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1Le mot institution désigne, selon l’une des définitions les plus courantes, un « organisme public ou privé, régime légal ou social, établi pour répondre à quelque besoin déterminé d’une société donnée ». Cette définition suscite des images stéréotypées : bâtiments officiels, bureaux, fonctionnaires, textes réglementaires… Ces images s’étendent aux institutions artistiques, couramment associées à des lieux emblématiques – musées, théâtres, académies… –, ainsi qu’à des instances de subvention, de transmission ou de patrimonialisation de l’art. L’institution est parfois vue comme un pur instrument de contrainte normative, lieu de « récupération » voire de répression, opposée caricaturalement à la liberté, à la spontanéité ou à la subversion de l’art. La doxa ajoute parfois que les artistes se battent contre elles avant de les intégrer : signe d’une reconnaissance bien méritée ou de la pire des compromissions.

2Au-delà de ces images, il faut bien pourtant poser la question de la place des institutions dans le fonctionnement de l’art. Est-il d’ailleurs possible d’envisager un monde de l’art qui n’en connaîtrait pas ? La sociologie et l’histoire sociale de l’art ont pourtant bien montré à quel point les artistes et leurs œuvres s’inscrivaient toujours dans des réseaux d’institutions variés et changeants (y compris les avant-gardes et les mouvements a priori les plus hostiles à l’idée même d’institution). De fait, alors qu’elles étaient encore relativement rares il y a un demi-siècle, les institutions de l’art contemporain se sont démultipliées au cours des dernières décennies : des centres d’art aux biennales en passant par les programmes de résidence, de bourses, les écoles, les fondations, les lieux associatifs, etc. (phénomène accentué par la mondialisation de l’art contemporain, au-delà de ses centres traditionnels).

3Puisqu’il s’agit de répondre à un besoin déterminé d’une société donnée, les institutions sont amenées à évoluer en permanence et celles des années 2020 ne sont pas celles des années 1960 ou 1980… L’essor des salons ou des galeries commerciales a correspondu à des évolutions dans les pratiques sociales ; la création de musées, de théâtres ou de festivals a parfois reflété une volonté de développer le tourisme dans telle ou telle région ; la création de nouvelles modalités d’enseignement est souvent venue d’une demande des artistes eux-mêmes… Des individus cherchent ainsi en permanence, en s’appuyant sur le monde politique, les acteurs économiques ou le secteur associatif, à créer de nouvelles institutions, au moment même où d’autres, faute de moyens, de volonté ou de participants, sont conduites à se transformer ou à disparaître.

4Cette situation évoque un aspect central de la définition des institutions : le fait qu’elles relèvent de l’« action d’instituer ou d’établir ». Les gestes instituants peuvent ainsi avoir une dimension performative forte. Si tel musée ou centre d’art est inauguré, afin de promouvoir des formes extra-occidentales, la bande-dessinée ou des installations interactives, il est difficile de ne pas prendre en compte l’influence qui s’exerce alors sur l’espace social. Les objets présentés sont, de fait, transformés par leur présence au sein du dispositif institutionnel, de même que le regard que leur portent les critiques, les historiens de l’art ou le public.

5Le but de ce numéro est d’explorer les relations entre la création artistique et les institutions. Comment celles-ci s’organisent-elles et à quoi servent-elles ? Quel rôle y jouent les artistes, les élus, le monde économique, le public ? Dans quelle mesure soutiennent-elles ou entravent-elles la production artistique, sa reconnaissance ou sa diffusion ? Toutes sont-elles comparables : entre les pays et au sein de chaque pays ?

6Les premiers textes du numéro partent de situations concrètes d’instauration institutionnelle liées à l’évolution de la création artistique. Taous R. Dahmani raconte ainsi les transformations successives d’Autograph ABP, collectif londonien visant à promouvoir les pratiques de photographes noirs britanniques. Il est ainsi tour à tour association, agence, archive, bibliothèque, centre de recherche, maison d’édition et lieu d’exposition. Son histoire témoigne ainsi du passage de l’espace militant, précaire, à l’institution culturelle au sens le plus classique qui soit, ce qui implique certaines réorientations et ne se fait pas forcément sans douleur. Le texte de Benjamin Arnault traite d’une situation semblable, mais qui est peut-être antérieure d’un point de vue logique : celle des artistes et groupes engagés dans la promotion d’un art écologique. Jusqu’à présent, ce genre de mouvance est encore en marge des institutions, tout en étant en passe de les intégrer, ce qui là aussi implique des transformations structurelles qui occasionneront sans doute quelques conflits.

7La thématique de l’intégration institutionnelle est également au cœur du texte de Tobias Ertl, mais à travers la question de ses limites. La résistance vis-à-vis de toute compromission est en effet ce qui explique le refus de l’Internationale Situationniste d’intégrer la programmation du Stedelijk Museum d’Amsterdam et sa volonté de proposer à la place sa propre exposition : « Destruction of the RSG-6 » (1963). Tous les artistes n’ont pas eu la même position et quelques décennies plus tard la question se pose dans des termes différents, ainsi que le montre Laura Castro, à partir de l’exemple de la mise à profit de l’œuvre de Pedro Cabrita Reis par deux des principales institutions d’art contemporain au Portugal : le Centre d’Art Moderne de la Fondation Calouste Gulbenkian, à Lisbonne, et le Musée National d’Art Contemporain de la Fondation de Serralves, à Porto.

8Les deux textes suivants inversent la perspective en essayant de se placer du point de vue d’institutions, confrontées à la nécessité de se transformer pour mieux prendre en compte l’évolution de la création artistique. L’article de Vivian Braga dos Santos s’interroge ainsi sur les actions de valorisation du Noir et de l’art afro-descendant dans les institutions brésiliennes, lesquelles financent l’organisation d’expositions et la production d’œuvres sur ces thématiques. Le texte de Matteo Stagnoli esquisse, quant à lui, une analyse de l’évolution du rôle assigné à l’architecture contemporaine dans l’adaptation des institutions artistiques aux transformations de la création, au cours des dernières années en Europe, à travers trois exemples : le Centre Pompidou, le MAXXI et le projet du Museum des 20. Jahrhunderts à Berlin.

9Nous complétons ce dossier par deux témoignages emblématiques des liens concrets entre art contemporain et institutions. Le premier, dû à Isabelle Le Pape, cheffe du service Art à la Bibliothèque nationale de France, livre le point de vue de cette institution, alors que le second, de Garance Poupon-Joyeux, livre celui des artistes. D’un côté, il y a la volonté clairement affichée d’ouvrir un lieu patrimonial à la création contemporaine et de l’autre l’ambition artistique de créer sa propre institution et donc de résister malgré tout à l’emprise des structures en place.

10Deux textes figurent en varia dans ce numéro. Le premier constitue la deuxième partie de l’article que Philippe Le Guern avait proposé dans le numéro 32 de Marges ; le second, de Frederico Lyra, traite de la question de la théorisation dans le champ de la musique savante.

11Un portfolio dû à Gregory Buchert, ainsi que quelques comptes rendus, complètent le numéro.

12octobre 2021

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Pour citer cet article

Référence papier

Jérôme Glicenstein, « Éditorial »Marges, 33 | 2021, 5-8.

Référence électronique

Jérôme Glicenstein, « Éditorial »Marges [En ligne], 33 | 2021, mis en ligne le 21 octobre 2021, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/2623 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/marges.2623

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Auteur

Jérôme Glicenstein

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