Laurence Corbel, Le Discours de l’art. Écrits d’artistes 1960-1980
Laurence Corbel, Le Discours de l’art. Écrits d’artistes 1960-1980, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012
Texte intégral
1Les écrits dont il est ici question sont constitués par un noyau d’artistes comprenant Marcel Broodthaers, Daniel Buren, Dan Graham et Robert Smithson, à partir et autour duquel est envisagée une « constellation » d’écrits d’artistes allant de Mel Bochner à Lawrence Weiner. L’hypothèse de Laurence Corbel est que les textes de ce premier cercle restreint d’artistes définissent le « paradigme » des écrits d’artistes de cette période. Ce paradigme consisterait dans une discursivité s’élaborant non pas tant par un discours sur l’art ou de l’art mais plutôt par une discussion de l’art à propos de l’art et à partir de l’art. Cela pose la question d’une discursivité qui serait propre à l’art et de sa distinction, voire de sa coopération, avec ce qui fait œuvre. Si les écrits d’artistes des années 1960 ne se réduisent pas à revendiquer un droit à la parole face à la critique et à l’institution, font-ils pour autant partie, de manière intégrante, de leur œuvre ?
2Les deux premières parties de l’ouvrage questionnent les rapports entre les textes d’artistes et leurs œuvres. Laurence Corbel y distingue trois types principaux de rapport pour les artistes de cette période. Il y a tout d’abord les textes qui sont dans un rapport de disjonction avec l’œuvre, se situant à sa périphérie et à sa marge (chap. III) – commentaires, textes critiques, essais théoriques, descriptions, entretiens – dont Buren est le principal représentant (chap. VI). On trouve ensuite les textes qui se superposent ou se substituent aux œuvres « et dont l’existence est indépendante de la réalisation à laquelle ils peuvent donner lieu » (chap. IV, p. 70). Enfin, il y a les textes qui sont dans un rapport d’entrelacement avec des éléments plastiques où s’abolit la distinction entre le discursif et la représentation plastique, où les textes sont autant à lire qu’à voir (chap. V). Tout en envisageant que ces trois types de rapport ne s’excluent pas et peuvent donc être associés dans l’usage, l’auteure considère que seul un « noyau dur de l’art conceptuel » – incarné par Art & Language – a pratiqué un rapport à proprement parler de recouvrement entre texte et œuvre. Ainsi, les textes de Graham, de Smithson et de Broodthaers (respectivement chap. VII, VIII et IX) relèveraient d’un rapport de chevauchement et non de recouvrement.
3Une thèse de l’auteur consiste à montrer comment les artistes de son corpus ne préconisent, ni ne réalisent, une substitution entre texte et œuvre, et donc se démarquent du « noyau dur de l’art conceptuel ». Pour autant, les analyses précises de certains écrits d’artistes nous montrent comment ces textes participent au procès de production du travail artistique en coopérant à ses modalités d’expérimentation. Ainsi, certains textes de Graham et de Smithson – par exemple « Country Trip », Assembling, n° 1, 1970 de Graham (p. 92) et « Quasi-infinités et la décroissance de l’espace », Arts Magazine, n° 1, novembre 1966 de Smithson (p. 147/149) – semblent bien participer à un recouvrement entre texte et œuvre : ils œuvrent entre dématérialisation de l’œuvre et rematérialisation du langage. Il apparaît que ce qui distingue ces textes de ceux du noyau dur de l’art conceptuel est une application non systématique de ce recouvrement – tout texte ne fait pas nécessairement œuvre par lui-même ou par son seul contenu – et d’avoir une attention pour leur caractéristique plastique (mise en page, typographie…) et littéraire. Les analyses des textes de Smithson et de Graham permettent de reconsidérer leurs fonctions pragmatiques, qu’elles soient opérales ou para-opérales : ces textes participent autant à l’intelligibilité qu’à la visibilité de leurs travaux artistiques. Ils permettent à ces artistes de promouvoir un « langage public » afin d’envisager l’art comme un « lieu commun », partageable par le plus grand nombre.
4Le problème de savoir si ces écrits ont une portée philosophique ou esthétique est une autre question qui parcourt cet ouvrage. Elle est plus particulièrement abordée dans les trois derniers chapitres qui cherchent à relever la dimension critique, théorique et historique de ces textes. Ces sections se font plus « généralistes ». Néanmoins, leurs analyses prolongent l’intention initiale de ne pas opérer une réduction philosophique de ces textes. Tout se passe comme si la portée philosophique et esthétique de ces textes apparaissait en filigrane dans l’articulation entre leurs fonctions théoriques, critiques et historiques. La déconstruction de l’opposition entre l’artistique et l’esthétique serait à chercher dans un contexte disciplinaire élargi, associant les fonctions théoriques, critiques et historiques des œuvres d’art. C’est l’une des avancées des textes d’artistes des années 1960-1980 de nous permettre d’envisager cette déconstruction. « Ces textes sont autant des marges où se constituent une pensée et une expérience du dehors de la philosophie de l’art, où se présentent la possibilité d’un décentrement de l’approche philosophique » (p. 281). Dès lors, il s’agirait de partir de cette littérature artistique pour aller vers la philosophie, plutôt que l’inverse.
Pour citer cet article
Référence papier
Stéphane Reboul, « Laurence Corbel, Le Discours de l’art. Écrits d’artistes 1960-1980 », Marges, 17 | 2013, 160-161.
Référence électronique
Stéphane Reboul, « Laurence Corbel, Le Discours de l’art. Écrits d’artistes 1960-1980 », Marges [En ligne], 17 | 2013, mis en ligne le 01 avril 2014, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/238 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/marges.238
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