Le musée et la bande dessinée : enjeux d’une relation symbiotique
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Introduction
- 1 Georges Roque (sld), Majeur ou mineur ? : Les hiérarchies en art, Nîmes, Jacqueline Chambon, 2000.
- 2 Le modèle sociologique de l’artification est proposé par Roberta Shapiro et Nathalie Heinich pour é (...)
- 3 Ibid., p. 19. Roberta Shapiro contextualise l’essor du modèle de l’artification (p. 15-26) en signa (...)
- 4 Plusieurs auteurs travaillent à partir de ce modèle théorique pour décrire le passage à l’art de la (...)
- 5 Zoé Vangindertael, Étude de la bande dessinée dans le champ muséal : critique du modèle sociologiqu (...)
- 6 Nathalie Heinich, op. cit., p. 6.
1La question de la hiérarchisation des pratiques culturelles concerne d’abord l’appartenance d’une pratique à la sphère artistique et, ensuite, la distance symbolique qui la sépare des pratiques antérieurement légitimées. Il n’est cependant que rarement question de bouleverser les présupposés théoriques menant à maintenir certaines pratiques, comme la peinture et le dessin, au sommet de la hiérarchie, pas plus que les notions fondamentales d’art, d’artiste et d’œuvre1. Ainsi, lorsque des modèles comme l’artification2 sont proposés, il s’agit principalement d’appliquer un cadre théorique dûment établi, notamment celui de l’institutionnalisation de la culture3, pour y faire entrer, de gré ou de force, des pratiques culturelles et ainsi constater leur passage à l’art. Cette application serait un fait pour la bande dessinée4, mais les conclusions apportées par ces auteurs ne nous satisfont pas. C’est, en effet, notre analyse du sujet5 qui nous a permis de comprendre que ces conclusions conduisent à une représentation de la bande dessinée qui ne correspond pas pleinement à l’expérience que l’on peut en avoir sur un terrain précis, celui de notre recherche, à savoir la muséologie et le musée. Selon nous, si l’artification de la bande dessinée est « un cas d’école6 », c’est dans la mesure où elle montre les limites de ce modèle sociologique. Autrement dit, il n’est pas question de remettre en cause la qualité artistique de la bande dessinée en tant que pratique et en tant que produit, mais plutôt de discuter des conséquences du modèle sociologique qui tente de définir les mécanismes permettant cette qualification de la bande dessinée.
- 7 Dominique Petitfaux, « Bande Dessinée », Encyclopædia Universalis [http://www.universalis-edu.com.r (...)
2Pour parvenir à cette analyse, il nous faut d’abord parler de la bande dessinée, que nous définissons à travers ses aspects esthétiques, discursifs et médiatiques. Il ne s’agit pas d’une définition opératoire que l’on a coutume de rencontrer, désignant la bande dessinée par ses éléments constitutifs : « Toute bande dessinée est fondée sur une juxtaposition d’images, organisée en séquences narratives. Chaque image – dite “vignette” – se trouve généralement à l’intérieur d’un cadre rectangulaire, la “case”. Un alignement de cases forme un “registre” ou “strip”. Une superposition de registres occupant toute une page d’une revue ou d’un album constitue une “planche”.7 ». Les définitions courantes ont le défaut, nous semble-t-il, de rester dans une posture descriptive de l’objet matériel. Nous proposons une approche plus axiologique, fondée sur les valeurs qui accompagnent l’expérience bédéique : expérience qui est à la fois esthétique, discursive et médiatique.
- 8 Concernant l’implication de ce modèle dans la représentation des auteurs de bande dessinée, nous re (...)
- 9 Voir dans la suite du texte « La division et la hiérarchisation des produits et des acteurs de la b (...)
3Il nous faut ensuite confronter cette représentation de la bande dessinée à l’actualité de la recherche scientifique, notamment au modèle sociologique de l’artification, dont il s’agira de pointer les limites. Nos critiques sont au nombre de trois : la première porte sur sa finalité et son exclusivité (lié au cadre théorique du modèle), qui conduit un objet « artifié » au fait qu’il ne puisse pas être autre chose qu’une œuvre d’art et, surtout, qu’il ne puisse rien lui arriver de mieux. Ce qui nous amène directement à la seconde critique qui repose sur le non-respect de l’intégrité de la bande dessinée (autrement dit, sa tendance à diviser et hiérarchiser la pratique, les produits et les acteurs8 pour mieux correspondre au cadre théorique9). La dernière remarque que nous voudrions soulever concerne plus directement ce qui est dit du musée, limité à un simple espace de présentation.
- 10 Jean Davallon, « Le musée est-il vraiment un média ? », Culture & Musées, no 2, 1992, p. 99-123 ; i (...)
4Notre objectif est donc de démontrer que l’exposition muséale, contrairement à ce qu’en dit le modèle sociologique de l’artification, propose, à travers son propre potentiel discursif, une interprétation de la bande dessinée qui favorise l’intégrité de la pratique, des acteurs et des objets. Autrement dit, il s’agit de constater la relation d’intérêts partagés qui existe entre le musée et la bande dessinée, ce que nous appelons « relation symbiotique ». Pour atteindre cette finalité, nous allons utiliser la typologie muséale de Jean Davallon10 qui définit trois dynamiques expositionnelles : muséologie d’objet, muséologie de savoir et muséologie de point de vue. Ces trois formes de muséographie permettent de mettre en valeur, respectivement, les aspects esthétiques, discursifs et médiatiques de la bande dessinée.
La bande dessinée, symbiose de ses aspects esthétique, discursif et médiatique
- 11 Thierry Groensteen, Un objet culturel non identifié, Angoulême, Éditions de l’An 2, 2006 et Thierry (...)
- 12 Henri Garric (sld), L’Engendrement des images en bande dessinée, Tours, Presses universitaires Fran (...)
- 13 Ibid., p. 9.
- 14 Maaheen Ahmed, Stéphanie Delneste, Jean-Louis Tilleuil, Le Statut culturel de la bande dessinée – A (...)
- 15 Zoé Vangindertael, op. cit., p. 13-15.
5Il existe de nombreuses définitions de la bande dessinée, faisant référence à sa matérialité, à ses spécificités constitutives ou aux expériences qu’elle permet. Sans ouvrir ici une véritable revue de littérature, nous pourrions citer quelques ouvrages récents. Thierry Groensteen11 aborde notamment la bande dessinée comme un produit d’édition et de diffusion, participant ainsi à la détermination de son aspect médiatique. Henri Garric12, également, qui a dirigé un ouvrage interrogeant les spécificités de la narration bédéique à travers ses particularités esthétiques (l’engendrement des images) : « La bande dessinée est un art de la narration qui construit le récit en laissant se déployer des images dans le temps de la lecture13. ». L’ouvrage Le statut culturel de la bande dessinée – Ambiguïtés et évolutions, sous la direction de Maaheen Ahmed, Stéphanie Delneste et Jean-Louis Tilleuil14 tente de définir, quant à lui, ce qu’est l’objet culturel bédéique en désignant les diverses facettes de sa constitution (l’auteur, l’édition, l’œuvre, la pratique, le public) comme étant signifiantes dans la reconnaissance de la discursivité de la bande dessinée. En faisant le tour des différentes expressions consacrées lors de notre recherche dirigée initiale15, il nous a semblé utile d’aborder la bande dessinée à travers ces trois aspects : esthétique, discursif et médiatique.
La valorisation esthétique de la bande dessinée
- 16 À propos du patrimoine bédéique, Pierre-Laurent Daurès a établi une typologie des objets présents a (...)
6L’approche esthétique conduit à s’interroger sur les qualités visuelles et matérielles de la bande dessinée. La bande dessinée existe matériellement sous forme d’albums imprimés en masse et de documents originaux, sans oublier les objets dérivés qui participent à la définition du patrimoine bédéique16. Si les premiers se retrouvent généralement en librairie, les seconds intéressent davantage les galeries et les ventes aux enchères, mais les trois se collectionnent.
7Il s’agit d’identifier aussi les différences en termes de modalités de réception. Un album imprimé et acheté en librairie aura tendance à entrer, pour certains, dans la catégorie de la consommation culturelle, alors qu’un original encadré (qu’il s’agisse d’une esquisse, d’une planche originale, ou même d’un album avec une forte valeur historique) conduira davantage à une relation de contemplation et de délectation. Dans les différents cas, c’est un univers sensible qui se développe grâce à la rencontre avec la bande dessinée.
La discursivité de la bande dessinée
- 17 Zoé Vangindertael, op. cit., p. 46-48.
- 18 Henri Garric, op. cit., p. 9 : « La bande dessinée est un art de la narration qui construit le réc (...)
- 19 Benoit Peeters, Case, Planche, Récit – Lire la bande dessinée, Tournai, Casterman, 1998, p. 7.
- 20 L’étude réalisée en 2012 par le Ministère de la Culture et de la Communication en France sur le lec (...)
8Cet univers bédéique est encadré par un double travail d’interprétation17. Le premier est établi par l’auteur ou les auteurs de la bande dessinée qui s’approprient une thématique, un sujet, un projet scénaristique. Le second est produit par le lecteur qui interprète le contenu de la bande dessinée avec son propre bagage culturel18, ce que nous décrit précisément Benoit Peeters : « Comment lire une bande dessinée ? […] Mais de toutes les manières et dans tous les sens possibles. […] La santé et la force de la bande dessinée me paraissent notamment se mesurer – n’en déplaise à ses détracteurs – à la variété des regards que l’on peut porter sur elle19. ». La bande dessinée n’est pas seulement constituée de dessins et de textes, elle est le fruit d’une stratégie de mises en cases, en planches, en albums qui participent pleinement au projet narratif. Surtout, ce projet narratif n’est jamais neutre, il est la forme visible d’un projet interprétatif, celui que nous venons de définir, de la part des acteurs de sa production. En cela, la bande dessinée est porteuse d’un discours qu’il faut contextualiser : contextualisation de sa production et contextualisation de sa réception. Le lecteur est la clé qui parvient à activer l’expérience bédéique en y ajoutant ses propres références culturelles. Autrement dit, l’expérience interprétative de la bande dessinée se renouvelle selon l’évolution du lecteur, depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte20.
La bande dessinée comme média
- 21 C’est ce qui est notamment au cœur du numéro 54 de Hermès, La Revue, Éric Dacheux (sld), « La band (...)
- 22 Eric Dacheux, « Introduction générale », dans op. cit., p. 12.
- 23 Christophe Evans et Françoise Gaudet, op. cit., p. 2-5.
9La bande dessinée peut aborder tout type de sujet. Média de masse en théorie, elle relève parfois aussi de stratégies plus ciblées quant aux publics ou aux moyens de diffusion. En étant attentif à son évolution sur le marché de l’édition, il apparait que la bande dessinée acquiert un ensemble apparemment sans limites de thématiques et de stratégies médiatiques. De la fiction au discours scientifique, la bande dessinée est également perçue comme une approche comportant des spécificités médiatiques qui lui sont propres, offrant une manière originale de diffuser les discours21 : « La BD est aussi un média. […] Cette définition est moins surprenante qu’il n’y paraît si on définit le mot média comme étant à la fois un support de communication aux caractéristiques techniques spécifiques (la planche multicadre), une industrie culturelle particulière (la troisième en France) et une médiation spécifique entre un public et des auteurs (une mise en images et en textes d’un récit proposant une narration segmentée)22. ». Grâce à cela, les publics de la bande dessinée sont nombreux et ne se limitent pas à un âge en particulier ni à un milieu social défini23. La bande dessinée est inclusive, car elle se décline en différentes stratégies communicatives, depuis l’érudition jusqu’à la détente, en passant par la sensibilisation et la découverte, pour correspondre aux besoins d’une pluralité de publics.
Limites du modèle sociologique de l’artification
- 24 Nathalie Heinich et Roberta Shapiro, op. cit., p. 20.
- 25 Ibid., p. 19 et p. 21.
- 26 Ibid., p. 288-290. Nathalie Heinich, dans sa synthèse conclusive, désigne une série d’acteurs qui s (...)
- 27 Ibid., p. 281-288. Nathalie Heinich énumère ainsi une quinzaine d’opérateurs différents : les opér (...)
10« L’artification désigne le processus de transformation du non-art en art, résultat d’un travail complexe qui engendre un changement de définition et de statut des personnes, des objets et des activités. Loin de recouvrir seulement des changements symboliques (requalification des actions, ennoblissement des activités, grandissement des personnes, déplacements de frontières), l’artification repose avant tout sur des fondements concrets : modification du contenu et de la forme de l’activité, transformation des qualités physiques des personnes, reconstruction des choses, importation d’objets nouveaux, réagencement de dispositifs organisationnels, création d’institution24. ». Le modèle sociologique de l’artification revendique son appartenance au cadre théorique de l’institutionnalisation de la culture, en parlant régulièrement du monde de l’art et de lui-même comme d’un processus d’institutionnalisation de l’objet comme œuvre25. Il permet, en observant les acteurs26 et les opérateurs27 du monde de l’art, de constater un changement de perception symbolique d’une activité donnée. Celle-ci, considérée dans un premier temps comme une pratique non artistique, peut faire l’objet d’un processus d’artification conduisant à sa reconnaissance sociale et culturelle en tant que pratique artistique. Appliqué à la bande dessinée, ce modèle sociologique semble être critiquable sur trois aspects distincts.
L’artification comme finalité exclusive
- 28 Ibid., p. 20.
- 29 Ibid., p. 287.
- 30 Nathalie Heinich, « La signature comme indicateur d’artification », Sociétés et représentations, v (...)
11Dans la reconnaissance sociale et culturelle d’une pratique, la désignation de celle-ci en tant que pratique artistique apparait comme une victoire absolue : on y décrit l’« ennoblissement des activités, [le] grandissement des personnes, [le] déplacement des frontières28 », le plus haut degré de raffinement dans les pratiques culturelles d’une société. Surtout, il apparait qu’une pratique artistique ne peut pas être autre chose qu’un exercice de sublimation matérielle au profit de l’esthétique : « Voilà qui nous amène au plus près des opérateurs proprement esthétiques, jouant sur la forme même des propositions de manière à en faciliter une perception conforme aux attentes envers l’art ayant cours dans le contexte spatio-temporel considéré29. ». Il apparait dès lors qu’une œuvre d’art ne peut être appréhendée que du point de vue de la contemplation et de la délectation, qu’un artiste ne peut être que celui dont on a une signature30.
La division et la hiérarchisation des produits et des acteurs de la bande dessinée
- 31 Vincent Seveau, op. cit., p. 260 : « L’artification de la bande dessinée n’est donc que partielle (...)
12Appliqué à un objet d’étude comme la bande dessinée, le modèle sociologique de l’artification risque de hiérarchiser les produits de la bande dessinée pour ne conserver que ce qui correspond aux définitions limitées de l’art comme sublimation esthétique, de l’œuvre d’art comme originale et unique et de l’artiste comme génie solitaire31.
- 32 Vincent Seveau, dans Nathalie Heinich et Roberta Shapiro (sld), op. cit., p. 259.
- 33 Ibid., p. 284.
13Concernant les produits, il y a évidemment le cas des originaux qui apparaissent comme l’élément-clé de l’artification de la bande dessinée, en grande partie parce qu’ils sont rares, souvent uniques et relevant du document empreint de l’aura de son auteur, n’ayant pas été « altéré » par la reproduction : « Les dessinateurs intègrent le marché de l’art, signe de la valorisation des caractères d’authenticité et de singularité lié à la signature et à la non-reproductibilité32. ». Ils sont ainsi collectionnés, vendus et exposés comme la fine fleur du patrimoine bédéique33. C’est ce qui définit les principaux arguments d’une artification de la pratique et du produit bédéique, quand bien même il ne s’agit pas véritablement de bande dessinée.
- 34 Nathalie Heinich, op. cit., p. 8-9.
14La bande dessinée étant une activité liée à l’édition et à l’impression, ce que nous pouvons remarquer également est que tout ce qui appartient à la reproduction et à la diffusion en masse, au registre de l’humour ou encore de ce qui est destiné aux enfants seraient comme des « freins » à la reconnaissance artistique de la pratique et de l’objet bédéique : « Toutefois, ce n’est pas la bande dessinée tout entière qui se trouve ainsi artifiée, mais seulement une portion de la production : celle destinée plutôt aux adultes, adoptant des formes atypiques par rapport aux modes narratifs habituels, avec une recherche manifeste d’originalité, de virtuosité graphique ou d’inventivité narrative. […] Toutefois, c’est un autre obstacle qui s’oppose à une artification pleine et entière de la bande dessinée : à savoir, d’une part, le maintien d’un large secteur destiné à la jeunesse […] et, d’autre part, la prise en charge de ce secteur par un mode de production et de diffusion industriel, marqué par la standardisation et la recherche de profits à court terme34. ».
- 35 Jean-Matthieu Méon, « Bande dessinée : une légitimité sous conditions », Informations sociales, v (...)
- 36 Vincent Seveau, dans Nathalie Heinich et Roberta Shapiro (sld), op. cit., p. 259.
15Concernant les acteurs, il apparait également très clairement que le statut d’artiste est surtout accordé aux seuls dessinateurs ou aux auteurs considérés comme « complets » parce qu’ils participent au scénario et au dessin dans l’élaboration du produit bédéique35 : « La tension entre art et profession, mise en exergue par une traditionnelle division du travail […] est atténuée à travers l’autoédition, le fanzinat ou le concept d’“auteur complet” et, à l’autre pôle, par un processus de professionnalisation à travers des collectifs, ateliers et groupes d’entraide36. ». La hiérarchisation semble être établie à cause de la légitimité du dessin en tant que pratique artistique, mais c’est oublier l’importance du projet scénaristique constitutif de la bande dessinée et donc c’est minimiser le rôle du scénariste et des autres acteurs participants à l’élaboration de l’objet final, de la véritable bande dessinée, celle qui est éditée, imprimée, diffusée et lue.
Le modèle de l’artification méconnait les propriétés du champ muséal
- 37 Nous avons déjà précisé que le musée était inscrit comme un opérateur institutionnel de l’artificat (...)
- 38 Paul Rasse, Le Musée
- 39 Serge Chaumier, « Les écritures de l’exposition », Hermès, La Revue, no 61, Paris, CNRS, 2011, p. (...)
16Parmi les acteurs influents dans le processus de changement symbolique que propose le modèle de l’artification, se trouve le musée. Étrangement confondu avec la galerie d’art37 dont il n’a pourtant en commun que quelques aspects de sa muséographie, il paraît évident que sont sous-estimées son autorité culturelle38 et sa discursivité expositionnelle39.
- 40 Bernard Deloche, « Muséal », dans André Desvallées et François Mairesse, Dictionnaire encyclopédiq (...)
- 41 François Mairesse, « Muséalisation », dans André Desvallées et François Mairesse, op. cit. p. 251- (...)
- 42 Nathalie Heinich et Roberta Shapiro (sld), op. cit., p. 283-284.
17Le musée, « terrain d’application du champ muséal40 » apparait clairement comme un acteur des enjeux culturels et sociaux de nos sociétés occidentales actuelles. L’ampleur de son activité se mesure à la symbiose de ses principales missions qui sont la préservation, la recherche et la communication d’un patrimoine41. Ainsi, lorsqu’il s’agit d’étudier la bande dessinée au sein du champ muséal, s’intéresser uniquement aux expositions, de surcroit à celles qui sont similaires aux expositions de peinture, nous semble particulièrement réducteur. Ces missions muséales permettent de considérer le musée comme le lieu d’une certaine discursivité qui lui est spécifique. Au niveau expositionnel, qui est le seul véritable aspect considéré par le modèle sociologique de l’artification42, il ne s’agit pas d’une présentation d’objets exemplaires dans un espace neutre, mais bien d’un exercice de représentation (l’exposition) d’un projet d’interprétation (la bande dessinée).
- 43 Jean Davallon, op. cit., p. 99-123.
18À cet égard, Jean Davallon a travaillé sur le potentiel sémiotique de l’exposition et a établi un modèle typologique constitué de trois aspects muséologiques différents : la muséologie d’objet, la muséologie de point de vue et la muséologie de savoir43. Ce modèle repose essentiellement sur le projet de médiation entre le patrimoine et le public qui est déterminé par le contenu mis en valeur et la réception qu’en fait le public : la muséologie de point de vue renvoie à une expérience d’immersion, la muséologie d’objet renvoie à une expérience de contemplation et la muséologie de savoir renvoie à une expérience d’érudition. Ces trois muséologies sont complémentaires et il revient à l’analyse d’une exposition de déterminer celle qui prendra l’ascendance sur les deux autres, sans les annihiler pour autant.
La réalité du champ muséal au service d’une reconnaissance sociale et culturelle de la bande dessinée
19Les trois muséologies proposées par Jean Davallon sont théoriquement présentes dans chaque situation à des degrés divers. Notre objectif, ici, est de relever seulement l’aspect le plus révélateur du projet expositionnel.
La valorisation de l’aspect esthétique de la bande dessinée
- 44 Centre belge de bande dessinée, « La Gallery », dans Expositions, [https://www.cbbd.be/fr/expositi (...)
20Cas 1 : La muséologie d’objet et la Gallery du Centre belge de bande dessinée44
- 45 Jean-Claude De la Royère et Benoît Mouchart, « Alix – Veni, Vidi, Vici », dans La Gallery, [https: (...)
21Afin de traiter de la muséologie d’objet, qui conduit vraisemblablement à la visibilité de chaque expôt à des fins de contemplation, nous voudrions utiliser l’exemple de la Gallery du Centre belge de bande dessinée (Bruxelles, Belgique). Espace conçu en partie comme un white cube, le minimalisme du mobilier et la sinuosité du parcours invitent le visiteur à observer une certaine quantité de planches encadrées et sommairement identifiées par des cartels. Les cadres renferment parfois des planches imprimées, parfois des dessins, parfois des bouts de récit avec le texte, parfois des bulles vides de sens, mais visuellement présentes. Serait-ce ici le meilleur exemple de ce que Heinich et Shapiro définissent comme l’exposition muséale qui valorise pleinement la contemplation et la délectation du dessin bédéique, au détriment finalement du contenu discursif et de son aspect médiatique ? Malgré les apparences, il n’en est rien. Il faut, en effet, se pencher sur le projet de cette galerie pour comprendre que l’aspect médiatique est une condition élémentaire pour être exposé : ce qui est offert au visiteur doit être accessible sous forme éditée dans les mêmes temps et lieux que l’exposition. Aussi l’album, parfois édité et imprimé pour l’exposition, est disponible à l’achat et à la lecture à la librairie et à la bibliothèque du musée. Il serait également erroné de penser qu’il ne s’agit que d’un espace de valorisation du dessin bédéique. Pour prendre en exemple l’exposition « Alix – Veni, Vidi, Vici » (du 4 septembre au 14 octobre 2018), il est important d’analyser l’argumentaire des commissaires Jean-Claude De la Royère et Benoît Mouchart45. Il s’agit surtout de valoriser le contenu bédéique dans toute sa complexité : non seulement la ligne claire, mais aussi le contexte historique, les références culturelles et l’intrigue maniérée qui transpose selon les codes bédéiques la structure de la tragédie. Il s’agit donc bien de valoriser l’esthétique de la bande dessinée dans un projet de muséologie d’objet, sans toutefois oublier ses tenants discursif et médiatique.
- 46 Centre belge de bande dessinée, « L’Art de la BD », dans Expositions, [https://www.cbbd.be/fr/expo (...)
22Cas 2 : La muséologie de savoir et l’exposition permanente L’art de la BD au Centre belge de bande dessinée46.
23L’exposition permanente « L’Art de la BD », toujours au Centre belge de bande dessinée, offre un second exemple d’intégration de la bande dessinée au musée. Il s’agit ici de transmettre au visiteur les bases d’une culture bédéique, concernant notamment les différentes étapes de réalisation d’une bande dessinée et les différents genres qui définissent la production européenne. Ce projet d’exposition érudite, où il est véritablement question de transmettre un savoir, s’établit en grande partie sur l’aspect esthétique (les caractéristiques sensibles) des différentes étapes. Ainsi sont proposés, encadrés, de nombreux artefacts, le plus souvent originaux, afin que le visiteur puisse contempler l’allure d’un crayonné, d’une planche toute juste encrée, d’un processus de création numérique, mais aussi d’un scénario, d’une planche à dessin, d’un pinceau, d’une plume, d’un carnet. La stratégie est identique pour les genres de bandes dessinées puisque chaque description s’accompagne d’une ou plusieurs planches, encadrées et régulièrement renouvelées afin de donner un aspect visuel à une acception théorique.
24Le projet expositionnel conduit finalement le visiteur à mieux saisir les enjeux théoriques de l’élaboration d’une bande dessinée (muséologie de savoir) grâce à l’esthétique de la bande dessinée.
25Cas 3 : La muséologie de point de vue et le projet architectural du musée Hergé.
- 47 Musée Hergé, « À propos du musée », dans Votre visite, [http://www.museeherge.com/fr/visite/about],(...)
26Le musée Hergé (Louvain-la-Neuve, Belgique) est construit comme un véritable écrin pour le patrimoine d’Hergé. Il est le fruit du travail combiné de l’architecte Christian de Portzamparc et du scénographe Joost Swarte47. À travers l’expérience de visite du musée, il est évident qu’il existe une sorte de mise en abyme, volontaire, de la bande dessinée et de l’univers d’Hergé dans le travail de l’espace tridimensionnel. Tout est fait pour créer un espace-temps proche d’une certaine uchronie et d’une certaine utopie, provoquant une expérience immersive. Au sein de ce projet, il existe une esthétisation du patrimoine d’Hergé, qui provoque une contemplation et une délectation face à une collection de « reliques » du travail d’Hergé. Une salle en particulier montre bien ce rapport ambigu entre l’espace réel dans lequel le visiteur se meut, la nature des objets patrimoniaux et la création d’une réalité purement expositionnelle : la deuxième salle du parcours expositionnel, intitulée « Créations multiples », déploie dans l’ombre des murs obliques une haie de chevalets supportant des artefacts encadrés, renvoyant directement le visiteur à son imaginaire de l’atelier du peintre.
27Dans cet exemple, l’esthétique de la bande dessinée est au centre d’un projet de muséologie de point de vue qui invite à la contemplation pour établir une perception symbolique générale d’un patrimoine bédéique.
La valorisation de l’aspect discursif de la bande dessinée
- 48 Isabelle Arsenault, La Pastèque 15 ans d’édition. Montréal, Les Éditions de la Pastèque, 2013.
28Cas 1 : La muséologie d’objet et l’exposition « La Pastèque, 15 ans » (du 5 novembre 2013 au 30 mars 2014) au Musée des beaux-arts de Montréal48.
- 49 Béatrice Salmon, Toy comix, catalogue d’exposition (Paris, Musée des arts décoratifs, 2007-2008), P (...)
29Cette exposition célèbre les 15 ans de la maison d’édition québécoise La Pastèque, en 2013, en partenariat avec le Musée des beaux-arts de Montréal. Une quinzaine d’artistes ont été invités à réinterpréter certaines œuvres de la collection, sous forme d’un récit de bande dessinée, à l’image de ce qui avait été produit lors de l’exposition « Toy Comix » au Musée des arts décoratifs de Paris (du 15 novembre 2007 au 27 avril 2008)49. Ce type de projet offre l’occasion de contempler la mise en récit, la mise en discours, d’une œuvre d’art au travers du potentiel discursif de la bande dessinée. Les stratégies expositionnelles permettent de rester dans une muséologie d’objet puisque les bandes dessinées et les œuvres muséalisées qui les ont inspirées sont proposées au regard du visiteur afin qu’une rencontre esthétique, sensible, ait lieu. Le contenu de la bande dessinée est limité à la surface de quelques planches, elles-mêmes exposées dans leur entièreté. Il n’y a donc pas de réduction du récit au profit d’une présentation frontale (ce qui arrive chaque fois qu’une planche est extraite de son récit pour être encadrée et exposée verticalement) et le visiteur-lecteur a l’occasion d’interpréter aussi bien l’œuvre du musée que la bande dessinée qui lui est proposée.
30L’objectif, ici, est de constater le rôle de l’interprétation discursive dans le projet bédéique grâce à une rencontre entre le visiteur, la bande dessinée et l’objet de collection.
- 50 Mémorial de la Shoah, Shoah et bande dessinée, [http://expo-bd.memorialdelashoah.org/], consulté
31Cas 2 : la muséologie de savoir et l’exposition « Shoah et bande dessinée » (du 18 janvier 2017 au 7 janvier 2018) au Mémorial de la Shoah de Paris50.
32Dans l’exposition « Shoah et bande dessinée », il s’agit avant tout de proposer une analyse du traitement de ce sujet historique dans la bande dessinée. Autrement dit, il est question d’interroger les tenants et les aboutissants d’une thématique traitée dans de
nombreux projets, de manière diachronique. La bande dessinée apparait dès lors sous les traits d’un témoignage qui nécessite une contextualisation pour son appréhension et un travail de transposition de la part de l’auteur. Dans l’exposition, de nombreux artefacts, de typologies variées, accompagnent une analyse critique de ces projets. Le document original, comme l’esquisse ou les brouillons de scénario, apparait comme le lieu des hésitations, des essais, des choix des auteurs. Les formats édités (revues, albums, planches de presses) illustrent l’étendue des supports participants à l’aspect médiatique de la bande dessinée, tout en conditionnant, dans le même temps, leur élaboration. La question des publics, enfin, est traitée pour rappeler que tout projet médiatique est élaboré en fonction d’un destinataire et que cela influence définitivement l’interprétation des thématiques choisies. L’auteur exécute son savoir-faire en pleine conscience que son travail sera lu et interprété, le lecteur perçoit de manière éclairée que ce travail a été élaboré et interprété en amont de sa propre lecture.
33Ce cas témoigne de la place de l’interprétation discursive dans le projet « bédéique » à travers l’analyse savante des conditions et des résultats de son élaboration.
- 51 Centre belge de bande dessinée, « Astérix chez les Belges », dans Expositions, [https://www.cbbd.b (...)
34Cas 3 : La muséologie de point de vue et l’exposition « Le village Astérix » (du 1er juin au 1er octobre 2017) au Centre belge de bande dessinée51.
- 52 Mélanie Andrieu, Jean Auquier, « Astérix chez les Belges. Une exposition ludique à la découverte d (...)
35Durant l’été 2017, le Centre belge de bande dessinée proposait une exposition sur l’œuvre de Goscinny et Uderzo intitulée « Astérix chez les Belges » (Dargaud, 1979). De l’aveu même de la commissaire Mélanie Andrieu52, il ne s’agit pas ici de traiter pleinement de l’esthétique de la bande dessinée, mais bien de son contenu discursif et donc de la manière avec laquelle les auteurs ont interprété une quantité non négligeable de thématiques au fur et à mesure des aventures des célèbres Gaulois : d’Eddy Merckx au « parler belge », en passant par Bruxelles, Pieter Breughel, Victor Hugo, l’Europe ou les spécialités culinaires du plat pays. Particulièrement apprécié des enfants, il s’agissait de permettre une transmission de cette analyse accessible aux plus jeunes. Pour y parvenir, de très nombreux dispositifs muséologiques, tantôt interactifs (sous forme de jeux), tantôt scénographiques (élaboration de décors), ont permis l’instauration d’un espace immersif dans l’univers d’Astérix. L’expérience de cette exposition conduit sans nul doute le visiteur à vivre la richesse discursive d’œuvre bédéique.
36L’impact de ces parcours ouvert aux plus jeunes des publics conduit à l’appropriation du contenu bédéique par l’immersion, validant le modèle de la muséologie de point de vue.
La valorisation de l’aspect médiatique de la bande dessinée
- 53 Musée POP, « BDQ : l’art de la bande dessinée québécoise », dans Expositions, [https://museepop.c (...)
37Cas 1 : La muséologie d’objet et la section dédiée aux fanzines à l’exposition « BDQ : l’art de la bande dessinée québécoise » (du 17 juin 2016 au 3 décembre 2018) au Musée POP (Trois-Rivières, Québec)53.
38Dans de très nombreuses expositions traitant de la bande dessinée, les formats médiatiques de celle-ci (les déclinaisons de l’album) sont présentés sous vitrine, parfois même encadrés et suspendus à une cimaise, comme pour rappeler la matérialité du support qui permet la diffusion et l’accession à l’expérience bédéique. L’exposition « BDQ : L’art de la bande dessinée québécoise » au Musée POP (Trois-Rivières, Québec, Canada) dédie ainsi une part non négligeable de son parcours expositionnel à la question du fanzine. Ce produit, imprimé et diffusé à une échelle plutôt locale, permet à de nombreux auteurs de faire circuler leurs œuvres de manière relativement autonome. Il est donc question, dans le projet expositionnel, de constater l’expressivité de ces supports de diffusion, en même temps que leur relative simplicité, notamment dans les conditions de leur reproductibilité technique, afin de mettre l’accent sur leur utilité dans une stratégie de défense d’une bande dessinée typiquement québécoise, sur une scène éditoriale francophone encore majoritairement franco-belge.
39L’exposition des formes médiatique de la bande dessinée à travers une muséologie d’objet conduit à la légitimation de sa culture matérielle.
40Cas 2 : la muséologie de savoir et le dispositif muséologique de la table de lecture
- 54 La table de lecture est protéiforme : elle peut, en effet, se constituer d’une table sur laquelle (...)
- 55 Jean Auquier, entrevue avec Zoé Vangindertael (25 avril 2018), dans Étude de la bande dessinée dans (...)
41Dans le cas d’une muséologie de savoir, il existe un dispositif qui peut apparaitre à première vue comme innocent, mais qui, pourtant, relève d’enjeux élémentaires pour la muséalisation de la bande dessinée : il s’agit de la table de lecture54. Son apparente simplicité n’empêche pas la définition d’un véritable espace-temps entièrement dédié à l’appropriation, par le visiteur qui devient lecteur, de l’expérience bédéique. Autrement dit, grâce à ce type de dispositif, parfois accompagné de matériel à dessin, le visiteur rencontre à la fois l’objet matériel et le contenu cognitif de la bande dessinée, l’amenant à en faire une expérience médiatique sur le plan individuel. Cette expérience est au cœur du projet d’érudition de nombreuses expositions, de nombreux projets muséaux, comme en témoigne Jean Auquier, directeur du Centre belge de bande dessinée : « [La table de lecture] est primordiale, ça reste un aboutissement55 ». Ce n’est pas un simple outil de médiation ouvert en présence de classe d’enfants : une table de lecture est définie comme l’objectif avoué d’une exposition temporaire. Cette liberté d’action offerte au visiteur est fondamentale pour le rendre acteur de son apprentissage, sans pour autant le laisser démuni puisque l’exposition en tant que telle l’aide à recevoir la bande dessinée, l’outillant, l’orientant selon le projet discursif de l’exposition. Aussi, faut-il au moins tout l’espace-temps de l’exposition pour préparer le visiteur à la lecture. Encore faut-il que le visiteur s’approprie le projet expositionnel pour s’accommoder de la contrainte active qui l’invite à la lecture en fin de parcours.
42La forme médiatique de la bande dessinée devient un outil de médiatisation dans le cadre d’une exposition conçue sur le modèle de la muséologie de savoir.
- 56 Musée canadien de la guerre, Un ciel meurtrier – Guerre aérienne, 1914-1918, [https://www.museedela (...)
43Cas 3 : la muséologie de point de vue et l’exposition « Un ciel meurtrier : guerre aérienne » (du 10 juin 2016 au 29 janvier 2017) au Musée canadien de la guerre56.
44Dans une dynamique inverse au point précédent, notre dernier exemple traite d’une exposition qui utilise de manière immersive la bande dessinée pour accompagner le visiteur dans l’appréhension du contenu expositionnel. C’est le cas de l’exposition « Un ciel meurtrier – guerre aérienne : 1914-1918 » qui a eu lieu au Musée canadien de la Guerre, à Ottawa. Un récit bédéique a donc été créé de toutes pièces pour servir de liant et de médium entre les différents artefacts exposés et pour donner un visage humain au contenu historique. Dans les faits, ce sont donc neuf personnages qui ont été créés, notamment pour que les différents profils de visiteurs puissent se projeter dans les aventures fictives suggérées. Car l’objectif de l’exposition était de transmettre les aspects techniques et stratégiques d’une guerre aérienne, replacée dans le contexte historique de la Première Guerre mondiale, sans pour autant retracer des évènements réels.
45L’exploitation de la forme médiatique de la bande dessinée à travers une muséologie immersive permet de constituer un dispositif qui donne une cohésion structurelle au projet expositionnel.
Conclusion
46Le dynamisme, volontaire et créatif, du champ muséal est ici l’occasion d’exprimer la complexité constitutive de la bande dessinée et de ses potentiels esthétique, discursif et médiatique. À l’heure où nous pensons que certains auteurs menacent la bande dessinée du point de vue de son intégrité et de ses spécificités, le champ muséal apparait comme une presqu’île sur laquelle se développe une relation que l’on pourrait qualifier de symbiotique avec la bande dessinée. Autrement dit, le musée se sert de la bande dessinée pour exprimer ses propres potentiels qui s’inscrivent plus généralement dans ses missions de préservation, de recherche et de communication, alors que la bande dessinée y trouve justement l’occasion idéale d’y dévoiler ses propres aspects esthétique, discursif et médiatique.
47Ne pouvons-nous pas y voir le moment et le moyen d’une véritable reconnaissance sociale et culturelle de la bande dessinée, libérée des limites imposées par des notions théoriques trop souvent utilisées sans véritable attention à ses spécificités ? Si notre intuition nous conduit malgré tout à considérer la bande dessinée comme un art, s’agit-il alors de reconsidérer ce que l’on entend par ce vocable ?
48Il n’est pas question de comparer, ici, l’ensemble des approches définitoires de l’art et d’étudier leur application à la bande dessinée, mais plutôt de confronter un modèle actuel qui tend à expliquer comment la bande dessinée est devenue une pratique artistique (et pour cela, les sociologues ont recours à un cadre théorique qui inclut une notion d’art qui nous semble problématique) avec une réalité, celle du champ muséal. Pour y parvenir, nous avons analysé neuf stratégies expositionnelles qui permettent d’ouvrir le dialogue sur une reconnaissance du potentiel artistique de la bande dessinée à partir de ses caractéristiques esthétique, discursive et médiatique.
49Après tout, si processus de transformation symbolique il y a (selon la définition de l’artification), peut-être que ce dernier ne s’applique pas tant à la bande dessinée en tant que telle qu’au cadre théorique dans lequel s’inscrivent nos schémas cognitifs. En ouvrant la notion d’œuvre d’art à ce qui apparait comme le support d’une expérience harmonieuse mêlant à la fois l’esthétique, le discursif et le médiatique, dans lequel l’artiste et l’amateur ont un devoir d’interprétation, alors, peut-être trouverons-nous un moyen de considérer la bande dessinée pour la pratique artistique qu’elle est, au même titre que la peinture, sans que la différence soit un synonyme de division, d’exclusion ou de hiérarchie.
Notes
1 Georges Roque (sld), Majeur ou mineur ? : Les hiérarchies en art, Nîmes, Jacqueline Chambon, 2000.
2 Le modèle sociologique de l’artification est proposé par Roberta Shapiro et Nathalie Heinich pour étudier la reconnaissance de certaines pratiques culturelles dans la sphère artistique, en observant notamment les changements de perceptions symboliques. Nathalie Heinich et Roberta Shapiro, De l’artification. Enquêtes sur le passage à l’art, Paris, EHESS, 2012.
3 Ibid., p. 19. Roberta Shapiro contextualise l’essor du modèle de l’artification (p. 15-26) en signalant que ce processus est un « cas particulier » s’inscrivant « dans le cadre théorique de l’“institution de la culture” […] élaborée par Daniel Fabre ».
4 Plusieurs auteurs travaillent à partir de ce modèle théorique pour décrire le passage à l’art de la bande dessinée. Nathalie Heinich, « L’artification de la bande dessinée », Le Débat, vol. 3, no 195, juin 2017, p. 5-9. Vincent Seveau, « La bande dessinée », dans Nathalie Heinich et Roberta Shapiro, op. cit., p. 253-266. Vincent Seveau, Mouvements et enjeux de la reconnaissance artistique et professionnelle : une typologie des mondes d’engagement en bande dessinée, thèse, Université Montpellier 3, 2013. Jacques-Erick Piette, « L’accession au statut d’artiste des dessinateurs de bande dessinée en France et en Belgique », Sociologie de l’Art, opus 23 & 24, n° 1, 2015, p. 111-128. Jacques-Erick Piette, Le Neuvième art, légitimations et dominations, thèse, Université Paris 3 – Sorbonne nouvelle, 2016.
5 Zoé Vangindertael, Étude de la bande dessinée dans le champ muséal : critique du modèle sociologique de l’artification et analyse de la relation symbiotique entre la bande dessinée et le champ muséal, (travail dirigé) Montréal, UQAM, 2018.
6 Nathalie Heinich, op. cit., p. 6.
7 Dominique Petitfaux, « Bande Dessinée », Encyclopædia Universalis [http://www.universalis-edu.com.res.banq.qc.ca/encyclopedie/bande-dessinee/], consulté le 24 avril 2019.
8 Concernant l’implication de ce modèle dans la représentation des auteurs de bande dessinée, nous renvoyons à un autre article dédié spécifiquement à cette question : Zoé Vangindertael, « La représentation muséale de l’auteur de bande dessinée : enjeux d’une dialectique entre l’artiste et l’artisan », Comicalités [http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/comicalites/3431], consulté le 16 avril 2019.
9 Voir dans la suite du texte « La division et la hiérarchisation des produits et des acteurs de la bande dessinée », p. 5.
10 Jean Davallon, « Le musée est-il vraiment un média ? », Culture & Musées, no 2, 1992, p. 99-123 ; id., « Le pouvoir sémiotique de l’espace », Hermès, La Revue, vol. 3, n° 61, 2011, p. 38-44.
11 Thierry Groensteen, Un objet culturel non identifié, Angoulême, Éditions de l’An 2, 2006 et Thierry Groensteen, La Bande dessinée au tournant, Bruxelles, Angoulême, Les impressions nouvelles, La cité internationale de la bande dessinée et de l’image, 2017.
12 Henri Garric (sld), L’Engendrement des images en bande dessinée, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2013.
13 Ibid., p. 9.
14 Maaheen Ahmed, Stéphanie Delneste, Jean-Louis Tilleuil, Le Statut culturel de la bande dessinée – Ambiguïtés et évolutions, Louvain-la-Neuve, Academia – L’Harmattan, 2017.
15 Zoé Vangindertael, op. cit., p. 13-15.
16 À propos du patrimoine bédéique, Pierre-Laurent Daurès a établi une typologie des objets présents au sein des expositions de bande dessinée en six catégories : « la planche originale », « le matériel de travail de l’auteur », « l’imprimé et ses reproductions », « les produits dérivés », « les créations originales » et « les documents d’exposition ». L’auteur différencie ensuite ce qui semble prévu ou non pour l’exposition, ce qui est fait en amont ou en aval de l’objet publié et ce qui témoigne d’un « rapport faible avec la publication » (Pierre-Laurent Daurès, Enjeux et stratégies de l’exposition de bande dessinée, (Mémoire), École Européenne Supérieure de l’Image, Université de Poitiers, 2011, p. 48.).
17 Zoé Vangindertael, op. cit., p. 46-48.
18 Henri Garric, op. cit., p. 9 : « La bande dessinée est un art de la narration qui construit le récit en laissant se déployer des images dans le temps de la lecture. ». Will Eisner, Les Clés de la Bande Dessinée, tome 1. L’art séquentiel. trad. A. Clare, Paris, Delcourt, 2009, p. 7-8 : « La lecture – au sens le plus général – peut -être véritablement définie comme la manifestation d’une activité perceptive. […]. L’équation de la Bande Dessinée comprend le montage à la fois d’images et de mots, sollicitant chez le lecteur ses qualités d’interprétation visuelle et verbale. ».
19 Benoit Peeters, Case, Planche, Récit – Lire la bande dessinée, Tournai, Casterman, 1998, p. 7.
20 L’étude réalisée en 2012 par le Ministère de la Culture et de la Communication en France sur le lectorat de bande dessinée favorise l’idée que les lecteurs en viennent à relire leurs bandes dessinées au cours de leur vie (cette pratique s’avère exacte pour 55 % des lecteurs de bande dessinée ayant répondu à l’enquête). Christophe Evans, Françoise Gaudet, « La lecture de bandes dessinées », Culture études, [https://www.cairn.info/revue-culture-etudes-2012-2-page-1.htm], 2012, vol. 2, n° 2, p. 6. DOI : 10.3917/cule.122.0001.
21 C’est ce qui est notamment au cœur du numéro 54 de Hermès, La Revue, Éric Dacheux (sld), « La bande dessinée. Art reconnu et média méconnu », Paris, CNRS, 2009.
22 Eric Dacheux, « Introduction générale », dans op. cit., p. 12.
23 Christophe Evans et Françoise Gaudet, op. cit., p. 2-5.
24 Nathalie Heinich et Roberta Shapiro, op. cit., p. 20.
25 Ibid., p. 19 et p. 21.
26 Ibid., p. 288-290. Nathalie Heinich, dans sa synthèse conclusive, désigne une série d’acteurs qui s’inscrivent dans « l’ordre des “quatre cercles de la reconnaissance” tels que les a identifié l’historien d’art Alan Bowness ».
27 Ibid., p. 281-288. Nathalie Heinich énumère ainsi une quinzaine d’opérateurs différents : les opérateurs terminologiques, spatiaux, cognitifs, etc. Parmi ceux-ci, le musée est cité dans les opérateurs institutionnels en prenant l’exemple du musée de l’art brut de Lausanne. Il semblerait que ce soit l’autorité culturelle, dans une sorte d’absolu, qui intervienne dans le modèle sociologique, sans qu’il soit démontré explicitement en quoi le musée participe à la reconnaissance des produits de l’art brut en tant qu’œuvres d’art.
28 Ibid., p. 20.
29 Ibid., p. 287.
30 Nathalie Heinich, « La signature comme indicateur d’artification », Sociétés et représentations, vol. 1, n° 25, 2008, p. 97-106.
31 Vincent Seveau, op. cit., p. 260 : « L’artification de la bande dessinée n’est donc que partielle. Ses marqueurs historiques sont contrebalancés : par la sphère de l’enfance dont elle ne s’est qu’en partie émancipée ; par son caractère industriel, commercial que le manga […] exacerbe ; par la remise en cause, à travers Internet, de son rapport au livre et à la culture savante, par le manque de reconnaissance publique de ses artisans […] ». Jacques-Érik Piette, sociologue, délimite également son corpus d’expositions de bande dessinée sur le critère suivant ; ne seront conservé les expositions contenant au moins un document original de bande dessinée, excluant ainsi toutes les expositions faites uniquement de reproductions car ces dernières ne participeraient pas à la reconnaissance artistique de la pratique (Jacques-Érik Piette, op. cit., p. 16). C’est un exemple qui justifie que l’on s’inquiète de l’application de ce modèle sociologique sur le patrimoine bédéique.
32 Vincent Seveau, dans Nathalie Heinich et Roberta Shapiro (sld), op. cit., p. 259.
33 Ibid., p. 284.
34 Nathalie Heinich, op. cit., p. 8-9.
35 Jean-Matthieu Méon, « Bande dessinée : une légitimité sous conditions », Informations sociales, vol. 4, no 190, 2015, p. 84-91 ; id., « L’auteur comme artiste polyvalent, la légitimité culturelle et ses figures imposées », dans Maaheen Ahmed, Stéphanie Delneste, Jean-Louis Tilleuil, Le Statut culturel de la bande dessinée - Ambiguités et évolutions, Louvain-la-Neuve, Academia - L’Harmattan, 2017, p. 213-237.
36 Vincent Seveau, dans Nathalie Heinich et Roberta Shapiro (sld), op. cit., p. 259.
37 Nous avons déjà précisé que le musée était inscrit comme un opérateur institutionnel de l’artification (Voir la note de bas de page n° 31), il apparait une dernière fois parmi les opérateurs spatiaux : « Que la bande dessinée, l’art brut, l’art singulier ou le graffiti se retrouvent dans les galeries ou les musées d’art constitue un indicateur évident : la cimaise est un opérateur spatial de première importance. » Nathalie Heinich et Roberta Shapiro (sld), op. cit., p. 283.
38 Paul Rasse, Le Musée
réinventé. Culture, patrimoine, médiation, Paris, CNRS, 2017.
39 Serge Chaumier, « Les écritures de l’exposition », Hermès, La Revue, no 61, Paris, CNRS, 2011, p. 45-51 ; Jean Davallon, op. cit.
40 Bernard Deloche, « Muséal », dans André Desvallées et François Mairesse, Dictionnaire encyclopédique
de muséologie, Paris, Armand Colin, 2011, p. 235-250.
41 François Mairesse, « Muséalisation », dans André Desvallées et François Mairesse, op. cit. p. 251-270.
42 Nathalie Heinich et Roberta Shapiro (sld), op. cit., p. 283-284.
43 Jean Davallon, op. cit., p. 99-123.
44 Centre belge de bande dessinée, « La Gallery », dans Expositions, [https://www.cbbd.be/fr/expositions/la-gallery], page consultée le 5 novembre 2018.
45 Jean-Claude De la Royère et Benoît Mouchart, « Alix – Veni, Vidi, Vici », dans La Gallery, [https://www.cbbd.be/fr/la-gallery/alix-veni-vidi-vici], consulté le 5 novembre 2018.
46 Centre belge de bande dessinée, « L’Art de la BD », dans Expositions, [https://www.cbbd.be/fr/expositions/les-expositions-permanentes/l-art-de-la-bd], consulté le 5 novembre 2018.
47 Musée Hergé, « À propos du musée », dans Votre visite, [http://www.museeherge.com/fr/visite/about], consulté le 5 novembre 2018.
48 Isabelle Arsenault, La Pastèque 15 ans d’édition. Montréal, Les Éditions de la Pastèque, 2013.
49 Béatrice Salmon, Toy comix, catalogue d’exposition (Paris, Musée des arts décoratifs, 2007-2008), Paris, L’Association, 2007.
50 Mémorial de la Shoah, Shoah et bande dessinée, [http://expo-bd.memorialdelashoah.org/], consulté
le 5 novembre 2018.
51 Centre belge de bande dessinée, « Astérix chez les Belges », dans Expositions, [https://www.cbbd.be/fr/les-grandes-expositions-temporaires/asterix-chez-les-belges], consulté le 5 novembre 2018.
52 Mélanie Andrieu, Jean Auquier, « Astérix chez les Belges. Une exposition ludique à la découverte des Gaulois du Nord », dans Astérix chez les Belges, [https://www.cbbd.be/uploads/fichiers/expos_les_grandes_expositions/cbbd-expo-aste-rix-chez-les-belges-presse.pdf], consulté le 5 novembre 2018.
53 Musée POP, « BDQ : l’art de la bande dessinée québécoise », dans Expositions, [https://museepop.ca/expositions/bdq-l-art-de-la-bande-dessinee-quebecoise], consulté le 5 novembre 2018.
54 La table de lecture est protéiforme : elle peut, en effet, se constituer d’une table sur laquelle les bandes dessinées sont proposées à la lecture, mais elle peut également prendre l’allure d’une bibliothèque plus traditionnelle et être accompagnée de mobilier de repos pour le visiteur.
55 Jean Auquier, entrevue avec Zoé Vangindertael (25 avril 2018), dans Étude de la bande dessinée dans le champ muséal…, op. cit.
56 Musée canadien de la guerre, Un ciel meurtrier – Guerre aérienne, 1914-1918, [https://www.museedelaguerre.ca/cielmeurtrier/], consulté le 5 novembre 2018.
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Référence papier
Zoé Vangindertael, « Le musée et la bande dessinée : enjeux d’une relation symbiotique », Marges, 29 | 2019, 16-29.
Référence électronique
Zoé Vangindertael, « Le musée et la bande dessinée : enjeux d’une relation symbiotique », Marges [En ligne], 29 | 2019, mis en ligne le 01 janvier 2023, consulté le 17 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/2122 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/marges.2122
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