Entretien avec Sojung Jun
Notes de la rédaction
L’entretien s’est déroulé en 2017 à la Villa Vassilieff à Paris.
Texte intégral
Soyoung Hyun (SH) : Que l’on regarde les plus anciennes ou les plus récentes de vos œuvres – et plus particulièrement vos films – il me semble que la matière principale repose sur un personnage dont on suit, dans sa vie quotidienne ou son travail ordinaire, les gestes ou danses très spécifiques et récurrentes qu’il effectue. À partir des sujets et de la forme de vos films se posent des questions sur la frontière entre le film documentaire et le film expérimental. Comment considérez-vous ces questions ?
Sojung Jun (SJ) : J’ai d’abord travaillé sur les histoires et les modes de vie des gens. Puis, je me suis mise à remarquer et finalement examiner avec intérêt des attitudes artistiques dans leur vie quotidienne. En fait, dès le départ, il me semble que, dans une série de portraits, il est, esthétiquement parlant, plus remarquable de se concentrer sur un geste ou une main plutôt que sur le visage d’une personne. Je pense que c’est la raison pour laquelle j’en suis arrivée à me créer une sorte de règle de travail ; règle qui me permet d’élargir ma propre pensée en commençant par observer la vie des gens sans perturber leur travail, surtout en ne les mettant pas activement dans mon travail, en ne les dirigeant d’aucune manière. En interprétant chacun de leurs gestes, il me semble qu’un voyage très enrichissant dans leur vie est possible. Ainsi, il me semble que les personnages professionnels et leurs gestes apparaissent de manière très naturelle dans mes films. Cela dit, le plus important, pour moi, est d’essayer d’aborder non seulement le geste, mais également la dimension synesthésique, la dimension du son et du rythme, le souffle du processus de montage, la dimension de l’image ou du texte.
SH : Vous vous êtes concentrée sur divers personnages qui font preuve de techniques remarquables dans leurs travaux, comme un vieux pêcheur, un fabricant de kimchi, une couturière, un équilibriste, un préparateur de piano, etc. Notamment, dans Treasure Island, une vidéo produite en 2014, les chansons où les histoires mystérieuses de haenyeos sont mises en lumière.
SJ : En 2008, j’ai filmé The Finale of A Story, un documentaire sur l’histoire d’un danseur finlandais. Ce danseur, qui vivait seul dans la forêt, dans sa cabine, était une personne qui menait une vie indépendante qu’il s’était choisie afin d’atteindre ses idéaux. J’ai vu dans sa vie l’attitude artistique que j’avais idéalisée. Dans le roman de Franz Kafka, Un artiste de la faim, il y a un moment où l’acte de jeûner se satisfait par lui-même et devient un art en soi. Ce danseur a également vécu avec et au travers de l’art en lequel il croyait et finalement, après l’avoir côtoyé, j’ai pu constater comment il interagissait avec la société, que ce soit en tant qu’individu ou en tant qu’artiste. Plus tard, je suis revenue en Corée et j’ai souhaité chercher des gens qui en quelque sorte font de l’art dans leur vie quotidienne.
SH : L’activité des haenyeos de l’île Jeju diffère quelque peu des autres métiers. On peut dire qu’il s’agit autant d’une activité relevant de la culture particulière de cette province coréenne que d’un travail en tant que tel. D’ailleurs en 2016, l’activité des haenyeos a été inscrite au patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’Unesco. Par rapport aux autres films, quelles attitudes artistiques avez-vous trouvées dans les haenyeos ?
SJ : À plusieurs reprises dans l’histoire de l’île, beaucoup d’hommes ont dû quitter Jeju pour participer à différentes guerres. À chaque fois les femmes qui restaient commençaient à gagner leur vie avec les fruits de mer qu’elles récoltaient en plongeant dans la mer. Ce sont elles que nous appelons haenyeos : les plongeuses de la province coréenne de Jeju. Je pensais que la figure d’une haenyeo était celle d’une personne démontrant une forte vitalité. Personnellement, j’imaginais les fonds sous-marins comme un endroit sombre et effrayant, mais l’une des haenyeos que j’ai rencontrées pour un entretien a dit « quand je pénètre dans l’eau, elle est aussi brillante qu’elle est éclairée et il y a autant de trésors à prendre que je le souhaite ». J’ai pensé que cette attitude et cette pensée étaient semblables à l’attitude d’un artiste. Il y a différents événements dans notre environnement, des histoires, des situations qui sont données comme des trésors à ceux qui veulent les voir ou les avoir. Je pense que les artistes peuvent se saisir de ces trésors tant qu’ils font leurs efforts en ce sens.
SH : Dans les travaux précédents, divers textes littéraires ont été utilisés comme références et supports. En ce qui concerne Treasure Island, il me semble que des textes de genres divers ainsi qu’issus de la littérature et d’autres arts ont été utilisés et superposés. Par exemple, des mythes, une chanson ou un texte écrit par vous.
SJ : Sur les haenyeos en tant qu’élément culturel immatériel qui fait partie du folklore, il y a effectivement beaucoup de documents, littérature, performance, danse et chansons sur leur culture et témoignant de leur histoire. Par exemple, quand j’ai rencontré les haenyeos, j’ai réalisé qu’elles chantaient la chanson Ieodo sana lorsqu’elles allaient travailler, ce qui devenait ainsi un hymne au travail ouvrier. Lorsqu’elles plongent, elles descendent habituellement à plus de vingt mètres de profondeur et ceci sans oxygène. Régulièrement, de l’azote s’accumule dans leur corps et il n’y a pas d’équipement de sécurité. Les femmes de tout âge, depuis l’adolescence jusqu’à l’âge de quatre-vingts ans, plongent encore et toujours malgré les risques de décès. J’ai pensé que cette chanson était spéciale en ce sens que leur travail est dur et dangereux. Il existe de nombreuses versions différentes des paroles, car elle a été transmise oralement. J’ai fait une nouvelle chanson en combinant ces différentes paroles. Ce travail a été réalisé avec une jeune sorikkun, mot coréen désignant le chanteur traditionnel du Pansori. En plus de cela, j’ai évoqué les mythes sur la naissance de l’île de Jeju et des fables sur les haenyeos. En fait, la légende de la naissance de l’île de Jeju est très intéressante. Pour la résumer brièvement : il s’agit de l’histoire d’une grand-mère géante, exclue et seule à cause de sa taille, qui a porté de la terre dans sa jupe pour créer l’île de Jeju. Contrairement au mythe fondateur, qui était principalement centré sur les hommes, l’histoire de la naissance de l’île elle-même était liée à une femme ; cette partie était donc également intéressante pour moi. C’est à partir de toutes ces références que j’ai pu écrire et réaliser ce film.
SH : Dans votre film, La nave de los locos [La Nef des fous] de 2016, divers matériaux et sujets apparaissent ensemble. Bien que vous vous soyez concentrée sur un seul personnage dans vos films précédents, il existe ici des images historiques, des personnages différents, des langues différentes. Quelle en est l’histoire ?
SJ : En 2015, j’ai participé au North Korea Project au Musée d’art de Séoul. À cette époque, j’ai composé une chanson à partir du dialogue entre un pianiste échappé de la Corée du Nord et un pianiste sud-coréen. Ce faisant, je me suis intéressée à l’art de « l’immigration » ou aux « artistes en exil ». Alors que je participais au projet de résidence de Bar project en collaboration avec la Fondation Han Nefkens à Barcelone, je suis tombée par hasard sur La nave de los locos, un roman expérimental de Cristina Peri Rossi, une romancière uruguayenne qui s’est exilée à Barcelone dans les années 1970. La peinture portant le même titre qu’une œuvre de Jérôme Bosch au 15e siècle, utilisée comme référence dans son livre, témoigne de la coutume européenne de cette époque, selon laquelle des personnes catégorisées comme illuminés pour des raisons religieuses, politiques, sexuelles et psychologiques étaient embarquées et expulsées de leur ville. Dans ce roman, l’auteur parle de son expérience d’exil. Je voulais commencer une nouvelle histoire à partir de ce roman et de son expérience d’exil. En plus de cela, je voulais faire apparaître l’idée que la vie d’un artiste, qui émerge de l’ordre existant avant de vivre sa propre vie, peut aussi être un exil spirituel. Après avoir suivi le personnage qui voyage de pays en pays dans ce roman, j’ai commencée à me sentir, moi qui venait d’arriver dans une nouvelle ville, comme une des personnes dans un de ces bateaux. Au début du film, il y a une scène dans laquelle des skateurs font du skateboard dans la ville. Au sujet de cette image de skateur sur sa planche à roulettes, je me suis demandé si, d’une certaine façon, l’étrangère fraîchement arrivée dans une nouvelle ville que j’étais pouvait s’incarner dans ce personnage déambulant sur une planche qui ressemble à un petit radeau.

Sojung Jun, La nave de los locos, vidéo, son, couleur, HD, 22 mn. 50 s., 2016. Courtesy de l’artiste.

Sojung Jun, La nave de los locos, vidéo, son, couleur, HD, 22 mn. 50 s., 2016. Courtesy de l’artiste.

Sojung Jun, La nave de los locos, vidéo, son, couleur, HD, 22 mn. 50 s., 2016. Courtesy de l’artiste.
SH : Effectivement c’était très intéressant la transformation des images, notamment des paysages autour des planchistes dans La nave de los locos. Dans une grande ville espagnole – j’imagine que c’est à Barcelone – des jeunes skateurs prennent leurs planches, et ensuite la caméra commence à suivre une des skateuses qui se faufile à travers des passages sinueux, avec en superposition l’image de Google Map. Et soudain le paysage passe de la Google Map au bord de la mer, où une skateuse glisse sur sa planche. S’ensuit une image de passage et une image de vague de la mer se superposant à leur tour à cette personne, comme si elle faisait du surf sur son skateboard. J’avais plutôt compris cette scène comme un moyen de suivre leurs gestes, leurs mouvements et jusqu’à leurs attitudes, pour parler justement de leur posture artistique dans la vie ordinaire comme les projets précédents.
SJ : Ce n’est pas faux, mais ce que je trouve aussi intéressant dans l’attitude des skateurs, c’est le fait qu’il y a une sorte d’opposition entre l’art contemporain et la sous-culture. En fait le Musée d’Art Contemporain de Barcelone où j’ai tourné les scènes de skate est un des endroits le plus importants pour cette activité dans le monde. Le MACBA est une œuvre de l’architecte américain Richard Meier, inaugurée en 1995 et le musée incarne le modernisme caractéristique de son architecte, qui combine formes géométriques et couleur blanche. Surtout ces formes géométriques modernes attirent nombre de skateurs qui s’amusent avec fantaisie, aujourd’hui, sur les différents obstacles offerts. On peut dire que c’est un lieu de connexion pour les skateurs du monde entier. Par exemple le Brésil, la Colombie, les États-Unis, la Chine, la Russie, la Norvège se rencontrent sur des planches dans cette place de Barcelone. Pourtant du point de vue du musée, ce phénomène est un sujet délicat et négatif car le bâtiment lui-même s’abîme peu à peu. Cette rencontre contradictoire entre d’un côté l’art contemporain qui fait autorité dans le musée et de l’autre la sous-culture générée par l’activité des skateurs, créé une opposition très intéressante autour du musée.
SH : Il me semble que vous incluez de nombreuses expériences et points de vue en
traitant vos scènes à la fois matériellement et morphologiquement. J’ai également trouvé impressionnante votre façon d’essayer de mettre en valeur de manière plastique les sous-titres de votre nouveau travail. Continuez-vous à penser à la plasticité de vos vidéos ?
SJ : Je pense non seulement à la plasticité, mais aussi à l’expérience. Par exemple, ce n’est pas seulement le fait de le projeter dans une salle noire, mais aussi différents facteurs, qui peuvent donner un sens différent à un film. Lors de l’exposition à la Villa Vassilieff en 2016, j’ai délibérément installé l’image en biais, ce qui était une sorte de tentative spéciale et expérimentale pour cet évènement. Ma vidéo et les videos de Rose Lowder ont été installées sur des moniteurs tout à fait semblables, comme si elles communiquaient les unes avec les autres. Dans cette situation, il était nécessaire d’adopter une approche non conventionnelle de la présentation de cette vidéo. Il n’est pas important d’avoir une grande qualité par rapport aux normes classiques, mais plutôt de savoir comment partager nos différentes voix dans cette installation. C’était une approche empirique. Les sous-titres ont également été une expérience intéressante. Quand vous participez à un festival traditionnel, vous pouvez éditer la vidéo sans sous-titres et le festival les ajoute lui-même. En pensant aux sous-titres et aux images, je me suis rendue compte que le texte n’était pas un simple sous-titre, mais une forme d’image en soi. Dans ce travail récent, je voulais expérimenter avec cela d’une manière active. Je voulais avoir des sous-titres en mouvement et en couleur. C’était assez amusant car il semblait que l’image sous-titrée était devenue comme une autre voix.
SH : C’est donc une stimulation d’autres sens à partir d’une transformation visuelle. Je trouve que c’est une tentative très intéressante du point de vue de l’expérimentation visuelle qui parvient à une forme de synesthésie par la transformation de la forme des sous-titres.
SJ : Quand j’ai travaillé avec l’accordeur de pianos en 2014 pour mon film The Twelve Rooms, son langage sur le son et son expression étaient très originaux. Par exemple, il décrit certains sons comme le sentiment de toucher une feuille de chou blanc ou ailleurs il évoque un son « mouillé ». J’ai eu l’impression qu’il y avait là un effet synesthésique avec le son devenu un objet tactile. À la suite de cette expérience, j’ai commencé à m’intéresser à la synesthésie. Inspirée par la correspondance entre Vassily Kandinsky et Arnold Schoenberg, je souhaitais explorer des phénomènes plus divers ayant trait à la synesthésie, au-delà des relations entre couleur et son. Le point fondamental à mes yeux a alors été de trouver de quelle manière partager ces expériences souvent réduites à des phénomènes anormaux ou pathologiques et je suis devenue curieuse de savoir comment ces expériences personnelles pourraient se constituer en œuvres.
1Sojung Jun, artiste coréenne, vit et travaille à Séoul. Ses œuvres ont récemment été exposées dans les expositions « Synchronic Moments » (Musée national d’art moderne et contemporain de Gwacheon, Corée du Sud, 2018), « Tell me the story of all these things. Beginning wherever you wish, tell even us » (Villa Vassilieff, Paris, 2017), « The Eighth Climate, What does art do? » (11e Biennale de Gwangju, Corée du Sud, 2016). Elle est récipiendaire du prix artistique de la Fondation Hermès (Séoul, Corée du Sud, 2018), de la bourse Villa Vassilieff Pernod Ricard (Paris, France, 2016) et du prix artistique Noon (Gwangju Biennale, Corée du Sud, 2016).
Table des illustrations
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Légende | Sojung Jun, Treasure Island, 2014, vidéo, son, couleur, HD, 11 mn. 9 s. Courtesy de l’artiste. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/2152/img-1.jpg |
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Légende | Sojung Jun, Treasure Island, 2014, vidéo, son, couleur, HD, 11 mn. 9 s. Courtesy de l’artiste. |
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Légende | Sojung Jun, La nave de los locos, vidéo, son, couleur, HD, 22 mn. 50 s., 2016. Courtesy de l’artiste. |
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Légende | Sojung Jun, La nave de los locos, vidéo, son, couleur, HD, 22 mn. 50 s., 2016. Courtesy de l’artiste. |
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Légende | Sojung Jun, La nave de los locos, vidéo, son, couleur, HD, 22 mn. 50 s., 2016. Courtesy de l’artiste. |
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Légende | Sojung Jun, The Twelve Rooms, vidéo, son, couleur, HD, single channel, 2014. Courtesy de l’artiste. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/2152/img-6.jpg |
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Pour citer cet article
Référence papier
Par Soyoung Hyun, « Entretien avec Sojung Jun », Marges, 29 | 2019, 64-72.
Référence électronique
Par Soyoung Hyun, « Entretien avec Sojung Jun », Marges [En ligne], 29 | 2019, mis en ligne le 01 janvier 2023, consulté le 23 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/2152 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/marges.2152
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