Le graphisme sur le terrain de l’art contemporain : le cas de M/M (Paris)
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- 1 Michael Rock, « Le graphiste-auteur », dans Le Graphisme en textes, textes indispensables, Paris, P (...)
- 2 Voir le site de Graphisme en France, plateforme graphisme du CNAP, source : http://www.cnap.graphis (...)
- 3 Transcription : http://indexgrafik.fr/graphiste-n-masculinfeminin/ consulté le 30/03/2019.
- 4 Michael Rock, op. cit., p. 108.
- 5 Nathalie Heinich, Du peintre à l’artiste artisans et académiciens à l’âge classique, Paris, Minuit, (...)
- 6 Michael Rock, op. cit., 2011, p. 108.
1Cet article propose d’examiner la notion de « graphisme d’auteur » dans la création contemporaine récente. Cette question est problématique car la discipline du graphisme est marquée par une invisibilité, un effacement au profit du contenu, revendiquée notamment par ses acteurs les plus fonctionnalistes. Ceux-ci visent à transformer et améliorer les productions les plus quotidiennes et se placent ainsi historiquement en-dehors des lieux dédiés aux Beaux-arts. En ce sens, le graphisme est un art appliqué à l’industrie. Les postures d’auteur constituent une petite part seulement des activités revendiquées sous le nom de « graphisme » et ce sont plutôt celles-ci qui trouvent à s’exposer dans le « territoire flou1 » du monde de l’art, pour paraphraser le critique de design graphique Michael Rock. En s’appuyant sur le travail de M/M (Paris), un duo constitué de Mathias Augustiniak et Michael Amzalag, il s’agira d’analyser l’incorporation à l’art savant d’une pratique jugée mineure dans la hiérarchie institutionnelle. L’analyse vise à mettre en exergue des situations de conflit sur la valeur des productions. Il s’agira également de voir le rôle joué par la théorie et les politiques culturelles dans la valorisation d’une production jugée « extérieure à l’art contemporain ». En observant les pratiques du graphisme de ces trente dernières années, il apparaît que les formes de graphisme principalement valorisées par les institutions de la culture ont en commun trois critères : leur appartenance à la communication culturelle, une tendance à la transgression formelle et l’affirmation d’une posture d’auteur2. En effet, depuis les années 1990, des graphistes opèrent une tentative d’indistinction de leurs pratiques en intervenant au sein du monde de l’art. Ils occupent ainsi l’espace des galeries (Magda Danysz, pour Labomatic), des centres d’art (Pierre di Sciullo, au Bel Ordinaire à Pau), et des résidences (Villa Médicis avec Philippe Apeloig et Catherine Zask, etc.) au même titre que des artistes. Ceci, malgré le fait que le design graphique du 20e siècle n’a cessé de se définir en opposition à l’art comme étant hétéronome. Selon la fameuse définition des États généraux de la culture en 1987 : « Graphiste (n. masculin/féminin) : Généraliste de la mise en forme visuelle, le graphiste dessine “à dessein” – dans le cadre d’une commande – les différents éléments graphiques d’un processus de communication3 ». Il est entendu que cette « profession [est] traditionnellement tournée plus vers la communication des messages4 ». C’est que l’autonomie des arts plastiques, conquise de haute lutte5, est une tentative de distinction de certaines pratiques artisanales, qui s’est structurée autour de l’idée que l’art était une activité de l’esprit. Extérieur à ces pratiques le graphisme, toujours considéré comme un art appliqué ou un artisanat, prend parfois le nom d’art commercial. Il ne répond pas à l’impératif de gratuité que les définitions kantiennes de l’art ont imposées aux institutions artistiques. Tenter de réintégrer ces pratiques à l’art est ainsi procéder à un retour en arrière sur cette catégorisation esthétique. Il convient de dire ici que les justifications apportées par les graphistes dans ce cadre ne manquent pas de « contradictions internes6 » pour qui adopterait, exclusivement, les cadres de compréhension habituellement appliqués aux productions artistiques. Cet article met en question le travail de M/M (Paris) et nous permettra de mieux comprendre le phénomène de « carte blanche » qui leur est si souvent concédé : comment cette pratique mineure s’est-elle imposée dans la pratique des arts majeurs ? Il nous faudra passer des enjeux liés au monde de l’art contemporain à ceux du monde du design graphique pour saisir les rapports de force à l’œuvre. L’examen procédera par des analyses formelles, sémiologiques et poïétiques, pour s’acheminer vers trois hypothèses : le travail du duo peut-il être lu comme un exemple des transformations globales du système politico-institutionnel ? Dans cette optique, leur succès n’est-il pas à mettre sur le compte de leur proximité avec le monde de l’art ? Faut-il analyser la présence du design graphique dans les institutions artistiques comme un rapport de force entre les acteurs d’institutions, qui mettraient de côté des intérêts divergents ? Enfin, le geste de M/M n’est-il pas un héritage du débat anglo-saxon des années 1990 sur le postmodernisme ? Nous verrons que postuler « un rapport de faiblesse » nous permet d’obtenir plus d’informations sur notre objet.
Sortir des formes du graphisme fonctionnaliste : produire des œuvres
- 7 C’est le cas également avec la série présentée dans Éric Vigner, Bénédicte Vigner, Éric Demey, M/M (...)
- 8 Témoignage de Nicolas Bourriaud, dans Emily King, M/M (Paris) de M à M, Paris, La Martinière, 2012, (...)
- 9 Ibid., p. 333.
- 10 Caroline Bouige, « M/M Paris, L’art est une rencontre », Étapes n° 245, septembre-octobre 2018, p. (...)
- 11 Anne-Marie Fèvre, « Signé M/M. - », Libération, 3 juin 2005 en ligne : https://next.liberation.fr/c (...)
- 12 Pour reprendre la formule de Brice Domingues, graphiste-auteur, dans « Brice Domingues », Étapes, n (...)
- 13 Formule empruntée à un autre duo de graphistes-auteurs Antoine et Manuel, dans Isabelle Moisy, « An (...)
- 14 Emily King, op. cit., 2012, p. 118.
- 15 Caroline Bouige, op. cit., 2018, p. 181.
- 16 Ibid., p. 182.
2Pour comprendre au mieux les pratiques du duo il faut commencer par décrire ce qui caractérise leurs productions. Leurs formes s’établissent dans un rapport dialectique entre le fait main et l’ordinateur, entre un certain ordre et une forme de vitalité du trait, qui explore les limites de la tension de la graphie, confinant souvent volontairement à une mollesse et à une maladresse recherchées (Fig. 1). Nous pouvons y déceler une tendance à la composition de dessins et d’images photographiques, dans des montages superposés. Le recours à la maladresse du dessin trouve son équivalent dans certaines photographies qui mettent en scène des sujets populaires, comme la figure de l’artiste de rue dans l’affiche de la FIAC 2011 (Fig. 2), ou dans des natures mortes, portraits et paysages deviennent une matière dans la composition7. Ils partagent cette préoccupation avec Nicolas Bourriaud, qui affirme dans la monographie du duo sortie en 2012 : « Aussi fou que cela puisse paraître aujourd’hui, nous luttions pour que les artistes puissent utiliser la pop culture comme point de départ de leurs œuvres8. ». Cette préférence s’incarne dans l’usage des objets (tête de mannequin en plastique), détritus (pelure d’agrume) ou de lieux anodins comme l’intérieur d’une chambre d’enfant dans l’affiche du CDDB de Lorient en mai 1998. Leur esthétique se joue aussi dans les images, les textes et les signes qui se superposent, les photos qui se confondent, dans lesquelles la plasticité prend le dessus sur l’iconicité des images. D’un point de vue herméneutique ou de l’adéquation fond/forme, le spectateur est confronté à des images complexes. Leur sens ne s’établit pas dans une immédiateté communicationnelle, le spectateur doit travailler au décryptage de l’image. En effet, le duo propose des interprétations sophistiquées de leur sujet sans entreprendre de clarifier, ou de véhiculer un message. Cette relation au contenu apparaît également dans la maquette du programme du Palais de Tokyo, où refusant toute illustration documentaire, que requiert cet outil de communication, ils proposent en lieu et place leurs interprétations personnelles des évènements de l’agenda9. Nous verrons plus loin en quoi il y a rupture avec une certaine définition du graphisme. Ils tendent ainsi à valoriser leur parcours particulier et leur vision personnelle non-universelle, dans une posture qu’ils qualifient de « révolutionnaire10 » ou « utopique11 ». D’un point de vue des rapports de production, dans la pratique M/M (Paris) n’entend pas valoriser uniquement ses productions et ses idées. Contrairement à l’image que renvoient leurs productions – style d’auteur ostensible, créations aux messages implicites et obscurs – le commanditaire y est perçu comme participant à la création et il s’agit de « travailler avec et pas pour », « avec » comme « avec un ami12 », ou « comme [avec] des membres de la famille13 ». Björk témoigne : « Quand je travaille avec M/M […] nous sommes tous à égalité et nous mettons nos idées dans le pot commun. Pas de place pour l’ego. La meilleure idée gagne14 ». Il s’agit de produire une polyphonie15, un travail de dialogue qui ne leur appartient plus, mais appartient « un peu à tout le monde16 ». En ce sens, ils empruntent plutôt à la rhétorique du designer qui s’efface devant la fonction de l’objet et donne forme à des objets du quotidien. Dans un même élan le duo se revendique d’une critique de l’auteur en dissolvant la paternité de l’idée et en employant des moyens modestes populaires.
- 17 Autrement appelé Style Suisse, ou International Typographic Style dans le graphisme, il est un des (...)
- 18 Emily King, op. cit., p. 176.
- 19 Ibid., p. 313.
- 20 L’école est sélective et est régulièrement placée en tête des classements professionnels des lieux (...)
- 21 Roxana Azimi, « Patrick Raynaud », Journal des arts, n° 282, 23 mai 2008, p. 39.
3Leur travail s’est cependant éloigné du principe de la soumission au sujet et au commanditaire : une préoccupation éthique forte, dont la discipline a hérité du courant fonctionnaliste des années 1950-1970 17. À rebours de cette tendance le duo expose en son nom dans des espaces d’arts : galeries, centres d’art, musées. De plus il est souvent lui-même le scénographe des pièces qu’il présente, dans une veine anti-documentaire18, au sens où les productions ne sont jamais montrées de façon scientifique, isolées et commentées, mais disposées de façon à former une expérience esthétique globale. Le duo sature l’espace de papier peint, de cadres ornés d’inspiration Art déco, produisant des espaces qui ne permettent pas de distinguer le contenu et le contenant, le commentaire et l’œuvre. D’autre part, Mathias Augustiniak et Michael Amzalag partagent un certain nombre de préceptes légués par l’art moderne et contemporain qui ne sont pas partagés par les designers graphiques habituellement : l’autonomie du discours esthétique et la rupture des rapports à la représentation-mimésis. Formellement leurs travaux résonnent avec des pratiques contemporaines de dessin et de peinture, mais jouent aussi des stéréotypes des pratiques plastiques contemporaines : coup de pinceaux aléatoires, objets fabriqués avec des matériaux pauvres, etc. Ils sont doublement impliqués dans les enjeux de l’art des années 1990, puisqu’ils épousent également les ruptures postmodernes de la déconstruction et du décentrement, mettant en cause les représentations hiérarchiques établies. Par exemple, ils conçoivent l’identité de leur ancienne école, l’ENSAD, pour laquelle ils n’ont jamais caché leur mépris pour les enseignements qui y sont prodigués19. Leur proposition s’appuie sur un logotype orné et dégoulinant, à rebours du minimalisme du précédent logo (conçu par Apeloig). En plus de convoquer la culture pop et le « mauvais goût » – pour une institution hébergeant « l’élite de la création20 » française – ils proposent l’utilisation d’un caractère de titrage de leur cru. Mais alors qu’il est dessiné et pensé pour des phrases courtes en corps important, ils l’utilisent pour le texte en petite taille (Fig. 3). Le texte est alors volontairement difficile à lire. Encouragés par la CGT, les étudiants et les personnels déposeront une plainte collective pour faire retirer la charte graphique « qui affectait leurs yeux21 ». Porté par la mise en valeur de leur travail par Éric Troncy dans la revue Documents, ce geste est encore davantage « artialisé ». Nous sommes ici entre l’art de commande et la posture d’avant-garde : en faisant des comptes rendus des griefs portés à l’endroit de leur travail ils adoptent une démarche artistique visant à héroïser un acte de résistance vis-à-vis des institutions.
Figure 1. Invitation Balenciaga, 24,5 x 17,5 cm, 2002.
La « carte blanche » : le renfort des discours de légitimation
- 22 Amélie Gastaut, Livret d’exposition, Recto verso. Huit pièces graphiques, 2014, p. 2.
- 23 Catherine de Smet, « Petite grammaire du dessein de M/M. », Artpress, n° 270, juillet-août 2001, p. (...)
- 24 Michael Bierut, « Battle Hymn of the Tiger Mentor, Or, Why Modernist Designers Are Superior », Desi (...)
- 25 Cette remarque concerne les graphistes fonctionnalistes Adrian Frutiger et Wim Crouwel, dans Ultraé (...)
- 26 Diego Zaccaria, L’Affiche, Paroles publiques, Paris, Textuel, 2008, p. 240.
- 27 Emily King, op. cit., p. 313.
- 28 Selon Loran Stosskopf, le 23 septembre 2013 à la salle Topor du Théâtre du Rond-Point.
4M/M (Paris) est perçu comme un duo de graphistes-auteurs. Dans le vocabulaire du graphisme de la fin des années 1990 cela signifie l’affirmation d’un style spécifique. Ils adoptent un « engagement qui n’est pas politique ou social, comme ce put être le cas pour un certain nombre de leurs prédécesseurs, mais de nature artistique, portant sur l’image22 ». En ce sens, M/M (Paris) développe une recherche formelle indépendante des commandes. Comme l’a analysé assez tôt Catherine de Smet23, cela s’illustre particulièrement par les lubies formelles (la poupée dans les fig. 4 et 5) qui vont d’un projet à un autre sans chercher à donner une esthétique et une identité différente à chaque commande, alors que les graphistes, en général, adoptent le plus souvent un éclectisme formel qui épouse le message qu’ils ont à véhiculer. Avec humour, le graphiste américain Michael Bierut parle de Multiple Personality Designer Disorder24 pour lui-même, mais aussi pour traduire une sorte de bonne pratique du design qui ne devrait pas avoir un seul style. Avec les M/M, la recherche personnelle est un engagement qui dépasse le contrat éthique de la neutralité, décrit par le duo comme une « névrose sexuelle25 » ou un manque d’ouverture culturelle des tenants du fonctionnalisme. Cependant, il apparaît que cette étiquette de graphiste-auteur ne correspond pas vraiment au sens originel du terme qui recouvrait des pratiques plus politisées vingt ans auparavant. Dans les années 1980, elle désigne un praticien qui, dans le cadre de la commande ou de manière spontanée, produit un point de vue politique sur le monde, via le medium du graphisme. Se réclament alors de cette catégorie des graphistes comme Alain Le Quernec, Grapus, etc. Mais ces schémas hérités résistent, à tel point que Diego Zaccaria décrira les affiches de M/M pour le CDDB (Fig. 6) de Lorient comme un acte politique de remédiation sociale, dans la veine de Grapus26. Les M/M (Paris), d’abord classés dans cette catégorie, ont cependant un fort ressentiment à l’endroit de la mouvance du graphisme engagé. Amzalag le revendique clairement : « La fameuse notion de “graphisme d’utilité publique” [associée à la mouvance des auteurs]. On faisait faire aux étudiants des logos ou des affiches pour, par exemple, les droits de la femme, Amnesty International ou pour le mouvement anti-apartheid. C’était tout ce que je méprisais27. ». Dans les années 2000, malgré l’apparente incohérence au regard de la discipline et la situation équivoque du duo vis-à-vis de l’art, ils sont portés aux nues par les défenseurs d’une politique des auteurs en France. Cette tendance les élève au pinacle de la discipline, et ils deviennent ces graphistes que « le monde entier nous envie28 », promus Chevaliers dans l’Ordre des Arts et des Lettres par le Ministère de la Culture et de la Communication en 2012 et admis au Who’s Who in France en 2014. Comment expliquer ce phénomène contradictoire ? Comment des graphistes non représentatifs de la discipline se trouvent-ils être les représentants d’une profession pour l’État ?
- 29 Témoignage de Nicolas Bourriaud, Emily King, op. cit., p. 333.
- 30 Ibid., p. 9.
- 31 Ibid., p. 338.
- 32 Ibid., p. 361.
5Une première réponse aurait à voir avec leur capital social, pour reprendre une notion bourdieusienne. Ils connaissent une proximité sociale et esthétique avec le milieu de l’art des années 1990-2000 ; notamment les commissaires Éric Troncy et Nicolas Bourriaud, avec qui ils partagent un certain goût pour les cultures populaires. Dès les années 1990, ils sont proches des artistes exposés au Consortium de Dijon et partagent un réseau hérité de l’ENSAD avec d’anciens camarades de classe. Par la suite, ils travaillent sous la conduite de Bourriaud, proche du Consortium, à l’identité visuelle du Palais de Tokyo. Celui-ci, rencontré par le biais d’un ami commun, collabore avec eux en 1994 sur la revue Documents sur l’art qu’il a co-fondée, non pas sur la base de leurs travaux mais plutôt sur leur « complicité intellectuelle29 ». Leurs relations sont suffisamment intimes avec Hans Ulrich Obrist : « Michaël et Mathias m’ont présenté des gens du graphisme, de la musique et de la mode – ils ont créé un lien entre les protagonistes de différents domaines à un niveau personnel comme ils le font dans leur travail30 ». Mais ce qui est notable c’est qu’ils font le récit de ces relations quand il s’agit de décrire leur démarche. Comme expliqué plus haut, la proximité avec leur commanditaire est une part importante de leur éthique de travail. Ainsi ils rapportent leurs vacances avec Nicolas Ghesquière, rencontré par un ami commun en 199631. Ils racontent aussi comment ils sont présentés par d’anciens camarades à Yohji Yamamoto. Leur monographie, dirigée par Emily King, est ainsi découpée en différents témoignages de commanditaires sur leur travail. Ils ont également une production artistique en partenariat avec des artistes tels que Philippe Parreno, pour lequel ils coproduisent des parties d’œuvres, notamment le poster No Ghost just a Shell pour Ann Lee en 2002. En ce sens, ils intègrent l’activité et la communauté des artistes à tel point qu’ils « ne sont jamais vraiment considérés comme “les graphistes”32 ».

Figure 4. Couverture de VHS vidéo Volumen de Bjork, photographie : Inez van Lansweerde et Vinoodh Matadin, 1999.

Figure 6. Affiche d’Iphigénie en Aulide, au CCDB de Lorient, 30 x 20 cm, 2001. Le discours de Diego Zaccaria se focalise sur l’affiche d’Iphigénie en Aulide pour étayer son discours dans L’Affiche, Paroles publiques. L’affiche est décrite comme une transposition de la pièce dans un milieu populaire contemporain.
- 33 Caroline Bouige, op. cit., p. 173.
- 34 En particulier le CNAP via son département graphisme.
- 35 Caroline Bouige, op. cit., p. 170.
- 36 Bernard Blistène, « une stratégie d’infiltration », dans Une histoire de l’art du XXe siècle, Paris (...)
- 37 Claire Guillot, « Les graphistes M/M bousculent le Palais de Tokyo », Le Monde, 25 juin 2005.
- 38 Catherine de Smet, op. cit., p. 48.
- 39 Exposition « Translation », collection de Dakis Joannou au Palais de Tokyo du 23 juin au 18 septemb (...)
- 40 Lionel Bovier, « Design in the expanded field », dans Produits d’entretiens, Documents, n° 12, 2000 (...)
6Une autre interprétation serait plus politico-institutionnelle. Dans les années 1990, le monde de l’art n’est pas encore ouvert à ces pratiques graphiques et le duo va être invité à exposer son travail dans le cadre du Consortium à l’invitation d’Éric Troncy en 199633. Leurs travaux seront ensuite archivés avec les œuvres du centre d’art de Dijon. Dans les années 2000, alors que les politiques culturelles appellent à valoriser le graphisme34, plusieurs institutions choisissent de présenter des productions de graphistes proches de leur milieu : Antoine et Manuel, Pierre Di Sciullio, etc. Comme dans le cas de M/M (Paris) leur travail offre l’avantage d’une proximité avec la production artistique : le contenu s’efface au bénéfice de la forme, elle devient autonome, le geste est indépendant du contexte de commande et d’usage. L’habileté du duo dans la mise en scène spatiale et leur tendance au brouillage des grammaires muséographiques leur permet de s’accorder avec les préoccupations artistiques d’alors : ils « domestiquent les espaces blancs des expositions35 », « infiltrent36 » et « bousculent37 » les institutions culturelles. Pour cause, ils connaissent bien les enjeux de l’art contemporain38 et n’hésitent pas à « dépasser les bornes ». Lorsqu’ils sont invités à scénographier une collection privée39 au Palais de Tokyo, ils mêlent leurs œuvres plastiques et des écrits aux pièces qu’ils sont censés présenter (Fig. 7). Une autre institution a peut-être participé à leur reconnaissance, plus ou moins directement. Le CNAP (dont le duo réalise le logo à la suite de Grapus) possède une plateforme dédiée à la promotion du graphisme culturel : Graphisme-en-France. À l’origine ce nom est celui d’une revue, éditée par le CNAP depuis 1994, qui traite des arts graphiques. Puis en 2014 il devient un événement national célébrant la discipline. Depuis ce nom désigne la plateforme de valorisation du graphisme du CNAP dirigée par Véronique Marrier. Le CNAP était entièrement acquis à la cause du graphisme d’auteur dans les années 1980, il lutte en 2000 pour faire valoir le travail des graphistes dans le milieu de la culture. Dans sa proximité vis-à-vis du monde de l’art, M/M (Paris) bénéficie d’une certaine notoriété ; il est donc plus apte à être défendu par le ministère de la Culture. Cependant la reconnaissance des graphistes dans ce milieu ne s’est pas faite du jour au lendemain, par l’effet d’une injonction institutionnelle. Une anecdote souligne la difficulté qu’il y a à rompre les hiérarchies des arts. En 1995, alors qu’ils réalisent le carton d’invitation de l’exposition « Toys » à la galerie Patrick Seguin, les graphistes ajoutent leur nom à la liste des artistes présentés, considérant que leur travail a « pris le pari que ce que nous faisons est plus pertinent que ce qu’ils font40 ». Après de nombreux messages au ton véhément laissés sur leur répondeur, les artistes font effacer le nom des graphistes par l’imprimeur.
- 41 Rebecca Voight, « Hold That Pose: Image-Makers Steal the Scene », International Herald Tribune, 200 (...)
- 42 Alison Gingeras, « French Landscape 1.0 », Guggenheim Magazine, vol. 13, 2009.
- 43 Claire Guillot, op. cit., et Alexandre Lazerges et al., « Les M/M (Paris) ont-ils leur place au mus (...)
- 44 Pierre Ponant, « Toffe », Étapes, n° 71, mars 2001.
- 45 Rédacteur en chef du magazine Étapes, puis directeur artistique du Signe-Centre National du Graphis (...)
- 46 Étienne Hervy, « à leur avis, sur l’exposition », Étapes n° 215, septembre 2013, p. 216.
- 47 Ibid., p. 216.
- 48 David Blamey, « Crossover art contemporain et graphisme », Ultraétapes, n° 147, août 2007, p. 22.
- 49 Maral, « M/M deux graphistes de caractère », dans Depeche Mode, n° 282, juin 1995, p. 113.
7Appuyés par cette institution artistique, ils seront aidés dans leur démarche d’artialisation par un certain nombre de théoriciens et critiques, qui formeront le substrat théorique nécessaire à la légitimation de leur travail. Leur intégration au monde de l’art s’opère à travers des publications spécialisées : un article de Catherine de Smet dans Art press, des articles et des mentions dans l’International Herald Tribune41, Idea, Guggenheim Magazine42 et quelques brèves et articles dans la presse culturelle faisant leur apologie43. Mais dans le monde du design graphique, c’est l’historien Pierre Ponant qui le premier fera la promotion d’une autonomisation des pratiques graphiques : « La notion d’auteur s’est affirmée, et la stratégie du graphiste emprunte de plus en plus à celle de l’artiste44. ». Assez tôt il a prôné l’artialisation du graphisme dans le cadre d’expositions. Dans cette optique il faut donner une « licence artistique » au graphisme, dira Étienne Hervy45, discipline qui, selon lui, est contrainte par l’absence de culture des commanditaires46. C’est dans son autonomie que le graphisme exposerait son plein potentiel au plus grand nombre : « si un contexte plus vaste d’opération de signes, d’images, de logiques d’édition et de diffusion n’est pas accordé au graphisme, et avec lui le droit à la licence artistique, alors il se trouve réduit à une contingence simple et perd toute légitimité à être exposé, regardé en tant que tel47 ». Les M/M sont assez clairs sur cette question : « Dès le début de notre collaboration nous avons pensé que notre position était aussi intéressante et audacieuse que celle des artistes. […] Nous voulions débarrasser le graphisme de son image de prestataire de service destiné à favoriser la médiation de l’art dans les réseaux de communication48. ». Le projet d’indistinction est donc clairement formulé. Par là ils affirment « décloisonner et installer des interactions49 ».
Archéologie des pratiques : le postmodernisme continué par d’autres moyens
- 50 Propos formulé en parlant de Josef Müller-Brockmann le principal représentant du Style suisse Zuric (...)
8Vu de France, bien qu’auréolé de succès, le duo est – au fond – incompris. C’est là tout l’objet de cette dé-monstration que de souligner les ambiguïtés et les contresens (apparents) que soulève leur discours. M/M (Paris) est apparemment « auteur politisé » mais officie dans l’art ; monde de l’art dans lequel il est soit rejeté, comme duo de graphistes, soit accepté comme artiste. Le duo revendique, pourtant, une posture de défiance envers le graphisme de gauche et envers les postures d’artistes qu’il juge trop enfermées dans le monde de l’art. Confondu avec les graphistes-auteurs politisés, il cherche cependant d’autres voies. La liberté qu’il revendique séduit. En conséquence, sa démarche semble aller de soi pour le plus grand nombre des graphistes qui ne peuvent cependant l’adopter et doivent continuer à répondre aux commandes dans un rapport de subordination. Leur éthique commune est celle de la « soumission50 ». Cela contraste fortement avec les représentations de l’artiste qui travaille en étant libre de toute tutelle extérieure. À ce titre, le designer graphique « lambda » fait l’expérience de l’hétéronomie au quotidien, il subit de la part de sa hiérarchie et de ses commanditaires des demandes de modifications qui transforment totalement son travail et réduisent ses propositions d’auteur à néant. Ses aspirations à plus de liberté s’accordent mal avec sa situation réelle et les ambitions pratiques que la discipline lui a inculquées. Avec sa formation le designer graphique trouve des modèles de pratique qui lui donnent une certaine définition des comportements humains et de leur nature. En prenant pour modèle M/M (Paris) les graphistes intègrent une vision de l’organisation du travail dans laquelle le graphiste-auteur est libre de s’exprimer. Comment ce désir d’autonomisation est-il venu à ce duo et à toute une discipline ? À quelles normes cette transgression par l’autonomisation s’attaque-t-elle fondamentalement ?
- 51 Le duo se défend cependant d’être postmoderniste et prône l’idée d’Altermodernisme, empruntée à Bou (...)
- 52 Lionel Bovier, « Design in the expanded field », op. cit., p. 9.
- 53 La plupart des acteurs de ce courant se revendiquent du communisme, tel qu’il est défendu par le PC (...)
- 54 Voir les témoignages des ex-Grapus, notamment Gérard Paris-Clavel, dans Léo Favier, Comment, tu ne (...)
- 55 Voir Léo Favier, op. cit., p. 30-34.
- 56 Ibid., p. 43. L’histoire de l’établissement se trouve dans Tony Côme, L’Institut de l’environnement(...)
- 57 Patrick Savidan, Le Multiculturalisme, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2009.
- 58 François Cusset, French Theory. Foucault, Derrida, Deleuze et Cie et les mutations de la vie intell (...)
- 59 Rick Poynor, No More Rules, Londres, Laurence King Publishing, 2003.
- 60 Ellen Lupton et J. Abott Miller, Design Writing Research, New York (NY), Kiosk BookPrinceton Archit (...)
- 61 Voir François Cusset, op. cit., p. 143.
- 62 Steven Heller, « The Legibility Wars of the ’80s and ’90s », 2016, sur le site de Print magazine, s (...)
- 63 Jameson avance que la doctrine socialiste anti-hégémonique de Ernesto Laclau et Chantal Mouffe en e (...)
- 64 Si l’on prolonge l’analyse de Jean-Clet Martin sur la pensée de Derrida et ses effets dans Derrida, (...)
- 65 Dans Katherine McCoy, « Notes on deconstructive influences in visual communications and graphic des (...)
- 66 Ellen Lupton, « Low and High: Design in Everyday Life », dans Michael Bierut, William Drenttel, Ste (...)
- 67 Emily King, op. cit., p. 307. Expression de Mathias Augustyniak pour décrire le fonctionnaliste hol (...)
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- 69 Jeffery Keedy se fait le chantre de cette position dans Jeffery Keedy, « Zombie Modernism », Emigre(...)
- 70 Lorraine Wild, « Macramé of resistance », Emigre, n° 47, 1998.
- 71 Notamment le Macintosh Plus de chez Apple, en 1986.
- 72 En poursuivant l’expérience du Werkbund et du Bauhaus les fonctionnalistes vont organiser la questi (...)
9La troisième hypothèse défendue ici, est que M/M (Paris) est fortement influencé par l’esthétique graphique des industries culturelles des années 1980-1990 et par les expérimentations des graphistes postmodernes qui en ont motivé les formes51. Augustiniak a fait un passage par le Royal College of Art de Londres où il a pu entrer en contact avec les préoccupations de la sphère postmoderne, dont il s’inspire formellement52. Pour les graphistes auteurs français des années 1970-1980, l’autonomie artistique n’était pas recherchée en tant que telle, car leur substrat idéologique était fondé sur un marxisme autogestionnaire53. Dans leurs démarches les auteurs militants politiques telles que Grapus souhaitaient effacer la signature individuelle et travaillaient à une production collective des affiches. Celle-ci est inspirée de trois sources fondamentales tirées de la formation de ces graphistes : la méthode pédagogique de l’affichiste polonais Henrik Tomaszewski, maître à penser de cette génération54 ; la production d’affiche sur délibérations collectives de l’Atelier Populaire des Arts-Décoratifs durant Mai 6855 ; et la formation en sémiologie et sociologie dispensée par l’Institut de l’environnement56. Dans le débat postmoderne de la fin des années 1980, les Anglo-Saxons ont formulé autrement ces questions. La question du public a émergé dans le débat sur le multiculturalisme57 et la French Theory58 importée par les départements de littérature des universités américaines des années 1970-1980. Ces théories ont ensuite gagné les départements d’art et en particulier CalArts et Cranbrook à la fin des années 1980, dans lesquels les sections de design graphique se sont emparées de ces textes pour repenser le rôle du graphisme, notamment pour critiquer son autorité sur l’interprétation des textes et des images59. La mouvance engendrée par cette introduction de la théorie dans le design à donné naissance à un mouvement affilié au postmodernisme : les déconstructivistes. Mais derrière le terme « deconstruction » il n’y a pas qu’une référence au concept de Derrida ; les graphistes de ce courant mélangent des théories diverses, inspirées de Roland Barthes, Michel Foucault et Jean Baudrillard60. Ce mélange revendiqué prend son essor dans une « ambiance » politique libérale, qui rend la gauche démocrate sensible aux Studies61 (cultural, postcolonial, gender, black, etc.) et nourrit les débats disciplinaires d’arguments politiques dans ce qui sera appelé après coup la « Legibility War62 ». Les graphistes postmodernes ont des vues larges et une certaine ambition ; pensant leur activité de façon politique, ils en élargissent la portée à tous les moments de la vie. Pour les graphistes de cette génération, le modernisme était un projet politique et esthétique de société, qui n’est plus viable. En effet, pour Fredric Jameson l’impératif postmoderniste est de déconstruire l’hégémonie63 du modernisme et avec lui de « démanteler l’occident64 ». À cet endroit l’analyse semble s’appliquer parfaitement au graphisme. Le programme éthique des graphistes postmodernes peut se résumer en quatre pôles : autonomiser la pratique ; imposer des langages graphiques populaires et non-professionnels ; réinvestir les langages graphiques historiques en tant que langages vernaculaires ; déconstruire le cadre de la lecture. Pour les postmodernes, les fonctionnalistes inspirés par le graphisme suisse organisaient les interprétations des textes de manière trop autoritaire et ne permettaient pas au lecteur de « travailler » lors de la lecture. Il faut donc « favoriser la posture participante du lectorat qui construit le sens à travers son interprétation individuelle65 ». Le graphiste doit décomposer les mises en page, déhiérarchiser les éléments du texte. Pour les déconstructivistes, les images doivent entretenir un rapport tout à fait distant avec le sujet traité pour produire une friction entre les attendus de représentation et l’image effectivement montrée. Pour ne pas imposer d’interprétation dominante, le graphiste utilise les signes vernaculaires refusés par le modernisme et revendique comme une position éthique forte la distinction entre « low » et « high66 ». Nous trouvons là une explication sur la position de M/M (Paris) vis-à-vis de la création de symboles : « On ne les crée pas. Ils sont là. Il suffit juste de les trouver ou de les laisser là où ils sont ». Il ne se pose plus en « soldat67 », visant à améliorer le goût du public, comme les fonctionnalistes qui ont « été élevés dans la croyance que [leur] responsabilité de designer était de réformer le monde qui nous entoure, de le transformer en un endroit où vivre mieux, de refuser et de combattre la futilité, le kitsch et toutes les formes de sous-culture qui polluent notre quotidien68 ». Le postmodernisme entend que chacun puisse exprimer son aspiration à un style de vie propre, en son nom, dont aucune culture supérieure ne dicterait les principes moraux69. En ce sens les esthétiques léguées par l’histoire perdent leur charge politique. Le modernisme, formellement révolutionnaire, avait tendance à évacuer les formes historiques du côté des régimes d’oppression : il voyait dans la production de masse un fort vecteur d’éducation au bon goût, inséparable d’un progrès moral de l’humanité. Dans sa volonté d’affirmation des « individualités communautarisées », le postmodernisme perçoit les systèmes techniciens industriels de masse comme trop hégémoniques. Plutôt que de prôner un projet d’ensemble, il faut suivre des projets personnels, en usant de techniques artisanales qui remettent le tour de main à l’honneur. Il ne s’agit pas de défendre les métiers d’art, mais une forme d’artisanat de loisir. À l’instar du modèle du « macramé70 » de Lorraine Wild, dont les moyens modestes sont mis en œuvre dans des objets spectaculaires, le graphiste doit chercher dans toutes les techniques accessibles un champ d’exploration qui l’autonomise. Même l’informatique constitue à cette époque un moyen de ce type, notamment avec les récents Macintosh de chez Apple71. Ce sont des outils financièrement accessibles qui permettent de réaliser soi-même l’exécution des documents imprimés, naguère opérée par les imprimeurs et toute une chaîne graphique – bientôt détruite par la publication assistée par ordinateur (PAO). Travailler seul sur son ordinateur permet de ne plus dépendre des compositeurs typographiques et des maquettistes qui interprètent et donc dévoient les intentions. Ce travail qui propose une interface visuelle (WYSIWYG) permet de retrouver une certaine spontanéité dans la production de l’objet. Les postmodernistes établissent ainsi un lien direct entre ces deux formes de gestes qui permettent une approche d’essai/erreur, impossible dans une logique de chaîne graphique où les maquettes de principe doivent anticiper et donc connaître toutes les possibilités des machines-outils. Ils trouvent aussi une nouvelle marge de liberté dans les structures professionnelles ou les modèles économiques qui décomposent la relation tripartite classique (client-commanditaire-organe de production)72. Parfois ceci permet de faire du graphiste son propre commanditaire, en même temps que son propre public, notamment grâce à l’essor des livres consacrés au graphisme dans les années 2000. Des graphistes explorent cette autonomie de production via l’édition de revues comme Emigre, ou par la production d’œuvres autonomes comme celles d’Ed Fella et son Letters on America (où l’on sent l’influence d’Ed Ruscha).
- 73 Jeffery Keedy, « Global Style », Slanted, n° 24, p. 282.
- 74 Lionel Bovier, « Design in the expanded field », op. cit., p. 12-13.
- 75 Ibid.
- 76 Ibid
- 77 Ibid
10Dans la continuité de cette mouvance, il semble que pour M/M « le champ du graphisme s’est autonomisé73 ». Leur discours tend aussi à valoriser une posture de designer, plus ouverte, plus à même de transmettre un point de vue sur le monde. Ceci au détriment de celle des artistes qui malgré « leurs idées excellentes74 » restent « au niveau d’un modèle75 » en ne cherchant pas à transformer la vie quotidienne ou à échapper aux réseaux de diffusion de l’art76. L’objet d’art est décrit comme « enfermé dans un système » nécessitant « un effort gigantesque de réactivation en dehors du contexte institutionnel77 », alors que les productions du design graphique sont directement injectées dans les réseaux de communication du quotidien.
- 78 Pierre Bourdieu, Choses dites, Paris, Minuit, 1987, p. 181.
11En France, où ce débat postmoderne n’a pas eu lieu, les tenants du graphisme français et de ses institutions ne comprennent pas véritablement le travail de M/M (Paris). En un sens, M/M (Paris) fait office d’outsider (au sens de Howard Becker). Défiant les normes d’un milieu, il est cependant légitimé par celui-ci. En suivant la critique culturelle formulée Pierre Bourdieu, ces démarches sont une forme de populisme esthétique, qui « inspiré par le souci de réhabiliter […] a pour effet de faire disparaître les effets de la domination : en s’attachant à montrer que “le peuple” n’a rien à envier aux “bourgeois” en matière de culture et de distinction, […] dans un jeu où les dominants déterminent à chaque moment la règle du jeu […] par leur existence même78 ».
Conclusion – Politique des faiblesses et promotion des pratiques
- 79 Un « rapport de faiblesse » dans la pensée de Bruno Latour est le propre des organisations transfor (...)
- 80 Est entendu ici que faire « front » et être « enrôlé » ne veut pas dire qu’ils ont collaboré consci (...)
- 81 Bruno Latour, op. cit., p. 256.
12Une analyse institutionnelle et technique pourrait nous livrer une nouvelle articulation des faits. Commençons par le fait que le travail de M/M (Paris) ne trouve pas à s’actualiser dans les structures réelles de la production graphique la plus commune. De façon inattendue, ce qui assure leur succès est un déplacement : Ils sont enrôlés par une autre institution, celle-là même par laquelle le graphisme se définissait par opposition. Ils deviennent les porte-paroles d’un groupe dont ils ne représentent pas la pratique mais les aspirations. D’une situation de « faiblesse79 », Graphisme-en-France et le duo de graphistes ont trouvé à faire front commun80 inventant un nouveau type de designer-héro dépolitisé. Mais par là ce dernier entre dans un rapport de force, regroupant des faiblesses et engendrant ainsi plutôt un « rapport de faiblesses81 » – faiblesse d’une pratique isolée et celle d’une institution qui doit défendre une discipline non reconnue au sein-même de son dispositif. Un auteur est le produit d’un travail collectif entre des théoriciens, des institutions, des concepts et des techniques. Il faut beaucoup de personnes anonymes pour faire un auteur-héros.
- 82 Lionel Bovier, « Design in the Expanded Field », dans « Produit d’entretiens », Documents sur l’art(...)
- 83 Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, Paris, Points, 2007, p. 107.
13Nous avons vu qu’en rétablissant l’écologie du rapport de production de M/M, il apparaît que celui-ci n’a rien de populaire ou de low culture. Cependant, si leur travail reflète pour certains la suffisance élitiste du milieu de l’art, notamment par la fermeture « ésotérique » de leurs images, il ne faut pas oublier que leur intention n’était pas tant de participer à cette récupération de la culture populaire que de porter l’inventivité et l’intelligence vernaculaire à l’attention du plus grand nombre dans un rapport de production déhiérarchisé. Il y a une utopie de l’art appliqué que des graphistes tels que Antoine et Manuel revendiquent également : « l’art décoratif possède aussi ses lettres de noblesse et caresse l’utopie de toucher le plus grand nombre ». Pour M/M cela veut dire utiliser les « réseaux de communication comme des moyens d’expression82 » et diffuser leur travail pour toucher un public extérieur au monde de l’art. Il semble que leur trajectoire reflète assez bien les mésaventures de la low culture lorsqu’elle se trouve sur le territoire de l’art savant. La puissance d’agir ou le charisme d’une œuvre lui sont conférés par son environnement. L’œuvre une fois portée à être valorisée, brouille les définitions établies. Mais rentrant dans le monde de l’art ses enjeux se reconfigurent pour s’adapter à ce nouvel environnement. Les M/M constituent ainsi un très bon exemple de ce qu’Edgar Morin qualifie d’écologie de l’action : « Ici intervient la notion d’écologie de l’action. Dès qu’un individu entreprend une action, quelle qu’elle soit, celle-ci commence à échapper à ses intentions. Cette action entre dans un univers d’interactions et c’est finalement l’environnement qui s’en saisit dans un sens qui peut devenir contraire à l’intention initiale83 ».
Notes
1 Michael Rock, « Le graphiste-auteur », dans Le Graphisme en textes, textes indispensables, Paris, Pyramyd, 2011, p. 108.
2 Voir le site de Graphisme en France, plateforme graphisme du CNAP, source : http://www.cnap.graphismeenfrance.fr/liste-articles/presentation consulté le 21/03/19.
3 Transcription : http://indexgrafik.fr/graphiste-n-masculinfeminin/ consulté le 30/03/2019.
4 Michael Rock, op. cit., p. 108.
5 Nathalie Heinich, Du peintre à l’artiste artisans et académiciens à l’âge classique, Paris, Minuit, 1993 ; Stéphane Laurent, Le Geste et la Parole, Paris, CNRS éditions, 2019.
6 Michael Rock, op. cit., 2011, p. 108.
7 C’est le cas également avec la série présentée dans Éric Vigner, Bénédicte Vigner, Éric Demey, M/M (Paris), Les Affiches du CDDB de Lorient, 1996-2015. Sans vous faire rien voir, je vous en fait un conte…, Lorient, CDDB de Lorient, 2015.
8 Témoignage de Nicolas Bourriaud, dans Emily King, M/M (Paris) de M à M, Paris, La Martinière, 2012, p. 332.
9 Ibid., p. 333.
10 Caroline Bouige, « M/M Paris, L’art est une rencontre », Étapes n° 245, septembre-octobre 2018, p. 179.
11 Anne-Marie Fèvre, « Signé M/M. - », Libération, 3 juin 2005 en ligne : https://next.liberation.fr/culture/2005/06/03/signe-mm_522172, consulté le 21/03/19.
12 Pour reprendre la formule de Brice Domingues, graphiste-auteur, dans « Brice Domingues », Étapes, n° 165, février 2009.
13 Formule empruntée à un autre duo de graphistes-auteurs Antoine et Manuel, dans Isabelle Moisy, « Antoine et Manuel, Labyrinthe Formel », dans Étapes, n° 224, mars-avril 2015, p. 52.
14 Emily King, op. cit., 2012, p. 118.
15 Caroline Bouige, op. cit., 2018, p. 181.
16 Ibid., p. 182.
17 Autrement appelé Style Suisse, ou International Typographic Style dans le graphisme, il est un des mouvements qui a le plus milité pour faire reconnaître le design graphique dans le monde, notamment via la revue Neue Grafik (1958-1965). Voir Philip B. Meggs, Alston W. Purvis, “International Typographic Style”, dans Meggs’ History of Graphic Design, Hoboken (NJ), Wiley & sons, 2012, p. 372-389.
18 Emily King, op. cit., p. 176.
19 Ibid., p. 313.
20 L’école est sélective et est régulièrement placée en tête des classements professionnels des lieux de formation.
21 Roxana Azimi, « Patrick Raynaud », Journal des arts, n° 282, 23 mai 2008, p. 39.
22 Amélie Gastaut, Livret d’exposition, Recto verso. Huit pièces graphiques, 2014, p. 2.
23 Catherine de Smet, « Petite grammaire du dessein de M/M. », Artpress, n° 270, juillet-août 2001, p. 48.
24 Michael Bierut, « Battle Hymn of the Tiger Mentor, Or, Why Modernist Designers Are Superior », Design Observer, source : https://designobserver.com/feature/battle-hymn-of-the-tiger-mentor-or-why-modernist-designers-are-superior/24558, consulté le 28/03/19.
25 Cette remarque concerne les graphistes fonctionnalistes Adrian Frutiger et Wim Crouwel, dans Ultraétapes, n° 147, août 2007, p. 22.
26 Diego Zaccaria, L’Affiche, Paroles publiques, Paris, Textuel, 2008, p. 240.
27 Emily King, op. cit., p. 313.
28 Selon Loran Stosskopf, le 23 septembre 2013 à la salle Topor du Théâtre du Rond-Point.
29 Témoignage de Nicolas Bourriaud, Emily King, op. cit., p. 333.
30 Ibid., p. 9.
31 Ibid., p. 338.
32 Ibid., p. 361.
33 Caroline Bouige, op. cit., p. 173.
34 En particulier le CNAP via son département graphisme.
35 Caroline Bouige, op. cit., p. 170.
36 Bernard Blistène, « une stratégie d’infiltration », dans Une histoire de l’art du XXe siècle, Paris, Beaux-Arts Éditions, 2011, p. 203.
37 Claire Guillot, « Les graphistes M/M bousculent le Palais de Tokyo », Le Monde, 25 juin 2005.
38 Catherine de Smet, op. cit., p. 48.
39 Exposition « Translation », collection de Dakis Joannou au Palais de Tokyo du 23 juin au 18 septembre 2005.
40 Lionel Bovier, « Design in the expanded field », dans Produits d’entretiens, Documents, n° 12, 2000, p. 11.
41 Rebecca Voight, « Hold That Pose: Image-Makers Steal the Scene », International Herald Tribune, 2009.
42 Alison Gingeras, « French Landscape 1.0 », Guggenheim Magazine, vol. 13, 2009.
43 Claire Guillot, op. cit., et Alexandre Lazerges et al., « Les M/M (Paris) ont-ils leur place au musée ? », Technikart, n° 93, juin 2006, p. 6.
44 Pierre Ponant, « Toffe », Étapes, n° 71, mars 2001.
45 Rédacteur en chef du magazine Étapes, puis directeur artistique du Signe-Centre National du Graphisme et aujourd’hui directeur de l’ESAD à Valence.
46 Étienne Hervy, « à leur avis, sur l’exposition », Étapes n° 215, septembre 2013, p. 216.
47 Ibid., p. 216.
48 David Blamey, « Crossover art contemporain et graphisme », Ultraétapes, n° 147, août 2007, p. 22.
49 Maral, « M/M deux graphistes de caractère », dans Depeche Mode, n° 282, juin 1995, p. 113.
50 Propos formulé en parlant de Josef Müller-Brockmann le principal représentant du Style suisse Zurichois. Michael Rock, « Designer as Author », dans Multiple Signatures, New-York, Rizzoli, 2013, p. 49.
51 Le duo se défend cependant d’être postmoderniste et prône l’idée d’Altermodernisme, empruntée à Bourriaud, qui porte en elle l’idée qu’un progrès social artistique est encore possible, voir Caroline Bouige, op. cit., p. 170.
52 Lionel Bovier, « Design in the expanded field », op. cit., p. 9.
53 La plupart des acteurs de ce courant se revendiquent du communisme, tel qu’il est défendu par le PCF à cette époque. Cependant dans la pratique ils travaillent et promeuvent un dialogue horizontalisé dans les rapports de production conforme à la définition de l’autogestion proposée par Pierre Rosanvallon, L’Âge de l’autogestion ou la Politique au poste de commandement, Paris, Seuil, 1976.
54 Voir les témoignages des ex-Grapus, notamment Gérard Paris-Clavel, dans Léo Favier, Comment, tu ne connais pas Grapus ?, Leipzig, Spector Books, 2014, p. 35 ; Thierry Sarfis, Henryk Tomaszewski, graphismes et pédagogie, Paris, Somogy, 1995.
55 Voir Léo Favier, op. cit., p. 30-34.
56 Ibid., p. 43. L’histoire de l’établissement se trouve dans Tony Côme, L’Institut de l’environnement : une école décloisonnée, urbanisme, architecture, design, communication, Paris, B42, 2017.
57 Patrick Savidan, Le Multiculturalisme, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2009.
58 François Cusset, French Theory. Foucault, Derrida, Deleuze et Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis, Paris, La Découverte, 2005.
59 Rick Poynor, No More Rules, Londres, Laurence King Publishing, 2003.
60 Ellen Lupton et J. Abott Miller, Design Writing Research, New York (NY), Kiosk BookPrinceton Architectural Press, 1996, p. 7.
61 Voir François Cusset, op. cit., p. 143.
62 Steven Heller, « The Legibility Wars of the ’80s and ’90s », 2016, sur le site de Print magazine, source : https://www.printmag.comtypographylegibility-wars-translation-typography consulté le 30/03/2019.
63 Jameson avance que la doctrine socialiste anti-hégémonique de Ernesto Laclau et Chantal Mouffe en est l’expression politique. Voir Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, Paris, ENSBA, 2011, p. 441.
64 Si l’on prolonge l’analyse de Jean-Clet Martin sur la pensée de Derrida et ses effets dans Derrida, un démantèlement de l’Occident, Paris, Max Milo, 2013.
65 Dans Katherine McCoy, « Notes on deconstructive influences in visual communications and graphic design », notes pour un cours, jamais éditées.
66 Ellen Lupton, « Low and High: Design in Everyday Life », dans Michael Bierut, William Drenttel, Steven Heller, Deborah Katherine Holland (sld), Looking Closer, vol. 1, New York, Allworth Press, 1994, p. 104-108.
67 Emily King, op. cit., p. 307. Expression de Mathias Augustyniak pour décrire le fonctionnaliste hollandais Wim Crouwel.
68 Projet d’avant-garde assez proche du rôle conféré aux artistes par Clement Greenberg. Voir Samuel Zarka, Art contemporain : le concept, Paris, PUF, 2010, p. 121-141
69 Jeffery Keedy se fait le chantre de cette position dans Jeffery Keedy, « Zombie Modernism », Emigre, n° 34, 1995.
70 Lorraine Wild, « Macramé of resistance », Emigre, n° 47, 1998.
71 Notamment le Macintosh Plus de chez Apple, en 1986.
72 En poursuivant l’expérience du Werkbund et du Bauhaus les fonctionnalistes vont organiser la question de la production autour de cette triade dont les premières théorisations peuvent être retracées jusqu’au texte La Nouvelle Typographie sorte de manifeste du style suisse. Voir Jan Tschichold, La Nouvelle typographie, Genève, Éditions Entremonde, 2016.
73 Jeffery Keedy, « Global Style », Slanted, n° 24, p. 282.
74 Lionel Bovier, « Design in the expanded field », op. cit., p. 12-13.
75 Ibid.
76 Ibid
77 Ibid
78 Pierre Bourdieu, Choses dites, Paris, Minuit, 1987, p. 181.
79 Un « rapport de faiblesse » dans la pensée de Bruno Latour est le propre des organisations transformatrices car elles se structurent en front en résorbant leurs contradictions par des actions décentrées et ou par l’enrôlement d’actions exogènes à leur structure. Voir : Pasteur : guerre et paix des microbes suivi de Irréductions, Sciences humaines et sociales, Paris, La Découverte, 2011, p. 256.
80 Est entendu ici que faire « front » et être « enrôlé » ne veut pas dire qu’ils ont collaboré consciemment dans un projet consenti. Des discours et des dispositifs les enrôlent malgré leur volonté.
81 Bruno Latour, op. cit., p. 256.
82 Lionel Bovier, « Design in the Expanded Field », dans « Produit d’entretiens », Documents sur l’art, 2000, n° 12, p. 10.
83 Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, Paris, Points, 2007, p. 107.
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Légende | Figure 3. Vue de la notice d’admission de l’ENSAD, 30 x 21,5 cm 2007-2008. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/2141/img-1.jpg |
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Légende | Figure 4. Couverture de VHS vidéo Volumen de Bjork, photographie : Inez van Lansweerde et Vinoodh Matadin, 1999. |
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Légende | Figure 5. Affiche du Malade Imaginaire, au CCDB de Lorient, 30 x 20 cm, 1999. |
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Légende | Figure 6. Affiche d’Iphigénie en Aulide, au CCDB de Lorient, 30 x 20 cm, 2001. Le discours de Diego Zaccaria se focalise sur l’affiche d’Iphigénie en Aulide pour étayer son discours dans L’Affiche, Paroles publiques. L’affiche est décrite comme une transposition de la pièce dans un milieu populaire contemporain. |
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Légende | Figure 7. Vue de l’exposition « Translation », Palais de Tokyo, 2005. |
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Pour citer cet article
Référence papier
Yann Aucompte, « Le graphisme sur le terrain de l’art contemporain : le cas de M/M (Paris) », Marges, 29 | 2019, 30-49.
Référence électronique
Yann Aucompte, « Le graphisme sur le terrain de l’art contemporain : le cas de M/M (Paris) », Marges [En ligne], 29 | 2019, mis en ligne le 01 janvier 2023, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/2141 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/marges.2141
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