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L’optique corporelle de Vladimir Titov

1Bien que largement reconnue, l’œuvre de Vladimir Titov donne lieu à des commentaires qui s’attachent plus à la classification de l’œuvre qu’à son mode de signifiance. Iouri Mamléïev soustrait la pratique de l’artiste au naturalisme pour la qualifier d’« écart surréaliste ». Alexander Borovsky, soucieux d’« enraciner » Titov dans le contexte de l’art russe, retire son œuvre au surréalisme, jugé trop conceptuel, pour établir sa genèse à partir de la « peinture de la mutation ». Sous cet étiquetage, emprunté à Alexander Yakimovitch, sont regroupés des artistes hétérogènes des années 1960-1970, qui explorent la « phénoménologie des mutations humaines et sociales », et dont la « métaphoricité » est révélatrice des « conséquences de la “sélection négative” effectuée par le régime soviétique ». Il n’est pas étonnant que, dans cette perspective, le « petit peuple » de Titov, avec ce qu’il a d’intempestif et de vital, se trouve finalement déterminé par le moment de la décrépitude soviétique, qui est celui de la Perestroïka. Mikhaïl Kovalkov n’ira pas plus loin : en détectant la présence des objets quotidiens dans le travail pictural de Titov, il contourne son attitude de création moderne, à savoir le brouillage de l’opposition de l’art et de la vie, pour célébrer une « objectivation de la peinture », « une sacralisation et un maintien dans la mémoire culturelle de la société des réalités et de l’ambiance des bas-fonds de la période soviétique et post-soviétique comme source de l’expérience esthétique unique ».

2Toutes ces lectures historicistes renforcent le principe de la représentativité, évacuant toute dimension artistique. À peine Borovsky a-t-il posé la question du rapport du peindre au peint, en repérant chez Titov une « optique corporelle », « une sortie hors des limites de la réalité visible », « des tonalités spécifiques du brun-rouge », que son déterminisme originiste l’a résolue par l’exclusion de la manière artistique au profit d’une réalité posée comme préexistante. « L’optique corporelle » de Titov est définie comme « une aptitude à regarder le monde et soi-même dans ce monde avec les “yeux” du corps communal » selon le « dictionnaire des termes de l’école conceptuelle moscovite », la particularité tonale de ses œuvres récentes est rattachée au « paysagisme typiquement russe ».

3Dans le cas des discours tenus sur l’œuvre de Titov, le refoulement de l’empirique est davantage qu’une simple marque de la conception métaphysique de l’art, qui aseptise l’activité créatrice du sujet au nom de la vérité transcendantale. C’est une nécessité. Face à la manière de Titov, une morale artistique élaborée sur le principe de l’imitation se montrerait non seulement impuissante à rendre compte de sa facture particulière, mais serait entièrement remise en question. Ce qui importe chez Titov, ce n’est pas tant sa manière, qui s’expose dans la grossièreté de sa matérialité et l’audace de sa gestuelle, que son impact ambivalent sur la vision. Celui-ci est aussi bien présent dans ses œuvres picturales que dans ses dessins de têtes, dont le format réduit ne fait qu’en intensifier la portée. Vue de loin, l’épaisseur de la matière, qui confère à ses figures du volume et du relief, travaille à les faire sortir des cadres de la représentation classique pour les déplacer dans l’espace du spectateur. C’est à partir de cette distance, qui met les moyens plastiques au service de l’incarnation figurative, qu’opèrent les critiques qui peinent à installer Titov dans le réel et la socialité. Vue de près, la même facture travaille en revanche contre ses figures, jusqu’à les défigurer. La défiguration doit être comprise comme une annexion des figures à l’ordre figuratif et comme une atteinte à leur intégralité physique et morale. C’était l’intuition de l’écrivain Mamléïev, qui perçoit bien que les « figures sombres et sauvages » de Titov « rappellent peu des êtres réels », mais plutôt « leurs ombres noires », « leurs doubles effrayants ». Cette remarque, qui pose la question de la ressemblance, est importante. En éloignant les figures de Titov des êtres vivants et par là même des approches qui expliquent leur laideur par le choix des modèles issus des milieux marginalisés, Mamléïev les pousse dans le sens des doubles, dont l’efficience réside dans la subversion du paradigme identitaire. Autrement dit, c’est le basculement de la ressemblance du plan de l’identité statique vers celui de l’altérité dynamique qui est perçu comme effrayant chez Titov. Il est significatif que ce déplacement de perspective ne soit pas une thématique chez Mamléïev, mais un mode de dire : « ça n’est pas nécessairement agressif, souvent dans les tableaux de Titov ça a l’air drôle, ça pleure, inspirant même de la compassion ». Le neutre impliqué dans le déictique ça, qui constitue une forme condensée de l’inconnu et de l’indéfini, est le meilleur indicateur de l’inclassabilité de l’œuvre de Titov, de sa capacité de saisir la ressemblance.

4Vladimir Titov est né à Moscou en 1950. Depuis 1982, il vit en France. Ses œuvres font partie des collections de la Galerie Tretiakov de Moscou, du Musée russe de Saint-Pétersbourg, du Musée d’art de Zimmerli, du Fonds national d’art contemporain. En 2018, il a participé à l’exposition « Russische Kunst heute » au Musée Karl Ernst Osthaus à Hagen.

5Le portfolio que nous présentons ici reproduit un ensemble de dessins non datés, effectués au crayon et au feutre sur des supports hétérogènes (bloc-notes, agendas, annuaire…).

6Les citations proviennent du catalogue de l’exposition « Vladimir Titov », Musée Russe de Saint-Pétersbourg, 2009.

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Pour citer cet article

Référence papier

Satenik Bagdasarova, « Portraits, Vladimir Titov  »Marges, 28 | 2019, 113-134.

Référence électronique

Satenik Bagdasarova, « Portraits, Vladimir Titov  »Marges [En ligne], 28 | 2019, mis en ligne le 01 janvier 2022, consulté le 18 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/1859 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/marges.1859

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Auteur

Satenik Bagdasarova

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