Leszek Brogowski, Ad Reinhardt. Peinture moderne et responsabilité esthétique
Ad Reinhardt. Peinture moderne et responsabilité esthétique, Leszek Brogowski, Chatou, Édition de la transparence, 2011.
Texte intégral
1Ad Reinhardt fait partie de ces artistes relativement mal servis par leur postérité critique. Par exemple, Joseph Kosuth n’a pas hésité à tordre l’œuvre de Reinhardt afin d’asseoir ses thèses tautologiques (p. 65). Exposée, l’œuvre de Reinhardt est régulièrement prétexte à de honteux contresens destinés à justifier un propos curatorial bancal, comme ce fut le cas notamment de l’exposition « Traces du sacré » au Centre Pompidou en 2008, la doxa critique considérant que les œuvres abstraites (ou les monochromes) ont nécessairement trait à une forme de spiritualité ou de religiosité. C’est justement à cette idée (entre autres) que Leszek Brogowski s’attaque pour démontrer que la conception de l’art de Reinhardt se trouve aux antipodes de cette mésinterprétation et trouve davantage son ancrage dans une pensée rationnelle inspirée de la philosophie hégélienne, mais aussi de celle de Marx, de Proudhon et de Bakounine. Pour ce faire, l’auteur prend d’emblée le parti d’orienter son analyse autour des écrits de Reinhardt dont un grand nombre restent inédits ou sont publiés de manière tronquée (comme c’est le cas d’un entretien avec Barbara Rose, paru dans Artforum après la mort de l’artiste), qui édulcorent ou trahissent les propos de l’artiste.
2La méthode de Brogowski consiste à analyser scrupuleusement les textes de l’artiste en délaissant l’analyse de ses peintures, posture justifiée à plusieurs reprises : « Une telle position [le privilège donné aux écrits de Reinhardt], aussi paradoxale, voire choquante, quelle puisse paraître pour interpréter la peinture, est la seule qui paraît ici légitime, et ce pour toute une série de raisons qui seront progressivement exposées et étudiées » (p. 15) ; « la thèse défendue ici pose le caractère fondateur de ces écrits, qui commandent la réalisation de ses tableaux noirs. » (p. 56). Cette analyse des textes se fait parfois terme à terme offrant une lecture comparée particulièrement éclairante des écrits de l’artiste avec des philosophes (Hegel, Proudhon, Bakounine, etc.).
3Une des hypothèses centrales de Brogowski est que Reinhardt procède d’une pensée hégélienne notamment dans son rapport à l’histoire, l’idée que l’art est un processus historique et non un simple objet émis par une singularité. C’est en ce sens que Reinhardt peut déclarer qu’il fait « seulement la dernière peinture que quiconque puisse faire », indiquant ainsi que l’artiste se trouve à la fin d’un processus historique animé par le paradigme de la quête du progrès de la forme et qu’historiquement cette aventure intellectuelle et artistique se clôt avec ses œuvres. On retrouve cette idée plus loin dans la démonstration de Brogowski citant Reinhardt : « Cela ne veut pas dire forcement qu’une œuvre d’art moderne est meilleure qu’une œuvre d’art traditionnelle, mais l’artiste moderne sait plus, et il est capable de rejeter beaucoup plus de choses. Et ces rejets sont déterminants. […] Par conséquent, plus on rejette de choses, peut-on dire, plus on serait conscient de ces choses dans l’art. (1961, p. 105).
4Autre hypothèse développée par Brogowski : c’est dans le langage qu’on trouve l’essence de la peinture ou plus exactement que l’idée de ce qu’on va faire en peinture doit trouver une énonciation préalable dans la langage, car c’est le langage qui produit originairement du sens (p. 43 et sq.) (« L’art est d’abord une philosophie muette que, plus tard, la philosophie fait parler » p. 46). Survient alors ce que Brogoswki désigne par le terme de « basculement » éthique : « L’artiste posthistorique procède en penseur. Du point de vue philosophique, un tel basculement se traduit, Reinhardt le dit, par le passage d’une attitude théorique (le sujet est déterminé par l’objet dont il produit la connaissance) à une attitude éthique (le sujet détermine son objet comme conforme à la pensée, étant entendu que la pensée n’est pas un exercice subjectif, rhapsodique et frivole, mais qu’elle est saisie dans la nécessité du processus historique de son déploiement) » (p. 52). La peinture de Reinhardt est donc tout ce qu’il y a de plus rationnelle et analytique (historique, textuelle, éthique, etc.) et s’éloigne sans ambiguïté des discours phénoménologiques (post-hégéliens), psychologiques ou mystiques.
5Selon Brogowski, l’interprétation mystique de l’œuvre de Reinhardt provient en partie du fait que l’artiste procède par négativité, geste régulièrement associé à la « théologie négative » (définir ce dont on ne peut parler) alors que sa méthode se rapprocherait davantage de la théorie anarchiste (p. 108). C’est d’ailleurs sur ce point que se cristallise un des moments fort de l’analyse de Brogowski : « La subversion de l’art réside dans sa radicale autonomie – qu’il ne faut pas confondre avec l’autonomie des œuvres d’art – qui selon Ad Reinhardt, fonde la responsabilité esthétique en tant que référence absolue (comme une loi morale chez Kant), autonomie qui se construit dans une pensée de la négativité. La valeur et l’éthique de l’art sont liées au travail de la négativité effectuée à même son tissu historique. […] L’autonomie de l’art, telle qu’elle est envisagée par Reinhardt, ne doit donc pas être pensée selon le modèle théologique, mais éthique. (p. 114-116).
6À noter que l’ouvrage est servi par une foisonnante iconographie composée exclusivement de dessins humoristiques réalisés par Reinhardt. Ces contrepoints – dont il est rarement fait référence directement dans le texte – viennent ponctuer l’essai de Brogowski comme une critique de ce dernier. Et c’est probablement ici que réside l’originalité de l’entreprise de Brogowski qui n’hésite pas – selon la « négativité » chère au philosophe – à parfois mettre en échec sa propre démonstration avec cette quarantaine de vignettes impertinentes disséminées au fils de l’ouvrage. À moins qu’il ne s’agisse d’une manière de désamorcer le piège hagiographique inhérent à ce genre d’essai !
Pour citer cet article
Référence papier
Maxence Alcalde, « Leszek Brogowski, Ad Reinhardt. Peinture moderne et responsabilité esthétique », Marges, 17 | 2013, 154-155.
Référence électronique
Maxence Alcalde, « Leszek Brogowski, Ad Reinhardt. Peinture moderne et responsabilité esthétique », Marges [En ligne], 17 | 2013, mis en ligne le 01 novembre 2014, consulté le 23 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/233 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/marges.233
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