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Entretiens

Le traitement de l’archive Vasulka par le SLIDERS_lab : entre conservation et activation

Entretien avec Frédéric Curien et Don Foresta
Jean-Marie Dallet
p. 146-160

Texte intégral

Jean-Marie Dallet  : Don, tu es à l’origine en quelque sorte de ce texte puisque c’est toi qui nous a mis en relation, Frédéric et moi, avec Steina et Woody Vasulka. Je tiens à préciser quand même que je les connaissais déjà. Je les avais rencontrés sur la Biennale «  Artifices », en 1994, et j’avais invité Steina, en 2008, à participer au colloque international Cinéma, interactivité et société que j’avais organisé au Théâtre et Auditorium de Poitiers. Mais je n’aurais jamais songé partager une recherche commune avec eux sur la mémoire et l’archive si tu ne l’avais pas imaginée. Alors, comment justement cette idée t’est venue à l’esprit  ?

Don Foresta  : À partir de 2011, j’ai voulu organiser une exposition rétrospective des travaux vidéo de mes amis de longue date, les Vasulka. Or tout ce que j’ai vu ou organisé moi-même comme expositions d’art vidéo ne me plaisait pas. Elles étaient le plus souvent peu originales dans leur mise en forme qui se résumait généralement à une multiplication d’écrans de toutes tailles dans l’espace. Ce type de disposition rendait la lecture difficile puis rapidement fastidieuse. Dans les années 2010-2011, Woody et Steina avaient bien tenté de faire un musée virtuel dans Second Life avec leurs bandes vidéo, mais trop de limitations techniques et le manque d’interface pour jouer les films avaient eu raison de leur énergie. C’est la période où j’ai découvert les travaux du SLIDERS_lab, collectif d’artistes au sein duquel vous êtes actifs, Frédéric et toi, depuis 2005. Il me semblait que les univers virtuels que vous aviez créés se prêteraient merveilleusement bien à des navigations dans des collections vidéo. Comme les inventions proviennent fréquemment de coalescences, il se trouvait aussi que dans ce moment là, Chris Dercon prenait la direction de la Tate Modern de Londres après son passage à la Haus der Kunst à Munich. À ce stade du récit, il faut préciser que Chris est un ami dont j’avais fait la connaissance dont les années 1970 alors que je dirigeais le Centre culturel américain à Paris. Il était lui-même journaliste culturel au ­Standaard en Belgique. En décembre 2011, je l’ai donc rencontré à Londres et je lui ai proposé de monter une exposition rétrospective des Vasulka dans les Tanks qui devaient ouvrir au public en 2012. Les Tanks qu’il m’a fait visiter alors qu’ils finissaient d’être aménagés en espaces artistiques sont les réservoirs de fuel souterrains de l’ancienne centrale électrique dans laquelle est implantée la Tate Modern. C’était un endroit parfait pour montrer de l’art vidéo et proposer une scénographie d’exposition ou des installations sur une grande échelle.

J.-M. D.  : Tu veux donc dire que les univers audiovisuels développés par le SLIDERS_lab, qui se nourrissent de métaphores spatiales, météoriques, géologiques ont donné naissance, alors que tu visitais les Tanks, à l’idée de réaliser une exposition vidéo sur le modèle d’un planétarium  ?

D. F.  : C’est vrai. C’est apparu comme une évidence quand nous parlions avec Chris Dercon dans ces souterrains. J’ai ensuite tout mis en œuvre pour arranger une rencontre entre vous et les Vasulka. Elle a eu lieu quelques années plus tard, le 19 juin 2013 plus précisément, dans l’auditorium de la Gaité Lyrique à Paris, lors d’une soirée organisée par la SCAM. Steina et Woody étaient invités avec moi à débattre de l’art vidéo. Ils sont des archives vivantes de ce domaine qu’ils ont été parmi les premiers à explorer avec Nam June Paik et Wolf Vostell. Ils ont, par exemple, créé la Kitchen à New York, en 1971, coopérative artistique dans laquelle est passée une grande partie de la scène avant-gardiste new-yorkaise dans des disciplines aussi variées que la danse, la littérature, la musique et le film. Philip Glass, Steve Reich, Laurie Anderson, Meredith Monk, Vito Acconci, Charles Atlas, Lucinda Childs, Robert Mapplethorpe, Gary Hill, Kit Galloway et Sherrie Rabinowitz et bien sûr Nam June Paik ont tous été programmés dans ce lieu emblématique qui existe toujours d’ailleurs. Vous êtes entrés en scène plus tard, en fin de soirée, pour réaliser une performance audiovisuelle interactive, Sky Memory Project. Je regardais Steina et Woody pendant que vous accomplissiez cette intervention et ils étaient conquis par l’univers que vous aviez conçu.

Bruges, Belgique, 2013. De gauche à droite  : Steina, Woody Vasulka, Frédéric Curien et Don Foresta.

© Jean-Marie Dallet

Woody Vasulka, tirage des séries Time/Energy Objects et Lucifer’s Commission, studio photo du Fresnoy, 2015. De gauche à droite  : Jean-Marie Dallet, Woody Vasulka et ­Anna-Katharina Scheidegger. Coproduction  : Fondation Liedts-Meesen & Le Fresnoy.

© Le Fresnoy

Frédéric Curien  : Je me suis rendu compte après avoir visionné le film de Woody, Art of Memory, réalisé en 1987, que nous développions effectivement des imaginaires très proches. Tout d’abord parce que nous utilisions des documents d’archives que nous mettions communément en scène dans des architectures d’images en mouvement dépourvues de bord. Néanmoins, si la forme peut paraître semblable, ce n’est pas le cas du point de vue du sens. Les suites de photogrammes de Sky Memory Project sont des emprunts faits à des films d’action dont le SLIDERS_lab rejoue dans ses performances les scènes emblématiques  : bagarres, courses poursuites, coups de feu, duels, amours, argent, angoisses, etc. Il s’agit d’un travail distancié réalisé à partir de prélèvements sur une imagerie populaire spécifique. L’ensemble constitue un mashup qui permet d’exercer un regard critique sur la prolifération des images proposées par Internet et plus globalement sur le monde des médias d’aujourd’hui. Dans le cas de Woody, le projet est différent avec Art of Memory, car rattaché à son histoire personnelle et aux événements politiques majeurs qui ont traversé le 20e siècle. Une partie des images est donc liée à ses souvenirs d’enfance en Tchécoslovaquie, en 1937, et montre des films d’actualités de l’époque. L’autre partie provient d’archives de la Révolution russe, de la Guerre civile espagnole, de la Seconde Guerre mondiale et de l’explosion de la bombe atomique à la fin de ce conflit. Les techniques utilisées sont aussi radicalement distinctes même si un dénominateur commun est le numérique. Woody va ainsi croiser deux types d’outils pour réaliser ces architectures d’images flottantes sur les paysages désertiques du Nouveau-Mexique  : le processeur Rutt/Etra qui est un synthétiseur vidéo analogique et le Digital Image Articulator, inventé par Woody, Steina et l’informaticien Jeffrey Schier, mixte de composant analogique et numérique qui autorisait la création de motifs géométriques complexes basés sur des structures algorithmiques. Dans le même esprit, nous mettons au point aussi nos propres outils. Mais ils sont totalement dématérialisés par le langage digital. Ils permettent de prévoir l’apparition et la disparition de formes dans des espaces virtuels en 3D, différents types d’effet sur des architectures d’images de même que de contrôler en temps réel leurs trajectoires et leurs mouvements dans ce monde. Art of Memory décrit en quelque sorte ce programme des années avant.

J.-M. D.  : Ce rapprochement entre nos univers s’est confirmé lors de résidences effectuées au Fresnoy, à partir du début de l’année 2014. Avec l’aide du Labex Arts-H2H qui soutenait mon projet exploratoire «  Architectures de mémoire » et en suivant l’invitation qui nous avait été faite par Alain Fleischer, directeur du Fresnoy, nous avons réalisé trois séjours de recherche et de création, d’une dizaine de jours chacun, à travailler tous ensemble. D’une manière générale, ce fut un moment fantastique d’échanges d’idées et d’expériences entre deux générations d’artistes œuvrant à l’élaboration de nouvelles représentations en art qui s’appuient généralement sur l’invention d’outils spécifiques. Ce qui m’a marqué, cependant, dans cette correspondance de points de vue, c’est l’incompréhension initiale qui portait sur la conception que nous avions de l’espace et de la profondeur. Pour Frédéric et moi, l’espace réel ou l’espace virtuel calculé par les machines présentent une différence de nature, certes, mais on peut se mouvoir dans le second de la même manière que dans le premier si on le programme ainsi. Alors que chez Steina et Woody, l’espace initial est plan, la référence est l’écran du moniteur, l’impression de profondeur résulte d’un effort intellectuel. Dans Art of Memory, jamais je ne pourrais me rapprocher ou traverser les structures animées d’images en mouvement. Pourtant, je les appréhende bien comme des formes en trois dimensions, mais à la différence des univers virtuels, il se déploient dans des mondes plats.

Pour résumer notre travail au Fresnoy, nous nous sommes concentrés tout d’abord sur l’idée de Don, c’est-à-dire à l’invention d’un planétarium avec des vidéos des Vasulka comme astres circulant dans l’espace. Pour mettre en mouvement cette archive, nous avons conçu un logiciel qui devait avoir trois fonctions majeures : créer des formes de corps célestes en fonction des films, proposer des trajectoires à ces astéroïdes solitaires ou bien intégrés à un groupe d’étoiles, partager ce ciel entre plusieurs espaces d’exposition.

Pourrais-tu nous décrire à nouveau, Don, comment fonctionne le planétarium ?

D. F.  : Oui, bien sûr. Le spectateur télécharge sur son téléphone une application qui va lui permettre de désigner dans le ciel la vidéo qu’il désire consulter. Une fois que son choix est validé, l’enregistrement quitte sa trajectoire, glisse le long de la voute du planétarium et se déplie sur l’un des douze écrans verticaux resté libre. Le public doit alors se placer devant l’écran pour en écouter le son. Trois cas se présentent ensuite. Cas n°  1  : la vidéo ne convient pas au spectateur et il désire effectuer un autre choix. Il la sélectionne, à ce moment-là, sur son application et celle-ci va se replier et regagner progressivement sa place dans le planétarium. Cas n°  2  : la vidéo est entièrement vue et sans une action du regardeur sur le logiciel pour la rejouer, elle reprendra automatiquement son emplacement au sein de la constellation. Cas n°  3  : le spectateur quitte l’espace devant la vidéo. Au bout de quelques minutes, le programme qui gère la zone de visualisation décidera spontanément de remettre l’enregistrement dans le ciel. C’est un modèle de processus qu’il faudrait éprouver pour en vérifier la cohérence et l’améliorer si besoin était. Nous avions également imaginé que l’archive complète des films serait placée sur le disque dur d’un serveur accessible de plusieurs endroits du monde. Différents scénarios s’offraient alors à nous pour développer un concept d’exposition partagée qu’on pourrait aussi nommer exposition multipoints. L’un d’entre eux prévoyait de diviser le ciel entre les institutions d’accueil, ce qui signifiait que toute l’archive n’était pas visible tout le temps. Les étoiles pouvaient migrer entre les différents sites par le réseau et provoquer un changement continuel de l’exposition. Il fallait aux spectateurs prendre patience et attendre que la coupole céleste tourne pour accéder alors à la vidéo souhaitée. Ce scénario était pertinent en ce qu’il mettait en scène la déception, ne pas avoir immédiatement ce que l’on désirait – si tant est qu’on désirât véritablement quelque chose –, et encourageait la découverte d’autres œuvres pour combler le temps d’attente.

F. C.  : C’est vraiment dommage de ne pas avoir abouti pour l’instant ce projet de monstration de l’archive vidéo des Vasulka. Il est ambitieux et novateur pas simplement technologiquement, mais aussi du point de vue du sens. Il propose des changements d’échelles, des passages à travers des dimensions multiples qui s’étalent du microcosme, la vidéo que je suis en train de regarder, au macrocosme, la galaxie des enregistrements qui se meuvent au-dessus de nos têtes. Ces deux dimensions sont importantes actuellement en ce qu’elles articulent deux modalités de l’espace contemporain  : le territoire, espace archaïque, qui représente le lieu environnant, terrain sécurisant et bienveillant, et le monde, espace globalisé d’échanges et de relations, souvent vécu comme intrusif et agressif. Le philosophe Bernard Stiegler croit d’ailleurs trouver dans l’analyse de ces passages entre les dimensions du microcosme et du macrocosme, une des entrées pour comprendre le malaise de la civilisation moderne dans son incapacité à saisir l’enjeu de ces passages. Il articule pour cela sa réflexion autour du couple Hestia-Hermès. Hestia est la déesse du foyer qui représente «  le dedans, le clos, le fixe, le repli du groupe humain sur lui-même » tandis qu’est dévolu à Hermès le privilège «  du dehors, de l’ouverture, de la mobilité, du contact avec l’autre que soi ».

J.-M. D.  : Cependant, si ce projet d’exposition rétrospective n’a pas abouti avec la Tate Modern, nous avons poursuivi notre travail sur l’archive. J’avais dans l’idée de monter la production de grands tirages photographiques autour de deux séries historiques de Woody, Time/Energy Objects et Lucifer’s Commission. La première série a été réalisée dans les années 1970 à partir d’expérimentations sur le signal vidéo appliquées à l’image, effectuées avec un synthétiseur vidéo Rutt-Etra. La deuxième utilise des circuits électroniques récupérés dans la décharge du Military Research Center de Los Alamos où ont eu lieu, à partir de 1943, des recherches secrètes sur les armes atomiques. Je voulais intéresser au projet la Fondation Liedts-Meesen, sise à Gand en Belgique, et le Fresnoy. Il me semblait évident que ces deux séries de photographies étaient à la croisée des préoccupations de ces structures sur l’image numérique. La première questionne, en effet, la plasticité inédite des images composées par le flux vidéo comme aujourd’hui les créateurs s’interrogent sur la malléabilité de l’image binaire et sur ses formes, tandis que la seconde met en scène des circuits électroniques dégradés comme autant d’architectures des nouvelles logiques instrumentales à l’œuvre dans les machines automatiques. Ce projet a abouti en septembre 2015. Trois jeux de vingt-cinq photographies de grand format de Woody Vasulka ont ainsi été développés au Fresnoy sur une tireuse Lambda Durst avec l’aide de l’artiste Anna Katharina Scheidegger. Ce furent des moments d’intenses excitations esthétiques. Nous tous, Woody, Steina, Anna, Frédéric et moi avons vraiment eu l’impression de donner une nouvelle vie à ces images grâce à des outils numériques très performants qui n’existaient pas lorsque les premiers tirages de ces séries avaient été effectués. Qui plus est, nous étions en quelque sorte autorisés à manipuler l’archive puisque le créateur des photographies était là pour valider nos choix.

D. F.  : Vous avez aussi récupéré les numérisations originales des images de Woody pour les mettre en scène dans des vidéos réalisées avec le logiciel qui devait servir à concevoir le planétarium.

J.-M. D.  : Au départ, nous avons voulu faire une démonstration à Woody et Steina des potentialités de l’application que nous venions d’écrire Frédéric, Hervé et moi (Hervé Jolly étant le troisième membre du collectif SLIDERS_lab qui avait été invité au Fresnoy). J’aimais beaucoup les images de la série Time/Energy Objects. Aussi nous les avons mises en scène dans notre espace virtuel en les plaçant sur deux cylindres en rotation disposés l’un au-dessus de l’autre. Sur celui du haut, on a appliqué un effet d’extrusion qui donnait l’impression que les photographies se composaient sous nos yeux, des faisceaux mouvants de lumière se déplaçant très rapidement pour créer l’image. Nous avons alors dupliqué cette forme globale, disposé ce double plus loin dans l’espace virtuel puis inventé un parcours dans ces architectures de mémoire à l’aide d’une caméra dont la trajectoire avait été programmée. Le résultat était saisissant et, encouragés par Woody, nous avons continué de jouer avec ses archives. Deux autres films ont ainsi été fabriqués en utilisant les images de la série Lucifer’s Commission. Le premier est un voyage aux confins d’un univers avec le passage à l’intérieur d’une construction cubique blanche, pixel égaré dans l’espace stellaire. Le deuxième est un carrousel composé de photographies pliées de manière à façonner des cubes. Le manège tourne, le spectateur passe à travers des murs d’images et la ronde des différentes structures invite l’observateur à un voyage sans fin au plus près de la trame des images de Woody.

F. C.  : Il faut ajouter à cette description le fait que nous avions rendu invisibles certaines couleurs, ce qui donnait la possibilité de voir à travers les structures. L’effet de profondeur s’en trouvait accentué et nous avions l’impression de traverser des voiles d’images légers et transparents. Ces trois films ont ensuite été regroupés pour constituer l’œuvre, Lucifer’s Commission, que le SLIDERS_lab cosigne avec Woody. Chaque vidéo est projetée sur une surface de 400 x 228 cm qui est suspendue à quarante centimètres du sol. Elles sont disposées dans la continuité les unes des autres tout en formant un angle de cent trente-cinq degrés entre elles. Pour la musique, après en avoir longuement discuté avec Steina et Woody, j’ai volontiers adopté leur principe de construction par intermodulation de l’image et du son qui opère au cœur de leurs œuvres. Dans ce système, une image produit elle-même son propre son par une véritable conversion interne du signal. La musique n’exprime pas alors une quelconque intériorité de l’image interprétée par un compositeur, mais la génération d’ondes par des appareils. Il s’agit ensuite de les sculpter, de les traiter, de les manipuler pour les projeter dans l’environnement où elles prendront forme. Nous avons exposé ces trois vidéos pour la première fois à l’Espace multimédia Gantner, à Bourogne, à l’automne 2014, sous le titre «  Au début était le son ». Nous avons aussi montré là-bas une seconde œuvre réalisée avec Woody, Digital Vocabulary, basée sur la même idée de réactivation d’une ­archive. Au départ de ce travail, il y avait la fascination exercée sur nous tous par une série de photographies effectuées en 1978, Syntax of Binary Images. Elles se présentaient comme des essais de compréhension de la logique booléenne appliquée aux images. Comme il l’avait fait avec l’analogique et l’électronique, Woody tentait à travers cette étude que l’on pourrait qualifier de pseudo-didactique de saisir la manière dont l’image numérique était créée et manipulable par la machine. Pour cela, il descendait au plus profond des circuits de l’appareil, au niveau des transistors qui traduisent physiquement à l’aide de tensions négatives – 0 – et positives – 1 – les opérations prévues par l’algèbre booléenne  : Not, AND, OR, Not AND, Not OR, XOR. Comme il le racontait dans un entretien réalisé par Charles Hagen pour le journal Afterimage en 1978 («  A Syntax of Binary Images », vol. 6, n°  1&2, p. 20-31), le processus de compréhension de ces structures était devenu esthé­tique pour lui. Nous nous sommes alors attachés à redonner vie à ce travail qui nous paraissait exemplaire d’une démarche artistique dans laquelle le créateur essaie de toucher du doigt la nature et le fonctionnement intime de ses outils, ceux-ci étant envisagés comme porteurs de sens et de signification. Les seize planches du Digital Vocabulary déplient donc, suivant des matrices (x, y) de quatre images, les opérations de l’unité arithmétique logique (ALU) à l’aide d’un outil inventé par Woody, le ­Digital Image Articulator.

SLIDERS_lab [F. Curien, J.-M. Dallet, H. Jolly], Lucifer’s Commission, vidéo numérique expérimentale, 2014. (Hommage à Woody Vasulka).

© Phoebe Meyer

SLIDERS_lab [F. Curien, J.-M. Dallet], VIM (Vasulka Interactive Multimedia), console archive interactive, 2014-2017. Production  : Labex Arts-H2H & Université Paris 8

© C.K Mariot Photography

SLIDERS_lab [F. Curien, J.-M. Dallet, H. Jolly], Digital Vocabulary, vidéo numérique ­expérimentale, 2014. (Hommage à Woody Vasulka, A Syntax of Binary Images, 1978).

© SLIDERS_lab

SLIDERS_lab [F. Curien, J.-M. Dallet, H. Jolly], Digital Vocabulary Sculpture, formes 3D sur boite lumineuse, 2016. 30 x 30 x 10 cm. (Hommage à Woody Vasulka, A Syntax of Binary Images, 1978).

© SLIDERS_lab.

J.-M. D.  : Il faut raconter encore que dans cette réactivation de la série Syntax of Binary Images, nous étions partis sur l’idée d’offrir un voyage dans un paysage de données qui était aussi une manière de consulter une archive et de rendre compte du processus logique de création de l’œuvre. Nous avons donc repris la disposition initiale composée par les matrices (x, y) de quatre photographies, nous les avons mises les unes à côté des autres sur un même plan dans l’espace numérique puis nous avons créé les conditions du déplacement d’une caméra virtuelle sur et dans ces images. Elle fonctionne automatiquement, proposant des circuits toujours nouveaux grâce à un algorithme qui mixe des séquences où les matrices sont décrites et des traversées aléatoires de ce territoire de mémoire sont effectuées. Pour que ce déplacement ne soit pas simplement la vision d’un œil icarien survolant à distance égale un plan, nous l’avons affecté d’un mouvement d’inclinaison qui se double d’un effet d’élévation plus ou moins important en fonction de la déclivité. Les photographies qui étaient à l’origine des surfaces deviennent ainsi des volumes qui donnent à revivre au spectateur l’expérience sensible de la logique booléenne, telle que l’avait lui-même éprouvée en son temps Woody Vasulka. La caméra passe sur les images, se rapproche et s’éloigne, glisse sur elles à des vitesses variables, découvre des reliefs qui s’étagent de sombres abysses jusqu’à des élévations lumineuses. La boucle aurait pu se refermer ici si nous n’avions pas essayé une dernière traduction de l’archive initiale lors de l’exposition «  SKYLINE », au Centre d’art contemporain Faux mouvement à Metz à l’hiver 2015-2016. Il était en effet trop tentant de ne pas procéder à la rematérialisation de ces deux cent cinquante-six formes qui se présentaient sous nos yeux comme des volumes dans le film Digital Vocabulary. C’est ce que nous avons donc fait à l’aide d’une imprimante 3D durant les quatre mois d’exposition. Reproduites avec du fil PLA naturel, les sculptures, chacune d’une taille d’environ 6 x 6 x 4 cm, ont alors progressivement rempli l’espace d’une table lumineuse. Leur ­disposition sur cette table respectait la logique des matrices mises au point par Woody. Le fil PLA utilisé étant opaque, il laissait passer la clarté émanant du support, produisant artificiellement les conditions d’un jeu d’ombres et de lumières. Vus du dessus, ces volumes présentaient quasiment le même aspect que les photographies originales. Mais leur traduction en sculptures lumineuses nous éloignait de la création initiale de Woody plus exclusivement concentrée sur l’esthétique de l’algèbre booléenne. Ce qui me semblait alors le plus réjouissant dans ce passage du plan au volume, c’était de pouvoir toucher les formes et d’expérimenter physiquement des parcours. Et comme un enfant s’invente un monde avec peu de choses, en suivant des yeux les lignes de la grille orthogonale qui organisaient la disposition des sculptures, nous étions projetés dans la vision d’architectures indéterminées, villes ou jardins, qui répondaient à une logique devenue poétique. C’est sans doute aussi cela l’art, un système de traduction universel qui nous permet d’exprimer une chose selon des points de vue différents. Autrement dit des visions, au sens même hallucinatoire du terme, qui parlent du monde et évoluent au fil du temps.

D. F.  : Sur cette question de l’archive et de son activation/réactivation vous avez encore proposé à Steina et Woody une cinquième forme après celles de la modélisation d’une rétrospective vidéo dans un planétarium, de la réédition de photographies des années 1970, de la mise en scène d’images anciennes dans des architectures de mémoire et de la traduction dans divers champs d’activité multisensoriels de structures produites par la logique booléenne. Cette dernière forme est un meuble archive interactif dont vous aviez déjà, Frédéric et toi, expérimenté une version plus légère pour les musées de la Ville de Beaune. Vous aviez travaillé alors avec cent photographies issues du fonds Étienne-Jules Marey, prêtées par le Collège de France si je me souviens bien, que vous aviez organisées sur un cylindre. Ce n’était pas un vrai cylindre, bien sûr, comme un zootrope, par exemple. Mais le spectateur pouvait le faire tourner sur la gauche ou sur la droite à partir de trois écrans tactiles placés verticalement pour consulter les vues. Je me souviens aussi que lorsqu’une image était désignée, un autre cylindre apparaissait autour, disposé perpendiculairement au premier, qui proposait de regarder des photographies ayant un air de famille avec celle initialement pointée. Vous aviez ensuite, là encore, trois écrans tactiles arrangés horizontalement sur le meuble. Celui placé le plus à gauche affichait un agrandissement de l’image consultée, celui du milieu des documents didactiques tandis que celui situé à l’extrémité droite présentait un cartel avec un titre, l’année de création, le numéro d’inventaire, etc. Une dernière chose m’avait également frappé dans votre dispositif d’archivage. Il s’agissait de la liaison Internet qui permettait à quiconque était autorisé la connexion à la base de données que vous aviez mise au point avec la conservatrice du musée, Mme Marion Leuba, pour l’augmenter.

F. C.  : Plutôt que d’employer le terme «  meuble », nous parlons aujourd’hui de console archive interactive. Le mot est plus précis. Il est vrai qu’il est important de rappeler l’histoire de cette première console que nous avions dénommée MIM pour Marey Interactive Multimédia et dont la nouvelle s’inspire fortement. Cependant, le challenge avec l’archive des Vasulka est tout autre puisque nous devons organiser la navigation dans une base de données comprenant plus de quatre mille documents. L’interface de consultation ne montrera donc pas un cylindre, mais autant qu’il y a d’œuvres des Vasulka dans l’archive stockée à la Cinémathèque québécoise, où le fond Langlois, dont nous parlions précédemment, a été versé en 2001 et accueilli par son conservateur Jean Gagnon. L’idée est de présenter tous les documents à notre disposition sans faire de sélection, sans tenir le rôle d’archontes occupés à faire des coupes dans l’histoire. Notre expérience avec Jean-Marie au plus près de l’archive nous a montré, en effet, que touts les textes, images, films documentaires sont intéressants et passionnants à consulter dès lors qu’ils permettent de relier les fils d’une histoire entre eux. Fusse la petite histoire, celle composée des reprises et des ratés, des bégaiements, des impasses, celle des liens faibles, des connexions en mode mineur qui présente selon nous l’avantage d’aménager des chemins de traverse dans la grande Histoire. Après tout, l’archive se doit de rester ouverte aux interprétations pour demeurer vivante et c’est cette démarche qui est poursuivie à travers la forme cumulative que nous proposons.

J.-M. D.  : C’est tout le sens de ce qu’écrivait d’ailleurs Jacques Derrida, dans Mal d’archive quand il suggérait de réfléchir l’archive au futur. Je pourrais ajouter que cette console VIM (pour Vasulka Interactive Media) que nous sommes en train de concevoir réalise un nouvel agencement de fonctions qui construisent une organologie archivistique, un instrument mnémonique original qui permet de repenser, selon les mots du philosophe Bernard Stiegler, «  les relations entre organes physiologiques, organes techniques et organisations sociales. » (De la misère symbolique. 2. La catastrophe du sensible, Paris, Galilée, 2004, p. 29 et p. 99) C’est le pari tenté par SLIDERS_lab ici que de mettre en pratique une «  archiviologie » du 21e siècle, autrement dit une science de l’archive, où «  l’archivation se fait acte performatif, interprétation active, productive ».

D. F.  : Je voudrais encore ajouter cependant, à la suite de Jean-Marie, que Woody me parlait toujours de Steina comme d’un «  pack rat » qui est une expression qui signifie  : «  quelqu’un qui garde tout ». Elle avait conscience depuis le début d’un avenir qui passerait par leurs documents. Et Woody affirmait que cette disposition lui venait de sa culture islandaise avec la tradition des sagas, ces longues fictions qui mettaient en scène un héros en polarisant principalement le récit sur les événements mémorables de sa vie, sur sa famille et son lignage ce qui ouvrait l’histoire aussi bien sur les antécédents que sur les descendants du personnage central du conte. Ainsi, Steina a conservé depuis les années 1960 des factures, des fax, des lettres, des croquis, des documents officiels, des budgets de production, des cartons d’invitation à des événements, des programmes, des photographies, des scénarios, des maquettes de livres ou de textes théoriques, des petits mots affectueux et bien d’autres choses encore qui se rapportent de près ou de loin à leurs soixante ans d’activité commune comme artistes.

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Table des illustrations

Légende Bruges, Belgique, 2013. De gauche à droite  : Steina, Woody Vasulka, Frédéric Curien et Don Foresta.
Crédits © Jean-Marie Dallet
URL http://journals.openedition.org/marges/docannexe/image/1334/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 2,6M
Légende Woody Vasulka, tirage des séries Time/Energy Objects et Lucifer’s Commission, studio photo du Fresnoy, 2015. De gauche à droite  : Jean-Marie Dallet, Woody Vasulka et ­Anna-Katharina Scheidegger. Coproduction  : Fondation Liedts-Meesen & Le Fresnoy.
Crédits © Le Fresnoy
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/1334/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 7,7M
Légende SLIDERS_lab [F. Curien, J.-M. Dallet, H. Jolly], Lucifer’s Commission, vidéo numérique expérimentale, 2014. (Hommage à Woody Vasulka).
Crédits © Phoebe Meyer
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/1334/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 7,6M
Légende SLIDERS_lab [F. Curien, J.-M. Dallet], VIM (Vasulka Interactive Multimedia), console archive interactive, 2014-2017. Production  : Labex Arts-H2H & Université Paris 8
Crédits © C.K Mariot Photography
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/1334/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 11M
Légende SLIDERS_lab [F. Curien, J.-M. Dallet, H. Jolly], Digital Vocabulary, vidéo numérique ­expérimentale, 2014. (Hommage à Woody Vasulka, A Syntax of Binary Images, 1978).
Crédits © SLIDERS_lab
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/1334/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 996k
Légende SLIDERS_lab [F. Curien, J.-M. Dallet, H. Jolly], Digital Vocabulary Sculpture, formes 3D sur boite lumineuse, 2016. 30 x 30 x 10 cm. (Hommage à Woody Vasulka, A Syntax of Binary Images, 1978).
Crédits © SLIDERS_lab.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/docannexe/image/1334/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 2,1M
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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Marie Dallet, « Le traitement de l’archive Vasulka par le SLIDERS_lab : entre conservation et activation »Marges, 25 | 2017, 146-160.

Référence électronique

Jean-Marie Dallet, « Le traitement de l’archive Vasulka par le SLIDERS_lab : entre conservation et activation »Marges [En ligne], 25 | 2017, mis en ligne le 01 octobre 2019, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/1334 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/marges.1334

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Auteur

Jean-Marie Dallet

Jean-Marie Dallet est artiste et maître de conférence en Arts plastiques à l’Université Paris 8.

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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