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Notes de lecture et comptes rendus d'expositions

Jacques Rancière, Les Temps modernes. Art, temps, politique

Paris, La Fabrique, 2018, 158 p.
Nicolas Heimendinger
p. 164-165
Référence(s) :

Jacques Rancière, Les Temps modernes. Art, temps, politique, Paris, La Fabrique, 2018, 158 p.

Texte intégral

1Ce petit ouvrage, d’abord publié en anglais, rassemble les textes de conférences données par Rancière dans plusieurs pays de l’ex-Yougoslavie. Il y reprend et développe des thèses exposées plus systématiquement dans de précédents ouvrages, notamment Aisthesis, Le Spectateur émancipé ou Les Bords de la fiction. Clin d’œil au film de Chaplin et à la revue de Sartre, le titre renvoie surtout à l’ambition théorique commune à ces quatre essais : reconsidérer la modernité, entendue au sens artistique comme politique, pour en pluraliser les temporalités, contre les conceptions réductrices et uniformisantes qu’en ont promues tour à tour les modernistes dogmatiques, les théoriciens de la postmodernité et les apôtres de la fin de l’histoire.

2Le premier texte, le plus directement politique des quatre, met en cause l’idée de « fin des utopies », devenue depuis la chute de l’URSS le fond commun des « descriptions dominantes du temps présent » (p. 15). Prétendant s’être débarrassés des « grands récits », celles-ci reconduisent pourtant le mode de temporalité fondamental des téléologies marxistes, celui de la nécessité historique et, avec lui, la scission entre « ceux – la minorité – qui viv[ent] dans le temps de la science, qui est celui de la nécessité connue et transformée en instrument d’action », et « ceux – la majorité – qui viv[ent] dans le temps de l’ignorance, le temps de la succession
et de la répétition » (p. 24). Seulement, cette nécessité historique et l’expertise qui l’accompagne ne sont plus tendues désormais vers l’horizon révolutionnaire de l’émancipation, mais au contraire vers « une optimisation de l’ordre existant » (p. 25). Si la critique de cette nouvelle idéologie de l’histoire et de ses principaux motifs rhétoriques (la globalisation, la crise, la réforme) n’est pas tout à fait originale, elle ouvre en revanche sur l’intéressante perspective – que Rancière développe depuis ses premiers textes sur la parole ouvrière – d’une réinterprétation de la lutte des classes en une lutte pour le temps, entre ceux qui l’ont et ceux qui ne l’ont pas, ceux qui peuvent en imposer le rythme, présenté comme une nécessité implacable, et ceux qui ne peuvent s’émanciper qu’à condition d’en faire éclater le carcan. Il en découle une apologie de « la subversion de la distribution des espaces, des temps et des capacités qui la légitim[e] » (p. 45), qui peut évoquer plusieurs mouvements sociaux récents, comme les occupations de places que cite le philosophe en conclusion. Néanmoins, au-delà des séductions intellectuelles que peut exercer cette temporalité insurrectionnelle, la capacité de ces mouvements à convertir d’éphémères « interruption[s] du temps dominant » (p. 43) en renversements durables de l’ordre social implique sans doute d’embrasser aussi le temps plus routinier et calculé de l’organisation collective et de la pensée stratégique, dont l’auteur semble indistinctement se défier.

3Le deuxième essai s’attaque, dans le champ artistique cette fois, à une autre forme de temporalisation réductrice et répressive de la modernité, celle du modernisme théorisé par Greenberg. Mettant en lumière ses soubassements hégéliens, Rancière montre bien comment cette mise en récit de l’histoire de l’art moderne recouvre en fait une opération de déshistoricisation. Considérer que chaque discipline artistique progresse, dans le régime moderniste, vers une réduction à la pure spécificité de son médium, revient à présupposer une essence intemporelle de l’art qui se réaliserait progressivement dans l’histoire. C’est ignorer que le concept même d’art constitue une « configuration historiquement déterminée » (p. 52). À Greenberg et ses épigones, Rancière oppose une conception de la modernité comme tout à la fois retard sur le temps présent et anticipation sensible du futur, tirée d’Emerson, Walt Whitman et Dziga Vertov : L’Homme à la caméra est analysé comme une œuvre emblématique de l’avant-garde, dont le montage parataxique, non-hiérarchisé, « anticipe, par la constitution d’un temps commun, [un] monde sensible communiste » (p. 72). C’est ce temps commun et avec lui l’idéal d’un « sensorium égalitaire » (p. 77) que réprime au contraire le modernisme de Greenberg, en redéfinissant le temps de l’avant-garde comme une fuite en avant pour échapper à la décadence d’une culture d’arrière-garde, celle du kitsch généré par l’accession des classes laborieuses à un temps de loisir.

4Les deux derniers essais se concentrent sur le statut de deux disciplines artistiques particulières. Dans « Le moment de la danse », prenant ses distances vis-à-vis de Nancy et Badiou qui font de la danse une sorte de lieu originaire de l’art, Rancière l’analyse plutôt comme la manifestation la plus exemplaire de ce nouveau paradigme de l’art apparu à la fin du 18e siècle et qu’il appelle, depuis Le Partage du sensible, la « révolution esthétique ». Le mouvement libre de la danse (celle d’Isadora Duncan, Mary Wigman ou Lucinda Childs) lie sous un même idéal « le paradoxe kantien de la finalité sans fin » (p. 107) et l’horizon communiste d’une « non-séparation des moyens et des fins » (p. 96). Le dernier essai pousse quant à lui ces réflexions du côté du cinéma, à partir de trois films (Dziga Vertov, John Ford, Pedro Costa), compris comme autant de moments-clefs de son histoire et autant de manières de nouer des temporalités hétérogènes à l’écran.

5Ces analyses indiquent l’ampleur et l’intérêt du champ de recherche que permet d’ouvrir cette attention portée à la diversité des temps de la modernité, trop souvent caricaturée en une foi naïve dans le progrès ou une célébration indifférenciée de la nouveauté. C’est là, sans doute, le fait de définitions scolaires trop répandues, mais aussi de la volonté de certains idéologues conservateurs de mettre à distance les ambitions révolutionnaires ou utopiques dont elle était porteuse. « Il est temps de percevoir, à l’encontre, que les notions de modernité, modernisme et avant-garde impliquent un chevauchement de temporalités différentes, un jeu complexe de relations entre anticipation et retard, fragmentation et continuité, mouvement et immobilité. » (p. 53). En ce sens, la critique, par laquelle commence l’ouvrage, de la coupure schématique entre modernité et postmodernité, devenue un paradoxal grand récit de la fin des grands récits (comme Lyotard lui-même l’avait déjà perçu), vise surtout à rouvrir la possibilité de « construire un futur inédit » (p. 64).

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Pour citer cet article

Référence papier

Nicolas Heimendinger, « Jacques Rancière, Les Temps modernes. Art, temps, politique »Marges, 30 | 2020, 164-165.

Référence électronique

Nicolas Heimendinger, « Jacques Rancière, Les Temps modernes. Art, temps, politique »Marges [En ligne], 30 | 2020, mis en ligne le 21 mai 2020, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/2097 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/marges.2097

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Auteur

Nicolas Heimendinger

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