Vers une définition épistémologique de l’archive en histoire de l’architecture contemporaine
Résumés
Cet article entend définir la notion d’archive dans le champ de l’histoire de l’architecture. Les archives des architectes sont des objets identifiés et familiers des historiens de l’architecture français. Cependant, leur rôle dans la fabrication de l’histoire de l’architecture n’a été que peu développé. Ici, nous interrogeons la notion d’« archive » au singulier, telle qu’elle a été définie par quelques philosophes de l’histoire, à la recherche d’éléments permettant de définir les apports de ces archives à la construction disciplinaire de l’histoire de l’architecture.
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- 1 Nina Mansion, « Archives et histoires de l’architecture », Périphéries et recentrements en histoir (...)
- 2 Charles-Victor Langlois et Charles Seignobos, Introduction aux études historiques, Paris, Hachette (...)
1De quoi parle-t-on lorsqu’on évoque les archives d’architecture : d’une source historique ? D’un dispositif légal ? D’un outil historiographique ? D’un enjeu disciplinaire ? Plus qu’un travail de définition, notre démarche ici s’apparente plutôt à une entreprise de caractérisation et de problématisation de cet objet d’étude. Partant du cas particulier des archives d’architectes collectées par l’Institut Français d’Architecture à partir des années 1980, il s’agit d’élaborer une définition qui permette de considérer les archives de l’architecture comme une source historiographique et épistémologique de l’histoire de l’architecture française contemporaine. Cette démarche consiste donc à problématiser un objet qui est le plus généralement considéré dans sa réalité technique et matérielle et plus rarement pensé dans sa portée historiographique et épistémologique, alors que nous avons déjà eu l’occasion de mettre en évidence la contribution des archives d’architecture au renouvellement de leur discipline/1. Comment y contribuent-elles ? Nous verrons, que dans une perspective historiographique, la collecte d’une des sources principales de l’histoire de l’architecture, à savoir les archives des architectes, a permis de renouveler les objets de la recherche dans cette discipline et par là a contribué à développer de nouveaux champs d’investigation et de nouveaux récits historiques. D’un point de vue épistémologique, la création du Centre d’Archives d’Architecture de l’IFA en 1986 et la mise à disposition de sources originales a participé à la construction de la discipline Histoire de l’architecture en façonnant des méthodologies d’analyse et de traitement d’ordre scientifique mais également en s’affirmant en tant que « lieu social » de cette science en devenir. Plus précisément, cette perspective épistémologique consiste à interroger le rôle des archives d’architecture en tant qu’outil de construction disciplinaire et scientifique de l’histoire de l’architecture. Autrement dit, la redécouverte des archives des architectes et la création d’un centre d’archives spécialisé entre le milieu des années 1970 et 1980 ne devraient-ils pas être considérés comme un moment de rupture pour la discipline Histoire de l’architecture rappelant l’épisode « méthodique » au cours duquel la discipline Histoire, grâce notamment à l’insistance sur les archives prônée par Langlois et Seignobos/2, s’est assumée et confirmée en tant que science ?
2Nous avons souhaité interroger le singulier de l’archive afin de savoir si cette mutation par le nombre permettait de s’approcher de la nature épistémologique de ces archives si particulières. Parce qu’elle apparaît première dans son usage assumé (mais peu explicité) du singulier, la notion d’archive proposée par la philosophie de l’histoire, et plus particulièrement le concept d’« archive » tel qu’il est défini par Foucault et réinterprété, entres autres, par Michel de Certeau et Paul Ricœur constitue ici une première étape dans la mise en œuvre d’une définition problématisée des archives d’architecture. L’examen de l’archive, dans sa filiation foucaldienne, entend mettre au jour des éléments conceptuels et épistémologiques susceptibles de définir un espace intermédiaire entre l’archivistique, la philosophie et l’histoire de l’architecture. Il envisage ainsi les archives d’architecture dans leur épaisseur, en tenant compte de leurs multiples registres et champs d’application, ce que peu de définitions parviennent à réunir.
Les archives d’architecture : une définition lacunaire
Un état de la définition
- 3 Gérard Monnier, « L’histoire de l’architecture aujourd’hui, 1997 », Bulletin de la Société d’histo (...)
- 4 On pense notamment à la création de l’Inventaire général des richesses artistiques de la France par (...)
- 5 Voir, par exemple, Bruno Queysanne, « En histoire de l’architecture, le document, c’est le bâtimen (...)
3À l’heure actuelle, il ne semble pas exister de définition d’ordre épistémologique de ce que serait l’archive dans le champ de l’histoire de l’architecture. Si l’on s’en tient à une définition d’ordre technique et légal, on ne tient pas compte de la place et du statut de la source dans la construction de l’histoire de l’architecture en tant que discipline. En effet, si l’histoire de l’architecture n’est pas une invention du 20e siècle, c’est cependant à cette période qu’elle est parvenue à se constituer en tant que science et en tant que discipline universitaire. Dans les années 1960-1970, l’histoire de l’architecture adopte ainsi « les apparences d’une discipline satisfaite/3 », d’après les mots de Gérard Monnier en se reposant notamment sur l’institutionnalisation de la protection du patrimoine monumental/4. La création d’un Département Histoire et Archives au sein de l’Institut Français d’Architecture dès sa création en 1980 participe de cette construction à laquelle la collecte des archives des architectes français par le Centre d’archives de l’IFA va nettement contribué en fournissant notamment les sources de nombreux travaux de recherche et en valorisant des pans de l’histoire de l’architecture jusque là négligés. Jusqu’à la création de l’IFA, on peut considérer que les sources de l’histoire de l’architecture française étaient largement dominées par les ouvrages et sources imprimées produites par les précédentes générations d’historiens et par l’étude directe du bâti. Cette dernière a même été affirmée par certains comme la seule véritable source de l’histoire de l’architecture/5.
- 6 En France, on pense aux dessins d’architectes réunis dès 1843 par la Société centrale des Architect (...)
- 7 Michel Le Moël, « Archives de l’architecture : rapport au VIIe Congrès International des Archives (...)
- 8 ibid.
4Cependant, il serait abusif de dire que les archives d’architecture n’ont fait l’objet d’aucun travail de définition. Le champ de l’archivistique s’est emparé de la question à partir des années 1970 et a proposé plusieurs définitions. Le congrès du Conseil International des Archives de 1972 constitue la borne de départ d’un renouvellement des réflexions concernant les archives d’architecture dans le monde occidental. Les archives d’architecture ne sont pas une invention du 20e siècle – on connaît des expériences de collecte dès le 19e siècle/6 – mais les années 1970 représentent un renouveau, voire une redécouverte de cette question et ouvrent la voie de politiques publiques en la matière. Dans son Rapport au VIIe Congrès International des archives/7 dont le thème était les archives d’architecture, Michel Le Moël, alors conservateur aux Archives Nationales, déclare dès les premières lignes avoir observé une confusion quant à la compréhension du sujet de cette 7e édition. Selon lui, « il n’est peut-être pas inutile de chercher à définir la notion d’archives de l’architecture/8 ». Il explique ainsi que dans de nombreux pays, tels qu’Israël ou l’Italie cette notion est rejetée et que dans d’autres, elle est négligée car ils « repoussent le concept d’archives spécialisées ». Sans proposer de véritable définition, il donne des précisions sur les types de documents concernés ainsi que sur les institutions détentrices de ce type d’archives. Le maître mot est l’ouverture. Il analyse ainsi que « la nature des documents intéressant l’architecture est multiple » et que tous « les documents écrits » et « les documents figurés ou photographiques » doivent être intégrés à la définition.
- 9 Manuel de traitement des archives d’architecture XIXe-XXe siècles, Conseil International des Archiv (...)
- 10 ibid., p. 21.
5La définition évolue peu dans les dernières décennies du 20e siècle et on en retrouve une toute aussi large, mais beaucoup plus exhaustive dans le Manuel de traitement des archives d’architecture XIXe-XXe siècles/9, publié par la Section des archives d’architecture du Conseil International des Archives (CIA) en 2000. Ce dernier offre une définition analytique et technique, à destination prioritairement des archivistes et conservateurs en charge de ce type de documents. Il détaille les types de documents concernés, les principes, critères et méthodes d’acquisition, les méthodes d’évaluation, de tri et d’élimination, les principes de classement, les méthodologies de description, celle de conservation et, enfin, leur diffusion dans le cadre de la recherche et d’expositions. Le texte est assorti d’un glossaire qui propose des définitions validées par le CIA des notions relatives aux archives d’architectes. Ces définitions larges et détaillées démontrent l’existence d’une véritable difficulté à proposer une définition harmonieuse des « archives d’architecture » tant les réalités divergent : statuts, volumes, périodes, supports, etc. sont autant de variables à prendre en compte. Signe de cette complexité descriptive, la définition du CIA est pour le moins ouverte : « La notion de documents architecturaux est ici envisagée dans son acception la plus large. Elle englobe non seulement l’ensemble des documents résultant de l’exercice de la profession d’architecte mais aussi les dossiers et documents relatifs à l’architecture conservés dans les fonds des administrations et des maîtres d’ouvrage/10 ».
Une confusion terminologique et un flou théorique
6À la lecture de cette définition, on peut également se permettre une remarque parallèle qui rejoint la première observation de Michel Le Möel : un problème de terminologie, une confusion sémantique semblent poindre. En effet, on remarque ici que l’expression « documents d’architecture » est préférée à celle d’« archives d’architecture ». Cette confusion s’ajoute à celle beaucoup plus répandue qui consiste à utiliser sans distinction les expressions « archives d’architecture » et « archives d’architectes ». Des précisions sont donc nécessaires, mais nous proposons de remonter un peu dans notre chronologie pour observer les mouvements de ces glissements terminologiques.
- 11 Julien Guadet, Éléments et théories de l’architecture : cours professé à l’École nationale et spéc (...)
7En effet, dès le 19e siècle, on trouve chez Julien Guadet, un des seuls théoriciens français de l’architecture à avoir évoqué ces questions avant sa redécouverte dans les années 1970, une référence aux « archives d’architecture » qu’il décrit comme les documents que l’architecte en activité conserve dans son atelier. L’architecte, directeur d’atelier et professeur de théorie à l’École des Beaux-Arts dans les dernières décennies du 19e siècle, confond donc, dans son ouvrage de 1901 Éléments et théories de l’architecture/11, les « archives d’architecture » avec les « archives d’architectes ». La définition donnée par Guadet nous permet de remarquer que la première raison d’être ou de conserver des archives d’architecture depuis le 19e siècle est la garantie ou responsabilité décennale qui considère les architectes responsables des éventuels dommages et de l’impropriété d’un ouvrage à sa destination, pendant dix ans après réception du bâtiment. Ceci démontre le caractère nécessaire de leur conservation par l’architecte lui-même mais pas celui de leur collecte par l’institution publique.
- 12 Outre André Chastel et Bruno Foucart, on peut également penser à l’édito de l’architecte Bernard Hu (...)
- 13 André Chastel, « Où sont les archives de l’architecture moderne ? », La Revue de l’Art, n° 29, 1 (...)
8L’introduction par quelques acteurs du milieu/12 de la question des archives d’architecture dans le débat autour de la protection du patrimoine architectural qui marque les années 1970 parvient-elle à dissiper le flou qui entoure cette question ? En effet, le premier à avoir alerté sur la situation française des archives d’architecture est l’éminent historien de l’art André Chastel. Dans un éditorial publié en 1975 dans la Revue de l’art, il observe le retard français par rapport aux efforts américains et anglais notamment en faveur de ce qu’il appelle dans le titre de l’article les « archives de l’architecture moderne », alors qu’il semble en réalité évoquer les archives d’architectes, expression qu’il favorisera justement dans le corps de l’article/13. La confusion terminologique persiste donc. Par ailleurs, on observe également chez Chastel l’absence d’un travail de définition ou de caractérisation autre que l’usage de ce qu’il semble considérer comme des synonymes tels que « papiers d’architectes », voire « dessins d’architectes ».
- 14 Bruno Foucart, « La mémoire oubliée », L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 191, 1977, p. 21-23.
- 15 « Les délais de conservation des archives », Ordre des Architectes, mai 2011, www.architectes.org/l (...)
- 16 Article L211-1 du Code du Patrimoine, modifié par la loi n° 2015-925 du 7 juillet 2016-art.59 : « (...)
9À la suite d’André Chastel, Bruno Foucart, également historien de l’art et spécialiste de l’architecture du 19e siècle, témoigne de la « mémoire oubliée/14 » de l’architecture des 19e et 20e siècles dans un article publié dans L’Architecture d’Aujourd’hui en 1977, sans pour autant proposer de définitions, sauf à distinguer les archives de l’architecture produites par les administrations publiques et les archives privées produites par les architectes. Cette précision a tout son intérêt et contribue à clarifier le vocable. En distinguant ces deux notions, Foucart contribue à différencier les « archives d’architecture » qui recouvrent l’ensemble des documents produits dans le cadre d’un projet architectural et concernent donc l’ensemble de ces acteurs des « archives d’architectes », expression qui se limite à décrire les pièces produites par l’architecte, au sein d’un cabinet ou en son nom propre et se bornent donc à un cadre strictement privé. Les nombreux rapports ministériels, guides et manuels spécialisés publiés depuis maintiennent cette confusion entre « archives d’architecture » et « archives d’architectes » à laquelle l’Institut Français d’Architecture (IFA) n’échappe pas puisqu’il ouvre en 1989 un centre intermédiaire de traitement des archives d’architectes dont le nom est le « Centre d’archives d’architecture du 20e siècle de l’IFA ». Enfin, les instances en charge de l’architecture n’ont pas proposé de définition précise de ces notions et l’Ordre des architectes/15 se contente de donner la définition des archives telles qu’elle est instituée dans la grande Loi Archives/16 de 1979.
10Ainsi, ces imprécisions terminologiques tendent à montrer que la notion d’archives d’architecture n’a pas fait l’objet d’une conceptualisation travaillant à l’homogénéité et à l’uniformité des discours les concernant. Ces quelques définitions restent génériques et surtout descriptives. Elles ne permettent pas d’envisager les archives dans leur exhaustivité mais surtout elles ne définissent pas les contours de ce que sont les archives d’un point de vue épistémologique, voire historiographique : c’est-à-dire les sources de l’histoire et les outils de la mémoire. En quête d’une définition théorique et globale des archives d’architecture qui dépasserait donc la prise en compte de leurs caractéristiques techniques et institutionnelles et envisagerait également leur portée historique et épistémologique, voire disciplinaire, nous avons considéré que le passage au singulier pouvait enrichir cette définition en l’amenant du côté du concept, de l’objet théorique.
- 17 Christian Hottin, « L’architecte face à ses archives », Carnets du Lahic, n° 4, 2009, p. 34-43.
- 18 ibid., p. 34-35.
11Cependant, sans même parler d’architecture, l’archive n’existe au singulier ni dans les dictionnaires, ni dans les textes de lois ou manuels d’archivistique. On la rencontre parfois dans le champ de l’architecture au singulier sans que cet usage soit pour autant explicité. Une définition a retenu notre attention : celle donnée par Christian Hottin dans son article « L’architecte face à ses archives/17 », dans lequel il donne la définition suivante de l’archive d’architecture : « le point de passage pour construire le discours sur l’architecture ou le discours sur l’architecte » ; « point de passage, le lieu matériel par lequel passent une infinité de discours possibles, chacune utilisant le document comme un point d’appui de son cheminement et finalement allant d’archive en archive comme on passe un ruisseau en sautant de pierre en pierre/18 ». Elle permet d’envisager l’archive comme un élément de fabrication du « discours ». La piste est intéressante et nous encourage à explorer la généalogie de cette notion d’archive, à la recherche des éléments pouvant intéresser le champ de l’architecture.
Interroger l’archive foucaldienne et son héritage
- 19 Éric Ketelaar, « (Dé)construire l’archive », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 82, 200 (...)
- 20 Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000.
- 21 Étienne Anheim, « Singulières archives », Revue de synthèse, 5e série, année 2004, p. 153-182
- 22 Michel Foucault, L’Archéologie du savoir (1969), Paris, Gallimard, 2014.
- 23 Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975.
- 24 Paul Ricœur, Temps et récit, Paris, Seuil, 1983.
12En effet, l’usage singulier de l’archive apparaît initialement dans le champ de la philosophie de l’histoire et serait, d’après plusieurs chercheurs dont Étienne Anheim et Éric Ketelaar/19, vraisemblablement une invention foucaldienne. Partant de l’analyse de Paul Ricœur dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli/20, Étienne Anheim décortique, dans son article « Singulières archives/21 », la généalogie de cette notion au singulier et observe que la notion d’archive s’est développée en trois temps qui correspondent à trois ouvrages : L’Archéologie du savoir/22 de Michel Foucault, L’Écriture de l’histoire/23 de Michel de Certeau et Temps et récit/24 de Paul Ricœur, ouvrage dans lequel il fonde sa théorie de l’histoire. Nous interrogerons cette construction conceptuelle à la recherche des éléments de définition prompts à enrichir la caractérisation des archives d’architecture en tant que source plurielle de l’histoire de l’architecture.
L’archive en tant que système
- 25 Michel Foucault, op. cit., p. 176-177.
- 26 ibid., p. 177-179.
13C’est donc, en premier lieu, dans L’Archéologie du savoir, publié en 1969 par Michel Foucault qu’il faut aller chercher les origines de la notion d’archive. Ce texte propose une théorisation des réflexions et des recherches qu’il avait développées dans ses précédents ouvrages. Dans un souci de concision, je vais me limiter à mettre en avant les caractéristiques propres à questionner notre définition des archives d’architecture. Ainsi, l’enjeu majeur de la théorie de l’archive foucaldienne réside dans le fait qu’il n’y décrit pas des documents, ni une réalité tangible – ce que l’on a pourtant l’habitude d’entendre dans l’expression « les archives », qu’il s’agisse d’une masse documentaire ou du bâtiment qui les abrite. Foucault déclare ainsi « par ce terme, je n’entends pas la somme de tous les textes qu’une culture a gardés par devers elle comme documents de son propre passé ou comme témoignage de son identité maintenue ; je n’entends pas non plus les institutions qui, dans une société donnée, permettent d’enregistrer et de conserver les discours dont on veut garder la mémoire et maintenir libre la disposition/25 ». Il poursuit : « l’archive, c’est d’abord la loi de ce qui peut être dit, le système qui régit l’apparition des énoncés comme événements singuliers. [...] C’est le système général de la formation et de la transformation des énoncés/26 ».
- 27 Émission Les Matinées de France Culture du 2 mai 1969.
14Pour comprendre son concept d’« archive », il paraît nécessaire d’approfondir notre compréhension de celui qui le régit, l’« archéologie », qu’il considère comme « la mise à jour de l’archive ». Dans un entretien radiophonique, Foucault décrit la relation entre ces deux notions : « Par archéologie, je voudrais entendre plutôt quelque chose comme la description de l’archive. Je voudrais que le mot archéologie vienne de archive, c’est-à-dire la description de cet ensemble, cette masse extraordinairement vaste, massive, complexe, de choses qui ont été dites dans une culture, en l’occurrence dans notre culture. Il faudrait essayer de les décrire ces choses. De les décrire dans leur configuration propre, de voir comment elles ont pu être dites, comment elles ont pu subsister, comment elles ont pu fonctionner et comment elles ont pu finalement se transformer. Toute cette vie, toute cette activité, sourde et en même temps bavarde des choses dites à travers une culture/27 ».
- 28 Cette approche s’est notamment traduite par des recherches menées par les étudiants autour des arch (...)
15Dans notre démarche visant à appliquer le concept d’« archive » au champ de l’architecture, on peut déjà remarquer que l’histoire de l’architecture n’a pas attendu ce travail de théorisation pour s’emparer du concept d’« archéologie » imaginé par Foucault. Plusieurs chercheurs ont ainsi fait appel à ce terme pour recouvrir, non plus la pratique des fouilles et de la recherche sur le bâti, mais plutôt une méthode d’analyse basée sur l’étude de l’archive d’architecture. On pourra ici donner l’exemple du séminaire de méthodologie de la recherche en histoire de l’architecture mis en place par Richard Klein à l’École d’architecture de Lille. Intitulé « Archéologie du projet », il invite les étudiants à étudier une œuvre d’architecte en remontant aux origines du projet grâce à ses archives privées/28. Si l’on voulait rester dans cette veine et s’essayer à appliquer le concept d’« archive » au champ de l’histoire de l’architecture en suivant le modèle des emprunts du terme « archéologie », on pourrait alors tenter, en s’en tenant à une lecture rapide de Foucault, de parler de « l’archive d’architecture » qui ne serait pas la même chose que les « archives d’architecture » ou que les « archives d’architectes », mais plutôt l’ensemble des choses dites et pensées par le milieu de l’histoire de l’architecture autour et à partir des archives d’architecture collectées par l’institution publique. Dans un mouvement proche de la mise en abyme, l’archive d’architecture serait alors entendue comme un ensemble de règles et de lois, un « système d’énoncés » pour reprendre le terme de Foucault, qui régit le cadre de production des discours sur l’histoire de l’architecture, eux-mêmes produits à partir des archives d’architectes. Elle désignerait alors l’ensemble des codifications des pratiques et des méthodes de l’histoire de l’architecture à partir des archives. Par exemple, depuis l’ouverture du Centre d’Archives d’Architecture du 20e siècle de l’IFA, une majorité des thèses soutenues en histoire de l’architecture s’appuie sur le dépouillement d’un fonds d’archives inédit. De la même manière, la mise à disposition des fonds d’archives des architectes a conditionné le format de ces thèses en dégageant deux grandes tendances : le travail micro-historique privilégiant l’étude d’un seul fonds d’archives valorisé sous la forme d’une monographie et le travail macro-historique, tendant à une approche transversale et globalisée. Ainsi, l’archive pourrait être comprise comme le système qui fait la relation entre les archives, les discours et récits qui en sont tirés et le contexte de production de ces discours, à savoir dans notre cas l’Institut Français d’Architecture, en tant que lieu de fabrication majeur du champ de l’histoire de l’architecture contemporaine. L’archive d’architecture au sens foucaldien ne renvoie ni aux documents sur l’architecture ni à l’histoire de l’architecture mais bien à la manière dont ces documents redécouverts dans les années 1970 ont contribué à faire de l’histoire de l’architecture une discipline répondant à des codes et à des règles, au système de relations qui associe les archives des architectes à la construction de l’histoire de l’architecture, ce que nous expliciterons plus loin.
L’archive comme concept historiographique
- 29 Michel de Certeau, op. cit.
- 30 Jean-Paul Resweber, « L’écriture de l’histoire, Michel Foucault et Michel de Certeau », Le Portiqu (...)
- 31 Michel de Certeau, « L’opération historiographique », dans L’Écriture de l’histoire, op. cit., p. (...)
- 32 Jacques Derrida, Mal d’archive – Une impression freudienne, Paris, Galilée, 1995.
- 33 Eric Ketelaar, op. cit., p. 67.
- 34 Voir à ce propos Anne Klein, Archive(s) : Approche dialectique et exploitation numérique, Thèse de (...)
16Ce premier emprunt théorique n’étant pas complètement satisfaisant, nous pouvons dès lors interroger l’application de la notion d’archive telle qu’elle fut pensée par un des principaux interlocuteurs de Michel Foucault, Michel de Certeau. Sa définition de l’archive, qui s’inscrit directement dans une théorie de L’Écriture de l’histoire, selon le titre de l’ouvrage dont ce concept est tiré/29, se développe en réponse à la théorie foucaldienne, comme le montre Jean-Paul Resweber/30. Cependant, la lecture de de Certeau de la notion d’« archive » se distingue largement de celle de Foucault en cela qu’elle fait directement référence à l’activité de l’historien. Ainsi, la seule occurrence au singulier de la notion d’« archive » apparaît dans le chapitre consacré à sa célèbre « opération historiographique » qui la décrit comme suit : « en un texte qui garde encore la forme d’un récit, [l’historien] articule la pratique d’une nouvelle intelligibilité et la rémanence de passés différents qui survivent non seulement dans les documents, mais dans cette “archive” particulière qu’est le travail historique lui-même/31 ». Dans une perspective historiographique, l’« archive » devient chez de Certeau le résultat du double travail de l’historien qui enchâsse les traces du passé que sont les « archives » et la formulation de discours et de commentaires sur et à partir de ces mêmes archives – ce qui se révèle une piste intéressante pour notre travail de définition. De Certeau ne reprend pas la définition foucaldienne de l’archive, mais rétablit par ailleurs la distinction entre les « archives », c’est-à-dire les textes et les « Archives », soit le lieu, le dispositif, l’institution. Mais, apparaît à nouveau manquante dans cette description la réflexion sur la constitution des archives, ce qui ne nous permet pas une transposition de sa théorie des archives d’architecture. En effet, notre cas ne s’accommode pas toujours bien de la théorie de de Certeau, en particulier lorsqu’il décrit l’établissement des sources. Il met en avant le travail de l’historien qu’il décrit comme le « geste de mettre à part », de « produire » des documents en les recopiant, en les transcrivant ou en les photographiant ce qui traduit une omission du rôle de l’archiviste. Une définition épistémologique de l’archive d’architecture ne saurait se passer de ces deux niveaux d’intervention sur le document. Si l’on prolonge cette analyse, la définition de de Certeau négligerait la question de la genèse des archives qui apparaît fondamentale dans le cas des archives d’architecture. Cette distinction opérée par de Certeau peut renvoyer à celle proposée par Éric Ketelaar, prolongeant les concepts de Derrida, qui évoque les phases d’« archivation/32 », d’archivage et d’« archivalisation/33 », différenciant ainsi l’action intellectuelle et sociale de constitution des archives de leur traitement institutionnel par l’archivistique/34. Ainsi, la définition devrait prendre en compte une réponse même partielle aux questions : d’où viennent les archives d’architecture ? Comment sont-elles parvenues aux historiens ? Autrement dit, il faut pouvoir considérer dans ce travail de définition la mutation opérée par la documentation produite par les architectes et les acteurs de la commande et du chantier qui prend le statut d’archive au moment où elle est collectée. Chez de Certeau, l’archive est au contraire considérée comme étant « déjà-là ». Sa définition a l’avantage d’affirmer l’approche historiographique, mais aux dépens de l’angle archivistique dont on ne peut faire abstraction.
- 35 François Dosse, « Michel de Certeau et l’archive », dans Philippe Poirrier et Julie Lauvernier (sl (...)
- 36 Michel de Certeau, op. cit., p. 70.
17Si la théorie de Michel de Certeau ne parvient pas à proposer une définition de l’archive exhaustive, elle permet de développer une meilleure compréhension des processus de fabrication de l’histoire aux moyens de l’archive. En effet, selon François Dosse, Michel de Certeau a montré la mise en mouvement de la connaissance historique grâce à l’archive qui fait le lien entre le passé et le présent, mais aussi entre l’historien et sa discipline. Dans la théorie de Michel de Certeau, nous voulons ainsi retenir l’idée de conditions sociales, voire disciplinaires qui façonnent l’« opération historiographique ». D’après Dosse, cette dernière « est le produit d’un lieu social dont elle émane à la manière dont les biens de consommation sont produits dans des usines/35 ». Michel de Certeau écrit ainsi : « Est abstraite, en histoire, toute « doctrine » qui refoule son rapport à la société… Le discours « scientifique » qui ne parle pas de sa relation au « corps » social ne saurait articuler une pratique. Il cesse d’être scientifique./36 ». Nous approchons ici de l’idée qui nous intéresse : l’écriture de l’histoire de l’architecture, la définition de ses objets et de ses méthodes est le produit d’un « lieu social » dont nous formulons l’hypothèse qu’il se serait construit grâce aux archives.
L’archive et le procès épistémologique
- 37 Paul Ricœur, op. cit., p. 212-213, cité par Étienne Anheim, op. cit., p. 171.
18L’usage de la notion avancée par de Certeau a permis d’entrevoir la vertu historiographique de la notion d’« archive » qui met en lumière le travail de l’historien et le rôle de l’archive dans l’écriture de l’histoire. Mais encore une fois, la notion n’envisage pas précisément la question de l’archive en tant que source de construction, voire de renouvellement disciplinaire. En revanche, cette contribution apparaît, discrètement, dans l’œuvre d’un de ses contemporains, Paul Ricœur. L’archive est présente dans deux de ses ouvrages dont les publications sont éloignées d’une quinzaine d’années : Temps et récit de 1983 et La Mémoire, l’histoire, l’oubli publié en 2000. C’est dès le premier ouvrage qu’il se place dans la filiation foucaldienne en retenant le sens de « système » et de « registre des formations discursives ». Ricœur ne semble pas décidé sur la question du singulier puisqu’il utilise les deux expressions dans ce premier opus. Il se distingue de Foucault et va plus loin que de Certeau en cela qu’il fait mention des archives et de leur sens premier. Il en donne la définition suivante : « les archives sont un ensemble, un corps organisé, de documents, d’enregistrements ; ensuite, la relation à une institution : les archives sont dites dans un cas résulter de l’activité institutionnelle ou professionnelle ; dans l’autre, elles sont dites produites ou reçues par l’entité dont lesdits documents sont les archives ; enfin, la mise en archives a pour but de conserver, de préserver les documents produits par l’institution concernée/37 ». Il y met l’accent sur les conditions de production et de conservation des archives.
- 38 Paul Ricœur, « Phase documentaire : la mémoire archivée », La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris (...)
- 39 Bruno Foucart, « La mémoire oubliée », op. cit.
19Pour trouver les éléments d’une définition épistémologique, il faut se concentrer sur son second ouvrage sur le sujet, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, dans lequel Ricœur confère une place plus importante à l’archive désormais cantonnée au singulier et qui prend alors le sens de ce qu’il appelait précédemment la « trace ». C’est, en effet, à partir des notions parallèles et connexes de « document », de « témoignage » et de « trace », mais aussi et surtout de « mémoire » et d’« histoire » qu’il faut penser la définition de l’archive chez le dernier Ricœur. Afin de comprendre sa notion d’« archive », on peut observer comment il emprunte les trois phases de l’« opération historiographique » de de Certeau : la phase documentaire (celle de l’archive), la phase explication/compréhension et celle de la représentation. Notre intérêt porte d’abord sur la première phase qu’il sous-titre la « mémoire archivée/38 » qui, comme son nom le laisse supposer, formule déjà une théorie de l’archive. Ricœur met en balance trois notions : la mémoire, l’écriture et l’archive. Cette trilogie retient toute notre attention car elle est au cœur de la construction de l’Histoire de l’architecture. En effet, cette discipline s’est construite, entre les années 1960 et 1970, parallèlement et conjointement à la prise de conscience d’une « mémoire oubliée/39 » de l’architecture contemporaine des 19e et 20e siècles que la redécouverte et la conservation des archives, elles-mêmes en danger, allaient pouvoir sauver.
- 40 Paul Ricœur, op. cit., p. 182, cité par Étienne Anheim.
- 41 Étienne Anheim, op. cit., p. 158.
- 42 Paul Ricœur, op. cit., p. 201.
- 43 Charles Reagan, « Réflexions sur l’ouvrage de Paul Ricœur : La mémoire, l’histoire, l’oubli », Tr (...)
- 44 Paul Ricœur, ibid., p. 209.
- 45 Voir à ce propos, « Les archives orales dans l’histoire de l’architecture », Colonnes, n° 20, déc (...)
20C’est dans la notion de témoignage et donc intrinsèquement celle d’archive que Ricœur situe la synthèse de ces trois notions. En effet, en affirmant qu’« il ne faudra pas oublier que tout ne commence pas aux archives mais avec le témoignage/40 », il place « le début de la réflexion épistémologique au stade du témoignage/41 » et poursuit en expliquant qu’« avec le témoignage s’ouvre un procès épistémologique qui part de la mémoire déclarée, passe par l’archive et les documents et s’achève sur la preuve documentaire/42 ». Charles Reagan explique à ce propos que « le témoignage est la transition fondamentale entre la mémoire et l’histoire/43 ». Cependant chez Ricœur, « le témoignage est originairement oral ; il est écouté, entendu. L’archive est écriture, elle est lue et consultée./44 » – nous ne rejoignons pas Ricœur ici car, comme nous l’avons déjà précisé, les archives d’architecture, peuvent être écrites mais aussi dessinées, enregistrées (vidéos ou audios/45) ou bien construites lorsque l’on considère le bâti comme le premier document.
Synthèse et compléments : comment comprendre l’archive d’architecture
21Ainsi, à notre question de départ qui cherchait à savoir si la notion d’« archive d’architecture », modelée à partir des théories de Foucault, de Certeau et Ricœur, peut permettre de définir les archives d’architecture en tant que source épistémologique et historiographique de l’histoire de l’architecture, nous avons envie de répondre positivement. En effet, l’expression d’« archive d’architecture » semble permettre la mise en abyme tant recherchée : évoquer à la fois les archives d’architectes, le cadre de production des discours et des pratiques en histoire de l’architecture et le rôle des archives dans la construction de ce cadre. Cette notion d’« archive d’architecture » doit être différenciée de celle d’« archive d’architectes », en cela qu’elle dépasse cette dernière en concernant tout autant les documents produits par l’architecte lui-même que tous ceux produits dans le cadre d’une réalisation architecturale par une multiplicité d’acteurs (maîtrise d’ouvrage, puissance publique, décorateur, ingénieur…).
- 46 Les premiers fonds collectés à l’IFA, avant la signature de la convention tripartite, sont ceux d’A (...)
- 47 En France, le premier DEA en Histoire de l’architecture semble avoir été créé par Gérard Monnier à (...)
- 48 Le Secrétariat de la Recherche Architecturale du ministère de l’Équipement lance le premier appel d (...)
- 49 Par exemple, en 1974, un colloque important intitulé « Histoire et théories de l’histoire » est or (...)
22C’est donc à partir du cas spécifique de la collecte des archives d’architecture réalisée au sein de l’Institut Français d’Architecture à partir de 1980 que nous avons façonné cette définition réflexive. Lorsqu’il est nommé en tant que responsable du Département Histoire et Archives de l’Institut nouvellement créé, Maurice Culot entreprend la collecte de fonds privés d’architectes, mission confiée à l’IFA par le ministère de l’Équipement. Dans les premières années, Maurice Culot collecte une dizaine de fonds d’architectes d’importance/46 dont le traitement et la valorisation réussis encouragent le Ministère de la Culture, le ministère de l’Équipement et l’IFA à signer une convention qui confère à ce dernier le statut de « centre intermédiaire de traitement ». L’IFA a donc désormais pour mission de collecter les fonds privés d’architectes français, de les traiter et de les valoriser (sous forme d’ouvrages ou d’expositions) et de les déposer par la suite aux Archives Nationales qui en est le propriétaire. La mise à disposition de ces fonds au public des chercheurs ainsi que leur présentation au grand public a des conséquences importantes sur la manière dont on fait et on reçoit l’histoire de l’architecture. Cette discipline est alors en voie d’émergence : il n’existe pas de formation spécialisée, mais des enseignants commencent à proposer des parcours plus ciblés/47. De la même manière, des projets de recherche en histoire de l’architecture vont fleurir dans le milieu des années 1970, notamment grâce aux appels à projets lancés par vagues successives par le ministère de l’Équipement/48. Des colloques sont organisés et des rapports sont commandés pour réfléchir à la situation de l’Histoire de l’architecture/49. Lorsque le Centre d’Archives d’Architecture du 20e siècle de l’IFA ouvre ses portes aux chercheurs en 1988, ce vivier de chercheurs y trouve une matière fraîche à étudier ainsi qu’un lieu et un réseau autour duquel se fédérer. Les recherches menées à partir des fonds de l’IFA, souvent dans le cadre de Masters et de Doctorats, se codifient et se normalisent. La monographie d’architectes devient ainsi un exercice souvent attendu dans le parcours d’un historien de l’architecture, tout autant que le dépouillement d’archives inédites. Ces publications, ainsi que les expositions développées à partir des fonds, mettent en valeur des pans de la production architecturale jusque là négligés par une historiographie longtemps dominée par le récit triomphant de la modernité. Ainsi, l’architecture du 19e siècle (villégiature, balnéaire, thermale), les tendances minoritaires (le régionalisme, l’anti-modernisme, le néo-classicisme…), les figures marginales et à contre-courant (Pierre Barbe ou Roger Le Flanchec) sont ramenées sur le devant de la scène, dans une approche qui peut-être considérée comme militante, voire partisane dans son opposition non dissimulée à toute manifestation des théories et du vocabulaire du Modernisme architectural. Malgré ces prises de position tranchées qui ne manquent pas d’interroger, le succès de ce centre et son impact sur l’enseignement et la recherche en histoire de l’architecture favorisent la création de centres régionaux de collecte qui contribuent à développer localement le réseau de la discipline autour des écoles d’architectures, des départements d’histoire de l’art des universités et des centres d’archives publiques.
23Pour décrire ces multiples manières par lesquelles les archives d’architecture deviennent l’« archive » de l’histoire de l’architecture, nous retiendrons de l’étude de ces philosophes quatre notions. Ainsi, la lecture de l’archive en tant que système par Foucault et Ricœur paraît première. L’archive y est comprise comme la loi de production des discours. En conservant cette lecture unitaire, l’archive d’architecture deviendrait alors cet ensemble de codes et de pratiques qui régissent la production des discours en et sur l’histoire de l’architecture et qui se sont développés à partir des archives elles-mêmes. Parmi ces pratiques, on peut citer la publication d’ouvrages monographiques directement tirés des fonds collectés ou la protection d’édifices ou des secteurs urbains suite à la collecte de fonds, comme ce fut le cas pour la Villa Natacha d’Henri Sauvage à Biarritz.
- 50 David Peycéré est nommé conservateur responsable du Centre d’Archives d’Architecture de l’IFA en 19 (...)
- 51 Voir la notice d’André Lurçat sur le site Archiwebture, base de données du Centre d’archives d’arch (...)
24Ensuite, la prise en considération de l’ancrage institutionnel et social de l’archive est sous-jacente, grâce à la notion de lieu social qu’incarne le Centre d’Archives de l’IFA en centralisant une partie du réseau des historiens de l’architecture. Cependant, les conditions de production de l’archive sont certes affirmées chez de Certeau et Ricœur, mais avec une négligence du rôle de l’archiviste au profit d’une omniprésence de l’historien. Et ici, il nous semble important d’insister sur la contribution de l’archiviste dans la fabrication des objets (autant les sujets que leurs sources) de l’histoire. Pour comprendre l’apparition d’une archive d’architecture en France, il n’est ainsi pas possible d’évacuer le rôle des Archives de France, qui ont pris position en faveur des archives d’architecture et se sont engagées à encadrer les travaux menés à l’IFA. Ce rôle de contrôle des Archives de France s’est rapidement traduit par la nomination d’un de leurs conservateurs à la tête du Centre d’Archives/50 qui a réorienté la politique d’acquisition de la collecte en s’intéressant au second vingtième siècle, en particulier aux Trente Glorieuses dans une démarche visant à réhabiliter la modernité. Les archivistes, qu’ils soient nommés par l’administration publique ou non, façonnent donc les frontières de la discipline en privilégiant, de manière volontaire ou involontaire, des aspects de la production architecturale plutôt que d’autres. Autre spécificité du champ de l’architecture, l’architecte est aussi archiviste. Les archives des architectes ne relevant pas de la sphère publique mais d’une activité privée, rien n’oblige les architectes à conserver les documents. Avant le dépôt dans un centre d’archives, ils sont maîtres de leur propre collecte et peuvent faire le choix d’un tri bien qu’ils soient avisés du contraire. On sait par exemple qu’André Lurçat a éliminé une partie de ses archives, en particulier des documents écrits/51.
25Par ailleurs, l’emphase sur la dimension écrite de l’archive proposée par de Certeau et Ricœur retient notre attention. D’une part, il faut la nuancer pour l’éloigner de la stricte textualité sur laquelle Ricœur a insisté pour l’emmener vers le « tout est document » des Annales, car dans le champ de l’architecture, les archives ne sont pas que des textes mais également des plans et dessins, ainsi que des échantillons de matériaux, vidéos, photographies ou tout simplement l’édifice lui-même. D’autre part, il faut comprendre l’archive comme écriture non pas uniquement au sens de texte, mais aussi au sens de récit, d’histoires, de discours. Affirmée dans la théorie de de Certeau, la contribution historiographique de l’archive dans le champ de l’architecture est relativement simple à observer : il suffit de comparer les fonds collectés par l’IFA avec ceux d’autres centres d’archives, des publications monographiques, ainsi que des travaux de recherche (thèses et mémoires) réalisés entre les années 1980 et 2000. Un travail plus complexe sur les publications dont les thématiques sont transversales confirmerait la position centrale, voire première, prise désormais par l’archive d’architecture dans le travail mené par l’historien de l’architecture.
26Enfin, pour reprendre l’apport ricœurien, l’archive d’architecture se trouve au cœur d’un processus mémoriel. C’est, en partie, à cause et grâce aux archives d’architecture, que la protection et la reconnaissance du patrimoine architectural contemporain se sont imposées comme un des enjeux de ces dernières années. En prenant conscience du péril dans lequel se trouvaient les archives d’architectes, les historiens et architectes se sont souvenus de traumatismes plus grands (les destructions de la Seconde Guerre mondiale ainsi que celle des Halles ou d’ensembles urbains dans le cadre de l’aménagement des quartiers européens à Bruxelles ou Strasbourg) et ont décidé de se mobiliser en faveur de la mémoire de l’architecture. Sauver les archives, c’est sauver la mémoire de ce qui a déjà disparu ou menace de disparaitre.
27C’est donc dans ce mouvement irradiant qui part des archives pour élargir les perspectives et les frontières de l’histoire de l’architecture que nous situons cette « archive d’architecture ». Synthèse des théories de Foucault, de de Certeau et de Ricœur, elle est à la fois « système », « écriture », « lieu social » et « mémoire ». Nous avons ainsi pu observer un mouvement de mise en abyme au cours duquel les archives d’architecture apparaissent comme une source de renouvellement voire de réalisation de l’histoire de l’architecture en tant que science, phénomène au cours duquel les archives deviennent l’archive, à savoir un ensemble de pratiques de l’histoire de l’architecture reposant sur la redécouverte des archives de l’architecture.
Notes
1 Nina Mansion, « Archives et histoires de l’architecture », Périphéries et recentrements en histoire de l’architecture, Séminaire d’histoire de l’architecture / Séminaire de l’Intru, Tours, 6 février 2015.
2 Charles-Victor Langlois et Charles Seignobos, Introduction aux études historiques, Paris, Hachette et Cie, 1898.
3 Gérard Monnier, « L’histoire de l’architecture aujourd’hui, 1997 », Bulletin de la Société d’histoire moderne et contemporaine, n° 1-2, 1997, p. 21-27.
4 On pense notamment à la création de l’Inventaire général des richesses artistiques de la France par André Chastel en 1964 et aux listes de protection d’édifices du 20e siècle lancées à partir de 1963 par le ministère de la Culture.
5 Voir, par exemple, Bruno Queysanne, « En histoire de l’architecture, le document, c’est le bâtiment », La recherche en architecture. Un bilan international, Actes du colloque Rencontres, Recherche, Architecture, Marseille, Nancy, Nantes, Paris, 12-13-14 juin 1984, Parenthèses, Marseille, 1986, p. 45-51.
6 En France, on pense aux dessins d’architectes réunis dès 1843 par la Société centrale des Architectes qui deviendra par la suite l’Académie d’architecture, et aux fonds d’architectes déposés aux Archives Nationales.
7 Michel Le Moël, « Archives de l’architecture : rapport au VIIe Congrès International des Archives », Moscou, 21-25 août 1972, Archives d’André Chastel, conservées à l’INHA, consultées le 18 novembre 2014.
8 ibid.
9 Manuel de traitement des archives d’architecture XIXe-XXe siècles, Conseil International des Archives, Paris, 2000.
10 ibid., p. 21.
11 Julien Guadet, Éléments et théories de l’architecture : cours professé à l’École nationale et spéciale des Beaux-Arts, Paris, Librairie de la construction moderne, 1910.
12 Outre André Chastel et Bruno Foucart, on peut également penser à l’édito de l’architecte Bernard Huet, « Plaidoyer pour un Musée d’Architecture Moderne », L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 188, décembre 1976, p. V.
13 André Chastel, « Où sont les archives de l’architecture moderne ? », La Revue de l’Art, n° 29, 1975, p. 5-8.
14 Bruno Foucart, « La mémoire oubliée », L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 191, 1977, p. 21-23.
15 « Les délais de conservation des archives », Ordre des Architectes, mai 2011, www.architectes.org/les-délais-de-conservation-des-archives, consulté le 12 avril 2017.
16 Article L211-1 du Code du Patrimoine, modifié par la loi n° 2015-925 du 7 juillet 2016-art.59 : « les archives sont l’ensemble des documents, y compris les données, quels que soient leur date, leur lieu de conservation, leur forme et leur support, produits ou reçus par toute personne physique ou morale et par tout service ou organisme public ou privé dans l’exercice de leur activité ».
17 Christian Hottin, « L’architecte face à ses archives », Carnets du Lahic, n° 4, 2009, p. 34-43.
18 ibid., p. 34-35.
19 Éric Ketelaar, « (Dé)construire l’archive », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 82, 2006/2, p. 65-70.
20 Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000.
21 Étienne Anheim, « Singulières archives », Revue de synthèse, 5e série, année 2004, p. 153-182
22 Michel Foucault, L’Archéologie du savoir (1969), Paris, Gallimard, 2014.
23 Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975.
24 Paul Ricœur, Temps et récit, Paris, Seuil, 1983.
25 Michel Foucault, op. cit., p. 176-177.
26 ibid., p. 177-179.
27 Émission Les Matinées de France Culture du 2 mai 1969.
28 Cette approche s’est notamment traduite par des recherches menées par les étudiants autour des archives de l’architecte Roland Simounet qui furent valorisées lors d’une exposition au Musée d’Art moderne de Villeneuve d’Ascq en 2000.
29 Michel de Certeau, op. cit.
30 Jean-Paul Resweber, « L’écriture de l’histoire, Michel Foucault et Michel de Certeau », Le Portique, Revue de philosophie et des sciences humaines, n° 13-14, 2004, https://leportique.revues.org/637.
31 Michel de Certeau, « L’opération historiographique », dans L’Écriture de l’histoire, op. cit., p. 72.
32 Jacques Derrida, Mal d’archive – Une impression freudienne, Paris, Galilée, 1995.
33 Eric Ketelaar, op. cit., p. 67.
34 Voir à ce propos Anne Klein, Archive(s) : Approche dialectique et exploitation numérique, Thèse de doctorat en sciences de l’information, soutenue en septembre 2014 à l’Université de Montréal, p. 16.
35 François Dosse, « Michel de Certeau et l’archive », dans Philippe Poirrier et Julie Lauvernier (sld), Territoires contemporains, n° 2, « Historiographie & archivistique. Ecriture et méthodes de l’histoire à l’aune de la mise en archives », http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/historiographie/F_Dosse.html, mis en ligne le 12 janvier 2011.
36 Michel de Certeau, op. cit., p. 70.
37 Paul Ricœur, op. cit., p. 212-213, cité par Étienne Anheim, op. cit., p. 171.
38 Paul Ricœur, « Phase documentaire : la mémoire archivée », La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 181-230.
39 Bruno Foucart, « La mémoire oubliée », op. cit.
40 Paul Ricœur, op. cit., p. 182, cité par Étienne Anheim.
41 Étienne Anheim, op. cit., p. 158.
42 Paul Ricœur, op. cit., p. 201.
43 Charles Reagan, « Réflexions sur l’ouvrage de Paul Ricœur : La mémoire, l’histoire, l’oubli », Transversalités, n° 106, 2008, p. 167.
44 Paul Ricœur, ibid., p. 209.
45 Voir à ce propos, « Les archives orales dans l’histoire de l’architecture », Colonnes, n° 20, décembre 2002, Actes des journées d’étude organisées à l’IFA en décembre 2000.
46 Les premiers fonds collectés à l’IFA, avant la signature de la convention tripartite, sont ceux d’Albert Laprade, de Louis Miquel, de Jacques Carlu, d’Henri Sauvage, de Jacques Marmey, de Louis Süe, de Louis et Jacques Bonnier, de Robert Camelot, de Pierre Patout, de Jean-Édouard Niermans et de Georges-Henri Pingusson.
47 En France, le premier DEA en Histoire de l’architecture semble avoir été créé par Gérard Monnier à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne en 1993. Il sera suivi par la création d’une offre de formation spécialisée dans d’autres universités, comme Lille, Nancy ou Rennes.
48 Le Secrétariat de la Recherche Architecturale du ministère de l’Équipement lance le premier appel d’offres de la recherche architecturale.
49 Par exemple, en 1974, un colloque important intitulé « Histoire et théories de l’histoire » est organisé par l’Institut de l’Environnement et en 1979, un rapport est commandé à Michel Massenet sur le thème : « Pour un Institut d’histoire de l’architecture ».
50 David Peycéré est nommé conservateur responsable du Centre d’Archives d’Architecture de l’IFA en 1995 à la suite de l’historien de l’architecture, Gilles Ragot.
51 Voir la notice d’André Lurçat sur le site Archiwebture, base de données du Centre d’archives d’architecture du 20e siècle de la Cité de l’Architecture et du Patrimoine.
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Référence papier
Nina Mansion-Prud’homme, « Vers une définition épistémologique de l’archive en histoire de l’architecture contemporaine », Marges, 25 | 2017, 88-102.
Référence électronique
Nina Mansion-Prud’homme, « Vers une définition épistémologique de l’archive en histoire de l’architecture contemporaine », Marges [En ligne], 25 | 2017, mis en ligne le 01 octobre 2019, consulté le 21 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/marges/1323 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/marges.1323
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