Introduction l’art avec (ou sans) le marché de l’art
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1Comment aborder la question de la relation entre l’art et son marché dans une revue ayant des ambitions théoriques ? Les sommes en jeu et la compétition entre des collectionneurs internationaux, autour d’un même désir d’achat, font plutôt l’objet d’articles dans les rubriques culture ou économie des principaux quotidiens ou magazines grand public. Et de fait, la plupart des ouvrages consacrés au marché de l’art sont dus aux journalistes de ces rubriques, lesquels se concentrent, de manière répétitive et souvent assez peu critique, sur un petit nombre de vedettes du marché les artistes Jeff Koons, Takashi Murakami et Damien Hirst, les galeristes Larry Gagosian ou Emmanuel Perrotin, les collectionneurs Charles Saatchi, Dakis Joannou ou François Pinault, le commissaire-priseur Tobias Meyer, etc. Les œuvres elles-mêmes ne sont évoquées qu’en passant pour dénoncer les sommes en jeu (ou s’extasier sur elles) et pour expliquer qu’un simple bout de toile cirée ou de métal a été vendu pour une somme faramineuse.
- 1 Rappelons ici la fameuse étude de Thorstein Veblen sur la consommation ostentatoire « L’usage et l (...)
- 2 Voir par exemple Cyril Mercier, Les collectionneurs d’art contemporain analyse sociologique d’un gr (...)
- 3 Selon cette optique, la seule chose qui compte, c’est l’équilibre de l’offre et de la demande. Pour (...)
2Tout ceci peut sembler hors de propos à l’amateur d’art comment peut-on autant s’intéresser aux prix atteints et aussi peu aux œuvres ? Faut-il en déduire que celles-ci ne peuvent susciter l’intérêt qu’en raison des ressources nécessaires pour les acquérir ? Répondre à de telles questions nécessite assurément de laisser de côté les approches esthétiques traditionnelles, au profit d’enquêtes mêlant psychologie, sociologie et économie études sur la fascination du public pour les dépenses somptuaires1, sur les acheteurs et leur milieu2 ou sur la manière dont sont formés les prix, dans le contexte d’une analyse économique néoclassique3.
Peut-on séparer valorisations esthétiques et financières ?
- 4 Un cas d’école est fourni par la série des monochromes d’Yves Klein, toiles strictement identiques, (...)
3Le plus intéressant avec le traitement médiatique du marché de l’art n’est pourtant pas là, mais plutôt dans la façon, dont il peut avoir des conséquences sur la réception esthétique des œuvres. Pensons à l’intérêt suscité par le Salvator Mundi de Léonard de Vinci, une œuvre complètement oubliée jusqu’en 2005, achetée pour la somme record de 450 millions de dollars en 2017 et qui à ce titre doit être exposée au Louvre Abu Dhabi, avec sans doute l’objectif d’en augmenter la fréquentation. Parfois, un simple point rouge à côté d’un tableau suffit pour modifier l’attention qu’on lui porte on s’interrogera alors sur le fait de savoir si on admire une œuvre en raison de son succès commercial ou si elle a un succès commercial parce qu’on l’admire. Il est vrai que la vue d’une œuvre onéreuse attise davantage la curiosité que celle d’une œuvre bon marché. Les deux pourraient d’ailleurs être strictement identiques la différence de prix n’est pas une caractéristique observable sur les objets eux-mêmes, même si cela peut sembler étrange à première vue4.
- 5 Un très bon exemple d’un processus de valorisation cumulative est fourni par le destin du Portrait (...)
4Ici apparaît un point important, qui peut sembler paradoxal bien que la valeur artistique d’une œuvre ne soit pas a priori de même nature que sa valeur financière, il est bien difficile de les séparer ou même de parvenir à les définir de manière très rigoureuse. La valeur artistique est en effet susceptible d’évoluer au cours du temps, mêlant des qualités propres à un contexte de création, à des expositions, à des avis de membres du public, de critiques, d’historiens de l’art, etc. La valeur financière n’est pas statique non plus, puisqu’elle reflète un processus complexe achats et reventes successifs, entrées ou sorties de collections privées ou publiques… Il semble difficile de ce fait de parvenir à considérer un objet d’art, pour lui-même, sans tenir compte des différents facteurs conjoncturels qui affectent le regard qui lui est porté et le prix qui l’accompagne5.
- 6 Jean Baudrillard, Pour une critique de l’économie politique du signe, Paris, Gallimard, 1972, p. 14 (...)
- 7 Jean-Yves Leroux et Nathalie Moureau, « La main visible des riches collectionneurs dans la formati (...)
- 8 D’ailleurs, selon ces auteurs, lorsqu’une œuvre a été « enrichie » par des historiens, cela perme (...)
5Au début des années 1970, Jean Baudrillard le remarquait « La vraie valeur du tableau […], c’est sa valeur généalogique (sa “naissance” : la signature et l’auréole de ses transactions successives son “pedigree”) […] le tableau circule, comme un titre de noblesse, d’héritier en héritier, se chargeant de prestige au fil de son histoire6. ». Cette valeur généalogique est faite de « petits événements historiques », pour reprendre l’expression de l’économiste Nathalie Moureau, souvent mis en scène par les collectionneurs eux-mêmes afin d’augmenter la valeur des œuvres qu’ils possèdent7. Ils ont pour but de créer un effet boule de neige, qui fonctionne à la manière d’une prophétie autoréalisatrice, contribuant à l’augmentation aussi mécanique que possible de la cote d’une œuvre. On est ici au cœur de ce que Luc Boltanski et Arnaud Esquerre qualifient d’enrichissement c’est-à-dire des démarches de valorisation d’éléments préexistants, phénomène qui caractérise la société contemporaine et est particulièrement visible dans le cadre de l’art contemporain8.
- 9 Olav Velthuis, « The contemporary art market between stasis and flux », dans Maria Lind et Olav V (...)
- 10 Nathalie Moureau, « Tout ce qui brille n’est point or », dans Annie Cohen-Solal et Christelle Ter (...)
- 11 Thierry Ehrmann (sld), Le Marché de l’art en 2017, Lyon, Artprice.com, 2018, p. 61-62.
- 12 Nombre d’entre eux vendent ainsi leurs œuvres sur des sites de ventes aux enchères, sur des sites g (...)
6Ceci étant dit, des nuances s’imposent. On se focalise souvent sur les artistes vedettes, les principales ventes aux enchères, les galeries mondiales et les collectionneurs multimillionnaires, en oubliant que la plus grande partie du marché de l’art échappe largement à ce genre de processus. Le marché de l’art concerne en effet pour l’essentiel des ventes modestes, des galeries sans grande pérennité et des transactions de gré à gré entre des acheteurs qui ne sont pas des collectionneurs et encore moins des investisseurs9. Ainsi, les enchères record dont les médias se font largement écho ne constituent qu’un nombre assez réduit de ventes exceptionnelles10, la plupart étant beaucoup moins spectaculaires, puisque selon le rapport d’Artprice de 2017, la moitié des transactions se concluent en dessous de 1 165 dollars11. Sans compter qu’on se limite le plus souvent à la portion du marché dont les transactions sont rendues publiques via des intermédiaires (galeries, foires, enchères), en oubliant que les collectionneurs ont intérêt à acheter et vendre les œuvres directement entre eux ou que les artistes sont souvent leurs premiers marchands, ce qui est de plus en plus le cas depuis le développement d’Internet12. Ce constat conduit à reformuler la question posée précédemment l’association entre valeur esthétiques et financières est-elle universelle s’applique-t-elle de la même manière à tous les segments du marché ? Ou pour le dire en termes marxistes la valeur d’usage des œuvres est-elle nécessairement indissociable de leur valeur d’échange ? Répondre à ces questions implique de changer de perspective en s’intéressant aux objectifs visés par les acteurs du monde de l’art selon les positions qu’ils adoptent vis-à-vis du marché.
Comment le monde de l’art perçoit-il le rôle du marché ?
7À première vue, le fait de considérer les œuvres d’art comme de simples marchandises est unanimement condamné, à la fois dans le monde de l’art et au-delà comme en témoignent un certain nombre de dispositions légales qui y sont attachées – le droit d’auteur en France et certains pays européens, les copyright laws dans les pays anglo-saxons –, dispositions qui ont des conséquences sur les tarifs douaniers, les assurances, le calcul des impôts ou les droits de succession… Ce statut particulier des œuvres d’art conduit néanmoins à des prises de positions assez hétérogènes au sein du monde de l’art, quant à la manière dont il faut envisager le lien entre valorisation esthétique et financière.
- 13 Tobias Meyer, entretien avec Ulrike Knöfel et Joachim Kronsbein, Der Spiegel, 9 janvier, 2006, en l (...)
8Pour la première, qui est de la loin la plus influente et la plus visible, le marché représente une sorte de juge de paix qui règle les conflits esthétiques. Si une œuvre se vend à un prix élevé, c’est qu’elle est de qualité supérieure et si elle ne se vend pas c’est que sa qualité est moindre. Selon les mots de l’ex-commissaire-priseur de Sotheby’s, Tobias Meyer « Les œuvres les plus chères, sont de fait aussi les meilleures13. ». Pour le dire autrement, la qualité d’une œuvre est nécessairement proportionnelle au désir qu’elle suscite, lequel se donne à voir dans les dépenses ostentatoires engagées par les amateurs qui comptent – c’est-à-dire les acheteurs les plus fortunés. Il y a ici assimilation stricte entre valeurs esthétiques et financières, sur arrière-fond de croyance en une toute puissance de la loi de l’offre et de la demande. Une variante modérée de ce point de vue considère que la valeur financière ne reflète pas parfaitement la valeur esthétique, puisqu’il existe des œuvres dont la valeur esthétique est déjà reconnue, bien qu’elles ne soient pas (encore) vendues à des prix importants. En d’autres termes, ce sont potentiellement de bons investissements spéculatifs.
- 14 À ce jour, l’analyse du marché de l’art contemporain révèle que les médiums traditionnels (dessin, (...)
9Une position assez différente considère que la valeur financière présente ou à venir doit être considérée comme secondaire dans l’appréciation esthétique. Ce point de vue met en avant le fait qu’il y a des œuvres d’importance considérable qui sont de facto absentes du marché de l’art. Cela concerne principalement des formes de création qui ne produisent pas d’objets au sens traditionnel œuvres relationnelles, performances, nouveaux médias… Bien entendu, pour être tout à fait juste, il ne s’agit pas là d’une opposition complète au monde du commerce, puisque certaines de ces pratiques pourraient très bien parvenir à être vendues un jour sur le marché de l’art, si celui-ci s’adapte à d’autres formes de création et si cette transformation fait évoluer le point de vue des commentateurs concernés14.
- 15 Pour être tout à fait juste, il faut reconnaître que l’art produit au sein des systèmes universitai (...)
10Une variante, plus radicale, consiste à refuser par principe tout lien entre création artistique et marché de l’art, même dans l’hypothèse d’une évolution future du marché. Dans ce cas, il s’agit de considérer que la création échappe par nature à toute marchandisation et qu’elle devrait de ce fait être soutenue de manière complètement désintéressée par des instances privées ou publiques, au même titre que la recherche scientifique. C’est notamment le pari qui a été fait lors de la création des départements d’Arts plastiques au sein des universités. Dans ce cadre, l’art correspond à la création de formes hybrides mêlant investigations pratiques et théoriques, sans se limiter aux frontières traditionnelles entre les différentes pratiques ou entre les arts et les autres domaines de l’activité humaine. Une telle conception ne conduit pas nécessairement à la production d’objets au sens habituel et bien plus à des réflexions ouvertes sur l’art ou sur le monde15. Bien entendu, cela n’exclut pas qu’une partie de cette production soit commercialisée (ne serait-ce que sous la forme de documentation ou de produits dérivés).
- 16 Sur ce point, voir Howard S. Becker, « professionnels intégrés, les francs-tireurs, les artistes p (...)
- 17 Ce segment du marché a fait l’objet d’analyses il y a déjà longtemps. Voir Raymonde Moulin, L’Artis (...)
11Il faudrait encore ajouter un dernier point de vue, lequel ne correspond pas aux termes habituels de la valorisation esthétique ou financière et renvoie à tout ce qui échappe au segment le plus visible du marché de l’art. Cela concerne à la fois l’art pour les touristes et les pratiques amateurs. Ce genre de pratique n’a pas forcément vocation à apparaître sur le marché de l’art, même si cela peut se produire de manière plus ou moins régulière16. Certaines des personnes concernées ne produisent pas des objets dans le but de les vendre ni même parfois de faire de l’art parfois, il s’agit même uniquement d’une activité de loisirs créatifs. Néanmoins, s’il en est question ici, c’est afin de considérer que le marché de l’art ne se limite pas à sa partie la plus médiatisée17.
Des alternatives au marché de l’art sont-elles possibles ?
- 18 Vincent Van Gogh, Lettres à son frère Théo, Paris, Grasset, 1937, p. 129-130.
- 19 Selon les mots de Karel Teige, Le Marché de l’art (1935), Paris, Allia, 2000, p. 7-10.
- 20 Voir Olav Velthuis, Talking Prices. Symbolic Meanings of Prices on the Market for Contemporary Art, (...)
- 21 Jean-Pierre Cometti, « L’art riche. Faits et méfaits de la main invisible », dans Jean-Pierre Com (...)
12Les artistes et certains amateurs d’art ont depuis longtemps dénoncé la confusion entre valeurs artistiques et financières. Dès la fin du 19e siècle, le marché de l’art commence ainsi à être contesté comme le lieu d’une valorisation artificielle – comparé par Van Gogh à la spéculation sur les tulipes au 17e siècle18 –, « trahison de l’art au profit du conformisme, du snobisme et de la spéculation19 ». Cette position accompagne de fait toute l’histoire de l’art moderne, même si c’est de manière souvent ambiguë. Que penser des remarques hostiles au marché de l’art qu’a pu faire Picasso ? Ou de celles des surréalistes, des expressionnistes abstraits, des artistes de Fluxus ou de Supports-Surfaces… ? Pendant longtemps, bien que certains d’entre eux aient largement profité du marché, il était mal vu pour les artistes d’en dire du bien, le commerce étant compris comme un rejet des idéaux de l’art20. Ceci étant dit, comme le rappelle Jean-Pierre Cometti, l’idée selon laquelle la valeur artistique d’une œuvre serait inassimilable à sa valeur financière procède surtout d’un ancrage des conceptions de l’art dans une tradition philosophique qui voit dans l’art une sphère autonome, dont les objets seraient investis d’une essence propre. Selon ce point de vue, la valeur d’une œuvre d’art est nécessairement intrinsèque et indépendante d’un prix qui lui varie forcément en fonction des circonstances21.
- 22 Sur le BKR, voir Raymonde Moulin, L’Artiste, l’institution et le marché, op.cit., p. 374-376.
13Protéger la « vraie valeur » de l’art suppose alors de le soutenir financièrement en évitant de s’en remettre à la loi arbitraire du marché. Cela a été le projet de certains gouvernements notamment en Union soviétique et dans les pays de l’Est où, officiellement, il n’existait pas de marché de l’art et où l’État compensait cette absence par le biais de commandes et de rémunérations régulièrement versées aux artistes. Dans le même esprit, de 1949 à 1987 aux Pays-Bas, le gouvernement avait mis en place un système, le BKR, qui se proposait de garantir un revenu aux artistes en achetant régulièrement leurs œuvres. Ce système est néanmoins progressivement entré dans une crise qui a abouti à sa suppression, en raison de l’accumulation d’œuvres (souvent médiocres) qu’il fallait stocker et de l’augmentation très forte du nombre d’artistes22.
14Plus près de nous, dans les années 1980-1990, à l’époque où Jack Lang était ministre de la Culture (1981-93) et dans les années qui ont suivi, tout un système a été mis en place, qui existe toujours, dont le but est de venir en aide aux artistes en leur évitant de se confronter uniquement au marché. Cela concerne des aides à la création, des bourses de recherche, des résidences d’artistes, des commandes et des achats de la part de fonds d’acquisition spécialisés (FRAC, FDAC, FNAC, etc.). Le système a assez bien fonctionné dans les années 1980, au moment d’une forte croissance du marché de l’art, avant d’être mis en cause au cours de la décennie suivante. Depuis le début des années 2000, il est surtout orienté vers la promotion des artistes émergents, avec l’espoir d’un relai qui serait assuré par le marché.
15Le rejet du marché de l’art a enfin contribué à la constitution par certains artistes et amateurs d’art d’un tiers-secteur autogéré, dont le but est d’accompagner la création, tout en se positionnant à l’écart des structures étatiques ou du marché. Les artistes concernés refusent de se positionner dans des liens de dépendance financière, ce qui a souvent pour conséquence de les conduire à une situation de pluriactivité et/ou de précarité. Simultanément, un tel secteur entretient malgré tout – du fait même de sa structuration sur le modèle associatif – des liens avec l’État (par le biais des subventions) et avec le marché, vis-à-vis duquel certaines de ces structures essaient malgré tout de se positionner, agissant ainsi comme un filtre de sélection. Il peut s’agir aussi de fédérer des artistes et amateurs d’art autour d’initiatives locales dans ce cas, la survie à moyen et long terme passe par le fait d’avoir recours à des soutiens et aides financières de la part des pouvoirs publics – État, région, ville… – ou de fondations privées, voire par le fait de commercialiser en partie les activités, en louant des espaces ou en y organisant des événements, par exemple.
La création artistique peut-elle rester insensible à l’influence du marché ?
- 23 Allan Kaprow, dans Antoni Muntadas, Between the Frames, Bordeaux, CAPC-Musée, 1994, p. 101.
- 24 Don Thompson, The Supermarket and the Brillo Box, New York, Palgrave/Macmillan, 2014, p. 174.
16Malgré la volonté souvent affichée de ne pas se laisser dicter sa conduite par l’appât du gain, la relation des artistes au marché a toujours été ambivalente, ne serait-ce que parce qu’il n’est pas seulement question d’argent mais aussi de visibilité et de reconnaissance sociale. Comme le remarquait Allan Kaprow, cette situation est complexe « si vous réussissez, au sens économique du terme […], vous vous liez automatiquement aux valeurs du système en question, à la gamme de valeurs de ceux qui ont assez d’argent pour pouvoir s’offrir des loisirs et acheter des œuvres d’art. Ça, c’est le problème pour beaucoup d’entre nous, parce que nous ne partageons pas tous les valeurs de ceux qui ont du pouvoir23. ». Le lien n’est pas seulement moral, puisqu’il implique de s’adapter à la demande – produire régulièrement de nouvelles œuvres – et de s’adapter à son évolution – décorer des magasins, répondre à des commandes spécifiques, concevoir des produits dérivés24…
- 25 Olav Velthuis, « The contemporary art market between stasis and flux », op. cit., p. 18-19.
17Le genre de doute qu’exprimait Allan Kaprow a largement disparu depuis le début des années 2000. Alors que jusque-là la réussite commerciale n’était jamais présentée comme un but – et soigneusement éludée – un nombre croissant d’artistes se sont mis à élaborer des stratégies de développement de produits, en collaboration avec des galeries. La question de l’autonomie de la création s’est alors déplacée vers celle de la réponse à la demande, vue dans le meilleur des cas comme une compréhension site specific des enjeux liés à une exposition ou à une commande25. À partir de là, il est difficile de penser que la relation entre artistes et galeries n’est pas sans effet sur leur activité artistique particulièrement si les œuvres se vendent bien, sachant que la tentation est forte de chercher à en vendre davantage. La production artistique « pour le marché » est en tout cas régie par des règles assez précises qui contraignent les artistes à formater leur production, sachant qu’il leur faut produire un nombre suffisant d’œuvres, participer à différentes foires et régulièrement à des expositions personnelles ou collectives, tout en proposant des nouvelles pièces et en répétant des choses anciennes si c’est nécessaire.
- 26 Selon l’expression de Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, Enrichissement. op. cit., p. 368.
18Une telle chaîne de production correspond à la demande du marché mais aussi à celle des musées et centres d’art d’autant plus que le succès commercial n’est pas sans conséquences institutionnelles. Il a été dit en commençant que les lecteurs de la presse grand public s’intéressaient souvent davantage aux prix des œuvres qu’aux œuvres elles-mêmes. En fait, à de rares exceptions près, c’est aussi le cas des acteurs du monde de l’art. Les artistes les plus exposés dans les musées (« par les autorités institutionnelles en charge de l’immortalisation des choses26 ») et dont il est le plus question dans les revues spécialisées, sont généralement aussi ceux qui réussissent le mieux sur le marché et dont la cote est la plus élevée.
- 27 Sur le mécanisme dans son ensemble, voir Raymonde Moulin, L’Artiste, l’institution, le marché, op. (...)
- 28 Olav Velthuis raconte comment lors de la rétrospective Matisse au MoMA (1992), certaines des œuvres (...)
- 29 Entre autres cas, citons l’exposition « Skin Fruit », consacrée à la collection de Dakis Joannou (...)
- 30 Sur ce point, voir l’article de Franziska Wilmsen dans le même numéro.
19À cela il y a plusieurs explications. D’abord, les marchands et collectionneurs les plus importants font souvent partie des conseils d’administration des musées et de leurs commissions d’acquisition. Leurs connections avec le marché de l’art les conduisent à promouvoir l’exposition et l’achat d’artistes qui leur sont liés27. Parfois, ils profitent de prêts qu’ils font lors d’expositions, pour susciter de l’intérêt pour des œuvres qu’ils s’apprêtent à vendre aux enchères28. Dans certains cas, des expositions muséales sont organisées afin de promouvoir un collectionneur et sa collection29. Par ailleurs, leur intérêt bien compris – qui est aussi celui des musées et des artistes – les conduit à faire des donations, ce qui peut générer des avantages fiscaux pour eux, avoir une certaine importance pour les musées – si l’on tient compte de leurs difficultés budgétaires –, tout en tenant lieu de moment de consécration pour les artistes. Enfin, dans le cas de la création contemporaine – où des productions d’œuvres spécifiques sont souvent en jeu, ce qui occasionne des coûts supplémentaires –, les galeries peuvent devenir des partenaires importants pour les institutions publiques. Des œuvres prêtées ou produites spécifiquement pour une exposition dans un musée ou un centre d’art peuvent ainsi compenser l’investissement de départ en se retrouvant peu de temps après sur le marché30.
- 31 Voir Olivier Quintyn, « La valeur somptuaire de l’art et la pauvreté des artistes », dans Jean-Pi (...)
- 32 Pier Luiggi Sacco, « Money for nothing », dans Arte, prezzo e valore. Arte contemporanea e mercat (...)
- 33 Don Thompson, L’Affaire du requin…, op. cit., p. 301.
20Cette situation entraine un phénomène qui est parfois qualifié de délit d’initié dans le milieu de l’art des personnes – marchands, collectionneurs, investisseurs – disposent d’informations qui leur donnent un avantage objectif sur le marché de l’art expositions à venir, disponibilité des œuvres, connaissance des artistes émergents, etc31. La manière dont ces informations circulent permet aussi d’expliquer le mimétisme des participants du monde de l’art un artiste à succès sert de modèle aux étudiants d’écoles d’art un galeriste cherche à suivre les tendances du marché un collectionneur essaie de faire bonne figure parmi ses pairs en les imitant dans ses choix32. Parfois, le mimétisme se traduit aussi par la floraison d’expositions d’un même artiste aux quatre coins de la planète, par des achats simultanés, voire par des nominations récurrentes à des prix, comme dans le cas d’Anri Sala, sélectionné par un même collectionneur pour participer la même année au prix du jeune artiste de la Biennale de Venise, aux prix Hugo Boss, Marcel Duchamp et Beck’s Futures et à celui de la Nationalgalerie en Allemagne33.
- 34 Isabelle Graw, High Price. Art Between the Market and Celebrity Culture, Berlin, Sternberg Press, 2 (...)
- 35 Don Thompson, L’Affaire du requin…, op. cit., p. 294.
21Les galeristes peuvent aussi chercher à augmenter la valeur esthétique d’une œuvre, en commandant des articles critiques rendant compte de son importance. Larry Gagosian a montré qu’il était possible d’aller assez loin dans ce domaine. Afin de défendre le peintre John Currin, qui est régulièrement accusé de sexisme, il commande à l’historien de l’art Norman Bryson un article le présentant au contraire comme un authentique féministe, tout en se référant à Laura Mulvey et Judith Butler34. Comme le remarque justement Don Thompson, « les critiques rédigent des essais interprétant l’œuvre de Jeff Koons ou de Tracey Emin […] sans jamais admettre que l’œuvre tire son sens de l’argent qui a été dépensé pour l’acheter35 ». Et si, par la suite, une telle œuvre est acquise par une institution publique, il devient difficile de ne pas la prendre au sérieux.
Qu’est-ce qui dans l’art résiste au marché ?
- 36 Isabelle Graw, « In the grip of the market ? On the relative heteronomy of art, the art world and (...)
- 37 Sabine B. Vogel, « Bridging the world. The role of art criticism today », dans Hans Belting, Andr (...)
22La critique d’art Sabine B. Vogel, considère que dans la situation contemporaine il est devenu impossible de séparer la création artistique de l’« industrie » qui l’accompagne, au point où, contrairement à ce que propose l’historienne de l’art Isabelle Graw36, il lui semble un peu vain d’essayer de distinguer l’art de son négoce. Selon elle, l’activité de la critique d’art est, dans les faits, contrainte de tenir compte des derniers développements du marché, au risque de passer pour un simple relai de sa communication, sans aucun moyen d’y exercer la moindre capacité à émettre un jugement critique sur les œuvres37.
23Il est vrai que mettre en cause les liens entre art et marché de l’art n’est pas simple.
- 38 Walter Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » (1939), dans Œuvre (...)
- 39 Benjamin cite Bertolt Brecht, pour qui « Dès que l’œuvre d’art devient marchandise, on ne peut plu (...)
24Selon la conception marxiste qui oppose valeur d’usage et valeur d’échange, le commerce relève du deuxième terme et s’efforce de faire oublier le premier, qui est selon elle bien plus important. C’est ce qui a conduit à la position bien connue de Walter Benjamin, selon qui la valeur cultuelle des œuvres d’art a été remplacée par une valeur d’exposition qui a fait disparaître leur aura38. Pourtant cette position a été souvent critiquée en raison de son incohérence c’est justement du fait de la multiplication des expositions et des reproductions que les œuvres ont gagné une aura auprès des amateurs. Dans une société qui ne connaîtrait que la valeur d’usage il n’y aurait sans doute ni valorisation ni art – au sens que nous donnons aujourd’hui à ce mot39. Ainsi, l’idée selon laquelle telle œuvre d’art possèderait un caractère unique est nécessairement une conséquence de sa reproductibilité et c’est simultanément un facteur de valorisation dans un système qui fonctionne sur des principes d’équilibre de l’offre et de la demande. Une œuvre souvent reproduite et commentée devient de fait progressivement un objet exceptionnel. Et c’est parce qu’« il n’a pas de prix » qu’il est possible de spéculer à son sujet.
Notes
1 Rappelons ici la fameuse étude de Thorstein Veblen sur la consommation ostentatoire « L’usage et la contemplation de produits coûteux et tenus pour beaux nous vaut une satisfaction supérieure d’ordinaire cette satisfaction est en grande partie celle du sentiment du haut prix affublé du nom de beauté ». Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisirs (1899), trad. L. Évrard, Paris, Gallimard, 1970, p. 85.
2 Voir par exemple Cyril Mercier, Les collectionneurs d’art contemporain analyse sociologique d’un groupe social et de son rôle sur le marché de l’art, thèse de Sociologie, Université Paris 3, 2012.
3 Selon cette optique, la seule chose qui compte, c’est l’équilibre de l’offre et de la demande. Pour un exposé de cette position dans le champ de l’art, voir William Grampp, Pricing the Priceless Art, Artists and Economics, New York, Basic Books, 1989.
4 Un cas d’école est fourni par la série des monochromes d’Yves Klein, toiles strictement identiques, dont le prix était le même lors de leur exposition initiale à Milan en 1957 mais qui n’a cessé de se différencier depuis. Voir Sophie Cras, « De la valeur de l’œuvre au prix du marché Yves Klein à l’épreuve de la pensée économique », Marges n° 11, automne/hiver, 2010-2011, p. 29-44.
5 Un très bon exemple d’un processus de valorisation cumulative est fourni par le destin du Portrait d’Adele Bloch-Bauer par Gustav Klimt (1907), avant son acquisition par Ronald Lauder. Voir Don Thompson, L’Affaire du requin qui valait douze millions. L’étrange économie de l’art contemporain (2008), trad. F. Ramette, Marseille, Le mot et le reste, 2012, p. 353.
6 Jean Baudrillard, Pour une critique de l’économie politique du signe, Paris, Gallimard, 1972, p. 140.
7 Jean-Yves Leroux et Nathalie Moureau, « La main visible des riches collectionneurs dans la formation de la valeur artistique », dans Jean-Noël Bret et Nathalie Moureau(sld), L’Art, l’argent et la mondialisation, Paris, L’Harmattan, coll. Logiques sociales, 2013, p. 26-29.
8 D’ailleurs, selon ces auteurs, lorsqu’une œuvre a été « enrichie » par des historiens, cela permet aussi l’enrichissement de la totalité des œuvres du même artiste. Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, Enrichissement. Une critique de la marchandise, Paris, Gallimard, 2017, p. 267.
9 Olav Velthuis, « The contemporary art market between stasis and flux », dans Maria Lind et Olav Velthuis (sld), Contemporary Art and Its Commercial Markets. A Report on Current Conditions and Future Scenarios, Berlin/Spanga, Sternberg Press/Tensta konsthall, 2012, p. 39.
10 Nathalie Moureau, « Tout ce qui brille n’est point or », dans Annie Cohen-Solal et Christelle Terroni (sld), La Valeur de l’art contemporain, Paris, PUF, 2016, p. 38.
11 Thierry Ehrmann (sld), Le Marché de l’art en 2017, Lyon, Artprice.com, 2018, p. 61-62.
12 Nombre d’entre eux vendent ainsi leurs œuvres sur des sites de ventes aux enchères, sur des sites généralistes (Facebook ou Google+) ou spécialisés (Saatchi Online), voire sur leurs propres sites qui tiennent alors lieu de vitrine et de point de vente.Voir Noah Horowitz, « Internet and commerce », dans Maria Lind et Olav Velthuis (sld), op. cit., p. 94.
13 Tobias Meyer, entretien avec Ulrike Knöfel et Joachim Kronsbein, Der Spiegel, 9 janvier, 2006, en ligne http://www.spiegel.de/spiegel/print/d-45280072.html, consulté le 27.08.2018.
14 À ce jour, l’analyse du marché de l’art contemporain révèle que les médiums traditionnels (dessin, peinture) restent largement dominants, même si des marchés de niche sont apparus pour la photographie ou la vidéo. Sur ce point, voir Franz Schultheis, Erwin Single, Stephan Egger, Thomas Mazzurana, When Art Meets Money. Encounters at the Art Basel, Cologne, Walther König, 2015, p. 186-187. Sur l’apparition d’un marché pour l’art vidéo et la performance, voir Noah Horowitz, Art of the Deal Contemporary Art in a Global Financial Market, Princeton, Princeton University Press, 2011.
15 Pour être tout à fait juste, il faut reconnaître que l’art produit au sein des systèmes universitaires génère aussi son propre marché, puisque les artistes concernés retirent de leur pratique un profit symbolique qui est souvent monnayé sur le marché universitaire lorsque des postes sont à pourvoir.
16 Sur ce point, voir Howard S. Becker, « professionnels intégrés, les francs-tireurs, les artistes populaires et les naïfs », dans Les Mondes de l’art (1982), trad. J. Bouniort, Paris, Flammarion, 1988, p. 242-275.
17 Ce segment du marché a fait l’objet d’analyses il y a déjà longtemps. Voir Raymonde Moulin, L’Artiste, l’institution, le marché, Paris, Flammarion, 1992, p. 34-43.
18 Vincent Van Gogh, Lettres à son frère Théo, Paris, Grasset, 1937, p. 129-130.
19 Selon les mots de Karel Teige, Le Marché de l’art (1935), Paris, Allia, 2000, p. 7-10.
20 Voir Olav Velthuis, Talking Prices. Symbolic Meanings of Prices on the Market for Contemporary Art, Princeton, Princeton University Press, 2007, p. 168-169 et p. 212.
21 Jean-Pierre Cometti, « L’art riche. Faits et méfaits de la main invisible », dans Jean-Pierre Cometti et Nathalie Quintane (sld), L’Art et l’argent, Paris, Éditions Amsterdam, 2017, p. 86-87.
22 Sur le BKR, voir Raymonde Moulin, L’Artiste, l’institution et le marché, op.cit., p. 374-376.
23 Allan Kaprow, dans Antoni Muntadas, Between the Frames, Bordeaux, CAPC-Musée, 1994, p. 101.
24 Don Thompson, The Supermarket and the Brillo Box, New York, Palgrave/Macmillan, 2014, p. 174.
25 Olav Velthuis, « The contemporary art market between stasis and flux », op. cit., p. 18-19.
26 Selon l’expression de Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, Enrichissement. op. cit., p. 368.
27 Sur le mécanisme dans son ensemble, voir Raymonde Moulin, L’Artiste, l’institution, le marché, op. cit., p. 52. Pour quelques exemples de collectionneurs membres des conseils d’administration des musées américains, voir Nathalie Moureau, Dominique Sagot-Duvauroux et Marion Vidal, Collectionneurs d’art contemporain. Des acteurs méconnus de la vie artistique, Paris, Ministère de la culture et de la communication/DEPS, 2016, p. 35.
28 Olav Velthuis raconte comment lors de la rétrospective Matisse au MoMA (1992), certaines des œuvres exposées avaient été simultanément vendues aux enchères. Olav Velthuis, Talking Prices, op. cit., p. 214.
29 Entre autres cas, citons l’exposition « Skin Fruit », consacrée à la collection de Dakis Joannou et organisée au New Museum de New York par Jeff Koons (2010). Voir Georgina Adam, Big Bucks. The Explosion of the Art Market in the 21st Century, Farnham, Lund Humphries, 2014, p. 172.
30 Sur ce point, voir l’article de Franziska Wilmsen dans le même numéro.
31 Voir Olivier Quintyn, « La valeur somptuaire de l’art et la pauvreté des artistes », dans Jean-Pierre Cometti et Nathalie Quintane (sld), L’Art et l’argent, op. cit., p. 43.
32 Pier Luiggi Sacco, « Money for nothing », dans Arte, prezzo e valore. Arte contemporanea e mercato. Art, Price and Value. Contemporary Art and the Market, Milan, Silvana Editoriale, 2008, p. 36.
33 Don Thompson, L’Affaire du requin…, op. cit., p. 301.
34 Isabelle Graw, High Price. Art Between the Market and Celebrity Culture, Berlin, Sternberg Press, 2009, p. 51.
35 Don Thompson, L’Affaire du requin…, op. cit., p. 294.
36 Isabelle Graw, « In the grip of the market ? On the relative heteronomy of art, the art world and art criticism », dans Maria Lind et Olav Velthuis (sld), op. cit., p. 204.
37 Sabine B. Vogel, « Bridging the world. The role of art criticism today », dans Hans Belting, Andrea Buddensieg et Peter Weibel (sld), The Global Contemporary and the Rise of New Art Worlds, Karlsruhe/Cambridge, ZKM/MIT Press, 2012, p. 256-259.
38 Walter Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » (1939), dans Œuvres III, 1935-40 (trad. M. de Gandillac, R. Rochlitz et P. Rusch), Paris, Gallimard, 2000, p. 284.
39 Benjamin cite Bertolt Brecht, pour qui « Dès que l’œuvre d’art devient marchandise, on ne peut plus lui appliquer la notion d’œuvre d’art […]. ». Walter Benjamin, op. cit., p. 285. Ne faudrait-il pas inverser la proposition et considérer qu’il n’y a pas d’œuvre d’art s’il n’y a pas de marchandise ?
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Jérôme Glicenstein, « Introduction l’art avec (ou sans) le marché de l’art », Marges, 28 | 2019, 10-19.
Référence électronique
Jérôme Glicenstein, « Introduction l’art avec (ou sans) le marché de l’art », Marges [En ligne], 28 | 2019, mis en ligne le 01 janvier 2022, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/1776 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/marges.1776
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