
![]() |
|
Titre | Fig. 6 : Vue de l’exposition « Alchimie du livre ». |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/2694/img-6.jpg |
Fichier | image/jpeg, 3,4M |
![]() |
|
Titre | Fig. 7 : « Make it new. Conversations avec l’art médiéval. Carte blanche à Jan Dibbets ». |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/2694/img-7.jpg |
Fichier | image/jpeg, 1,2M |
![]() |
|
Titre | Fig. 8 : « Make it new. Conversations avec l’art médiéval. Carte blanche à Jan Dibbets ». |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/2694/img-8.jpg |
Fichier | image/jpeg, 947k |
![]() |
|
Titre | Fig. 9 : Vue de l’exposition, « Richard Prince : American Prayer », Bibliothèque nationale de France, Paris, 2011. Artwork |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/2694/img-9.jpg |
Fichier | image/jpeg, 442k |
Pour citer cet article
Référence papier
Isabelle Le Pape, « L’art contemporain à la Bibliothèque nationale de France : collections, enjeux et visibilités », Marges, 33 | 2021, 106-125.
Référence électronique
Isabelle Le Pape, « L’art contemporain à la Bibliothèque nationale de France : collections, enjeux et visibilités », Marges [En ligne], 33 | 2021, mis en ligne le 02 janvier 2024, consulté le 23 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/2694 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/marges.2694
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page