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Thématique : art contemporain et institutions

L’État brésilien et la valorisation institutionnelle du Noir et de l’art afro-descendant

The Brazilian state in the institutional valorization of Black and Afro-descendant art
Vivian Braga dos Santos
p. 76-90

Résumés

Au 21e siècle, le gouvernement brésilien participe à des actions de valorisation du Noir et de l’art afro-descendant dans les institutions nationales, en finançant l’organisation d’expositions et la production d’œuvres sur ces thématiques. Pour ce faire, l’alliance entre public et privé s’avère essentielle. Elle remonte à l’histoire de l’art et aux tensions du 20e siècle entre une apparente démocratisation institutionnelle et la régulation de la présence noire dans l’art. Néanmoins, dans les investissements culturels plus récents, l’État semblerait collaborer à un mouvement social, artistique et politique de réappropriation des identités noires distinct des expériences passées.

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Texte intégral

1Au Brésil, la scène artistique contemporaine manifeste un intérêt grandissant pour un art dit afro-brésilien. Bien que renouvelée, cette attention remonte aux origines de l’histoire de l’art national et à ses basculements entre la mise en évidence et l’effacement de l’image du Noir et des cultures d’héritage africain. Apparemment paradoxale, cette double attitude constitue en réalité les deux faces d’un même positionnement socio-politique, celui du contrôle des présences noires dans l’art national comme écho des conflits raciaux et identitaires qui se sont dessinés dans l’histoire du pays.

  • 1 La fable autour des trois races avait déjà fait l’objet du texte « Como se deve escrever a histo (...)
  • 2 Voir Comte de Gobineau Essai sur l’inégalité des races humaines (1854), Paris, Firmin-Didot & Ci (...)
  • 3 João Batista Lacerda, « Sur les métis du Brésil », dans Gustav Spiller (sld), Mémoires sur le Co (...)

2Malgré ses plus de 300 ans de passé esclavagiste, le Brésil a entamé tardivement des débats sur la façon dont cette expérience se révèle dans la société contemporaine. Ce retard d’un « solde des comptes » avec l’Histoire est dû principalement au mythe de la démocratie raciale développé dans les années 1930 par Gilberto Freyre, selon lequel la jeune nation aurait été construite à travers des relations fructueuses entre Blancs, Noirs et Amérindiens1. Un tel portrait harmonieux d’un Brésil multiethnique cherchait à remplacer celui d’un pays qui avait essayé à tout prix d’expurger son héritage africain et de résoudre le problème de la diversité raciale de sa population. Après l’Abolition de l’esclavage en 1888, la main-d’œuvre noire est rapidement remplacée par des immigrants caucasiens, tandis que la question d’une surpopulation hétérogène et métissée est abordée par la voie eugéniste. Au-delà des discours sur l’infériorité du Noir, conséquence de la prolifération des théories raciales européennes parmi les intellectuels brésiliens, le 20e siècle démarre avec une forte campagne de transformation ethnique de la population. En vue de retourner son image internationale d’un pays vassal dans lequel on assistait à la dégradation des races par leur mélange2, le Brésil participe au 1er Congrès Universel des Races (Londres, 1911) en présentant officiellement le métis comme une étape pour l’évolution raciale du pays, à savoir, le blanchissement de l’épiderme via le métissage3. Vingt ans plus tard, l’approche de Freyre requalifie donc le modèle du métis – autrefois censé disparaître dans le projet d’unification ethnique de la population brésilienne – car il était devenu le symbole de l’identité nationale : le produit de la jonction entre les races. Mais cette mise en valeur camoufle de nombreuses violences physiques et culturelles des processus de métissage. Dans ce sens, les propositions des années 1930 participent à l’agencement du racisme autant que les théories eugénistes de la fin du 19e et début du 20e siècle, ces deux pensées coexistant dans l’imaginaire populaire par l’idée du métis comme l’incarnation en même temps de la brasilidade et du désir pour la blancheur. L’attraction pour le blanchissement se manifeste longtemps également dans les gestes du quotidien, par le développement d’un vocabulaire de dévalorisation du Noir, par le préjugé contre les religions d’origine africaine et par les modifications esthétiques, allant du défrisement des cheveux crépus aux astuces domestiques pour rendre les traits du visage plus fins et la peau plus claire.

  • 4 Abdias do Nascimento, O Genocidio do Negro Brasileiro: processo de um racismo mascarado, São Pau (...)
  • 5 À cette époque, Lacerdaest directeur du Musée national de Rio de Janeiro.
  • 6 José Luis Petruccelli, « Raça, identidade, identificação: abordagem histórica conceitual », dans (...)
  • 7 ibid, p. 17.
  • 8 Voir Neusa Santos Souza, Tornar-se negro: as vicissitudes da identidade do negro brasileiro em a (...)

3La nocivité de l’identité nationale pour l’hétérogénéité ethnique et culturelle du Brésil devient la cible majeure de la critique d’intellectuels et d’activistes du Mouvement Noir dans les années 1970 et 1980. Outre les critiques du mythe de la démocratie raciale et du génocide4 du Noir dans des domaines divers de la société, ces agents revendiquent une revalorisation de la présence noire dans la construction du Brésil par le gouvernement, et appellent d’autre part les Brésiliens à (re)devenir Noirs en travaillant contre la connotation péjorative que le terme avait pris tout au long des années. L’effet d’un tel appel est visible dans les modifications apportées aux recensements ethniques des Brésiliens menés depuis 1872 par l’Institut Brésilien de Géographie et de Statistique (IBGE). Si en 1911 les inventaires (de 1872 et de 1890) sont utilisés par Edgar Roquette-Pinto pour appuyer la conférence de João Batista Lacerda5 au Congrès Universel des Races sur la diminution de la population noire et l’augmentation des blancs dans le pays, les inventaires effectués à partir des années 2000 démontrent une hausse du pourcentage de Brésiliens pretos e pardos, désignés dans l’ensemble en tant que Noirs. Cet accroissement ne se justifie pas seulement par la multiplication des catégories ajoutées au fur et à mesure afin de rendre compte de l’hétérogénéité de la population6. La possibilité de l’auto déclaration, en plus d’une hétéroclassification, permet désormais au sujet de reconnaître (ou non) lui-même une certaine origine liée à sa couleur de peau et à ses traits physiques. Ce mouvement n’est pas anodin car le recensement de nos jours n’aborde pas l’aspect racial selon les procédés racistes des 18e et 19e siècles, au contraire. Dans un texte de 2013 autour des enjeux entre classifications et identités dans les caractéristiques ethnico-raciales du Brésil, José Luis Petruccelli souligne qu’une fois croisée avec les informations socio-économiques, l’identification ethnique permet de comprendre de quelle façon la race – en tant que « représentation symbolique des identités produite à partir de référents physiques et culturels7 » – est un déterminant fort du statut des sujets dans la société brésilienne. Dans cette dynamique, l’auto identification assiste les sujets dans la reconnaissance de certains symboles et de leur historicité et rend possible leur participation à un mouvement de contre-image. C’est pourquoi, dans une logique de (re)devenir Noir brésilien depuis les années 1970, l’identification ethnique est mise souvent en dialogue avec un processus d’identification symbolique et de prise de conscience historique, voire de fabrication de soi à travers la quête ou la réappropriation d’un héritage africain8.

  • 9 Renato Araújo da Silva, Arte Afro Brasileira: Altos e Baixos de um Conceito, São Paulo, Ferreav (...)

4L’effet des termes utilisés pour l’identification des sujets noirs sur la survie des identités culturelles est très vite maîtrisé par les gouvernements brésiliens de différentes époques. Les variations de noms convenablement gérées permettent de manipuler les apports négatifs et positifs sur cette population selon les besoins nécessaires. D’après Renato Araújo da Silva, la première période dans laquelle une « noirceur brésilienne » a été instrumentalisée au sein des institutions nationales débute à l’aube de l’Abolition de l’esclavage. Elle concerne la transformation des esclaves affranchis en masse consommatrice dans le but d’inscrire ces sujets dans le développement d’une modernité industrielle sans pour autant les faire participer à une progression socio-économique. Cette « vague de valorisation du Noir9 » est suivie d’abord par le nationalisme des années 1930 dans lequel le Noir fait l’objet d’études produites par une élite savante et, ensuite, par l’éloge utile d’une « Africanité » pendant les célébrations nationales.

  • 10 ibid., p. 29.

5L’analyse d’Araújo da Silva indique aussi la fonction que l’art assume dans ces périodes. En examinant la fin du 19e siècle, l’auteur mentionne des peintres métis subventionnés par les établissements publics de formation artistique, ou encore des artistes blancs dont les œuvres ont servi à illustrer l’ouverture d’un « esprit de stabilisation républicaine de l’époque10 ». Araújo da Silva analyse également la période du nationalisme, les premiers congrès organisés sous le thème de l’afro-brésilien et l’intensité de production intellectuelle dans l’anthropologie, l’histoire, la sociologie et les arts noirs à l’aide d’un ensemble d’œuvres d’art qui inclut une image du peuple dans l’espace de la peinture des années 1930 et 1940. En ce qui concerne la fin du 20e siècle, le sociologue rappelle les grandes expositions organisées pendant les fêtes nationales dans lesquelles l’esthétique d’héritage africain est présentée comme élément d’une identité nationale.

6Bien qu’hétérogènes, ces vagues soulignées par Araújo da Silva révèlent des éléments récurrents impliqués dans un jeu d’apparition-disparition de la représentation du Noir dans les arts visuels. Le présent article porte sur le rôle du gouvernement brésilien dans cette valorisation institutionnelle du Noir. L’objectif est de comprendre l’implication du secteur public dans une apparente ouverture ethnique des arts au 21e siècle et de vérifier si et comment l’État est investi, à travers le financement culturel, dans un mouvement de réappropriation des identités noires par certains groupes de la société brésilienne. Pour ce faire, je reviens, dans une première partie, sur les liens entre art, État et noirceur au 20e siècle, en soulignant les relations parfois opportunistes entre ces trois éléments. La seconde partie du texte est consacrée à présenter et discuter quelques investissements financiers, au 21e siècle, en faveur de la création et de la circulation des expositions d’arts visuels ainsi que du développement de projets et de la production de travaux d’art par des sujets noirs. Si dans la première partie, les éléments considérés soulignent les principaux contextes artistiques du Brésil dans les périodes concernées, la seconde se concentre sur les initiatives tenues dans la ville de São Paulo. Si l’analyse n’atteint pas un examen de la totalité du territoire brésilien, c’est en raison de l’ampleur de cette tâche. Toutefois, la mise en lumière de l’histoire récente des liens entre État, art et différentes opérations et compréhensions de la blackness examinées suffisent pour entamer une discussion des éléments principaux d’une histoire à la fois sociale, artistique et politique dont l’objet central s’avère être la régulation des performances des identités noires au Brésil.

Le Noir comme patrimoine caché

7Les premières participations du gouvernement brésilien dans la valorisation du Noir et de l’art afro-brésilien au 20e siècle relèvent d’un effort constant d’inscrire le Brésil dans une modernité internationale. Cet esprit, né en tant que proposition esthétique des mouvements artistiques et intellectuels des années 1920 et 1930, évolue d’abord en un projet idéologique et politique pendant la présidence de Getúlio Vargas (1930-1945 et 1950-1954). Ensuite, il traverse la dictature civile-militaire (1964-1985) et la re-démocratisation, arrivant enfin au nouveau millénaire sous le drapeau de la globalisation. Ce désir historique de modernisation garde toujours la même devise : l’internationalisation du pays en s’appuyant sur ses caractéristiques uniques représentatives de la nation.

  • 11 Roberto Conduru, Arte Afro-Brasileira, Belo Horizonte, C/ Arte, 2007, p. 51.

8La volonté de définir une identité brésilienne n’apparaît que quelques années après l’emblématique Semaine d’Art Moderne (1922). Une fois apaisé l’engouement initial des artistes pour un renouvellement esthétique influencé par les avant-gardes européennes, les inclinations nationalistes s’affirment. Elles se manifestent par un mouvement de redécouverte du Brésil et un regard ethnographique des artistes, la plupart Blancs et issus des classes aisées, vers l’altérité culturelle nationale. Cela se fait à travers la récupération du passé et la représentation des classes populaires dans ses composantes significativement afro-descendantes dues au métissage ethnique. Une « Africanité » est donc mise en avant comme objet iconographique et paradigme de plusieurs productions artistiques11, identifiée par la présence des personnages typés dans les œuvres des grands noms de l’art brésilien comme Tarsila do Amaral, Di Cavalcanti, Lasar Segall, entre autres.

  • 12 Vivian Braga dos Santos, « A Preservação do Patrimônio Artístico: um percurso pelos bens móveis (...)
  • 13 Fábio Koifman, Imigrante Ideal - o Ministério da Justiça e a Entrada de Estrangeiros No Brasil ( (...)

9Ces aspirations esthétiques du Modernisme basculent rapidement vers des projets idéologiques et en cela, elles indiquent le début d’un dialogue entre l’État, l’élite et l’art des liens afro-descendants. Le premier signe de cette relation apparaît déjà en 1937 dans la création de l’Institut du Patrimoine Historique et Artistique National (IPHAN, ancien SPHAN), dans l’intention de classer des biens qui relèvent de la tradition culturelle du Brésil. Même si l’ensemble moderne plus représentatif de cette brasilidade ne sera objet de préservation que quelques années plus tard, l’IPHAN est fondé sur les principes et par les intellectuels liés au Modernisme architectural, dont le regard se tourne d’abord vers la conservation du Baroque brésilien d’incidence noire dans la région de Minas Gerais. Curieusement, cette politique patrimoniale de Vargas, qui faisait « usage de l’art et de la culture comme agents de cohésion sociale12 », s’opposait à sa politique migratoire qui cherchait à favoriser les migrations européennes et à repousser les immigrants noirs et asiatiques, dans le but d’encourager l’ascendance caucasienne de la société13.

  • 14 Maria Cecília França Lourenço, Museus acolhem Moderno, São Paulo, EDUSP, 1999, p. 11.
  • 15 ibid.
  • 16 En 1951, le MASP siège dans un édifice de l’entreprise Diários Associados au centre-ville. Le bâ (...)
  • 17 Celle-ci a joué un rôle déterminant dans la formation des collections d’art moderne due à l’infl (...)
  • 18 L’élan moderniste étant représenté par la mise en œuvre des projets architecturaux d’Oscar Nieme (...)

10La brasilidade proposée par les modernistes connaît encore une deuxième institutionnalisation rapide, celle de l’entrée des peintures dans les collections des musées d’art créés entre la fin des années 1940 et le début des années 1960. La réception est immédiate car l’élite qui se plonge dans ces programmes artistique et patrimonial est la même qui, en maintenant des relations étroites avec le gouvernement, organise les musées en tant que « projet moderne pour la collectivité14 ». Cette dernière initiative dialogue avec les débats et changements politico-sociaux du moment dans son intention d’« élever le Brésil à la condition d’un pays actualisé et juste15 ». Dans ce programme, le musée ouvert au public est idéalisé comme espace d’éducation des habitudes et de développement des valeurs d’un Nouveau Brésil qui se présenterait comme capable de reconnaître et de valoriser sa diversité culturelle de son peuple, sans pour autant appuyer trop fort sur son hétérogénéité ethnique ; l’identité nationale, sa diffusion et identification restent le but à atteindre. De cette période datent les créations du Musée d’Art de São Paulo (MASP, en 1947 par Francisco de Assis Chateaubriand16) et des Musées d’Art Moderne (MAM) à São Paulo et à Rio de Janeiro, mais aussi, écrit Maria Cecilia Lourenço, l’ouverture du Musée d’Art Populaire de Catagueses (1949), des MAMs de Florianópolis (1949) et de Resende (1950), et l’inauguration de la Bienal de São Paulo en 1951 par l’industriel italo-brésilien Francisco Matarazzo Sobrinho17. D’une deuxième période, celle de la gestion présidentielle de Juscelino Kubitschek (de 1956 à 1961), datent les Musées d’Art de Rio Grande do Sul (1954, 1957), de Pampulha (1957) et le MAM de Bahia (1959). Malgré la diminution de l’intérêt public pour le secteur culturel18, le gouvernement de Kubitschek sait capitaliser les idéaux de l’art de son époque dans un but d’intégration nationale, notamment entre Rio, São Paulo et le nord-est du pays.

  • 19 Le début des années 1950 est aussi marqué par la création des premières chaînes de télévision à (...)

11C’est donc par l’intérêt pour la culture dite populaire et par une alliance entre l’État et les secteurs privés économique et culturel que s’ouvrent les premières actions de valorisation institutionnelle du Noir et de l’art afro-descendant, lesquelles ne seront effectivement développées que dans la fin des années 195019 dans le contexte des expositions. En 1959, « Bahia no Ibirapuera » est présentée en parallèle avec la 5e Biennale de São Paulo. À cette occasion, Lina Bo Bardi, qui dans la même année est invitée par le gouverneur de Bahia, Juracy Magalhães, à dessiner le MAM en tant que centre culturel de la région nord-est, apporte au centre économique et artistique brésilien l’esthétique populaire éloignée du développement industriel du sud-ouest, en proposant des nouvelles épistémologies de la création. Dans ce sens, l’exposition représentait l’inscription officielle d’un art des racines africaines (par ses objets et producteurs) dans la scène d’un projet de Brésil moderne.

  • 20 Hélio Menezes, « Exposições e críticos de arte afro-brasileira : um conceito em disputa », dans (...)
  • 21 « D’une part, la production du peuple, témoignage de l’infinie souffrance noire ; de l’autre, la (...)
  • 22 ibid.

12Cependant, d’après l’analyse d’Hélio Menezes20, les actions effervescentes de l’époque sont interrompues par le coup d’État de 1964 qui instaure la dictature civile-militaire. En effet, dans les années de dictature, plusieurs expositions d’art seront censurées, parmi lesquelles celles qui mettaient en avant l’image du Noir du Brésil surtout quand il s’agissait de son écho à l’étranger. En 1965, l’architecte et historien de l’art Bruno Zevi fait part de son étonnement à l’occasion de l’annulation de l’exposition « Nordeste » de Lina Bo Bardi à Rome par l’Ambassade brésilienne, après une première présentation sans contrainte en 1963 à Salvador au Brésil. Dans un article publié dans l’hebdomadaire italien L’Espresso, il dénonce le paradoxe entre l’exhibitionnisme du projet architectural de la ville de Brasilia et l’effort des généraux du gouvernement militaire pour cacher le visage populaire du pays21 – visage représenté par un art de transformations stratégiques des matériaux et de survie, « d’une société condamnée à mort qui dénonce son existence intolérable22 » et qui, dans les arts, fut souvent objet d’effacement au profit de nouveautés importées d’Europe.

  • 23 Sous la direction du Chancelier Juracy Magalhães.
  • 24 À propos de l’importance de Nascimento dans les luttes pour la valorisation du Noir au Brésil, d (...)
  • 25 Abdias do Nascimento, « Lettre ouverte au Premier Festival Mondial de Arts Nègres », Présence Af (...)

13L’article de Zevi énonce le paradoxe brésilien dans la promotion du Noir. Cependant, l’année suivante, cette contradiction se révèle être l’effet d’un même positionnement politique. En 1966, le Brésil accepte l’invitation à participer au 1er Festival Mondial des Arts Nègres à Dakar. Néanmoins, le comité responsable du choix des participants les sélectionna selon le principe d’une image publique d’« intégration nationale », c’est-à-dire sans trop insister sur un art d’auteurs noirs qui représenterait un héritage africain. Pour cette raison, la délégation du Département Culturel du Ministère des Affaires Etrangères23 fait l’objet de la critique d’Abdias do Nascimento24 : elle est accusée de mener « une censure sévère et vigilante [des] efforts d’affirmation du noir et de sa prise de conscience elle-même25 » en limitant ces sujets à des démonstrations stéréotypées dans la samba et le football et en excluant les groupes représentatifs de l’art noir brésilien du Festival. Ainsi, Nascimento accuse la valorisation intéressée du Noir par l’État d’être une astuce pour contrôler les performances de ces sujets et le développement de leurs identités à partir des liens africains.

14D’autres événements corroborent notre thèse d’une position duale de l’État brésilien dans la valorisation du Noir pendant la dictature. En 1968, année de la promulgation des Actes Institutionnels no 5 qui durcissent la censure au Brésil, Bo Bardi présente « A mão do povo brasileiro », exposition de valorisation de la production noire dans le développement économique du pays. En outre, l’analyse des classements patrimoniaux démontre que pendant la période dictatoriale, le modernisme brésilien d’éloge à l’« homme du peuple » noir est classé patrimoine national par IPHAN, sous la direction de Renato Soeiro. Ainsi, il s’avère qu’au lieu d’interrompre des projets en faveur de la valorisation d’un Brésil divers et mélangé dans lequel l’africanité serait fulgurante, la dictature fait le choix d’une valorisation instrumentale du Noir. Pour cela, elle s’utilise des institutions publiques et privées dans lesquelles il est possible d’élaborer les fondements d’une mémoire nationale utilitaire.

15L’année 1988 symbolise une nouvelle phase d’ouverture des expositions autour de ces thématiques dans l’esprit de la re-démocratisation et d’une nouvelle étape d’assimilation de l’identité nationale. La célébration du centenaire de l’Abolition de l’esclavage et la promulgation d’une nouvelle Constitution la même année, qui reconnaît le droit à la terre aux sujets mis en esclavage, soulignent la valorisation historiographique de la main afro-descendante dans la construction du Brésil et la chute du mythe d’un assujettissement sans résistance. C’est aussi l’année de présentation d’« A mão afro-brasileira » dans le MAM à São Paulo. Signée par l’artiste Emanoel Araújo et Carlos Eugênio Marcondes Moura, l’exposition refusait le sentiment orgueilleux de l’Abolition et appelait à renouveler les débats sur la participation du Noir dans la production de l’art.

16À partir de 1990, ces expositions augmentent dans l’agenda artistique. La liste évoquée par l’étude de Menezes révèle l’importance d’Araújo dans ce contexte et le soutien public de ses entreprises artistiques dans la ville de São Paulo. Sous sa direction (de 1992 à 2002), la Pinacothèque de São Paulo accueille « Vozes da diáspora » (1993) et « Herdeiros da noite – mostra comemorativa dos trezentos anos da morte de Zumbi dos Palmares » (1994-1995). Plus tard, Araújo organise « Negro de corpo e alma » dans le contexte de l’exposition « Brasil +500 Mostra do Redescobrimento » (avril à septembre 2000).

  • 26 Guilherme Barros, « O novo Brasil da mostra do redescobrimento », Revista Bela Artes, no 13, sep (...)
  • 27 L’idée initiale de l’exposition a son origine dans la proposition du « Musée des Origines » du c (...)
  • 28 Sa création permet des actions de financement aux niveaux fédéral, départemental et municipal.

17De proportions monumentales, l’exposition du nouveau millénaire est élaborée dans une nouvelle approche identitaire, en permettant la visualisation des identités multiples qui composent le Brésil, au lieu de condenser cette hétérogénéité ethnique dans un modèle nationaliste. La proposition du commissaire général était divisée en treize sections organisées dans les 60 000 m2 du complexe architectural moderniste conçu par Oscar Niemeyer au Parc de l’Ibirapuera. Le Noir était la vedette de deux d’entre elles, en plus de la section baroque : le volet « Arte afro-brasileira » (dont les commissaires étaient Catherine Vanderhaeghe, François Neyt, Kabengele Munanga et Marta Heloisa Leuba Salum) et celui d’Araújo. La rencontre entre les deux axes porte un débat chaleureux encore vivant aujourd’hui à propos des définitions de l’art afro-brésilien fondées sur la facture de l’œuvre ou sur l’héritage ethnique et le lien identitaire de son auteur. En outre, la « Mostra do Redescobrimento » est un turning point dans les relations entre les financement public et privé26 et les expositions d’art sur des thématiques identitaires. En 1993, un projet d’exposition en tant qu’attraction de l’anniversaire des 500 ans du Brésil commence à être préparé par le gouvernement27. Mais l’enchaînement de transferts du dossier de préparation de l’événement parmi des différents ministères et l’absence de fonds publics font que le projet soit légué au secteur privé, en l’occurrence, à l’Association Brésil 500 Ans du banquier Edemar Cid Ferreira28. Avec de grandes sommes d’investissements d’entreprises particulières et en fournissant ainsi une plateforme de publicité aux entreprises inscrites dans le projet, il se lance dans le marketing de l’exposition, en faisant usage de la rénovation des mythes de l’identité brésilienne comme monnaie de diffusion de l’image du Brésil dans le pays et à l’étranger. La rénovation de l’imaginaire national portée par l’alliance public-privé à ce stade sont au cœur des enjeux futurs entre ces deux secteurs dans la dynamique de plusieurs institutions culturelles au Brésil.

Actions de valorisation : lois, crédits d’impôt et prix

  • 29 Sa création permet des actions de financement aux niveaux fédéral, départemental et municipal.

18Au 21e siècle, les relations entre le public et le privé pour la promotion de l’art afro-brésilien sont encore plus étroites. Malgré les efforts conjugués, la participation de l’État est encore peu discutée. Néanmoins, son rôle en tant qu’agent de ce renouvellement artistique est essentiel car c’est à partir de ses actions que le secteur privé participe, à travers l’art, à un mouvement de réappropriation des identités noires par la société brésilienne. Ces actions varient entre la promulgation de lois, la création de prix et des motivations financières sous la forme de réductions d’impôt aux entreprises prêtes à participer à cette rénovation. Parmi ces initiatives, j’observe plus particulièrement la Lei Federal de Incentivo à Cultura (Loi Fédérale d’Incitation à la Culture, dite aussi Loi Rouanet – LFIC)29 créée en 1991 et employée par des musées à São Paulo après le décret éducationnel 10 639/2003, et les deux variations (en 2012 et en 2014) du Prêmio Funarte de Arte Negra (Prix Funarte d’Art Noir – PFAN).

  • 30 En 2008, le décret 10.639 fait l’objet d’un deuxième changement. À cette occasion, la loi no 11. (...)
  • 31 Loi 10.639/2003, article 1 § 1, disponible en portugais sur : [http://www.planalto.gov.br/ccivil (...)

19La promulgation de la Loi 10 639 entame une nouvelle ère dans les politiques nationales pour la valorisation de l’héritage africain au Brésil. L’acte sanctionné par l’ancien président de la République Luis Inácio Lula da Silva le 9 janvier 2003 modifie la loi de 1996 concernant les directives de base de l’éducation nationale, en ajoutant au programme d’enseignement scolaire l’obligation de l’apprentissage de « l’Histoire et la culture Afro-Brésiliennes » dans des écoles publiques et privées30. Le changement atteint surtout les contenus des disciplines d’humanités (l’art, la littérature et l’histoire), lesquelles doivent désormais inclure « l’étude de l’Histoire de l’Afrique et des Africains, la lutte des noirs du Brésil, la culture noire brésilienne et le [rôle du] noir dans la formation de la société nationale, récupérant [ainsi] la contribution du peuple noir dans les domaines social, économique et politique pertinents pour l’Histoire du Brésil31 » dans leurs cours.

20D’application instantanée, la loi impose une réaction immédiate de la part des secteurs responsables de la production des matériels scolaires. Cette réforme des années 2000 diffère profondément de celle menée lors de la fin de la dictature. D’une part, la nouvelle demande du gouvernement ouvre la possibilité de transmettre, à tous les niveaux scolaires, une démocratisation de l’Histoire du Brésil à partir de la diversification des sources, des contenus et des images marginalisées dans le processus historique de blanchissement de la population et de la culture nationale. D’autre part, la loi annonce les arts et la littérature comme outils pédagogiques premiers d’apprentissage de ces cultures.

21Compte tenu de ses spécificités, le décret résonne rapidement dans le milieu artistico-culturel. Dès 2004, la mairie de São Paulo inaugure le Musée Afro Brasil (MAB). L’espace institué dans l’ensemble architectural du Parc de l’Ibirapuera rassemble environ 6 000 objets représentatifs de la production culturelle et artistique d’héritage afro-brésilien et de l’histoire de l’esclavage au Brésil. La collection de départ provient majoritairement d’une collection privée, prêtée jusqu’à présent au MAB par son fondateur, premier et toujours actuel directeur, Emanoel Araújo. Depuis des décennies, ce dernier cherchait à entamer le projet d’un musée consacré à la culture afro. La loi 10 639 permet d’entreprendre cela, répondant à un besoin de formations sur ce sujet, garantissant la visibilité de la riche collection d’Araújo et créant un espace de rassemblement auquel plusieurs collections s’ajoutent au fil des années à travers des acquisitions d’État et des donations qui révèlent l’intérêt et la forte présence de cet art dans les classes aisées brésiliennes.

22En ce qui concerne l’investissement public, la création du MAB met en branle les fonds de financement de l’entreprise de pétrole, la Petrobrás et ceux des entreprises privées, au moyen de la LFIC. Connue comme un des principaux outils de financement de la culture nationale, la loi évoquée précédemment fonctionne comme un médiateur monétaire entre l’accès à la culture et une forme de mécénat moderne de projets culturels par des entreprises et des particuliers. Une fois la proposition validée par le Secrétariat Spécial pour la Culture du Ministère de la Citoyenneté pour qu’elle fasse l’objet d’un rassemblement de ressources, son producteur ou institution productrice sont priés de chercher des sponsors qui verront la valeur de leur donation compensée par l’État sous forme de crédit d’impôt. En échange du financement, l’action inscrite dans la LFIC doit offrir des contreparties à la société, souvent par la gratuité d’activités et de formations.

23Après sa constitution, le MAB continue à être aidé par des institutions publiques et privées à travers des allègements fiscaux. De cette façon, de 2004 à 2014, le Musée, subventionné par la mairie de São Paulo, avait aussi reçu des contributions de la Banque Safra, de la banque Itaú, de Nestlé, de l’EDP Brasil (une holding brésilienne du secteur électrique) et du Consulat-Général des États-Unis à São Paulo, entre autres.

  • 32 Ce basculement est précédé, en juillet 2014, par l’exposition Do Coração da África – Arte Iorubá(...)
  • 33 L’intention décoloniale de la proposition de Bo Bardi est encore aujourd’hui sujet à débat. À ce (...)
  • 34 Cândido Portinari, Jonathas de Andrade, Lygia Pape et Thiago Honório.

24La création du MAB ne fait que débuter tout un programme autour de l’image du Noir à travers la LFIC. Bien que la loi date de 1991, ce n’est qu’à partir de 2003 qu’elle est utilisée plus fréquemment dans l’entreprise de valorisation d’un art afro-brésilien. À São Paulo, centre d’art international, une grande partie des expositions menées sur la thématique ces dernières années ont reposé sur cette loi. C’est le cas des événements du MASP qui depuis 2011 recourt à la LFIC pour le financement de ses expositions et la manutention de sa collection permanente, ainsi que pour la programmation de cours offerte par le musée. Selon les données du Portail Versalic, les fonds rassemblés jusqu’à 2020 dépassent les 116 millions R$, dont presque 70 % correspondent aux quatre dernières années pendant lesquelles le musée adopta un programme tourné, entre autres, vers un Brésil afro-descendant32. En décembre 2015, le MASP inaugure « Acervo em transformação ». L’exposition revenait sur la collection de l’institution en récupérant la scénographie imaginée en 1968 par Bo Bardi : œuvres affichées sur des chevalets transparents suspendues à travers l’espace non linaire, en encourageant l’expérience du musée au-delà des lectures canoniques. En 2016, ce retour aux origines se fixait à partir de la ré-exposition d’« A mão do povo brasileiro, 1969/2016 » comme un pas vers une envie d’un musée décolonial33. Avec quelques modifications, la nouvelle version comportait aussi des œuvres contemporaines34, dans le but de localiser les propositions d’autrefois dans la production artistique actuelle.

25Ainsi, par son retour sur la proposition de Bo Bardi, le MASP prépare son inscription dans les débats internationaux d’un art prétendu déhiérarchisé à travers la pluralité des thématiques, techniques et scénographies. En ce qui concerne les transformations vers l’inclusion
d’un art noir et afro-descendant dans le musée, les initiatives se concentrent surtout sur l’année 2018 et sur une généalogie historique d’un art afro-descendant par des artistes afro-descendants. L’identité des sujets noirs souvent invités à participer de la nouvelle programmation jouent donc un rôle important dans cette nouvelle visibilité artistique. Partant des sculptures du baroque brésilien du maître Aleijadinho, la programmation du musée traverse l’histoire de l’art, par la récupération, par exemple, de la politique autour des images du quotidien de Maria Auxiliadora. De plus, entre les mois de juin et d’octobre, le MASP présente, avec l’Institut Tomie Otake, l’exposition « Histórias Afro-Atlânticas » qui réunissait 450 objets de 214 artistes autour des productions artistiques sur la diaspora africaine au long des siècles, toutes ces initiatives ayant été prévues dans le dossier de subvention de la LFIC pour 2018.

  • 35 L’exposition a été classée « meilleure de l’année dans le monde » par le critique Holland Cotter (...)

26Bien que l’« année noire » dans le MASP soit devenue une référence35, elle n’est pas isolée sur la scène artistique de São Paulo. En même temps qu’« Histórias », le Ministère de la Culture présentait « Ex-África » au Centre Culturel de la Banque du Brésil (CCBB), avec le patronage du CCBB et des plans d’épargne et de financement liés à la banque, aussi par la voie de la LFIC. L’exposition rassemblait des artistes contemporains africains et cherchait à souligner leurs échos dans la production brésilienne.

27Ces événements sont précédés d’un ensemble d’autres réalisés dans des importantes institutions publiques et privées par des investissements issus de la LFIC, ce qui consacre davantage l’implication de l’État dans la diffusion de l’art afro-brésilien à São Paulo. Citons, par exemple, « Territórios : artistas afrodescendentes no acervo da Pinacoteca » (décembre 2015 à février 2016) réalisée dans la Pinacothèque de São Paulo par son directeur artistique, l’historien de l’art Tadeu Chiarelli, en commémoration des 110 ans de l’institution. L’exposition mettait en avant les œuvres de la collection signées par des artistes afro-descendants depuis le 18e siècle jusqu’aux nouvelles acquisitions des contemporains. La période rendait compte des œuvres introduites précédemment dans l’espace sous la direction d’Araújo, et marquait en même temps l’entrée des quelques noms contemporains d’un nouvel art noir politique dans la Pinacothèque au travers de Chiarelli. Accompagnée de conférences sur les problématiques soulevées par l’exposition, celles-ci organisée par Renato Araújo da Silva et Juliana Ribeiro da Silva Bevilacqua du MAB, « Territórios » déclare l’intérêt d’une institution publique traditionnelle pour un art brésilien d’héritage africain et pour les producteurs de cet art.

  • 36 Aline Motta, André Novais Oliveira, Ângelo Flávio, Capulanas Compagnia de Arte Negra, Dalton Pau (...)

28Une déclaration analogue mais venue d’une institution privée a lieu dans la saison « Diálogos Ausentes » (décembre 2016-janvier 2017) de l’Institut Itaú Culturel (de la banque Itaú). L’initiative réunit, en plus d’une exposition des travaux d’artistes noirs des arts visuels, du cinéma et du théâtre36 commissionnée par Diane Lima et l’artiste Rosana Paulino, des cycles de conférences et un ensemble d’entretiens libres avec des personnalités noires diffusés sur la chaîne Youtube de l’institution. Le programme naît en réponse à un mouvement de protestation contre l’usage du blackface par une compagnie de théâtre qui se présente dans l’Itaú en mai 2015. L’institution élabore donc des actions diverses qui basculent son organisation administrative et sa programmation culturelle, à l’aide encore une fois du système de crédit d’impôts de LFIC.

29L’ensemble de ces initiatives entre privé et public partagent un élément commun : l’espace d’auteur du sujet noir dans sa production et dans la prise de parole sur elle. La valorisation du Noir dans l’art se révèle désormais être une question d’accès à la production. Le PFAN s’inscrit dans l’affirmation de ces corps et ces subjectivités dans l’art contre un système artistique qui, malgré des expositions contemporaines plus démocratiques, conserve sa composition caucasienne. Créé le 20 novembre 2012 par la Fondation Nationale des Arts (Funarte), le prix a une ampleur nationale et interdisciplinaire et cherchait à atténuer les inégalités sociales, ainsi que matérielles, en finançant la production des œuvres avec les ressources du Fonds National de Culture. Plus précisément, l’investissement de 4 300 millions R$ était destiné à la mise en œuvre de 33 projets dans les domaines des arts visuels, du cirque, de la danse, de la musique, du théâtre et de la préservation de la mémoire africaine-brésilienne, sélectionnés par la Funarte et par le Secrétariat des Politiques de Promotion de l’Égalité Raciale. Pour s’inscrire, les participants devaient présenter une déclaration sur l’honneur en affirmant être noir ou afro-descendant, selon les classifications de couleur de peau du recensement ethno-social de l’IBGE. Dans le cas des projets collectifs, l’identification ethnique correspondante était requise du porteur du projet et sa proposition devaient garantir la visibilité à la population reconnue comme noire (pretos e pardos).

  • 37 En 2013, la Fondation Bibliothèque Nationale publie deux appels de soutien à la production intel (...)

30La réception de la PFAN n’a pas été complètement positive. L’appel a été accusé juridiquement de promouvoir la discrimination au profit des populations marginalisées. Cette affaire s’étire vers d’autres initiatives du Ministère de la Culture envers la population noire et afro-descendante publiées à ce moment-là dans le même esprit de réparation historique37, malgré le principe juridique sur lequel se fondent les politiques affirmatives du pays pour la diminution des inégalités ethno-sociales. Les débats juridiques autour de cette problématique remettent la remise des prix à l’année 2014.

31En raison des problématiques précédentes, une deuxième édition du prix a lieu avec quelques modifications. Le PFAN est devenu la Bolsa Funarte de Fomento aos Artistas e Produtores Negros (Bourse Funarte de Soutien aux Artistes et Producteurs Noirs – BFAPN). À part le changement de titre et du nombre de « prix » offerts (désormais 45), sans pour autant avoir une extension de budget (4 millions), l’ensemble des documents demandés et les modèles des déclarations disponibles démontrent que le nouvel appel ne bascule que sur sa façon d’être présenté au public. L’accent mis clairement sur l’aspect identitaire des participants inscrivait directement l’appel dans une politique socio-économique qui cherchait à faire face aux déterminations socio-raciales dans le champ de la culture brésilienne en ce qui concerne la position d’auteur. En outre, la BFAPN précisait son intérêt à soutenir la production d’un art afro-descendant dont le lien identitaire serait affirmé par les caractéristiques ethniques des auteurs, en soulignant la portée socio-économique du prix vers l’histoire violente contre la présence noire au Brésil.

32Le soutien du prix initial empêche de nouvelles manifestations et les bourses sont accordées en octobre 2015 (et versées en 2016). Contrairement à PFAN, dont les résultats n’annoncent que les régions des projets et leur titre, la BFAPN indique aussi les disciplines concernées par les propositions lauréates : huit (venues de différentes régions du pays) appartenaient au domaine des Arts Visuels, sans y ajouter les projets inscrits dans la catégorie d’Arts Intégrés et caractérisés par leur interdisciplinarité. Mais malgré son succès, dans les années suivantes, la Funarte n’a pas lancé de nouveaux appels du PFAN. La fondation investit dans d’autres initiatives d’arts visuels qui désormais s’intéressent au besoin de l’accès à l’art des afro-descendants par l’initiative de l’État, en cherchant à garantir la variété d’une production artistique noire dans tout le Brésil.

33À partir de ces programmes du gouvernement fédéral, d’autres initiatives pour la subvention des artistes et producteurs noirs et de l’art afro-descendant ont pu être développées à des niveaux municipaux, comme cela a été le cas du MAB à São Paulo. Néanmoins, l’avancement des mesures adoptées par le président Jair Messias Bolsonaro depuis janvier 2020, notamment dans les domaines de la culture et de l’éducation, menacent sévèrement la continuité de nombreux projets qui renforcent un mouvement de réappropriation des identités noires par une partie de la société brésilienne car le lien entre les deux spécificités est essentiel pour un (re)devenir Noir. Plus qu’un intérêt artistique, les investissements publics dans le secteur culturel et dans la blackness démarrent par la voie des reformes éducatives et des projets de formation des Brésiliens. Si dans l’éveil moderniste l’ouverture des premiers musées tournait son attention vers une population susceptible d’être éduquée sur les principes identitaires d’un Nouveau Brésil, les modifications législatives des années 2003 cherchent à reprendre la main sur cette éducation à partir d’un possible enversement épistémologique, à savoir, l’introduction d’autres histoires constitutives du Brésil dans sa présentation contemporaine. C’est la première étape d’un (re)devenir Noir.

34Désormais, la culture, en l’occurrence les arts, s’inscrit dans cette reconnaissance ethnique, en permettant d’autres niveaux d’institutionnalisation et de légitimation des histoires et des identités multiples. Dans ces processus, l’alliance historique avec le secteur privé dans le domaine de la culture s’est avérée indispensable par les exemples ici abordés. Toutefois, cette coalition n’est pas simple à cause de l’héritage colonial du secteur privé brésilien. Pour cette raison, en temps démocratiques, les prix financés fondamentalement par les fonds publics gardent encore un avantage : la liberté des artistes d’élaborer des critiques des institutions encore élitistes de l’art. Ainsi, ces prix et actions permettent à ces sujets de poursuivre leurs élans de réappropriation identitaire, tout en échappant à la régulation des performances des identités noires par le système artistique, sans être bannis une fois de plus de l’histoire de l’art par la tradition.

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Notes

1 La fable autour des trois races avait déjà fait l’objet du texte « Como se deve escrever a historia do Brasil » (1843) de Karl Friedrich Philipp von Martius (1794-1868). À la différence de Freyre, Martius présentait une hiérarchie raciste entre les trois groupes.

2 Voir Comte de Gobineau Essai sur l’inégalité des races humaines (1854), Paris, Firmin-Didot & Cie, 1940.

3 João Batista Lacerda, « Sur les métis du Brésil », dans Gustav Spiller (sld), Mémoires sur le Contact des Races, 1er Congrès Universel des Races, Université de Londres, Londres, Orchard House, 1911.

4 Abdias do Nascimento, O Genocidio do Negro Brasileiro: processo de um racismo mascarado, São Paulo, Perspectiva, 2016.

5 À cette époque, Lacerdaest directeur du Musée national de Rio de Janeiro.

6 José Luis Petruccelli, « Raça, identidade, identificação: abordagem histórica conceitual », dans Id. et Ana Lucia Saboia (sld) Estudos e Análises. Informação Demográfica e Socioeconômica no 2 – Características Étnico-raciais da População. Classificações e identidades, Rio de Janeiro, IBGE, 2013. [https://biblioteca.ibge.gov.br/visualizacao/livros/liv63405.pdf], consulté le 18 mars 2021.

7 ibid, p. 17.

8 Voir Neusa Santos Souza, Tornar-se negro: as vicissitudes da identidade do negro brasileiro em ascensão social, Rio de Janeiro, Edições Graal, 1983.

9 Renato Araújo da Silva, Arte Afro Brasileira: Altos e Baixos de um Conceito, São Paulo, Ferreavox, 2016, p. 24.

10 ibid., p. 29.

11 Roberto Conduru, Arte Afro-Brasileira, Belo Horizonte, C/ Arte, 2007, p. 51.

12 Vivian Braga dos Santos, « A Preservação do Patrimônio Artístico: um percurso pelos bens móveis tombados do Modernismo Brasileiro », Revista Digital do LAV, Année II, no 2, 2009, p. 79-98. 

13 Fábio Koifman, Imigrante Ideal - o Ministério da Justiça e a Entrada de Estrangeiros No Brasil (1941-1945), Rio de Janeiro, Civilização Brasileira, 2012.

14 Maria Cecília França Lourenço, Museus acolhem Moderno, São Paulo, EDUSP, 1999, p. 11.

15 ibid.

16 En 1951, le MASP siège dans un édifice de l’entreprise Diários Associados au centre-ville. Le bâtiment d’aujourd’hui localisé sur l’Avenida Paulista, projet de Lina Bo Bardi, date de 1968.

17 Celle-ci a joué un rôle déterminant dans la formation des collections d’art moderne due à l’influence de ces prix dans les choix d’acquisitions des musées. D’initiative privée, la Biennale devient de plus en plus dépendante du soutien financier et politique du gouvernement, de telle sorte qu’en 1959 l’État payait la plupart des dépenses de l’exposition. Cf. Rosa Artigas, « São Paulo de Ciccillo Matarazzo », dans Agnaldo Farias (sld), Bienal 50 anos: 1951-2001, São Paulo, Fundação Bienal de São Paulo, 2001, p. 40-69.

18 L’élan moderniste étant représenté par la mise en œuvre des projets architecturaux d’Oscar Niemeyer et Lúcio Costa.

19 Le début des années 1950 est aussi marqué par la création des premières chaînes de télévision à São Paulo. Contrairement aux musées qui travaillaient pour une rénovation avant-gardiste par la mise en évidence du populaire, Lourenço indique que l’industrie culturelle de masse tournait son regard vers l’exaltation de l’Amérindien en tant que « première version du peuple brésilien ». Maria Cecília França Lourenço, op. cit., p. 22.

20 Hélio Menezes, « Exposições e críticos de arte afro-brasileira : um conceito em disputa », dans André Pedrosa, Amanda Carneiro et André Mesquita (sld), Histórias Afro-Atlânticas - Vol. 2 Antologia, São Paulo, MASP, 2018, p. 575-593.

21 « D’une part, la production du peuple, témoignage de l’infinie souffrance noire ; de l’autre, la ville kafkaïenne, autoritaire et exhibitionniste. Ces pôles antithétiques semblent aujourd’hui être des manifestations parallèles du même esprit subversif ». Bruno Zevi, « La mostra del ’Nordeste do Brasil’. L’arte dei poveri fa paura ai generali », L’Espresso, 14 mars 1965, p. 18, [https://icaadocs.mfah.org/s/enitem/1110904#?c=&m=&s=&cv=&xywh=-58C0%2C8474%2C5099], consulté le 30 septembre 2020.

22 ibid.

23 Sous la direction du Chancelier Juracy Magalhães.

24 À propos de l’importance de Nascimento dans les luttes pour la valorisation du Noir au Brésil, d’abord dans des circuits non institutionnels, puis en tant que député et sénateur au retour de son exil (1968-1978) aux États-Unis, voir : José Jorge Siqueira, Entre Orfeu e Xangô. A emergencia de uma nova consciência sobre a questão do negro no Brasil, 1944/1968, Rio de Janeiro, Palas, 2006.

25 Abdias do Nascimento, « Lettre ouverte au Premier Festival Mondial de Arts Nègres », Présence Africaine, no 58, 1966, p. 219.

26 Guilherme Barros, « O novo Brasil da mostra do redescobrimento », Revista Bela Artes, no 13, septembre-décembre 2013, n. p. [http://www.belasartes.br/revistabelasartes/downloads/artigos/13/o-novo-brasil-da-mostra-do-redescobrimento.pdf], consulté le 30 septembre 2020.

27 L’idée initiale de l’exposition a son origine dans la proposition du « Musée des Origines » du critique d’art Mário Pedrosa de refonder le MAM à Rio de Janeiro après l’incendie de 1978.

28 Sa création permet des actions de financement aux niveaux fédéral, départemental et municipal.

29 Sa création permet des actions de financement aux niveaux fédéral, départemental et municipal.

30 En 2008, le décret 10.639 fait l’objet d’un deuxième changement. À cette occasion, la loi no 11.645 remplace la loi antérieure et inclut l’enseignement de l’histoire et de la culture amérindienne dans les obligations scolaires.

31 Loi 10.639/2003, article 1 § 1, disponible en portugais sur : [http://www.planalto.gov.br/ccivil_03/leis/2003/l10.639.htm]

32 Ce basculement est précédé, en juillet 2014, par l’exposition Do Coração da África – Arte Iorubá qui marquait « l’arrivée de l’art noir » à travers la donation de 49 œuvres au Musée, tout en conservant son lien avec le cubisme de Pablo Picasso et la généalogie de l’art moderne occidental – comme le souligna le commissaire de l’exposition, Teixeira Coelho.

33 L’intention décoloniale de la proposition de Bo Bardi est encore aujourd’hui sujet à débat. À ce propos, voir Maria Iñigo Clavo, « O museu popular: na tentativa de escrever uma história além dos nomes », dans Adriano Pedrosa et Instituto Cultural J. Safra (sld), MASP, MASP, Coleção museus brasileiros, São Paulo, Instituto Cultural J. Safra, 2017, p. 35-45.

34 Cândido Portinari, Jonathas de Andrade, Lygia Pape et Thiago Honório.

35 L’exposition a été classée « meilleure de l’année dans le monde » par le critique Holland Cotter du New York Times aux États-Unis. Au Brésil, elle a été lauréate du Grande Prêmio da Crítica APCA.

36 Aline Motta, André Novais Oliveira, Ângelo Flávio, Capulanas Compagnia de Arte Negra, Dalton Paula, Eneida Sanches, Fernanda Júlia, Juliana Vicente, Larissa Fulana de Tal, NEGR.A – Coletivo Negras Autoras, Renata Felinto, Sérgio Adriano, Sidney Amaral, Viviane Ferreira et Yasmin Thayná.

37 En 2013, la Fondation Bibliothèque Nationale publie deux appels de soutien à la production intellectuelle d’auteurs noirs ; l’un de subvention à la coédition d’ouvrages d’écrivains noirs (budget de R$ 500 000 pour la production d’environ 25 ouvrages) et l’autre de soutien aux chercheurs et chercheuses noirs (presque R$ 200 000 pour environ 23 bourses).

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Pour citer cet article

Référence papier

Vivian Braga dos Santos, « L’État brésilien et la valorisation institutionnelle du Noir et de l’art afro-descendant »Marges, 33 | 2021, 76-90.

Référence électronique

Vivian Braga dos Santos, « L’État brésilien et la valorisation institutionnelle du Noir et de l’art afro-descendant »Marges [En ligne], 33 | 2021, mis en ligne le 02 janvier 2024, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/2674 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/marges.2674

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Auteur

Vivian Braga dos Santos

Docteure en Arts (histoire, critique et théorie de l’art) de l’université de São Paulo (USP, Brésil) et Pensionnaire à l’Institut national d’histoire de l’art (INHA).

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Droits d’auteur

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