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Photographies parisiennes 
des surréalistes tchèques : des preuves à l’appui
d’une mémoire partagée

Photographs of Paris by Czech Surrealists as Evidence of a Shared Memory of Surrealism
Fedora Parkmann
p. 84-102

Résumés

Lors de leur séjour parisien de 1935, les surréalistes tchèques Vítězslav Nezval et Jindřich Štyrský ont réalisé un ensemble de vues photographiques de Paris qui renvoient à un imaginaire géographique dans lequel se reconnaissaient également les surréalistes français. L’article propose d’éclaircir le lien de cette production avec ses équivalents français et d’interroger la spécificité des moyens plastiques et des choix iconographiques par lesquels Štyrský et Nezval ont cherché à conforter une mémoire des lieux parisiens commune aux deux mouvements.

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Notes de la rédaction

Cet article est issu d’une communication à l’atelier de recherche Paris – haut-lieu urbain, institutionnel et artistique de la photographie –, organisé en juillet 2017 au Centre allemand d’histoire de l’art à Paris. Je suis reconnaissante aux organisateurs et participants de cet atelier pour leurs remarques et conseils.

Texte intégral

  • 1 Voir la monographie de référence : Lenka Bydžovská et Karel Srp (sld), Český surrealismus : 1929-19 (...)
  • 2 Les études existantes les abordent séparément : Karel Srp, Jindřich Štyrský, Prague, Torst, 2001 ; (...)

1À l’été 1935, trois surréalistes tchèques – l’écrivain Vítězslav Nezval et les peintres Jindřich Štyrský et Toyen – séjournent à Paris à l’invitation d’André Breton et de Paul Éluard, qui s’étaient eux-mêmes rendus à Prague quelques mois auparavant. Le séjour parisien permet d’affermir la collaboration artistique entre les membres du groupe surréaliste tchèque fondé le 21 mars 1934 et leurs homologues français, grâce aux rencontres, discussions et visites – notamment celles des ateliers de Breton et de Man Ray – et à la participation de Nezval au Congrès international des écrivains pour la défense de la culture en juin 1935 1. Par la richesse des échanges suscités, ce séjour reste un point de rencontre marquant entre surréalistes tchèques et français ; il l’est d’autant plus que Nezval et Štyrský ont réalisé à cette occasion un ensemble de photographies de lieux et d’objets trouvés parisiens. De cette production, on conserve aujourd’hui un ensemble de tirages contacts et un cycle de photographies intitulé Pařížské odpoledne (Un Après-midi parisien) par Štyrský et, de Nezval, les photographies reproduites dans son roman Ulice Gît-le-Cœur (Rue Gît-le-Cœur) paru en 1936 ainsi que les tirages contacts présents dans ses archives. Restreint mais cohérent dans la mesure où les deux artistes ont travaillé ensemble et partagé une même conception du médium photographique, ce corpus parisien n’a pourtant pas encore été analysé en tant que tel2.

  • 3 Voir Pierre Nora, « Entre Mémoire et Histoire », dans Pierre Nora (sld), Les lieux de mémoire, Pari (...)

2Or ces photographies ont pour trait commun de renvoyer à un imaginaire géographique dans lequel se reconnaissaient également les surréalistes français. Dans le sillage des travaux de Pierre Nora sur les lieux de mémoire, il est tentant d’y voir la preuve que les Tchèques se sont identifiés aux éléments symboliques qui caractérisaient la communauté surréaliste3. Non seulement ils en ont reconduit à leur tour la mémoire, mais ils ont même cherché à l’enrichir de sites et d’évènements nouveaux. Quand on sait qu’ils ont également repris les codes formels du surréalisme photographique documentaire, le phénomène d’identification n’en est que plus patent. Pour autant, il ne faudrait pas reléguer ces prises de vues au rang de simples boutures du surréalisme parisien, ni d’indices de sa diffusion au-delà des frontières de la France. Elles signalent plutôt une communauté d’idées et de démarches artistiques, dont l’éventuelle préséance des Français n’infléchit guère la portée. Une fois éclairci le lien de cette production avec ses équivalents français, cet article propose d’interroger la spécificité des moyens plastiques et des choix iconographiques par lesquels Štyrský et Nezval ont cherché à conforter une mémoire des lieux parisiens commune aux deux mouvements.

Entre surréalisme tchèque et français : une convergence de démarches ?

  • 4 Les concepts de transferts culturels et d’histoire croisée ont été déterminants pour cette nouvelle (...)
  • 5 Béatrice Joyeux-Prunel, Les Avant-gardes artistiques, 1918-1945 : une histoire transnationale, Pari (...)
  • 6 Derek Sayer, Prague, Capital of the Twentieth Century: a Surrealist History, Princeton, Princeton U (...)
  • 7 Voir la déclaration programmatique de Nezval : Jindřich Chalupecký, « Vítězslav Nezval o surréalism (...)

3Tout chercheur étudiant le surréalisme tchèque se trouve confronté à la question du rapport que ce mouvement entretient avec le surréalisme français, a fortiori lorsque son objet d’étude est constitué de photographies prises à Paris, terre d’élection des surréalistes français. Une telle configuration induit d’emblée l’idée d’une hiérarchie centre/périphérie et d’un modèle diffusionniste des échanges artistiques. S’il est désormais courant d’en remettre en cause le principe, la nouvelle répartition des rôles entre le centre, en l’occurrence Paris, et ses périphéries supposées reste encore sujette à débat4. La parenté des démarches entre surréalismes parisien et praguois résulte-t-elle d’une transposition, voire d’une réinterprétation de la part des Tchèques, ou bien s’agit-il d’une convergence fortuite de buts et de préoccupations esthétiques ? La question reste ouverte. Il est en tout cas patent de voir que tout au long des années 1930, le surréalisme s’est exporté au-delà des frontières de la France. Pour Béatrice Joyeux-Prunel, ce phénomène relèverait de stratégies délibérées de la part des importateurs comme des exportateurs : l’adhésion des avant-gardes étrangères au surréalisme leur aurait permis de gagner en attractivité dans leur propre pays, tout en fournissant aux Parisiens un « indice de [leur] centralité5 ». Derek Sayer a vu quant à lui dans l’adhésion au surréalisme une opportunité, pour un pôle artistique jusque-là excentré tel que Prague, de s’affirmer sur la scène internationale, jusqu’à devenir lui-même central6. Chez les acteurs tchèques de l’époque, nulle stratégie n’est cependant invoquée : la jonction tchéco-française aurait selon eux résulté d’évolutions artistiques originales, bien distinctes, qui se seraient rejointes à la faveur d’affinités surgies incidemment7.

Jindřich Štyrský, Sans titre [Paris], 1935. Épreuves gélatino-argentiques collées sur carton, environ 6 x 6 cm chacune. Coll. Uměleckoprůmyslové muzeum, Prague. Reproduction Uměleckoprůmyslové muzeum, Prague.

Jindřich Štyrský, Sans titre [Hôtel d’Alsace], 1935. Épreuve gélatino-argentique, 5,7 x 4,8 cm. Coll. Ubu Gallery, New York. Reproduction Ubu Gallery, New York.

  • 8 František Šmejkal, « Devětsil : l’avant-garde tchèque et ses rapports avec la France dans les année (...)
  • 9 Věra Linhartová et František Šmejkal (sld), Imaginativní malířství 1930-1950, catalogue d’expositio (...)
  • 10 Voir Lenka Bydžovská et Karel Srp (sld), op. cit.
  • 11 Lenka Bydžovská, « Against the Current. The Story of the Surrealist Group in Czechoslovakia », Pape (...)
  • 12 Antonín Dufek, « Imaginative photography », dans Jaroslav Anděl (sld), Czech Modernism, 1900-1945, (...)
  • 13 Petr Král, Fotografie v surrealismu, Prague, Torst, 1994.
  • 14 Krzysztof Fijałkowski, Michael Richardson et Ian Walker, op. cit.

4Les historiens tchèques du surréalisme ont nuancé cette vision originelle, en montrant que les artistes tchèques avaient exercé une veille attentive sur les activités des surréalistes français8. Dans le même temps, ils ont insisté sur les différences qui séparent les deux mouvements, comme ce fut le cas à la fin des années 1960, lorsque František Šmejkal a forgé le qualificatif d’art « imaginatif », afin de rassembler sous un dénominateur commun les œuvres des surréalistes tchèques et d’artistes proches du surréalisme et de mieux distinguer cette production de ses équivalents étrangers9. Ce qualificatif a été abandonné dans les études plus récentes, dues à Lenka Bydžovská et Karel Srp10. Le surréalisme tchèque y est présenté comme résultant autant d’influences exogènes que de postures artistiques locales, parmi lesquelles l’indépendance vis-à-vis du surréalisme dont les Tchèques se sont longtemps réclamés et leur attachement aux signes de la modernité socio-culturelle11. De la prégnance de ces antécédents locaux découlerait la spécificité du surréalisme tchèque, y compris sur son versant photographique. Si pour Antonín Dufek, le surréalisme photographique tchèque s’est décliné en prises de vue documentaires produites par les surréalistes d’un côté et en expérimentations par des photographes proches du surréalisme de l’autre, d’autres auteurs ont toutefois érigé la préférence pour la prise de vue directe et non-manipulée en trait distinctif du surréalisme photographique tchèque12. C’est le cas de l’écrivain Petr Král, l’un des découvreurs de cette production13 et, plus récemment, d’un collectif de chercheurs britanniques, qui a démontré la continuité de ce parti pris de l’avant à l’après-guerre14.

  • 15 Voir Anette Moussu [Anna Fárová], Jindřich Štyrský, fotografické dílo. 1934-1935, Prague, Jazzová s (...)
  • 16 Matthew S. Witkovsky (sld), Foto: Modernity in Central Europe, 1918-1945, catalogue d’exposition (W (...)
  • 17 Voir Lenka Bydžovská et Karel Srp, Jindřich Štyrský, op. cit.

5De ce point de vue, Štyrský et Nezval seraient les premiers d’une longue lignée de photographes surréalistes tchèques à avoir mis en œuvre une approche documentaire de la réalité sensible. Bien que dans les études existantes, l’originalité de leur production soit mise en avant, son rapport avec le surréalisme français occupe une bonne part de l’analyse. Cela est dû à la prégnance du modèle du photographe français Eugène Atget, dont Karel Srp et Anna Fárová ont montré combien les images tchèques étaient tributaires, peut-être davantage encore que leurs contreparties françaises15. Selon l’analyse de Matthew Witkovsky, Atget a en effet connu une fortune toute particulière en Europe centrale, jusqu’à fonder dans cette région une tradition photographique reposant sur une vision de la réalité immédiate à la fois documentaire et teintée d’humanisme16. Quant à la singularité des photographies de Nezval et Štyrský, elle résiderait notamment dans le fait qu’elles prolongent des préoccupations esthétiques antérieures à l’adhésion au surréalisme, telles que les thèmes de la nature, de la décomposition ou de la ruine17. Il n’en demeure pas moins que les photographies d’objets et de toponymes spécifiquement parisiens, sur lesquelles on se concentrera ici, témoignent d’une expérience de la capitale à bien des égards proche de celle des surréalistes français.

  • 18 Jindřich Chalupecký, op. cit., p.1.
  • 19 Vítězslav Nezval, Journal, Prague, entrée du 21mars 1934. Prague, Památník národního písemnictví ( (...)
  • 20 Ce virage initié par Breton dans Le Surréalisme et la peinture en 1928 se confirme en 1932 dans Les (...)

6Cette contiguïté a pour préalable l’adoption de la photographie comme moyen d’expression artistique, en même temps que d’autres pratiques surréalistes, au moment de la fondation du groupe surréaliste tchèque, le 21 mars 193418. Il est symptomatique que Nezval ait fait l’acquisition d’un appareil photographique précisément à cette date19. De son côté, Štyrský, qui pratiquait la photographie depuis 1920 à des fins de documentation artistique, n’a commencé à produire et surtout à exposer des séries d’épreuves documentant des objets trouvés et des rencontres fortuites, à l’iconographie spécifiquement surréaliste, qu’à partir de 1934. Ce faisant, Štyrský comme Nezval se sont inscrits dans le droit fil des préconisations d’André Breton, qui avait incorporé la photographie aux moyens d’expression des surréalistes, de façon à concilier la réalité dont la photographie fournit une empreinte fidèle et le merveilleux contenu selon lui dans cette même réalité20.

  • 21 Vítězslav Nezval, Neviditelná Moskva, Prague, Fr. Borový, 1935, p. 36-38.
  • 22 Jindřich Chalupecký, op. cit., p. 1.
  • 23 Jindřich Štyrský, « Surrealistická fotografie », České slovo, vol. 27, no 25, 30 janv. 1935, p. 10.
  • 24 Vítězslav Nezval, Neviditelná Moskva, op. cit., p. 38.

7Mais contrairement aux surréalistes français qui n’ont pas produit de véritable discours sur la photographie, Nezval et Štyrský fondent leur pratique sur des présupposés théoriques clairement formulés. Ils insistent avant tout sur la faculté du médium photographique à découper des tranches de réalité – des objets ou phénomènes du monde sensible, dont « l’irritant symbolisme latent […] excitait depuis toujours [leur] imagination » et qu’ils dénomment « objet de [leur] désir21 ». Ce peuvent être des mannequins, des appareillages médicaux, des articles de brocanteur ou des objets mis au rebut, c’est-à-dire un répertoire largement inspiré des sujets traités par Eugène Atget. La photographie ne sert pas seulement à enregistrer, mais permet aussi, au même titre que d’autres méthodes surréalistes telles que la collecte d’objets trouvés ou l’écriture automatique, de « pénétrer directement l’imagination22 ». À condition toutefois de s’en tenir à la forme documentaire : Štyrský refuse ainsi toute « altération du sujet, que ce soit par la lumière ou le cadrage23 », tandis que Nezval exalte les « effets correctifs simplificateurs » de la photographie qui permettent d’élever les objets « dans la sphère des fantômes24 ».

Jindřich Štyrský, Sans titre [Paris], 1935. Épreuve gélatino-argentique, 17,3 x 12,4 cm. Coll. Ubu Gallery, New York. Reproduction Ubu Gallery, New York.

Jindřich Štyrský, Sans titre [Paris], 1935. Épreuves gélatino-argentiques collées sur papier, environ 6 x 6 cm chacune. Coll. Uměleckoprůmyslové muzeum, Prague. Reproduction Uměleckoprůmyslové muzeum, Prague.

  • 25 André Breton, Le Surréalisme et la peinture (1928), Paris, Gallimard, 1965, p. 283.
  • 26 Vítězslav Nezval, 
Rue Gît-le-Cœur (1936), trad. K. Krivanek, 
La Tour-d’Aigues, 
Éd. de l’Aube, 19 (...)
  • 27 Patrice Higonnet, Paris, capitale du monde : des Lumières au surréalisme, Paris, Tallandier, 2005, (...)
  • 28 Ian Walker, City Gorged with Dreams: Surrealism and Documentary Photography in Interwar Paris, Manc (...)
  • 29 Voir Guy Debord, « Introduction à une critique de la géographie urbaine » (1965), dans Guy Debord, (...)
  • 30 Antonín Dufek, « Pariser Inspirationen, tschechische Konzepte », dans Reinhard Spieler et Barbara A (...)

8La parenté des « objets du désir » avec le concept d’objet trouvé, soit ces découvertes fortuites qui correspondent selon Breton à « un précipité de notre désir », est patente, jusque dans la terminologie employée par Nezval25. Le cadre où s’effectuent ces trouvailles d’objets est urbain de préférence et le contexte celui d’une flânerie, laquelle induit un état hypnagogique et rend réceptif aux objets du désir, explique Nezval26. Pareille démarche a évidemment pour modèle fondateur le roman Nadja d’André Breton, qualifié par les historiens de « carte psychologique27 » ou encore de « psychogéographie28 », au sens où l’entendait Guy Debord29. À l’instar des photographies reproduites dans Nadja, Nezval et Štyrský tracent eux aussi une dérive au travers d’un espace parisien largement fantasmé, à rebours des cartographies et typologies raisonnées du géographe ou du sociologue. Aux objets du désir s’ajoutent dans leurs photographies ce que l’on serait tenté d’appeler des « lieux du désir » – coins de rue, façades d’immeubles, places, infrastructures urbaines et cimetières, qui sont autant de marqueurs d’une topographie subjective de la ville. Pour autant, leur appréhension de Paris n’est pas seulement liée à des aspirations et des pulsions intimes ; elle dépend aussi d’une expérience préalable de la capitale par leurs homologues français. C’est d’autant plus vrai que ces photographies parisiennes ne relèvent pas à proprement parler du contexte praguois, comme l’a noté Antonín Dufek, mais s’inscrivent dans la sphère d’influence de Breton, dont Štyrský comme Nezval reprennent, à des degrés divers, l’imaginaire parisien et déclinent les propositions et concepts plastiques30.

La topographie littéraire de Jindřich Štyrský

  • 31 Henri Béhar, « Le Paris des surréalistes », dans Henri Béhar (sld), Guide du Paris surréaliste, Par (...)

9De même que les surréalistes français ont hérité des visions parisiennes de Charles Baudelaire, Gérard de Nerval ou Guillaume Apollinaire, Štyrský a découvert Paris au prisme de références littéraires françaises, tant contemporaines qu’issues du 19e siècle31. Cela se vérifie dans ses photographies comme dans ses écrits – soit les deux principaux vecteurs de connaissance et d’appropriation de la capitale française, sa peinture n’offrant pas de chemin d’accès direct à la réalité environnante.

  • 32 À en croire ce que Nezval raconte sur leur manière de procéder : « Le matin, Štyrský répartissait t (...)
  • 33 Annonce publicitaire pour le guide dans Odeon, no 7, avril 1930, p. 110.
  • 34 Jindřich Štyrský, Vincenc Nečas et Toyen, Průvodce Paříží a okolím, Prague, Odeon, 1927, p. 769.
  • 35 Voir Dominique Kalifa, « Les Lieux du crime. Topographie criminelle et imaginaire social à Paris au (...)
  • 36 Jindřich Štyrský, Vincenc Nečas et Toyen, op. cit., p. 760-769.
  • 37 En français dans le texte.
  • 38 Ibid., p. 770.
  • 39 Ibid.
  • 40 Ibid., p. 300-307
et p. 578.
  • 41 Jindřich Štyrský et Toyen, Lettre à Vítězslav Nezval, Paris, 25 mars 1925. Prague, PNP, fonds Vítěz (...)

10En 1927, durant son premier séjour parisien, il propose une première lecture de Paris dans un guide touristique qu’il rédige en collaboration avec la peintre Toyen et le journaliste Vincenc Nečas, mais dont il est en toute vraisemblance le principal concepteur32. Se donnant pour argument commercial de « montrer ce qui fait de Paris un centre de la culture contemporaine33 », le guide fournit des adresses d’artistes, de galeries et de collectionneurs. Un chapitre consacré à la vie nocturne propose en outre de dévoiler le « Paris de nuit des boulevards et des cabarets » et « le Paris des bas-fonds34 ». Il est patent de voir, dans cette partie du guide, à quel point le regard porté sur la capitale par Štyrský est tributaire d’un imaginaire social et littéraire de la pègre parisienne hérité du 19e siècle35. Dans son évocation du Paris interlope, il s’attarde notamment sur les music-halls, fréquentés par les femmes entretenues, sur la nuit montmartroise, siège de la Bohème artistique et du demi-monde et sur la rive gauche, quartier des étudiants et des divertissements ouvriers36. La description prend un tour plus inquiétant à l’évocation du Paris « des caboulots37 (cabarets) autour des Halles que les Parisiens appellent la promenade des grands-ducs » et des bals de la pègre parisienne38. Fait peu étonnant quand on sait son goût pour tout ce qui relève de la dépravation et du morbide, Štyrský relaie ici un imaginaire du demi-monde, de la misère et du crime dont il dit avoir trouvé l’inspiration dans les « romans de Gaboriau, Montépin ou Eugène Sue », soit une littérature populaire qui s’était appropriée les codes du roman noir au milieu du 19e siècle, tout en revendiquant un certain réalisme39. L’inventaire des lieux de mémoire littéraire qui est proposé dans la partie « Immeubles et lieux marquants de l’histoire littéraire » ainsi que la liste des lieux d’inhumation des grands hommes consignée dans la partie dédiée aux cimetières parisiens suggèrent enfin que l’expérience touristique parisienne de Štyrský a pu également prendre un caractère commémoratif40. Ce que l’on sait de ses activités parisiennes tend à confirmer cette hypothèse : dans une lettre envoyée à Nezval lors d’un précédent séjour, il raconte comment il a cherché en vain la rue de la Vieille-Lanterne où était mort Gérard de Nerval et déposé un bouquet sur la tombe de Stendhal41.

  • 42 Le musée des Arts décoratifs de Prague (Uměleckoprůmyslové muzeum) conserve 404 épreuves-contacts d (...)

11À l’évidence, le guide fournit une précieuse clé pour lire et interpréter les photographies parisiennes de Štyrský. Aujourd’hui disséminées dans des collections publiques et privées42, ces épreuves demandent à être rapprochées si l’on veut pouvoir retracer son itinéraire parisien, tout comme il importe d’identifier les lieux qui y sont représentés, tâche à laquelle les chercheurs ne se sont pas attelés jusque-là. Ces photographies se décomposent d’une part en vues d’architectures, de façades et de coins de rue prises à des endroits significatifs et d’autre part en « sepulcralia » – vues de tombes ou d’articles de pompes funèbres. La logique qui préside au travail du photographe est triple, générant ainsi plusieurs niveaux de lecture. Il s’agit d’une part de collecter, en vue d’alimenter une documentation visuelle que Štyrský avait commencé à constituer dans les années 1920, et d’autre part d’attester, c’est-à-dire garder une trace de ce qui a été visité et convaincre de la matérialité d’un lieu. L’objectif est enfin de transcrire, en des termes visuels, le ressenti du photographe à la vue de l’objet photographié ; en l’espèce, Štyrský a jugé que la forme strictement documentaire était la plus apte à véhiculer le symbolisme latent qu’il détecte derrière l’apparence sensible des choses.

Vítězslav Nezval, « L’hôtel que nous avions choisi au hasard voisinait avec un autre hôtel –dont la photographie nous était familière grâce aux illustrations de Nadja… », reproduction photomécanique, dans Vítězslav Nezval, Ulice Gît-le-Cœur, Prague, F. Borový, 1936, p. 15. Coll. Bibliothèque Kandinsky, MNAM/CCI, Paris. Reproduction Bibliothèque Kandinsky, MNAM/CCI, Paris. © succession Vítězslav Nezval c/o DILIA.

Vítězslav Nezval, Rue Royal [sic], Paris, 1934. Épreuve gélatino-argentique, 5,8 x 5,8 cm. Fonds Vítězslav Nezval, Památník národního písemnictví, Prague. Reproduction Památník národního písemnictví, Prague. © succession Vítězslav Nezval c/o DILIA.

12Vítězslav Nezval, « La rue Gît-le-Cœur voisinait avec la rue des Hirondelles, et pour rendre cette correspondance des inscriptions encore plus touchante, encore plus bizarre, l’inscription “Capucin” figurait un peu plus loin… », reproduction photomécanique, dans Vítězslav Nezval, Ulice Gît-le-Cœur, Prague, F. Borový, 1936, p. 8. Coll. Bibliothèque Kandinsky, MNAM/CCI, Paris. Reproduction Bibliothèque Kandinsky, MNAM/CCI, Paris. © succession Vítězslav Nezval c/o DILIA.

Vítězslav Nezval, « Le bon Samaritain m’a poursuivi jusqu’à la place du Panthéon… », reproduction photomécanique, dans Vítězslav Nezval, Ulice Gît-le-Cœur, Prague, F. Borový, 1936, p. 97. Coll. Bibliothèque Kandinsky, MNAM/CCI, Paris. Reproduction Bibliothèque Kandinsky, MNAM/CCI, Paris. © succession Vítězslav Nezval c/o DILIA.

  • 43 Vítězslav Nezval, Rue Gît-le-Cœur, op. cit., p. 15.
  • 44 Jindřich Štyrský, Vincenc Nečas et Toyen, op. cit., p. 255.

13Les sites représentés renvoient aussi bien à une topographie surréaliste qu’à l’histoire de la littérature française. Plusieurs photographies ont ainsi été prises dans le Quartier latin, considéré comme le berceau du surréalisme depuis qu’en 1919 Breton avait inventé l’écriture automatique à l’Hôtel des Grands Hommes, situé place du Panthéon. C’est à cet endroit précis que débute le parcours de Štyrský. Depuis la chambre de l’hôtel du Panthéon où il est descendu avec ses compagnons de voyage, il saisit le flanc gauche du monument et la statue de Jean-Jacques Rousseau. Nezval reproduit ensuite la vue dans Rue Gît-le-Cœur, au titre, précise-t-il, de sa ressemblance avec les tableaux de De Chirico, qui mettent en scène de semblables environnements hors du temps, peuplés de statues et d’architectures classiques43. Mais il s’agit surtout d’un hommage à Breton et à son photographe attitré Jacques-André Boiffard, auteur des illustrations de Nadja, et plus précisément à la vue de la façade de l’Hôtel des Grands Hommes, à ceci près que le point de vue du photographe se trouve ici inversé. Au coin de la rue de Seine et de la rue Jacques 
Callot, Štyrský photographie un mur d’affiches – un motif dont le choix découle de son intérêt pour la culture populaire et pour les signes de la décrépitude et de la ruine. Mais il ne faudrait pas oublier qu’il s’agit aussi d’un marqueur géographique, car l’on se trouve à proximité immédiate de la Galerie Surréaliste, qui expose les peintures des surréalistes entre 1926 et 1928 et que Štyrský répertorie comme une « très intéressante galerie » dans son guide44.

  • 45 Henri Béhar (sld), op. cit., p.7.
  • 46 André Breton, Nadja (1928), Paris, Gallimard, 1962, p. 71-72. Cité dans Ibid.

14Anodins en apparence, quelques autres des sites photographiés sont en réalité des hauts-lieux de la mémoire littéraire de Paris. Štyrský photographie notamment l’Hôtel d’Alsace, où est décédé Oscar Wilde, un écrivain qu’il connaît et admire pour avoir publié ses textes dans la revue littéraire Odeon qu’il dirige en 1930. Enfin, ses pas l’entraînent vers la Seine, perçue par les écrivains comme un lieu fondateur et un point de référence immuable au cœur d’une ville changeante, depuis les textes de Nerval et d’Apollinaire jusqu’à ceux de Louis Aragon, de Philippe Soupault et d’André Breton45. Štyrský choisit comme poste d’observation le pont Mirabeau, dont il photographie les statues de soutènement, sans nul doute en référence au célèbre poème d’Apollinaire, avant de saisir les miroitements à la surface de l’eau. Ce motif ne renvoie pas, contrairement aux apparences, aux ambiances atmosphériques chères à la photographie artistique exposée dans les Salons de l’époque, mais bien plutôt à la « main de feu » de Nerval, aperçue à son tour sur le fleuve par Breton dans Nadja46.

  • 47 Jindřich Štyrský, op. cit., p. 10.
  • 48 Voir Anja Tippnerová, « K surrealistické estetice ruin », Umění, vol. 48, 2000, p. 142-147.
  • 49 Ibid.
  • 50 Pierre Nora, op. cit., p. XXXV.

15De cet ensemble de photographies parisiennes est issu un cycle de tirages de grand format intitulé Pařížské odpoledne [Un Après-midi parisien], dont seuls cinq subsistent aujourd’hui. Le cycle aurait résulté, selon les mots de Štyrský, d’un « classement fortuit de photographies isolées47 ». Si la prévalence de la thématique sépulcrale que l’on y observe doit être considérée comme un effet du hasard plutôt qu’un choix délibéré de l’artiste, elle n’en reste pas moins un de ses sujets de prédilection. Sa recherche autour des thèmes de la décomposition, de la ruine et de la mort, déjà présente dans les photographies qu’il réalise en 1932 au château La Coste, l’entraîne durant son séjour parisien de 1935 au cimetière du Père-Lachaise48. Il y photographie des pierres tombales qui présentent d’importants signes d’érosion ou qui renvoient au thème de l’ambivalence sexuelle, comme c’est le cas de la sépulture du comte de La Valette, ornée d’un bas-relief qui dépeint l’évasion de prison du défunt sous un déguisement de femme, ou encore de celle de Mademoiselle Raucourt, une actrice de l’Ancien Régime dont l’homosexualité était de notoriété publique. Štyrský réalise par ailleurs de nombreuses photographies de décorations funéraires en perles de verre et émail, soit in situ, soit dans les vitrines des magasins de pompes funèbres – des ornements qu’il rattache à la catégorie des « objets commémoratifs » et auxquels il prête un « symbolisme latent49 ». Les sépultures et les décorations funéraires font partie des sites naturellement désignés pour devenir des lieux de mémoire, du fait de l’intention commémorative qui préside à leur création50. Que Štyrský choisisse de tels motifs dans ses photographies témoigne donc d’une volonté explicite de faire mémoire, soit qu’il tisse comme ici une relation privée au passé, au filtre de son obsession pour tout ce qui est susceptible d’incarner la disparition et le souvenir, soit qu’il renforce une trame mémorielle préexistante, celle des hauts lieux parisiens de l’histoire littéraire.

Les affinités électives de Vítězslav Nezval

  • 51 Krzysztof Fijałkowski, Michael Richardson 
et Ian Walker, op. cit., 
p. 37.
  • 52 Les photographies de Nezval sont conservées sous forme de tirages contacts dans le fonds d’archives (...)

16Dans ses photographies, Nezval ne s’empare pas comme le fait Štyrský de références littéraires du 19e siècle, ni des thèmes de la mort et de la ruine pour aspirer à l’universel. C’est au contraire d’une mémoire privée, restreinte au cercle surréaliste, dont Nezval infuse ses photographies de Paris. D’ailleurs, comme l’a avancé Ian Walker, « il découvre la capitale au prisme de ce qu’il sait du surréalisme français51 ». À l’examen des photographies parisiennes dont on dispose, c’est-à-dire celles qui ont été reproduites dans le roman Rue Gît-le-Cœur et des tirages contacts conservés dans son fonds d’archives, il s’avère que son admiration pour Breton a constitué le principal fil conducteur de cette production52.

  • 53 Voir Giuseppe Dierna, « Způsoby a tvary touhy: Nezvalova próza z let surrealismu », dans Lenka Bydž (...)
  • 54 Sur la photographie dans les livres de Breton, voir entre autres Paul Edwards, Soleil noir : photog (...)
  • 55 Forgée par Beaujour, la notion de banalité volontaire a été reprise par Walker : Michel Beaujour, « (...)

17Que la plupart de ses clichés parisiens ne nous soient plus connus qu’en reproduction est un premier fait révélateur de ce parallélisme. L’objectif d’André Breton était en effet d’illustrer ses romans par la photographie et il est probable que l’exemple de Nadja, que Nezval traduit en tchèque en 1935 et érige en modèle de sa prose dans les années 1930, l’ait amené à produire lui-même les illustrations photographiques de ses ouvrages53. De Breton, Nezval reprend en particulier la conception des illustrations : des photographies documentaires originales des objets et lieux évoqués dans le texte, assorties d’une légende reprenant le fragment de texte illustré54. Tout comme Breton assigne aux illustrations de Nadja une valeur de témoignage, Nezval cherche lui aussi à conforter la véracité de son récit par des photographies et élabore une esthétique proche de la « banalité volontaire » mise en œuvre par le photographe de Nadja Jacques-André Boiffard55. À la maîtrise technique et à la rigueur de composition de Boiffard, il substitue toutefois des cadrages spontanés et des insuffisances techniques qui entravent la lisibilité des images. Il s’agit d’appuyer la crédibilité du récit par des enregistrements dont les défauts, conséquents à la saisie sur le vif – flou de bougé et cadrage hâtif –, contribuent à ce qu’on les perçoive comme objectifs. Par la même occasion, ces défauts rendent compte de la difficulté qu’il peut y avoir à saisir les manifestations de la surréalité, par essence transitoires et évanescentes.

  • 56 Anonyme (A.N.) [Arne Novák], « Nezvalova Praha », Lidové noviny, vol. 47, n°143, 19mars 1939, p.(...)
  • 57 Ibid., p.25.

18À l’instar de Breton qui prétendait remplacer la description écrite par la photographie, Nezval a pu lui aussi se servir des qualités d’adhérence à la réalité attribuées à la photographie pour pallier le défaut d’objectivité de sa prose. L’écriture de Nezval a été qualifiée de « constante alternance entre rêve et réalité, fantaisie et observation, souvenir et analogie56 » par le critique littéraire Arne Novák, la précision n’étant pas le moindre souci de l’écrivain. Il déforme ses souvenirs quand sa mémoire vacille ou bien les enrichit par de nouvelles associations d’idées. Les photographies sont là pour compenser ces flottements. Elles fixent le souvenir visuel des « pétrifiantes coïncidences » et des « sensations électives » telles que Breton les répertorie dans Nadja, mais qui se rapportent ici à ce que la rencontre artistique entre Français et Tchèques avait d’inévitable57. La première et la plus significative d’entre elles est l’arrivée à Paris, dans un hôtel qui aurait été choisi au hasard et qui s’est trouvé être voisin de l’Hôtel des Grands Hommes mentionné dès les premières pages de Nadja. Une vue des façades des hôtels du Panthéon et des Grands Hommes prises depuis la place du Panthéon, qui fait écho à une image similaire de Boiffard reproduite au début de Nadja, en fournit la preuve visuelle. La présence de Nezval en ces lieux est par ailleurs attestée par une vue de l’avenue de l’Opéra conservée dans ses archives.

  • 58 Vítězslav Nezval, Rue Gît-le-Coeur, op. cit., p.82.
  • 59 André Breton, Les Vases communicants (1932), Paris, Gallimard, 1955, p. 106.
  • 60 Vítězslav Nezval, Rue Gît-le-Coeur, op. cit., p. 82.

19Sa photographie de la rue Gît-le-Cœur compte parmi les preuves les plus évidentes de l’identification à Breton et au surréalisme parisien. La prise de vue étant essentiellement là pour attester de la réalité objective du lieu, c’est dans le texte qu’il faut en chercher l’explication. Non seulement la rue était devenue l’un des lieux pieux du surréalisme depuis que Breton avait pris l’habitude de s’y retrouver avec Apollinaire, mais elle était également le théâtre d’une « étonnante rencontre fortuite de mots », précise Nezval : « Elle voisinait avec la rue des Hirondelles, et pour rendre cette correspondance des inscriptions encore plus touchante, encore plus bizarre, l’inscription “Capucin” figurait un peu plus loin58 », explique-t-il. Émerveillé de cette coïncidence et marqué par la charge poétique d’un lieu que Breton comparait à une « petite artère noire, comme sectionnée », Nezval en reprend le nom dans le titre de son livre59. Devenu le symbole de sa connexion avec les surréalistes français, l’endroit en vient même à occuper une place centrale au sein de sa psychogéographie parisienne. C’est en effet à ce noyau dur que le Nezval revient sans cesse lors de ses promenades : « Un matin, je suis sorti avec mon appareil photographique pour capter le charme de ces lieux de Paris où je revenais le plus souvent. Mais à peine arrivé aux abords de la rue Gît-le-Cœur, brusquement, comme si j’avais été mordu, j’ai remis l’appareil au fond de mon sac60. ».

  • 61 Ibid., p. 125.
  • 62 Ibid.
  • 63 Julien Gracq, 
André Breton : quelques aspects de l’écrivain, Paris, 
José Corti, 1948, 
p. 103.

20Une coïncidence d’un autre genre est consignée dans la photographie d’une camionnette de la Samaritaine prise sur la place du Panthéon. Il s’agit cette fois d’un auspice, d’une inscription qui n’aurait cessé de poursuivre Nezval après que Štyrský soit tombé malade durant le séjour, et dans laquelle il continuait « de voir, dans toutes les rues de Paris et à toutes les heures de la journée, le bon Samaritain61 ». Il en vient même à percevoir « tout Paris comme un Samaritain », soit comme un lieu capable de prodiguer soins et secours à son infortuné compagnon de voyage62. Dans cette photographie comme dans la vue de la rue Gît-le-Cœur, pancartes, enseignes et écritures permettent à Nezval d’étendre le champ des interprétations. En combinant deux régimes de signes – l’indice photographique, qui entretient une relation directe et matérielle avec son référent, et le signe écrit, ayant valeur de symbole – Nezval se joue de l’objectivité de la photographie. Il s’en sert moins pour attester d’un événement réel, que du « sentiment intime d’élection » qui selon Julien Gracq saisit le promeneur en certains lieux, voire d’un présage annonçant la survenue d’un événement dans le cas du bon Samaritain63.

  • 64 Voir Clément Chéroux, « La photographie par tous, non par un », dans Quentin Bajac et 
Clément Chér (...)
  • 65 Association Atelier André Breton, collection de photographies, http://www.andrebreton.fr, consulté (...)

21Aux photographies de « pétrifiantes coïncidences » s’ajoutent enfin des portraits de groupe, dont l’intérêt réside dans le souvenir d’un moment partagé plutôt que dans la représentation du lieu lui-même – avec Benjamin Péret à la taverne du Palais, avec Breton et Philippe Soupault à la gare. Ces images imposent une conception conviviale du médium photographique, fréquente dans la production photographique des surréalistes français64 et qui se voit adoptée par Nezval ici comme dans ses photographies du séjour tchèque de Breton et Éluard que l’on peut voir dans les archives de Breton65. Dépourvues d’intérêt formel mais chargées d’affect, ces images visent à compléter l’album de famille surréaliste, à souligner les affinités et l’amitié qui lient les membres de la grande tribu surréaliste.

  • 66 Je remercie Pauline Chevalier d’avoir fait le rapprochement.

22Ultimes preuves à l’appui de l’identification des Tchèques au surréalisme français, ces images complètent notre tour d’horizon des usages de la photographie chez Štyrský et Nezval. On l’aura compris, celle-ci leur a surtout servi à authentifier les hauts-lieux du surréalisme et de ses sources littéraires. Reconduire ainsi un espace symbolique parisien préexistant revenait pour les Tchèques à s’identifier à leurs homologues français, à renforcer leurs affinités artistiques, à rejoindre, en somme, la communauté surréaliste internationale que Breton vise à rassembler autour de lui à cette époque. Si la dimension mémorielle de leurs démarches respectives est évidente, elle s’exprime en des registres différents. Štyrský conjugue photographie, mémoire et mort en privilégiant les lieux de décès des écrivains et les monuments funéraires. Il inscrit l’idée de commémoration dans le sujet même de ses images lorsqu’il photographie des décorations funéraires. Nezval, quant à lui, entend se situer dans la continuité historique immédiate du mouvement surréaliste. Il revisite des endroits fétiches des surréalistes français et capte les « pétrifiantes coïncidences » survenues lors de son séjour, les ajoutant au compte qu’en tenait jusque-là Breton. Štyrský et Nezval ont conforté de la sorte le statut de Paris en tant que pôle de la carte psychologique du surréalisme, où la mémoire des lieux devait désormais être entretenue à plusieurs. Elle a même trouvé un prolongement à une époque plus récente, quand les écrivains de la beat generation ont investi le Beat Hotel rue Gît-le-Cœur – signe que la mémoire des lieux est à même de se perpétuer d’une génération d’artistes à l’autre66.

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Notes

1 Voir la monographie de référence : Lenka Bydžovská et Karel Srp (sld), Český surrealismus : 1929-1953, catalogue d’exposition (Prague, Galerie hlavního města Prahy, 16 oct. 1996 – 5 janv. 1997), Prague, Argo, 1996. Voir également Reinhard Spieler et Barbara Auer (sld), Gegen jede Vernunft: Surrealismus Paris-Prag, catalogue d’exposition (Ludwigshafen, 
Wilhelm-Hack-Museum 
et Kunstverein, 
14 nov. 2009 – 14 fév. 2010), Stuttgart, Belser, 2009.

2 Les études existantes les abordent séparément : Karel Srp, Jindřich Štyrský, Prague, Torst, 2001 ; 
Jakub Potůček, « “Fotografie jež prostě stačilo dát zvětšiti”. 
K fotografiím Vítězslava Nezvala », dans David Voda (sld), Hra v kostky : Vítězslav Nezval a výtvarné umění, catalogue d’exposition (Olomouc, Muzeum umění, 
6 oct. – 21 nov. 2004), Olomouc, Muzeum umění, 2004, p. 77‑81 ; Lenka Bydžovská et Karel Srp, Jindřich Štyrský, catalogue d’exposition (Prague, Galerie hlavního města Prahy, 30 mai – 9 sept. 2007), Prague, Argo, 2007 ; Krzysztof Fijałkowski, 
Michael Richardson 
et Ian Walker, Surrealism and Photography in Czechoslovakia: On the Needles of Days, Burlington, Ashgate, 2013.

3 Voir Pierre Nora, « Entre Mémoire et Histoire », dans Pierre Nora (sld), Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, vol. 1, p. XVII-XLII.

4 Les concepts de transferts culturels et d’histoire croisée ont été déterminants pour cette nouvelle orientation. Voir Michel Espagne, Les Transferts culturels franco-allemands, Paris, PUF, 1999 ; Michael Werner et Bénédicte Zimmermann (sld), De la comparaison à l’histoire croisée, Paris, Seuil, 2004.

5 Béatrice Joyeux-Prunel, Les Avant-gardes artistiques, 1918-1945 : une histoire transnationale, Paris, Gallimard, 2017, p. 630.

6 Derek Sayer, Prague, Capital of the Twentieth Century: a Surrealist History, Princeton, Princeton University Press, 2013.

7 Voir la déclaration programmatique de Nezval : Jindřich Chalupecký, « Vítězslav Nezval o surréalismu », Světozor, vol.34, no25, 21 juin 1934, p.1.

8 František Šmejkal, « Devětsil : l’avant-garde tchèque et ses rapports avec la France dans les années vingt », Critique, vol. 43, no 483-484, 1987, p. 662-673.

9 Věra Linhartová et František Šmejkal (sld), Imaginativní malířství 1930-1950, catalogue d’exposition (Hluboká nad Vltavou, Alšova jihočeská galerie, mars-avril 1964), Hluboká nad Vltavou : Alšova jihočeská galerie, 1964.

10 Voir Lenka Bydžovská et Karel Srp (sld), op. cit.

11 Lenka Bydžovská, « Against the Current. The Story of the Surrealist Group in Czechoslovakia », Papers of Surrealism, n° 3, 2005, p.2. https://www.research.manchester.ac.uk/portal/files/63517387/surrealism_issue_3.pdf, consulté le 6mars 2019.

12 Antonín Dufek, « Imaginative photography », dans Jaroslav Anděl (sld), Czech Modernism, 1900-1945, catalogue d’exposition (Houston, Museum of Fine Arts, 8 oct. 1989 – 7 janv. 1990), Houston, Museum of Fine Arts, 1989.

13 Petr Král, Fotografie v surrealismu, Prague, Torst, 1994.

14 Krzysztof Fijałkowski, Michael Richardson et Ian Walker, op. cit.

15 Voir Anette Moussu [Anna Fárová], Jindřich Štyrský, fotografické dílo. 1934-1935, Prague, Jazzová sekce, 1982 ; Anna Fárová, « Un Tchèque : Jindřich Štyrský », dans Jean-François Chevrier, Françoise Reynaud et Jacques Thuillier (sld), Colloque Atget, actes de colloque (Paris, Collège de France, 14-15 juin 1985), Photographies, numéro hors-série, 1986, p.74-81 ; Karel Srp, op. cit., p.41-45.

16 Matthew S. Witkovsky (sld), Foto: Modernity in Central Europe, 1918-1945, catalogue d’exposition (Washington, National Gallery of Art, 10juin – 3sept. 2007), Londres, Thames & Hudson, 2007, p.122-126.

17 Voir Lenka Bydžovská et Karel Srp, Jindřich Štyrský, op. cit.

18 Jindřich Chalupecký, op. cit., p.1.

19 Vítězslav Nezval, Journal, Prague, entrée du 21mars 1934. Prague, Památník národního písemnictví (PNP), fonds Vítězslav Nezval, rukopisy vlastní.

20 Ce virage initié par Breton dans Le Surréalisme et la peinture en 1928 se confirme en 1932 dans Les Vases communicants. Voir Quentin Bajac, « Le fantastique moderne », dans Quentin Bajac et Clément Chéroux (sld), La subversion des images, catalogue d’exposition (Paris, Centre Pompidou, 23 sept. 2009 – 11 janv. 2010), Paris, Centre Pompidou, 2009, p. 126.

21 Vítězslav Nezval, Neviditelná Moskva, Prague, Fr. Borový, 1935, p. 36-38.

22 Jindřich Chalupecký, op. cit., p. 1.

23 Jindřich Štyrský, « Surrealistická fotografie », České slovo, vol. 27, no 25, 30 janv. 1935, p. 10.

24 Vítězslav Nezval, Neviditelná Moskva, op. cit., p. 38.

25 André Breton, Le Surréalisme et la peinture (1928), Paris, Gallimard, 1965, p. 283.

26 Vítězslav Nezval, 
Rue Gît-le-Cœur (1936), trad. K. Krivanek, 
La Tour-d’Aigues, 
Éd. de l’Aube, 1988, 
p. 37.

27 Patrice Higonnet, Paris, capitale du monde : des Lumières au surréalisme, Paris, Tallandier, 2005, p. 341.

28 Ian Walker, City Gorged with Dreams: Surrealism and Documentary Photography in Interwar Paris, Manchester, Manchester University Press, 2002, p.53.

29 Voir Guy Debord, « Introduction à une critique de la géographie urbaine » (1965), dans Guy Debord, Jean-Louis Rançon (sld), Œuvres, Paris, Gallimard, p. 204-209.

30 Antonín Dufek, « Pariser Inspirationen, tschechische Konzepte », dans Reinhard Spieler et Barbara Auer (sld), op. cit., p. 279.

31 Henri Béhar, « Le Paris des surréalistes », dans Henri Béhar (sld), Guide du Paris surréaliste, Paris, Centre des monuments nationaux, 2012, p. 5-21.

32 À en croire ce que Nezval raconte sur leur manière de procéder : « Le matin, Štyrský répartissait toujours le travail entre ses collaborateurs et déblatérait contre eux le soir s’ils n’avaient pas rempli leur mission. » Vítězslav Nezval, Z mého života, Prague, Československý spisovatel, 1978, p. 151.

33 Annonce publicitaire pour le guide dans Odeon, no 7, avril 1930, p. 110.

34 Jindřich Štyrský, Vincenc Nečas et Toyen, Průvodce Paříží a okolím, Prague, Odeon, 1927, p. 769.

35 Voir Dominique Kalifa, « Les Lieux du crime. Topographie criminelle et imaginaire social à Paris au XIXe siècle », Sociétés et représentations, n° 17, 2004, p. 131-150.

36 Jindřich Štyrský, Vincenc Nečas et Toyen, op. cit., p. 760-769.

37 En français dans le texte.

38 Ibid., p. 770.

39 Ibid.

40 Ibid., p. 300-307
et p. 578.

41 Jindřich Štyrský et Toyen, Lettre à Vítězslav Nezval, Paris, 25 mars 1925. Prague, PNP, fonds Vítězslav Nezval, korespondence vlastní přijatá.

42 Le musée des Arts décoratifs de Prague (Uměleckoprůmyslové muzeum) conserve 404 épreuves-contacts dont certaines ont été rassemblées et collées sur de grandes feuilles cartonnées, probablement par Štyrský lui-même, et 66 épreuves d’exposition. Les négatifs se trouvent dans une collection privée parisienne, sauf ceux des cycles Na jehlách těchto dní (Sur les aiguilles de nos jours) et Emilie přichází ke mně ve snu [Émilie vient à moi en rêve], conservés au Musée national d’art moderne à Paris. La galerie Ubu à New York possède elle aussi un important ensemble de tirages.

43 Vítězslav Nezval, Rue Gît-le-Cœur, op. cit., p. 15.

44 Jindřich Štyrský, Vincenc Nečas et Toyen, op. cit., p. 255.

45 Henri Béhar (sld), op. cit., p.7.

46 André Breton, Nadja (1928), Paris, Gallimard, 1962, p. 71-72. Cité dans Ibid.

47 Jindřich Štyrský, op. cit., p. 10.

48 Voir Anja Tippnerová, « K surrealistické estetice ruin », Umění, vol. 48, 2000, p. 142-147.

49 Ibid.

50 Pierre Nora, op. cit., p. XXXV.

51 Krzysztof Fijałkowski, Michael Richardson 
et Ian Walker, op. cit., 
p. 37.

52 Les photographies de Nezval sont conservées sous forme de tirages contacts dans le fonds d’archives de l’écrivain au musée de la Littérature tchèque (Památník národního písemnictví) à Prague. Celles qui sont reproduites dans Rue Gît-le-Cœur n’ont pas été localisées.

53 Voir Giuseppe Dierna, « Způsoby a tvary touhy: Nezvalova próza z let surrealismu », dans Lenka Bydžovská et Karel Srp (sld), op.cit., p. 200-213.

54 Sur la photographie dans les livres de Breton, voir entre autres Paul Edwards, Soleil noir : photographie & littérature des origines au surréalisme, Rennes, PUR, 2008, p. 293-307.

55 Forgée par Beaujour, la notion de banalité volontaire a été reprise par Walker : Michel Beaujour, « Qu’est-ce-que Nadja ? », Nouvelle Revue Française, vol. 15, no 172, avr. 1967, p. 797-798 ; Ian Walker, op. cit., p. 48-67.

56 Anonyme (A.N.) [Arne Novák], « Nezvalova Praha », Lidové noviny, vol. 47, n°143, 19mars 1939, p.9.

57 Ibid., p.25.

58 Vítězslav Nezval, Rue Gît-le-Coeur, op. cit., p.82.

59 André Breton, Les Vases communicants (1932), Paris, Gallimard, 1955, p. 106.

60 Vítězslav Nezval, Rue Gît-le-Coeur, op. cit., p. 82.

61 Ibid., p. 125.

62 Ibid.

63 Julien Gracq, 
André Breton : quelques aspects de l’écrivain, Paris, 
José Corti, 1948, 
p. 103.

64 Voir Clément Chéroux, « La photographie par tous, non par un », dans Quentin Bajac et 
Clément Chéroux (sld), 
La Subversion des images, op.cit., 
p. 123-128.

65 Association Atelier André Breton, collection de photographies, http://www.andrebreton.fr, consulté le 6 mars 2019.

66 Je remercie Pauline Chevalier d’avoir fait le rapprochement.

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Table des illustrations

Légende Jindřich Štyrský, Sans titre [Paris], 1935. Épreuves gélatino-argentiques collées sur carton, environ 6 x 6 cm chacune. Coll. Uměleckoprůmyslové muzeum, Prague. Reproduction Uměleckoprůmyslové muzeum, Prague.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/2197/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 577k
Légende Jindřich Štyrský, Sans titre [Hôtel d’Alsace], 1935. Épreuve gélatino-argentique, 5,7 x 4,8 cm. Coll. Ubu Gallery, New York. Reproduction Ubu Gallery, New York.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/2197/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 384k
Légende Jindřich Štyrský, Sans titre [Paris], 1935. Épreuve gélatino-argentique, 17,3 x 12,4 cm. Coll. Ubu Gallery, New York. Reproduction Ubu Gallery, New York.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/2197/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 791k
Légende Jindřich Štyrský, Sans titre [Paris], 1935. Épreuves gélatino-argentiques collées sur papier, environ 6 x 6 cm chacune. Coll. Uměleckoprůmyslové muzeum, Prague. Reproduction Uměleckoprůmyslové muzeum, Prague.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/2197/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 1015k
Légende Vítězslav Nezval, « L’hôtel que nous avions choisi au hasard voisinait avec un autre hôtel –dont la photographie nous était familière grâce aux illustrations de Nadja… », reproduction photomécanique, dans Vítězslav Nezval, Ulice Gît-le-Cœur, Prague, F. Borový, 1936, p. 15. Coll. Bibliothèque Kandinsky, MNAM/CCI, Paris. Reproduction Bibliothèque Kandinsky, MNAM/CCI, Paris. © succession Vítězslav Nezval c/o DILIA.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/2197/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 456k
Légende Vítězslav Nezval, Rue Royal [sic], Paris, 1934. Épreuve gélatino-argentique, 5,8 x 5,8 cm. Fonds Vítězslav Nezval, Památník národního písemnictví, Prague. Reproduction Památník národního písemnictví, Prague. © succession Vítězslav Nezval c/o DILIA.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/2197/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 264k
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/2197/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 887k
Légende Vítězslav Nezval, « Le bon Samaritain m’a poursuivi jusqu’à la place du Panthéon… », reproduction photomécanique, dans Vítězslav Nezval, Ulice Gît-le-Cœur, Prague, F. Borový, 1936, p. 97. Coll. Bibliothèque Kandinsky, MNAM/CCI, Paris. Reproduction Bibliothèque Kandinsky, MNAM/CCI, Paris. © succession Vítězslav Nezval c/o DILIA.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/2197/img-8.jpg
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Pour citer cet article

Référence papier

Fedora Parkmann, « Photographies parisiennes 
des surréalistes tchèques : des preuves à l’appui
d’une mémoire partagée »Marges, 29 | 2019, 84-102.

Référence électronique

Fedora Parkmann, « Photographies parisiennes 
des surréalistes tchèques : des preuves à l’appui
d’une mémoire partagée »Marges [En ligne], 29 | 2019, mis en ligne le 01 janvier 2023, consulté le 21 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/2197 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/marges.2197

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Fedora Parkmann

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