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Thématique : Archives

Un monde d’archives : Fernand Deligny et les pratiques du langage expositif

A World of Archives: Fernand Deligny’s Practices on Expository Languages
Marlon Miguel
p. 120-137

Résumés

En 1967, Fernand Deligny s’installe dans les Cévennes et établit un réseau de lieux de vie accueillant des enfants autistes mutiques. Cette « tentative » très particulière va se structurer sur trois grandes pratiques  : l’écriture, la cartographie et l’usage de la caméra. Il y a dans chacun des dispositifs une recherche pour créer des langages qui documentent les enfants sans pour autant les absorber dans un langage assimilateur. Cet article vise à mettre en lumière le fait que la tentative cévenole n’a cessé de produire une archive vivante et collective.

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Texte intégral

  • 1 Fernand Deligny, Rue de l’Oural, inédit.

«  Au fur et à mesure que le temps passera les archives révéleront un certain aspect des réalités qui surprendra ceux qui voudraient retrouver les fils et leur trame1 ».

Introduction. La tentative cévenole  : la langue et l’archive, entre art, clinique et anthropologie

  • 2 La notion d’«  enfance inadaptée », forgée en 1943 pendant le régime de Vichy, venait regrouper les (...)

1Lorsque Fernand Deligny s’installe en 1967 dans les Cévennes, il a derrière lui une longue expérience en tant qu’éducateur auprès de ce qu’on apupelait l’«  enfance inadaptée2 » et il est déjà reconnu par plusiers de ses textes, tels que Pavillon 3 (1944), Graine de Crapule (1945) et Les Vagabonds efficaces (1947). Cette nouvelle tentative, pour reprendre le terme employé par Deligny lui-même, initiée après avoir quitté la clinique de La Borde, est la mise en place d’un réseau de lieux de vie pour des enfants sévèrement autistes et pour la plupart mutiques. Très tôt, outre son travail d’éducateur, Deligny ambitionne d’être reconnu en tant qu’écrivain. Malgré la publication du roman Adrien Lomme en 1958 chez Gallimard, il semble toutefois que c’est seulement lors de sa rencontre avec l’autisme que son écriture se transforme radicalement et atteint un style propre, véritablement novateur. En effet, cette rencontre force Deligny à se repositionner vis-à-vis du langage et nous pouvons sans aucun doute avancer que cette question du langage est au cœur de la tentative de prise en charge d’enfants autistes. Si ce point semble incontestable, une autre dimension fondamentale de son travail d’écriture semble jusqu’à aujourd’hui très peu soulignée  : c’est son rapport à l’archive. L’écriture de Deligny – et, comme nous le verrons, la tentative de manière générale – ne cesse de produire une archive qui est concomitante à sa pratique et à sa théorisation.

2La tentative est définie par Deligny selon un principe très simple  : vivre en présence proche d’enfants autistes. Il parle de présence proche pour qualifier l’attitude spécifique des adultes chargés de vivre quotidiennement aux côtés des enfants, en contraste avec un travail d’analyste, de thérapeute, d’éducateur ou de soignant. Au fil des années, la tentative va se structurer autour de trois grandes pratiques  : l’écriture poético-théorico-documentaire de Deligny  ; la cartographie, faite par les présences proches, des déplacements, trajectoires, attitudes et gestes des corps des uns et des autres  ; enfin, l’usage, aussi par les présences proches, de la caméra et de l’appareil photographique. La plume, la carte et la caméra déploient trois dispositifs dont le but est double. Il s’agit tout d’abord de faire autre chose que de s’occuper des enfants, que d’intervenir directement sur eux  : il s’agit de tracer, de produire des traces, au lieu de faire (quelque chose «  pour » eux). Nous y voyons le principe clinique d’une passivation, c’est-à-dire se retirer soi-même progressivement de l’action – vu que trop faire est pour un enfant autiste souvent précisément ce qui cause ses crises et désarrois. Et il s’agit également, en deuxième lieu, de produire une documentation sur les enfants, une archive-repère capable d’aider les présences proches dans leur pratique quotidienne.

  • 3 Fernand Deligny, Les Cahiers de l’immuableI (1975), repris dans Œuvres, Paris, Éditions de l’Arachn (...)
  • 4 Id., Nous et l’innocent (1975), dans ibid., p. 691.

3En outre, la tentative peut être comprise à partir de deux dimensions centrales  : l’anthropologie et l’art. La position occupée par les présences proches est en effet plus anthropologique que proprement psychiatrique. Elles ne sont pas là pour guérir les enfants selon une idée préconçue de ce que serait la normalité, mais elles veulent plutôt regarder en quoi ces enfants correspondent à un autre mode d’être, nécessitant d’autres formes d’aménagement de la vie et de l’espace pour pouvoir se déployer. Il s’agit ainsi de voir en quoi la vacance du langage verbal n’est pas purement un désordre, mais impose un nouvel ordre  ; en quoi «  c’est le langage verbal qui a une drôle de gueule3 » quand on se met du côté des mutiques. En d’autres mots, il s’agit «  à partir de la vacance du langage vécue par ces enfants-là, de tenter de voir jusqu’où nous institue l’usage invétéré d’un langage qui nous fait ce que nous sommes, autrement dit de considérer le langage à partir de la “position” d’un enfant mutique4 ». Ce renversement de perspective, qui structure donc la dimension anthropologique de la tentative, ouvre la voie à la fois à une investigation de la parole et de l’écriture et à la recherche d’un dispositif clinique entièrement nouveau. Mais si l’art est la deuxième dimension constituante de cette démarche, c’est parce que la piste d’une pratique artistique permet de ne pas imposer un espace pensé a priori. En effet, l’espace de vie, les aires de séjour, naissent d’une véritable expérimentation de l’espace, des objets et des corps et sont conçus en tant qu’installations.

  • 5 Id., «  Quand même il est des nôtres » (1971), dans ibid., p. 634.

4C’est donc tout d’abord l’état de mutisme dans lequel se trouvent ces enfants qui incite Deligny à construire une nouvelle langue. Cette langue doit donner à voir ces enfants agissant, dans leur rapport à l’espace, aux objets, aux «  autres »  ; elle se propose de décrire et réfléchir sur ce territoire, les uns et les autres y vivant. Mais, en même temps, elle essaie d’échapper à ce que Deligny identifie comme la puissance «  meurtrière5 » du langage – ou ce que nous pouvons appeler sa dimension colonisatrice, son pouvoir d’assimilation de l’autre. La nouvelle langue conçue par Deligny est prise dans un double mouvement  : elle ne cherche qu’à décrire (au lieu d’interpréter) et elle réfléchit, à chaque pas, sur les vices et les tournures du langage qui obligent à dire certaines choses selon certaines formes. Ainsi, dans ce double mouvement, la langue de Deligny, en pensant elle-même, produit et analyse son archive – et par là, elle va aussi se déplacer sans cesse. Sa langue se produit comme critique du langage, contre et/ou malgré le langage.

  • 6 Id., Traces d’être et Bâtisse d’ombre (1983), dans ibid., p. 1505.

5Selon Deligny en effet, le langage aurait une violence intrinsèque  : celle de dire l’autre selon une position et un point de vue d’un sujet («  S ») d’énonciation. Voilà, en bref, sa dimension colonisatrice  : l’autre est assimilé, phagocyté, annihilé par celui qui le dit. Cela devient d’autant plus frappant et visible avec des êtres incapables de répondre, réfractaires à la parole – comme l’enfant autiste Janmari. «  Il ne reste plus rien, que l’S qui fait bulle  ; où se voit que l’homme évolue au moins de par les tournures du dire. […] S’il n’y a que nous et la pierre, elle sera domestiquée, colonisée, phagocytée et aussi dure qu’elle soit, étant là elle va disparaître, et, à nouveau, Janmari sera l’autre, pour ainsi dire à part entière, pour peu qu’il prenne part à ce qui se fait, et la carcasse du corps commun à nouveau disparue  ; le sort de la pierre est d’être éliminée ou assimilée, comme il en est des peaux-rouges, des peaux-noires, des peaux-jaunes et des orchidées6 ».

  • 7 Id., Le croire et le craindre (1978), dans ibid., p. 1152.

6C’est pourquoi d’une part Deligny cherche à tordre la langue en même temps qu’il fait remarquer toutes ses tournures et vices, les formes où un sujet émerge en s’imposant, et d’autre part il cherche ce que nous pouvons appeler une forme de langage expositive, non-interprétative. «  Une tentative ne peut s’exposer que comme un tableau7 ». Il ne s’agit jamais, pour Deligny, de représenter, que ce soit une pratique singulière ou bien un autre (individu/sujet)  ; il n’est possible que de l’exposer.

Contre le langage meurtrier, vers un langage expositif

  • 8 Assimilation, en premier lieu, médicale, comme le remarque Deligny lui-même  : «  Cette assimilatio (...)

7L’écriture de Deligny et les différentes pratiques des présences proches ne cessent donc de produire une documentation, voire une archive de la tentative. Toutefois, cette documentation ne peut pas consister en un moyen de représenter les enfants – ni d’interpréter leurs attitudes. Elle cherche bien plutôt, comme nous le verrons, une manière de les exposer. Il y a dans chacun des dispositifs une recherche pour créer des langages qui fabriquent des données sur les enfants sans pour autant les absorber dans un langage assimilateur8. Il ne nous semble pas possible d’aborder la pratique proprement archivistique de Deligny et de la tentative sans faire d’abord un bref détour par ce rapport conflictuel entre langage expositif et langage meurtrier.

  • 9 Cet article fut publié originellement dans le n°  55 de la revue Jeune cinéma. Il a été repris dans (...)
  • 10 Id., «  Quand même il est des nôtres », op. cit., p. 634.
  • 11 Il s’agit, tout d’abord, d’une forme meurtrière au sens propre  : «  Ce sont les chaînes de l’énonc (...)
  • 12 ibid. p. 4. Voir aussi Jean-Pierre Faye, Le Langage meurtrier, Paris, Hermann, 1996.

8Deligny parle explicitement d’un langage meurtrier en 1971 dans le texte «  Quand même il est des nôtres9 ». Il explique comment il envisage Le Moindre geste – film collectif à la création duquel il a participé et qui suit les péripéties d’un jeune psychotique. Le montage du film déconnecte la parole de l’image  ; il transforme les dires du jeune en un matériau sonore, en un flux qui traverse le film, de sorte qu’on puisse reconnaître «  cette parole qui nous fait ce que nous sommes et qui règne, universelle, historique, démonstrative, cocasse, meurtrière10 ». Grâce au montage, ce royaume est interrompu  : la parole cesse d’être le véhicule de communication d’un sujet à l’autre pour devenir un flot continu puissant  ; elle n’appartient plus à celui qui l’énonce, mais c’est un certain sujet qui émerge en son milieu lorsqu’il la prend. Un an plus tard, en 1972, Jean-Pierre Faye publie Langages totalitaires  : critique de la raison / de l’économie narrative. Faye y propose de suivre dans une grande dispersion les mouvements discursifs et les récits constituant la langue du national-socialisme. Son but est de comprendre le surgissement d’une forme discursive totalitaire et pour cela il s’efforce de repérer un certain nombre d’énoncés et de régularités discursives rapportés à la notion d’«  État totalitaire »  ; il s’efforce de reconstituer l’histoire et l’évolution de certains termes dans la langue et dans la culture allemande  ; il s’efforce de comprendre la fabrication de certains récits et mythologies forgés à partir de ces termes. Sans entrer dans le détail, les langages totalitaires sont des chaînes discursives et signifiantes où se développe une forme meurtrière de langage11. À partir de ces chaînes de langage bien déterminées, Faye désignera par extension les discours entiers auxquels ces énoncés appartiennent12.

  • 13 Fernand Deligny, Singulière ethnie (1980), dans op. cit., p. 1416.

9Tant Faye que Deligny associent donc la puissance meurtrière à une forme de langage qui totalise, qui absorbe une singularité dans un tout donné. Deligny n’a cessé d’affirmer que «  penser l’autre est un pouvoir. […] Le pouvoir c’est le vouloir de l’autre13 ». C’est ainsi que naît la nécessité de chercher et d’inventer d’autres formes de langage qui puissent détourner cette absorption. Dans le but de faire quelque chose avec – et non pas pour – les enfants autistes, de partir de ce qu’ils font/donnent, de leur positivité propre et actuelle – et non pas de l’interprétation de ce qui leur manque –, Deligny et les autres présences proches cherchent un langage à la fois poétique et de la documentation. C’est la piste d’un langage expositif.

Archive et production des traces dans la tentative

10Une dimension fondamentale donc à noter dans la tentative cévenole, c’est qu’elle ne cesse de produire une archive – des cartes des déplacements, gestes et attitudes des enfants dans le territoire, des photos, des films, des enregistrements sonores, des journaux et des textes de documentation, des dessins et des «  tracer » divers. Quelques publications, comme les Cahiers de la Fgéri (1968), Nous et l’innocent (1975) et les trois Cahiers de l’immuable (1975-1976) publiées au sein de la revue Recherches, par exemple, essaient de rendre compte de cette multiplicité de données archivistiques, en mettant en forme divers documents produits par les différentes personnes intervenant dans la tentative. Le travail minutieux d’édition et de mise en page de ces ouvrages, conçus par Deligny en collaboration avec ses éditeurs, n’est pas anodin.

  • 14 Deligny n’a cessé de refuser l’idée de «  faire école » au point de dire très souvent, sans doute r (...)

11Dans le triple dispositif développé dans la tentative, l’écriture de Deligny occupe une place bien particulière. Sa production vertigineuse entre 1967 et 1996 est le lieu d’une réflexion poético-conceptuelle faite surtout à partir des matériaux produits par les uns et les autres. Ses théorisations se construisent dans un espace textuel qui est le topos du déploiement de la pratique envers et avec les enfants et de la lisibilité des différents matériaux. La théorisation progressive, au fil des années, se fait toujours à partir de ce qui est produit par les différentes personnes vivant dans le Réseau – les cartes, les journaux, les images et sons enregistrés, les récits oraux, les dessins des enfants autistes. La théorisation n’est donc nullement donnée a priori, mais elle est construite sur le coup en prenant comme support ce matériau duquel elle reste indissociable. Toutefois, elle permet aussi de comprendre en retour en quoi consiste la production des traces – nous pourrions parler ici d’«  archive » ou d’«  enregistrement archivistique » –, c’est-à-dire de donner un sens à cette production afin qu’elle puisse être reprise et poursuivie14. Deligny s’efforce de rendre lisible les pratiques et par là-même il précise sa pensée.

  • 15 Cette transformation concerne, d’une part, les corps des adultes et, d’autre part, ceux des enfants (...)

12Cette dimension très peu soulignée jusqu’à aujourd’hui dans le travail de Deligny nous semble pourtant essentielle. Il y a toujours eu, concomitante à la théorisation delignienne et au travail clinique sur l’autisme, une véritable pratique d’archivage. Cette pratique structure la tentative et c’est même grâce à elle que la tentative s’est développée d’une manière aussi particulière et puissante. L’archive est un cumul de traces formant un catalogue où ces données se spatialisent et s’organisent sans cesse. En outre, elle est habitée par une multiplicité de voix venant des différentes personnes qui fournissent sans cesse de nouveaux matériaux – d’où le parti-pris, par exemple, de l’organisation très déroutante des Cahiers de l’immuable, qui rend souvent difficile l’identification de l’auteur de tel ou tel texte, de tel ou tel document. Enfin, Deligny n’a cessé de dire que la visée de la tentative était de produire un espace commun – ou même, pour reprendre son terme précis, un corps commun – à des sujets «  normaux » et à des individus autistes. Ce commun ne devrait pas être l’imposition d’un espace donné a priori pour les uns ou pour les autres, mais la fabrication véritable d’une communalité transformant les uns et les autres en leur permettant, si nous pouvons le dire ainsi, de co-vivre15. Or, comme nous essaierons d’expliciter, c’est précisément dans l’archive, dans la pratique d’archivage, en tant qu’elle constitue un processus collectif, que semble effectivement s’accomplir la fabrication de cette communalité.

13L’archive se déploie selon deux manières chez Deligny  : d’une part dans sa lecture de ce qui est produit par chacun dans le Réseau  ; d’autre part, dans son mouvement interne de réécriture infinie vis-à-vis de ses propres textes. Ayant travaillé pour les archives de Deligny, il nous a fallu développer un troisième niveau de cette archive. Il est temps d’analyser rapidement ces trois niveaux.

Premier niveau  : archive et documentation. Le travail des présences proches

  • 16 Un troisième film, À propos d’un film à faire (1989), est encore produit. Il est la synthèse, dans (...)

14Les présences proches vivant quotidiennement avec les enfants autistes dans les différentes aires de séjour du Réseau s’occupent du territoire (tantôt une ferme, tantôt une maison avec élevage de chèvre ou avec un four pour produire du pain, etc.). Plutôt que de prendre soin des enfants eux-mêmes, elles prennent soin de l’espace et c’est donc à travers l’espace qu’elles les suivent. Pendant qu’elles s’occupent des tâches quotidiennes, elles enregistrent ce quotidien. C’est ainsi que dès 1969, on assiste aux débuts de la cartographie du Réseau, à partir du moment où Deligny conseille à une présence proche de tracer des cartes plutôt que d’intervenir directement sur les crises d’un des enfants. Les adultes commencent alors à produire une archive cartographique vivante, qui plus tard, au cours des années 1970, est remplacée progressivement par l’usage de caméras. Cette matière enregistrée (notamment par des caméras Super 8) a tout d’abord le but de produire des documents pour les parents des enfants – mais deux long-métrages poético-documentaires (Ce gamin, là, de 1975, et Projet N, de 1979) sont également réalisés afin de diffuser la tentative et sa politique16. Cette matière doit donc servir comme un moyen de transmettre aux parents la machine thérapeutique développée dans les différentes aires de séjour, afin que ceux-ci puissent la transposer chez eux. Le principe clinique de la tentative, suivant plutôt la piste du respect de la différence que celle de la normalisation, réside dans une organisation spécifique du territoire, de sorte que les crises des enfants puissent progressivement s’intégrer aux tâches de la vie quotidienne et ainsi les calmer sans les restreindre. D’où la critique chez Deligny de la parole comme seule forme de définition de l’humain et comme visée absolue à atteindre. Cette organisation minutieuse de l’espace de vie – ce qu’il appelle le coutumier – suit un principe de mise en ordre des activités et des choses dans l’espace. Le coutumier force à penser le territoire esthétiquement comme une installation spatiale, où des objets divers sont fabriqués par les habitants du lieu, puis disposés dans l’espace. Tout cela est conçu comme une façon de mettre les enfants à l’aise et de permettre leur participation, chacun à leur manière, à la vie quotidienne. L’enregistrement possède donc ici deux fonctions principales. Il est utile d’une part pour les parents qui peuvent ainsi observer ce qui fonctionne ou non pour leur enfant et leur permettre d’adapter ce dispositif à leur vie familiale  ; et d’autre part, il sert également aux présences proches elles-mêmes, qui peuvent étudier l’installation de l’espace, y repérer l’ordre des choses et des objets, afin de l’investir toujours plus «  efficacement ».

Cahiers de la Fgéri. Fernand Deligny, Œuvres, Paris, L’Arachnéen, 2007, p. 647.

Cahiers de la Fgéri. Fernand Deligny, Œuvres, Paris, L’Arachnéen, 2007, p. 653.

15Mais, à un autre niveau, l’enregistrement sert également à Deligny. En effet, celui-ci ne se rend jamais sur les autres aires de séjour. Il suit donc les choses de loin à partir des journaux, cartes, photos et films produits par les présences proches. Celles-ci viennent le voir à tour de rôle pour discuter des difficultés rencontrées. À partir des difficultés rapportées par les présences proches, aussi bien que de ce qu’il observe à travers les documents qui lui parviennent, Deligny élabore constamment des notions, des concepts et de nouveaux dispositifs. C’est ainsi qu’en analysant les cartes, il formule une distinction entre deux types de lignes, celles qui concernent les enfants autistes et celles empruntées par les adultes «  normaux ». Il arrive alors à la notion de lignes d’erre, en opposition aux lignes d’usage coutumier. La ligne d’erre nomme ce que la présence proche essaye de décrire – la manière particulière de se mouvoir des êtres non-structurés par la parole (les individus autistes) – et permet qu’un nouvel ensemble de cartes puisse être tracé. Il invente ensuite une série de noms pour codifier la cartographie  : simulacre pour les gestes pour rien des adultes, le bonhomme pour les adultes-sujets, cerne pour les régions concentriques d’un territoire, chevêtre pour les lieux de croisements des lignes, etc. Ce qui apparaît dans les textes plus tardifs de Deligny, à partir de la fin des années 1970, naît donc de l’observation de ces documents. Le bonhomme, par exemple, deviendra le concept central de sa réflexion théorico-philosophique critique de l’humanisme. Le bonhomme synthétise ce qu’il appelle l’image de l’Homme ou de l’homme-que-nous-sommes, à savoir une image totalisatrice qui définit univoquement l’homme et sur laquelle chacun est censé se fondre. À l’Homme, Deligny oppose l’humain, comme ce qui fait reste, ce qui introduit une brèche dans cette image totalisatrice – les autistes, par exemple, mais aussi des peuples dits «  primitifs ».

16Mais en outre la conceptualisation, l’observation et la nomination de l’observé permettent la prolifération de la documentation elle-même. Par exemple, la notion de chevêtre, c’est-à-dire les points d’entrecroisement des déplacements des différents habitants du territoire, montre et permet d’identifier des lieux de circulation intensive, là où quelque chose est important, pour des raisons diverses, pour ces habitants. Les raisons de cette circulation ne sont pas toujours évidentes, mais elles donnent des pistes aussi bien pour l’intervention et l’investissement des lieux que pour de nouvelles manières de tracer ces lieux. C’est ainsi que les cartes commencent aussi à révéler certains intérêts des enfants pour des choses, lieux, objets particuliers. Les cartes, de cette manière, balancent progressivement entre une dimension simplement descriptive et une dimension prescriptive  ; entre le repérage des lieux, choses et corps et la mise ou remise en action des choses à faire  : répéter certains gestes qui ont fonctionné, investir des points de circulation dans le territoire, installer de nouveaux objets dans certains lieux, etc.

  • 17 Voir Jacques Lin, La Vie de radeau, Marseille, Le mot et le reste, 2007, p. 86-87.
  • 18 Deux extraits des deux textes différents montrent bien cette tension  : «  Mais quel était le rôle (...)

17Ce va-et-vient entre la documentation et la théorisation est très bien exemplifié par l’idée-clé du radeau. Radeau est un des nombreux noms donné par Deligny à la tentative. L’image d’une embarcation précaire, «  pauvre », construite artisanalement, semble en effet traduire certains aspects de la tentative. Mais avant de devenir un concept-image de la tentative, le radeau est une structure construite dans le Séré, une des aires de séjour. Il s’agit d’un long mât planté en terre, auquel un cadre de quatre perches d’un peu plus de deux mètres de longueur est accroché. Plusieurs cordes sont attachées au cadre et restent tendues horizontalement  ; sur les cordes une vingtaine de planches sont accrochées, chacune représentant les activités quotidiennes. Sur les planches sont gravées des images représentant les tâches, les faire, et autour de cette chose qui ressemble à un radeau, il y a également des pierres sur lesquelles sont posés des outils correspondant à chaque tâche  : la serpe pour couper du bois, la bassine pour la vaisselle, le seau pour charrier l’eau, etc. Avant de prendre part aux tâches, les présences proches passent par là pour reprendre l’ustensile se rapportant à la tâche et, une fois le travail achevé, la planche et l’outil retournent à leur place, sur les cordes et sur les pierres17. Cette structure avait été construite pour mieux organiser et coordonner les tâches dans l’aire de séjour. Comme les présences proches passent beaucoup par là, ce point devient un chevêtre du territoire. Le radeau commence à apparaître sur les cartes – d’abord comme cette structure et ensuite comme un symbole plus général. Plus tard, Deligny le transforme dans une définition même de la tentative, dans un élément poétique central de ses textes qui exprime plusieurs traits importants  : le radeau est le support des dérives – des pensées, du langage, du savoir-faire techniciste –  ; il exprime un mode d’organisation fondée sur une précarité, sur une certaine «  pauvreté »  ; il permet de mettre en rapport recherche et traversée aventureuse, sans poser cependant un destin ou un but à atteindre – d’où la dérive – en déployant l’antinomie même de la tentative, à savoir une activité clinico-thérapeutique qui n’est cependant pas guidée par le but de la cure, mais bien plutôt par une remise en question de l’homme «  normal18 ». Enfin, par le radeau, Deligny insiste encore sur le fait qu’il s’agit d’une chose  : le Nous est une chose installée, matériellement existante, que l’on configure, change, transforme constamment et de manière artisanale. L’image du radeau reviendra encore, plus tard, dans plusieurs de ses fictions, de sorte que nous voyons ainsi tout un monde déployé à partir de cette notion qui servait simplement au départ à nommer un dispositif pratique.

  • 19 C’est ainsi que certaines cartes sont déjà l’abstraction de codes développés auparavant  ; ou que d (...)

18La notion de radeau est indicative du va-et-vient entre l’archivage et le déploiement de l’archive en tant que telle dans l’écriture de Deligny. Cet aspect semble en effet devenir central dans la dynamique de la tentative. C’est ainsi qu’on peut comprendre comment un simple conseil de Deligny adressé à l’une des présences proches permet d’initier toute la pratique du tracer des cartes. De même, c’est à partir du tracé des cartes que débute sa réflexion sur le tracer – qui rebondit sans doute des réflexions antérieures, mais qui gagne un tout nouvel élan avec le matériau provenant des cartes. De sa réflexion surgissent ensuite des codes, des pistes et de nouvelles manières de poursuivre la recherche cartographique, d’approfondir le dispositif, qui à leur tour produisent de nouveaux matériaux, incorporés et réfléchis une fois de plus dans ses textes. Dans le même sens, c’est à partir de la pratique qui consiste à filmer les enfants, que Deligny amorce sa réflexion sur la pratique cinématographique et ce qu’il ce qu’il appelle le camérer, aussi bien que sur toute sa théorie de l’image. Deligny rend donc lisible ces productions «  spontanées », rend possible leur prolifération dans la pratique des présences proches et ensuite les réabsorbe dans ses textes en leur donnant un statut tantôt philosophico-conceptuel, tantôt poétique. C’est un véritable monde qui se déploie dans cette archive, jusqu’à devenir une sorte de circuit, dont les éléments communiquent tout seuls en son sein19.

Deuxième niveau  : le circuit interne de l’écriture delignienne

19Le deuxième aspect de la dimension archivistique est l’intensification de ce dernier point abordé concernant la manière selon laquelle Deligny réfléchit, dans son écriture, sur les documents produits par les présences proches. Deligny ne réfléchit pas seulement sur les matériaux qui lui sont rendus, mais également sur ses propres textes. De manière obsessionnelle, il travaille et retravaille sans cesse ses écrits. De plus, au fur et à mesure qu’il écrit, il pense déjà à leur statut et organisation en fonction de ses lecteurs-interlocuteurs – d’autres personnes de la tentative, des parents des enfants, des cinéastes, philosophes, psychanalystes, éditeurs, etc. En fonction de son interlocuteur, le texte prend un style et une approche précis  ; dans certains livres publiés (comme, par exemple, Les cahiers de l’immuable), Deligny réfléchit très précisément à la mise en page des documents  : textes théoriques, lettres, cartes, récits des passants, photos, de sorte que le tout gagne une forme plus ou moins ouverte, voire collective et collaborative.

  • 20 « C’est à la suite de cette lettre que je pense corriger “mon dire”  : le verbe. Ne devrais-je par (...)
  • 21 Fernand Deligny, L’Homme sans conviction, p. 5. Dans Marlon Miguel, À la marge et hors champ  : l’h (...)

20La dimension obsessionnelle de son écriture se révèle dans un mouvement interne aux textes qui est très particulier. Deligny ne cesse de réécrire les mêmes textes d’innombrables fois  ; il ne cesse de revenir sur ses propos  ; il ne cesse de déplacer ses termes, de «  corriger » ce que ses interlocuteurs disent de lui ou en réponse à ses textes. C’est un étrange mouvement que celui de la production textuelle de Deligny  : déplacement et précision cheminent ensemble. Deligny s’efforce, à chaque nouveau texte, de se préciser, de préciser son propos et sa place – d’où il parle. Mais par là, il ne fait, en même temps, que fuir l’appréhension définitive  : il échappe aux convictions concernant les lectures de ses textes ou aux observations faites par des passants à propos de la tentative. Deligny ne cesse donc de vouloir se préciser en faisant le point, en situant sa position, en redéfinissant les termes employés autrefois. Lorsqu’il fait le point, il fait glisser de nouveaux éléments dans une définition donnée  ; il cherche à faire dériver ses définitions pour empêcher que le dit, le verbalisé, ne devienne définitif20  ; bref, il déplace le lecteur, en lui faisant perdre le nord. «  Faire le point  : préciser la situation où l’on se trouve. Il me semble que j’ai passé ma vie à faire le point, à perte de convictions21 ». C’est ainsi que cette dynamique du «  se préciser », liée au mouvement même consistant à toujours reprendre ses textes, ses termes, les lectures faites par autrui, doit être comprise comme une forme de libération, de déliement. Deligny dénoue ses propres textes, comme s’il pouvait ainsi empêcher leur institutionnalisation ou la sédimentation d’une vérité absolue qui leur appartiendrait. Les textes nouent les fils de la mémoire en même temps qu’ils ne cessent de la dénouer  ; ils archivent et libèrent à la fois. À travers son écriture, Deligny produit sa propre archive en essayant d’échapper à lui-même. Il signe jusqu’à ce que la signature perde son sens. Il se répète afin de s’effacer.

Carte tracée par Jean Lin, Le Séré, le 6 Juin 1974. Fernand Deligny, Cartes et lignes d’erre, Paris, L’Arachnéen, 2013, p. 201.

Cahiers de l’immuable/ 1.Fernand Deligny, Œuvres, Paris, L’Arachnéen, 2007, p. 813.

  • 22 Fernand Deligny, Lettre inédite à Nadedja et Thierry Garrel du 2 novembre 1989.

21Cette manière de procéder est reconnue par Deligny lui-même lorsqu’il parle, dans une correspondance, de son écriture de l’Enfant de Citadelle – un texte infini, jamais achevé, qui reprend toujours la même histoire afin de la déployer. La répétition devient style et elle sert à la fois à effacer et à produire des micro-déplacements  : «  Dernière trouvaille  : je raconte – tel événement – et, cent pages plus loin, je raconte encore le même événement – qui n’est plus le même –  ; et qui-lit a le choix. Cette manière de raconter va me permettre d’arriver à 3917 pages  ; l’art étant d’effacer – au dire de Giacometti –  ; lorsqu’il s’agit d’écrire, le seul moyen d’effacer est d’écrire encore – à propos de la même chose  ; le lecteur s’y habituera22 ».

  • 23 Fernand Deligny, «  La Marge et la Frange », dans «  Usages sociaux des télécommunications », Vie s (...)

22Enfant de citadelle est un texte-mosaïque avec presque trente versions différentes et quelques milliers de pages écrites. Deligny écrit pour effacer. Sa grande peur est que ce cumul d’archives puisse être reconnu selon un nom propre ultime, le sien, et que ce nom propre devienne donc la marque définitive de son intelligibilité. «  Je me retrouvais l’otage de ce qui s’était imprimé à l’enseigne de mon nom23 ». Si Deligny cherche constamment d’autres formes de langage – la carte, l’image, le texte poétique –, c’est précisément pour échapper à sa puissance meurtrière, à la totalisation et l’unification à partir d’un nom qui donnerait une signification définitive, ultime, au tout.

23La peur de Deligny réside dans le fait que, malgré tout son travail dans et sur le langage, ce même langage pourrait finir un jour par l’absorber et par l’enfermer dans une signification ultime. Malgré son refus de faire école et de devenir institution, il craint que la tentative du Réseau en devienne une  ; malgré ses déplacements constants, il craint que ses textes deviennent une nouvelle philosophie ou que sa méthode devienne une nouvelle formule reproductible et décontextualisée pour «  traiter l’autisme ». D’où par conséquent la multiplication de textes, d’images, de documents. Le devenir-archive de cette production est déjà en marche au moment de sa constitution et sert aussi à déplacer constamment une Archive définitive.

Troisième niveau  : les dangers du devenir-Archive de Deligny

24Au moment où nous nous sommes confrontés à cette vaste et colossale archive concernant les trente années de la période cévenole, cette résistance au nom propre est devenue claire. Nous avons ainsi déployé encore un troisième et dernier aspect archivistique. Nous nous sommes aperçus que malgré le danger de l’enfermement d’un monde sur un nom propre unique («  Deligny »), cette archive était déjà habitée par une multiplicité de traces  : celles des différentes présences proches, celles des enfants autistes, celles des éditeurs et des interlocuteurs. Et puis les traces que nous-mêmes, dont la tâche a été d’organiser le tout pour un institut de mémoire (l’IMEC), avons laissé et qui viennent se superposer à toutes ces traces et voix déjà là. L’archive-Deligny est une source ouverte et un lieu d’inscription de traces. Ces traces ne sont jamais des «  matériaux bruts », mais des éléments qui s’auto-réfléchissent déjà et qui se connectent à une série d’autres éléments. Cette multiplicité inhérente à cette archive résiste donc au danger de son unification. Cette résistance constitue une archive vivante.

  • 24 C’est Félix Guattari et la revue Recherches qui voulaient à tout prix que le nom de Deligny apparai (...)

25Mais le danger reste. Toute la production de l’époque cévenole est souvent absorbée dans le nom propre «  Deligny ». Deligny n’a jamais tracé de cartes et pourtant, lorsque qu’on les expose, c’est son nom qui apparaît d’emblée. Deligny n’a jamais touché à la caméra lors du tournage du Moindre geste et pourtant pendant longtemps il a été identifié comme le réalisateur du film. Les Cahiers de l’immuable constituent une série d’ouvrages collectifs avec des documents de différents auteurs et toutefois seul son nom apparaît sur la couverture24. «  Deligny » devient ainsi progressivement le nom d’une institution.

26Certes, Deligny est celui qui écrit et donne un sens à la tentative à partir de son écriture. Certes, c’est lui qui à partir de ses réflexions invente des dispositifs – la carte, par exemple. Mais, puisqu’il n’est pas celui qui pratique ces dispositifs, il devient nécessaire d’envisager cette production autrement. Il devient important de reconnaître sa position à la fois en marge et centrale à l’intérieur du Réseau – position privilégiée, dedans mais distanciée, pour pouvoir justement écrire, réfléchir et déployer des pratiques –, mais il faut également prendre en compte sa dépendance totale vis-à-vis des autres présences proches. Celles-ci ne rendent pas seulement possible matériellement la tentative, étant ceux qui vivent véritablement au jour le jour avec les enfants autistes. Elles sont essentielles aussi bien en ce qui concerne la production de cette documentation première – les cartes, les photographies, les journaux du quotidien –, qu’en ce qui concerne une pensée sensible de ces différentes pratiques.

Conclusion. L’archivage versus l’Archive

  • 25 Jean-Michel Chaumont et Fernand Deligny, «  Étranger », dans Traces d’I, Louvain, Cabay, 1982, p. 1 (...)
  • 26 ibid., p. 140.

27La position de Deligny, écrivain et théoricien, conteur ou barde de la tentative de prise en charge d’enfants autistes, est donc particulière et extrêmement intéressante pour la pensée contemporaine autant que pour la réflexion sur la pratique de l’archive. Il se trouve, à travers son expérimentation, dans un lieu d’imbrication des pratiques et de réflexions «  théoriques », les unes étant indissociable des autres. La «  théorie » n’est que l’organisation sensible et immanente d’un matériau concret produit par les «  pratiques » des uns et des autres. Elle produit de la lisibilité pour ces pratiques sans cesse mises en œuvre dans le Réseau, en déployant un espace où elles peuvent se poursuivre. La pratique ne cesse de se réfléchir pour pouvoir se poursuivre, la théorie constituant donc un moment de la pratique. Et l’archive est le lieu même de la visibilité de ce jeu à double sens. L’archive est le milieu de la pratique théorique, de la théorie pratique. En effet, la dimension essentielle de la pratique archivistique du Réseau et du souci de Deligny vis-à-vis de la non-institutionnalisation se trouve dans une différence entre l’Archive (forme constituée) et l’archivage – le processus, l’œuvrer. Deligny souligne justement, dans toutes ses pratiques, l’importance fondamentale de l’œuvrer, auquel il relie l’infinitif étranger. Comme pour ce qui concerne les enfants autistes, il s’agit non pas de semblabiliser le proche, mais, afin de faire justice à sa singularité, de l’étranger. «  Étranger c’est, proprement esquiver le S, le suspendre25 ». Et, étranger, dit Deligny, c’est œuvrer sur le mode d’être qu’il nomme infinitif – mode d’être sans sujet (sans le «  S » à la clef), où la personne n’est pas conjuguée. Œuvrer, dit-il encore, «  c’est pour rien26 » et si on ne peut pas faire une œuvre d’art, c’est parce qu’il est bien plutôt question d’en œuvrer une – l’objet de cet infinitif n’étant pas une chose-produit définie, mais un «  excédent », de sorte que c’est, encore une fois, le processus qui est souligné  ; en d’autres mots, il n’est possible que de travailler sur des circonstances, à partir desquelles peut surgir alors une œuvre.

  • 27 Fernand Deligny, Lettre inédite à Félix Guattari du 9 avril (1978  ?).

28De la même manière, l’archivage est un œuvrer constant et sans sujet dont le but serait de construire des formes permettant de voir à travers. «  Un langage est clair non pas quand il dit, mais quand il laisse entrevoir, par transparence/27 ». Contre le langage meurtrier, celui de l’absorption et de la totalisation, mais aussi de la reproduction institutionnelle, Deligny se met en quête d’un langage expositif, un langage cherchant à fabriquer ce qu’il appelle lui-même des mots durs, des mots qui ne veulent rien dire, qui esquivent toute signification. Le mot dur serait, selon lui, réfractaire  : d’une part, il est un noyau dur «  indestructible », résistant à toute forme d’interprétation  ; d’autre part, il est ce qui causerait une réfraction dans le langage, bref qui le détournerait. Loin d’être là pour dire ce qu’il ne peut pas dire, le mot dur est censé interrompre ce que le langage ne cesse de vouloir dire, signifier, enfermer. Enfin, le mot dur viendrait évoquer, laisser entrevoir ou exposer au lieu de dire.

29C’est pourquoi Deligny le rapporte à la notion, centrale dans sa pensée, de l’humain. L’humain, contrairement à «  l’Homme » et à «  l’Humanisme », ne se laisse pas figer  ; il n’est pas définissable ni signifiable, mais possède pour autant une plasticité, une matérialité propre capable de prendre des formes diverses. Tout mot dur est transparent – il n’a rien derrière, il ne possède pas une définition cachée – et capable de perforer la dureté de choses figées – l’humain, par exemple, vient ponctuer une forme instituée, définie et reproductible de l’Homme, par exemple.

30L’archive-Deligny est une archive qui n’a cessé de se construire, concomitante à la production des éléments qui viendraient la constituer. C’est aussi une archive engendrée par une multiplicité d’individus et qui pourrait donc être à la fois la concrétisation de la communalité visée par la tentative – le corps commun, le réseau-radeau – et l’actualisation d’une résistance à une définition unique, totalisatrice, subjective. Cette archive reflète encore la cohérence aussi bien de la pratique de Deligny et des présences proches dans leur rapport avec l’autisme, que de la position revendiquée de ne pas devenir des sujets spécialistes soignants – leur position est, au contraire, de rendre visible l’énigme de l’autisme en ne lui donnant pas une définition ultime, mais en fournissant quand même des pistes thérapeutico-cliniques. Cette archive cherche enfin à réaliser l’ambition de demeurer réfractaire à la puissance colonisatrice-meurtrière du langage et du nom propre. Cette ambition quasi-utopique se traduirait alors non pas dans une archive-patrimoine, mais plutôt dans un catalogue ouvert rendant justice au processus collectif de l’archivage. Un catalogue des bribes expositives, des fragments rappelant le pari d’un certain (autre) monde (possible) contre le seul monde existant capitaliste et néo-libéral  ; d’un certain mode d’être autre à l’infinitif et non seulement subjectif  ; enfin d’une certaine tentative ayant lieu pendant le dernier tiers du vingtième siècle, une tentative singulière et collective-commune et non pas modèle et individuelle.

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Notes

1 Fernand Deligny, Rue de l’Oural, inédit.

2 La notion d’«  enfance inadaptée », forgée en 1943 pendant le régime de Vichy, venait regrouper les différentes classifications existantes auparavant liées à l’enfance et à la jeunesse «  en difficulté ». Elle crée un dispositif juridico-médico-social entièrement nouveau basé sur l’idée de l’efficacité et visant à réinsérer (au lieu d’exclure) ces jeunes. Elle perçoit la jeunesse comme un nouveau «  capital humain » très profitable. Dans l’Après-Guerre, Deligny anticipe très vite les ambiguïtés et problèmes liés à cette notion et participe à une véritable guerre – aux côtés de Louis Le Guillant, Lucien Bonnafé et Henri Wallon – pour essayer de politiser le débat autour de la notion. Dans les années 1970, on remplacera progressivement cette notion par celle de «  handicap ».

3 Fernand Deligny, Les Cahiers de l’immuableI (1975), repris dans Œuvres, Paris, Éditions de l’Arachnéen, 2007, p. 865.

4 Id., Nous et l’innocent (1975), dans ibid., p. 691.

5 Id., «  Quand même il est des nôtres » (1971), dans ibid., p. 634.

6 Id., Traces d’être et Bâtisse d’ombre (1983), dans ibid., p. 1505.

7 Id., Le croire et le craindre (1978), dans ibid., p. 1152.

8 Assimilation, en premier lieu, médicale, comme le remarque Deligny lui-même  : «  Cette assimilation du langage, serait-il d’ordre médical, à une sorte de justice, n’est pas si arbitraire qu’il pourrait en paraître à première vue. Dans ce vaste hôpital psychiatrique d’où je suis parti pour la première tentative par la suite racontée, le pavillon des enfants sans “cause”, je veux dire plus ou moins mutiques, “débiles profonds” y compris, avait été bâti à quelques pans de mur de celui des médico-légaux, supputés dangereux et irresponsables. Il suffisait d’un jeu des mots pour que, d’irresponsables qu’ils semblaient bien être, ces enfants soient supputés dangereux et ils avaient droit d’office aux mêmes lieux et au même régime de grilles et de serrures considérées comme de protection contre ce fameux eux-mêmes susceptible de (leur) nuire. Avant de décider du placement d’un enfant, il faut bien (pré)juger de son état. ». Id., Nous et l’innocent, op. cit., p. 691.

9 Cet article fut publié originellement dans le n°  55 de la revue Jeune cinéma. Il a été repris dans les Œuvres, op.cit. p. 633-635.

10 Id., «  Quand même il est des nôtres », op. cit., p. 634.

11 Il s’agit, tout d’abord, d’une forme meurtrière au sens propre  : «  Ce sont les chaînes de l’énonciation, tissées sur la trame du Mouvement national et dans le circuit général de l’idéologie, qui ont constitué le lieu où, d’avance, les actes de mort étaient possibles, justifiés, réalisés. ». Jean-Pierre Faye, Langages totalitaires. Critique de la raison / de l’économie narrative, Paris, Hermann, 2004, p. 502. Mais la «  forme meurtrière » peut être ensuite associée également à l’idée de faire disparaître l’autre, en le phagocytant, en l’assimilant, en l’absorbant.

12 ibid. p. 4. Voir aussi Jean-Pierre Faye, Le Langage meurtrier, Paris, Hermann, 1996.

13 Fernand Deligny, Singulière ethnie (1980), dans op. cit., p. 1416.

14 Deligny n’a cessé de refuser l’idée de «  faire école » au point de dire très souvent, sans doute rhétoriquement, qu’«  il n’avait pas de méthode ». Nous y voyons toutefois la volonté explicite de produire une archive et l’idée d’une transmission. Cette transmission concerne, d’une part, les familles des enfants autistes  : il s’agit de pouvoir leur transmettre la machine thérapeutique développée dans le Réseau qui regarde chaque enfant afin qu’elle puisse être rétablie chez lui, une fois qu’il sera rentré. D’autre part, si Deligny ne vise pas à faire école, il veut, toutefois, que d’autres tentatives, d’autres expérimentations en-dehors de l’Institution continuent à proliférer. En ce sens, la transmission ne concerne donc pas la reproduction d’un mode précis de faire, mais plutôt une politique de la dissidence, l’encouragement à d’autres tentatives, à d’autres prises de risques, bref à une politisation constante face à un monde qui tend au verrouillage, à la cristallisation et à la reproduction d’une violence structurale.

15 Cette transformation concerne, d’une part, les corps des adultes et, d’autre part, ceux des enfants. Les premiers vont introduire une sphère ritualisée dans les tâches ordinaires, aussi bien que des gestes «  pour rien ». Il y a presque une chorégraphie des affaires les plus banales (faire la vaisselle, cuisiner, etc.). Les enfants, à leur tour, vont pouvoir progressivement prendre part dans les activités, leur dispersion sensorielle va, ne serait-ce qu’un peu, s’unifier. En suivant le vocabulaire de Deligny, nous pouvons dire que les adultes vont pouvoir atténuer leur être subjectif en soulignant alors leur être à l’infinitif tandis que les enfants vont devenir capables d’établir une sorte de lien ou de relation.

16 Un troisième film, À propos d’un film à faire (1989), est encore produit. Il est la synthèse, dans un «  film avenir », de différents projets cinématographiques jamais achevés. À ces trois films, on peut encore ajouter Le moindre geste, cité plus haut, réalisé collectivement entre 1962 et 1971.

17 Voir Jacques Lin, La Vie de radeau, Marseille, Le mot et le reste, 2007, p. 86-87.

18 Deux extraits des deux textes différents montrent bien cette tension  : «  Mais quel était le rôle de cet engin fort archaïque  ? Que les enfants en soient sauvés, qu’ils s’y accrochent, nous courent dessus, ou, au contraire, qu’ils nous portent et nous permettent une pérégrination prudente dans la frange de ce nous-autres-hommes, continent solidement établi dans sa conscience d’être  ? ». Fernand Deligny, Singulière ethnie, dans op. cit., p. 1378. Et  : «  un ensemble des présences que, tout naturellement j’avais décrit comme étant un radeau, soit quelque peu détourné et échappe au courant qui le portait vers l’autre, détour qui n’était pas ressenti comme une gêne car il était évident que le désarroi de Janmari s’aggravait d’autant plus qu’il était situé par les uns et les autres au point même où nous situons l’autre ». Id., Traces d’être et bâtisse d’ombre, dans op. cit., p. 1538.

19 C’est ainsi que certaines cartes sont déjà l’abstraction de codes développés auparavant  ; ou que des noms des enfants autistes vivant dans le réseau reviennent comme des personnages dans certaines fictions, et ainsi de suite. Il est remarquable que deux des derniers textes écrits par Deligny, Essi & Copeaux (Le Mot et le reste, 2005) prennent une forme aphoristique, voire de haïkus, où plusieurs problématiques longuement élaborées dans ses textes sont synthétisées en quelques mots ou phrases. Le sens, voire même l’intérêt de ces textes, pourrait passer complètement inaperçu pour un lecteur non-familiarisé avec le monde de Deligny.

20 « C’est à la suite de cette lettre que je pense corriger “mon dire”  : le verbe. Ne devrais-je par dire  : le verbalisé » (Lettre inédite à Françoise Dolto, vers le milieu des années 1970).

21 Fernand Deligny, L’Homme sans conviction, p. 5. Dans Marlon Miguel, À la marge et hors champ  : l’humain dans la pensée de Fernand Deligny, thèse soutenue le 27 février 2016 à l’Université Paris 8, annexe 1. http://www.theses.fr/2016PA080020.pdf.

22 Fernand Deligny, Lettre inédite à Nadedja et Thierry Garrel du 2 novembre 1989.

23 Fernand Deligny, «  La Marge et la Frange », dans «  Usages sociaux des télécommunications », Vie sociale et traitement n°  129, juin-juillet 1980.

24 C’est Félix Guattari et la revue Recherches qui voulaient à tout prix que le nom de Deligny apparaisse sur la couverture. Il s’agissait surtout, selon eux, de donner de la publicité à la publication.

25 Jean-Michel Chaumont et Fernand Deligny, «  Étranger », dans Traces d’I, Louvain, Cabay, 1982, p. 138. Ce livre est le résultat du mémoire de Chaumont et d’une correspondance entre Chaumont et Deligny. La première partie consiste en un texte de Chaumont et la deuxième partie en une série d’articles de Deligny.

26 ibid., p. 140.

27 Fernand Deligny, Lettre inédite à Félix Guattari du 9 avril (1978  ?).

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Table des illustrations

Légende Cahiers de la Fgéri. Fernand Deligny, Œuvres, Paris, L’Arachnéen, 2007, p. 647.
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Légende Cahiers de la Fgéri. Fernand Deligny, Œuvres, Paris, L’Arachnéen, 2007, p. 653.
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Légende Carte tracée par Jean Lin, Le Séré, le 6 Juin 1974. Fernand Deligny, Cartes et lignes d’erre, Paris, L’Arachnéen, 2013, p. 201.
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Légende Cahiers de l’immuable/ 1.Fernand Deligny, Œuvres, Paris, L’Arachnéen, 2007, p. 813.
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Pour citer cet article

Référence papier

Marlon Miguel, « Un monde d’archives : Fernand Deligny et les pratiques du langage expositif »Marges, 25 | 2017, 120-137.

Référence électronique

Marlon Miguel, « Un monde d’archives : Fernand Deligny et les pratiques du langage expositif »Marges [En ligne], 25 | 2017, mis en ligne le 01 octobre 2019, consulté le 22 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/1327 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/marges.1327

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Auteur

Marlon Miguel

Marlon Miguel est docteur en Arts Plastiques et Philosophie par les Universités Paris 8 et Universidade Federal do Rio de Janeiro. Il est actuellement responsable par l’organisation du Fonds Fernand Deligny destiné à l’Institut mémoires de l’édition contemporaine (IMEC).

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