Archives rêvées, mémoires de peintre
Archives rêvées, mémoires de peintres, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2019
Texte intégral
1En 2016 s’est tenue sur le site des Archives nationales de Pierrefitte-sur-Seine une exposition dont le titre, habilement choisi, fait d’emblée naître une certaine curiosité. Une publication la prolonge et en reprend le titre, sans lever pour autant la perplexité qu’il peut à bon droit susciter. Car si l’industrie hollywoodienne a longtemps été réputée pour être une usine à rêves, on conviendra qu’il est plus rare de considérer les archives comme un vecteur ou un réservoir de rêves. On ferait néanmoins fausse route à se focaliser ici sur cet aspect, dans la mesure où aucun texte dudit ouvrage ne présente les documents d’archives de cette façon. Ce qui est exactement entendu par « archives rêvées », nous précise Éric Bonnet, c’est le fait qu’à l’intérieur du monde de l’archive puisse entrer de l’imaginaire (p. 119). Le chapitre introductif qu’il a co-écrit avec Céline Lubac démarre utilement sur une définition du concept d’archives, dont il suffit de rappeler la matérialité pour prévenir tout malentendu et dissuader d’envisager la précédente expression trop littéralement : « Trace historique, acte public, fait politique, fait divers, pièce à conviction, document, traité, accord économique, marque mémorielle, objet, éléments conservés avec neutralité et système, sur lesquels le temps va stratifier son action, opérer un tri, prendre sens ou faire disparaître dans l’insignifiant » (p. 11). Rien qui n’ait à voir, en somme, avec l’univers du rêve. Remarquons en passant que la seule archiviste de métier à avoir apporté sa contribution à cette récente publication est aussi la seule auteure à en avoir pris le parfait contrepied. On doit ce texte à Clothilde Roullier, qui introduit son propos de la façon qui suit : « Par-lant depuis ma posture d’archiviste responsable des fonds relatifs à la création artistique dans la production administrative de l’État, j’adopte ici volontairement un point de vue pratiquement à l’opposé de la perspective du colloque. À savoir : “archives réelles, mémoires de l’administration des Beaux-Arts”, plutôt que “archives rêvées, mémoires de peintres” » (p. 143).
2Derrière ce curieux titre, qui affecte de placer au même niveau deux processus – rêverie et remémoration – dont le mode de fonctionnement n’est aucunement assimilable, il semblerait que l’intention soit de montrer comment certaines archives constituées par les artistes peuvent être mises à profit pour faire œuvre. Compte tenu de ce projet, il est logique qu’à l’atelier, comme lieu de production des œuvres et parfois de conservation d’archives privées, ait été donnée une place essentielle. C’est précisément ce que les différentes vitrines – mobilier dont Céline Lubac et Marcel Lubac nous apprennent qu’il a conditionné le choix des artistes et dont Pierre Wat décrit bien les particularités et les contraintes pour le spectateur – ont vocation à mettre en valeur. Les objets qui y prennent place apportent par échantillonnage un aperçu du matériel que l’atelier des uns et des autres peut abriter : documents de travail, carnets, outils et instruments de dessin, objets recherchés et collectionnés autour d’un thème cher à l’artiste-archiviste. En un sens, à cette catégorie pourrait se rattacher toute personne engagée dans une activité artistique, du moins si l’on considère comme l’écrivent Éric Bonnet et Céline Lubac que « faire œuvre, c’est faire archive » (p. 11). On peut ne pas tomber d’accord avec une telle proposition, qui prête à discussion et s’interroger sur ce qu’il faut comprendre une ligne plus loin, par : « L’œuvre d’un artiste est une archive autoprésente » (p. 11). Probablement ce constat a-t-il amené à introduire des artistes comme Claude Viallat, Gilgian Gelzer ou Gérard Duchêne dans l’exposition. Laquelle fait se côtoyer des démarches qui n’attribuent pas toutes à l’archive un rôle de premier plan. L’importance qu’elle prend est inégale et pourra fortement varier suivant la démarche considérée, chaque artiste ayant un rapport à l’archive qui lui est propre. Certains en font un usage avéré et entretiennent avec le document d’archive un rapport étroit et l’on pense à titre d’exemples aux objets que Joël Kermarrec récupère pour les intégrer à son œuvre, ou encore aux peintures exécutées sur civières par Éric Monbel. Dans d’autres cas, ce rapport se fait distendu voire ténu, au point que la question de l’archive, reléguée à l’extrême périphérie de l’œuvre, pourrait passer pour secondaire, à moins une fois encore de considérer tout geste tracé et exécuté comme un processus d’archivage. En tout, ce sont vingt-six artistes dont la démarche est examinée par le prisme de cette question, présentés au moyen des incontournables vitrines des Archives nationales, à l’exception de ceux dont les œuvres – vidéos, installations, sculptures – réclamaient un autre mode de présentation. Vingt-six artistes que l’on retrouve dans l’ouvrage, qui ouvre par ailleurs la réflexion sur l’archivage en ligne avec la visite du site Internet de Gerhard Richter, dont Eddie Panier décrit les évolutions qu’il a connues depuis sa création en 2003. Mentionnons également les deux études complémentaires que Christophe Viart et Raphaël Gomérieux consacrent à Luc Tuymans, dont la peinture a intégré l’idée de falsification. L’analyse très convaincante proposée par Viart permet d’instruire ce point, en démontrant que cette falsification est impulsée par l’usage qu’il fait de l’archive photographique. L’aider à dériver pour abuser le regard et ainsi faire que le spectateur se méprenne sur la nature de l’image qui lui est proposée fait partie intégrante de la démarche du peintre belge. « Si l’image est déjà là avant qu’il ne commence à peindre, c’est après coup qu’elle se donne pour ce qu’elle signifie réellement », écrit-il (p. 246). À y réfléchir, peut-être est-ce à l’aune de la méprise désignée ici qu’il conviendrait en fin de compte d’envisager toute entreprise liée au concept d’archive.
Pour citer cet article
Référence papier
Pauline Nobécourt, « Archives rêvées, mémoires de peintre », Marges, 29 | 2019, 130-131.
Référence électronique
Pauline Nobécourt, « Archives rêvées, mémoires de peintre », Marges [En ligne], 29 | 2019, mis en ligne le 01 mai 2020, consulté le 17 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/2209 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/marges.2209
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