1Cet article se propose d’examiner la politique commerciale du gouvernement du président Luiz Inacio Lula da Silva lors de son premier mandat, de 2003 à 2006, notamment dans l’objectif de discerner si celle-ci s’est inscrite dans le changement ou dans la continuité. Un certain nombre d’indicateurs de référence, tels que les séries statistiques ou l’activité au sein des organisations internationales, ont donc été observés et analysés. Par ailleurs, compte tenu de la faiblesse de la croissance brésilienne comparée à la moyenne mondiale durant cette période, il s’agira également de comprendre comment la politique commerciale peut contribuer à son accélération, considérée comme nécessaire au vaste programme social du gouvernement.
2L’article présente donc brièvement l’héritage du présent gouvernement en la matière, en rapport avec l’évolution du système commercial international depuis la Seconde Guerre mondiale, avant d’exposer, dans un deuxième temps, les principales performances du secteur extérieur au cours des années 2003-2006, que ce soit aux niveaux commercial, monétaire ou financier. Il portera ensuite sur les relations entre le gouvernement Lula et les organisations économiques internationales, en particulier sur les négociations au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) – plus exactement à l’occasion du Doha Round –, avant de prendre en considération les orientations géostratégiques, y compris sous l’angle de l’intégration régionale, de la politique commerciale brésilienne durant cette période. Enfin, la question sera posée de la place du secteur extérieur dans la stratégie brésilienne de développement en comparaison avec celles de la Chine et de l’Inde, en ayant comme référence les implications des différentes alternatives commerciales dans la croissance économique.
3Le Brésil a souvent été présenté comme un prototype de pays à développement autocentré et à économie fermée au cours des premières décennies de l’après-guerre (Cardoso & Helwege 1992 : 75-6) : la protection était garantie par des barrières tarifaires élevées, notamment dans d’importants secteurs de l’industrie et des services. D’autre part, le pays n’avait appartenu qu’à des groupes d’intégration régionale peu ambitieux et instables. Pourtant, le Brésil s’est finalement quelque peu ouvert à l’extérieur après la démocratisation de son régime, à partir de 1988 (Bresser-Pereira 1996). Par la suite, le gouvernement de Fernando Collor de Melo, surtout à ses débuts en 1990-1991, a constitué un jalon sur la voie de la libéralisation des échanges, en dépit des nombreuses objections soulevées par son action dans les secteurs les plus divers de la société brésilienne. Certes, jusqu’en 2002, la libéralisation commerciale a été assez perturbée, que ce soit avant le Plano Real (1994), au moment des flambées hyperinflationnistes et autres désordres macroéconomiques survenus durant cette période, ou après le changement de régime monétaire du réal en 1999 (la flexibilité au lieu de l’ancrage nominal fort des premières années), mais cette politique a été maintenue, pour l’essentiel, sous les différents gouvernements qui se sont succédé.
4L’un des aspects majeurs de cette nouvelle orientation en faveur de l’ouverture commerciale a été la création du Mercosul en 1995 (un genre de « marché commun » comprenant également l’Argentine, le Paraguay et l’Uruguay instauré lors du Traité d’Asunción, signé en 1991). Bien que largement partagée avec l’Argentine, cette initiative a permis au Brésil de prendre une part plus importante qu’auparavant dans les questions d’intégration régionale.
- 1 Étape importante du processus décisionnel du GATT où les résolutions finales étaient prises plutôt (...)
- 2 Un exemple parmi tant d’autres : dans le cadre d’une coalition plus vaste – comprenant d’autres pa (...)
5Il est important de rappeler ici que le Brésil a été l’un des 23 pays fondateurs de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) en 1947 (de même qu’il avait été présent à la conférence de Bretton Woods en 1944). Au tout début de ce processus, lors de la rédaction de la Charte de La Havane en 1946, le Brésil, l’Inde et le Chili avaient pris la tête d’un groupe de pays en développement qui demandaient que des exceptions soient faites afin de favoriser leur développement économique (Narlikar 2005 : 13). Au cours des décennies suivantes, malgré sa participation faible au commerce mondial relativement à sa taille, le Brésil, à l’instar de l’Inde, a été fréquemment invité aux réunions de « Green Room »1, ce qui n’a pas été du tout la règle pour les autres pays en développement. De la sorte, le Brésil est resté un partenaire important au sein de l’OMC, héritière du GATT après 19952, en particulier dans certains secteurs, tels que les échanges agricoles dès lors concernés par ses règles, bien que ce ne fût « qu’un début » (Messerlin 1995), où il joua un rôle beaucoup plus important qu’au niveau du commerce en général. Parallèlement, sa présence à la Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (CNUCED), organisation créée en 1964 pour répondre aux problèmes spécifiques des pays en développement dans ces deux domaines, a été, à plusieurs reprises, loin d’être négligeable.
6Le Brésil bénéficie donc de conditions favorables pour jouer un rôle de premier plan dans le système commercial international et sa stratégie d’ouverture, lancée à la fin des années 1980, a sans nul doute accru ses possibilités d’intervention dans ce domaine. L’ambition de jouer un rôle plus important a conduit les gouvernements brésiliens à prendre en compte un éventail relativement large de questions commerciales internationales et à accepter un certain nombre de compromis et d’alliances (Narlikar 2003). Pourtant, il faut bien reconnaître que le pouvoir du Brésil dans ce domaine reste limité et que, comme le remarque justement Narlikar, dans le contexte de l’OMC, sa position a été le plus souvent celle d’un « rule taker » plutôt que celle d’un « agenda setter »3. C’est ce qu’il convient de garder à l’esprit pour comprendre la politique commerciale brésilienne des années 2003-2006, avec ses effets au plan national et international.
- 4 Pour une évaluation moins favorable insistant sur les vulnérabilités structurelles dont pâtit touj (...)
7Signalons tout d’abord que le premier mandat présidentiel de Lula a coïncidé avec une évolution très favorable de la plupart des principaux indicateurs relatifs aux relations économiques extérieures (cf. tableau I), tout au moins si on le compare avec les années 1999-2002 ou même avec d’autres périodes identiques des trois dernières décennies. D’autre part, si l’on observe les résultats économiques du gouvernement Lula dans son ensemble, le secteur extérieur semble être l’un des domaines où il a le mieux réussi4. Par exemple, les prévisions négatives sur le risque, à court terme, d’une rupture dans le paiement de la dette extérieure, souvent évoquées en début de mandat (The Economist 2003), en référence notamment à la situation argentine de 2001, semblent bien loin quatre ans après (d’ailleurs, le rapport devises étrangères/dette extérieure totale qui était de 17,9 % en 2002 est passé à 51,9 % en 2006). Que s’est-il donc passé ?
Tabl. I. – Brésil : principaux indicateurs du secteur extérieur, 1999-2006 (en milliards US $)
|
1999
|
2000
|
2001
|
2002
|
2003
|
2004
|
2005
|
2006*
|
Exportations
|
48,0
|
55,1
|
58,2
|
60,4
|
73,1
|
96,5
|
118,3
|
137,5
|
Importations
|
49,2
|
55,8
|
55,6
|
47,2
|
48,3
|
62,8
|
73,6
|
91,4
|
Balance commerciale
|
-1,2
|
-0,7
|
2,6
|
13,2
|
24,8
|
34,0
|
34,7
|
46,1
|
Intérêts
|
-14,9
|
-14,6
|
-14,9
|
-13,1
|
-13,0
|
-13,4
|
-14,4
|
-14,8
|
Remises de bénéfices
|
-4,1
|
-3,3
|
-5,0
|
-5,2
|
-5,6
|
-7,3
|
-12,7
|
-16,0
|
Compte-courant
|
-25,3
|
-24,2
|
-23,2
|
-7,7
|
4,2
|
11,7
|
14,1
|
13,7
|
Investissement portefeuille
|
3,5
|
8,6
|
5,1
|
4,4
|
5,9
|
8,2
|
9,5
|
7,8
|
Investissement direct
|
28,6
|
32,8
|
22,5
|
16,6
|
10,1
|
18,2
|
15,0
|
16,0
|
Amortissement
|
|
25,8
|
35,2
|
38,9
|
45,1
|
48,7
|
51,6
|
52,8
|
Dette extérieure totale
|
226
|
217
|
210
|
211
|
216
|
201
|
169
|
160
|
Réserves en devises
|
36,3
|
33
|
35,9
|
37,8
|
49,3
|
52,9
|
53,8
|
83,1
|
|
* Compte-courant et réserves en devises étrangères en données provisoires.
Source : Banco Central do Brasil.
- 5 Sur la toile de fond financière des élections présidentielles en Amérique latine, voir Santiso 200 (...)
- 6 Dépréciation « excessive » de la monnaie due à la viscosité des autres prix, phénomène généralemen (...)
8Tout d’abord, compte tenu de ses implications générales sur le secteur extérieur, il est nécessaire d’observer l’évolution du taux de change du réal. La figure 1 montre le comportement de la monnaie brésilienne vis-à-vis du dollar américain depuis 1994 (année de sa mise en circulation) ; en bref, le réal s’est substantiellement apprécié entre début 2003 et fin 2006. On assiste en réalité à un renversement total de tendance, cette fois-ci, vers son appréciation. En admettant même l’occurrence d’une spéculation intense5 et d’un surajustement6 en 2002, qui a contribué de manière conjoncturelle à sa forte dépréciation et, par conséquent, à un retournement à court terme, le progrès du réal est notable en ce qui concerne l’ensemble des années prises en compte dans la figure 1. L’arrivée du gouvernement Lula et même son élection en sont nettement le point d’inflexion, puisque l’on note un pic de dépréciation quelques mois avant la fin 2002 : étant donné les risques qui menaçaient alors la balance des paiements, un accord avec le Fonds monétaire international – FMI – avait été signé par les principales forces politiques brésiliennes au mois d’août de cette même année.
- 7 À la suite de plusieurs troubles, dont l’éclatement de la bulle spéculative des cours des nouvelle (...)
- 8 L’indexation au dollar a été le cas, parmi d’autres, du yuan renminbi chinois, bien qu’il ait auss (...)
9Il est vrai que l’on ne peut mettre uniquement au crédit des autorités brésiliennes l’ensemble de cette évolution car, comme dans d’autres exemples évoqués plus loin, il faut tenir compte de l’influence des facteurs extérieurs tels les mouvements monétaires à l’échelle mondiale. Ici, il faut en particulier souligner le changement de politique monétaire extérieure des États-Unis, laquelle a sans doute pesé, étant donné le statut de référence et de réserve du dollar – notamment sa manipulation fréquente pour des raisons intérieures et sans tenir compte des intérêts des autres pays (McKinnon 2001) ; or, celui-ci a commencé un mouvement à la baisse à partir de 20027, comme inversement il s’était apprécié, grosso modo, entre 1996 et 2001. Ces variations du dollar ont été suivies, mais plutôt dans le sens inverse, par les autres monnaies (y compris l’euro, pas seulement le réal et les devises moins importantes et non indexées8) ; c’est-à-dire qu’en 2003-2006, elles se sont appréciées dans un cadre général d’instabilité des changes mondiaux.
10Quoi qu’il en soit, l’appréciation du réal a sans doute été une chance pour le Brésil et elle a eu des effets positifs sur l’ensemble du secteur extérieur, comme le montrent les tableaux I et II.
- 9 Le poids des services dans les échanges extérieurs brésiliens reste peu significatif et l’investis (...)
11Le fait qui a le plus directement contribué à cette performance du réal a été l’évolution de la balance commerciale (bien plus que celle de la balance financière qui inclut, parmi d’autres rubriques, l’investissement direct étranger, comme on peut le voir au tableau I). La figure 2 présente l’évolution des exportations et des importations de marchandises9 depuis 1999. Il est clair qu’à partir de 2003, les deux flux ont beaucoup augmenté, davantage celui des exportations, multiplié par 2,28 entre 2002 et 2006, plus modérément celui des importations, dont la progression a été freinée par la faible croissance, multiplié par 1,93. Ainsi, le rapport exportations/importations, pratiquement en équilibre en 1999-2001, a ensuite dégagé un important surplus commercial.
12Cette évolution de la balance commerciale a eu un impact très positif sur la dette extérieure : le Brésil s’est retrouvé beaucoup moins endetté vis-à-vis de l’extérieur (cf. tableau II). Le gouvernement a profité de cet excédent commercial pour amortir la dette extérieure, ce qui est un atout pour le développement futur du pays, rendu plus facile par l’élargissement de la marge de manœuvre de la politique économique (par exemple, la possibilité de recours à des emprunts extérieurs dans des conditions plus favorables). En effet, le rapport de la dette extérieure totale au Produit intérieur brut (PIB) a chuté à 17,9 % en juin 2006 (alors qu’il était de 45,9 % en 2002) ; il faut revenir au début des années 1970, pour trouver des chiffres semblables (17,7 % en 1973). En outre, il faut souligner le rythme plus rapide de la réduction de la dette publique, son poids dans la dette extérieure totale étant passé de 55,1 % en 2002 à 45,5 % en 2006 (juin).
Tabl. II. – Brésil : indicateurs de l’endettement extérieur, 1999-2006 (en pourcentage)
|
Service de la dette/ exportations
|
Service de la dette/
PIB*
|
Paiement d’intérêts/
exportations
|
Dette publique extérieure/PIB
|
Dette extérieure/
PIB*
|
Dette extérieure
/exportations
|
1999
|
145,8
|
13,0
|
35,6
|
16,2
|
42,0
|
469,9
|
2000
|
94,6
|
8,6
|
31,0
|
14,9
|
36,0
|
393,8
|
2001
|
86,9
|
9,9
|
30,3
|
18,2
|
41,2
|
360,6
|
2002
|
83,3
|
10,9
|
25,3
|
24,0
|
45,9
|
349,1
|
2003
|
74,1
|
11,0
|
21,0
|
23,6
|
42,4
|
294,1
|
2004
|
53,7
|
8,6
|
14,8
|
19,0
|
33,3
|
211,3
|
2005
|
55,8
|
8,3
|
12,2
|
9,7
|
21,3
|
143,4
|
2006**
|
61,2
|
8,8
|
11,9
|
8,1
|
17,9
|
121,3
|
* Dans ce tableau, les rapports au PIB ont été calculés en se fondant sur les données des comptes nationaux brésiliens pour cette variable avant mars 2007, c’est-à-dire avant sa réévaluation par l’IBGE évoquée plus loin.
** jusqu’en juin.
- 10 On sait qu’un accroissement relativement faible de la demande peut avoir un effet multiplicateur s (...)
13Toutefois, ici comme dans le cas de l’appréciation du réal, on ne peut exclure de l’analyse d’autres tendances de l’économie mondiale qui ont influencé le commerce de biens brésilien, en particulier le boom des matières premières (agricoles et minérales). En effet, certains produits de base (comme par exemple le café, le sucre, le fer, le tourteau de soja et la viande de bœuf ; cf. tableau III), dont le Brésil est un gros exportateur et qui correspondent à sa spécialisation traditionnelle, ont généralement vu leurs cours grimper rapidement pendant cette période. L’émergence d’une forte demande chinoise de commodities10 auprès du Brésil (cf. figure 3) comme ailleurs, a contribué à cette évolution ; les exportations brésiliennes vers la Chine ont été multipliées par 8 entre 2000 et 2006, où elles ont atteint 8,4 milliards de dollars. D’un point de vue structurel, la capacité à bien s’ajuster à cette demande mondiale en hausse met en relief un point fort de l’économie brésilienne.
Tabl. III. – Évolution du prix de quelques produits de base
|
Café
|
Tourteau de soja
|
Sucre raffiné
|
Minerai de fer
|
Viande de bœuf
|
|
Cents $/lp
|
US$/t.
|
US$/t.
|
US$ cents/t.
|
US$/arrobe
|
1999
|
125,9
|
146,7
|
175,8
|
27,6
|
17,6
|
2000
|
66,5
|
195,4
|
245,2
|
28,8
|
18,3
|
2001
|
46,2
|
143,8
|
239,5
|
30,0
|
20,1
|
2002
|
60,2
|
167,3
|
208,2
|
29,3
|
25,2
|
2003
|
61,1
|
231,0
|
184,5
|
32,0
|
26,9
|
2004
|
105,0
|
164,8
|
259,3
|
37,9
|
26,6
|
2005
|
107,1
|
196,3
|
355,2
|
65,0
|
22,7
|
2006*
|
108,2
|
174,5
|
400,0
|
77,4
|
25,7
|
*Jusqu’en octobre.
Source : Banco Central do Brasil et Bolsa de Mercadorias & Futuros (BM & F).
- 11 Les calculs suivants ont été faits en termes d’indice de base annuelle fixe en 2002, en divisant l (...)
14En revanche, si l’on observe la tendance à l’augmentation du prix mondial des matières premières en termes de monnaie locale, les résultats sont plus nuancés. En effet, sur la base 100 en 2002, les prix unitaires en monnaie brésilienne11 des cinq commodities du tableau III étaient en 2006, de 75,6 pour la viande de bœuf (un des principaux produits de l’exportation brésilienne), de 77,4 pour le tourteau de soja, 133,3 pour le café, 142,5 pour le sucre raffiné et de 196 pour le fer. Dans ces circonstances, pour quelques produits de base, dont la viande de bœuf et le tourteau de soja de notre sélection, la hausse de leurs prix en dollars américains, compte tenu de la dépréciation de cette monnaie, ne s’est pas répercutée sur les recettes locales. Pour obtenir leur augmentation, il aurait été nécessaire d’accroître les quantités exportées de manière à compenser les pertes. À la fin du premier mandat, cette baisse des rendements aurait créé une certaine insatisfaction de la part des exportateurs concernés, notamment dans l’agro-alimentaire brésilien, dans la mesure où, par exemple, ils payent l’essentiel de leurs inputs en monnaie locale.
- 12 Au moment où nous écrivons, début 2007, l’OMC n’a pas encore délivré ses estimations sur le commer (...)
- 13 Gazeta Mercantil, 18 janvier 2007. Cette source, reprenant une information de la Fundação Centro d (...)
- 14 Tendance des produits primaires à regagner du poids dans les exportations brésiliennes. Remarquons (...)
15Étant donné la dépréciation du dollar et les tendances globales que l’on vient de signaler, la position du Brésil dans le commerce mondial de marchandises entre 2002 et 200512 s’est améliorée dans l’ensemble, bien que d’une façon déséquilibrée, plus précisément pour les exportations qui sont passées de 0,96 % à 1,16 %, et pour les importations qui sont passées de 0,75 % à 0,72 %. Si l’on observe plus attentivement le commerce extérieur brésilien, on constate aussi que la part des produits manufacturés a décliné entre 2000 et 2006, passant de 59,05 % à 54,3 %13 ; par conséquent, celle des produits de base et semi-finis a augmenté, conduisant à ce que Reinaldo Gonçalves a appelé la « reprimarização »14 (2005 : 264). Malgré les efforts qui ont été déployés par les gouvernements avant et après 2003, le Brésil continue donc à éprouver des difficultés à aller au-delà de ses avantages comparatifs traditionnels et à s’implanter sur de nouveaux créneaux exportateurs à haute valeur ajoutée, sauf pour quelques exceptions bien connues (dont la construction aéronautique civile, l’exploration offshore de pétrole et l’industrie automobile). Dans d’autres cas, comme celui des biocombustibles, le Brésil a développé une grande capacité de production aux cours des dernières décennies, mais leur utilisation à une échelle globale n’est pas devenue, jusqu’à présent, une option nette de la part des principaux consommateurs potentiels. Nous reviendrons plus loin sur ces questions.
- 15 Plus généralement, Carneiro (2006 : 9) considère que « la période 2003-2005, en ce qui concerne le (...)
16En résumé, les principaux indicateurs du secteur extérieur, au cours des quatre premières années du gouvernement Lula ont connu une évolution nettement positive, même si les facteurs internationaux, sur lesquels le gouvernement n’a pas d’influence, ont joué un rôle non négligeable dans ces performances. Il s’agit surtout de l’évolution du marché mondial des matières premières, dont les prix ont été à la hausse, le Brésil en étant l’un des principaux fournisseurs. D’autre part, au niveau intérieur, comme la faible croissance n’a pas tiré les importations vers le haut, ces différentes tendances ont permis, en 2003-2006, l’accumulation d’un surplus substantiel de la balance commerciale (même l’appréciation du réal n’a pu l’empêcher). Pourtant, un renversement de tendance pourrait survenir et révéler des fragilités dans le secteur extérieur brésilien. En particulier, en admettant même que la phase actuelle de boom du cycle des matières premières soit relativement longue (à cause de l’entrée de la Chine et de l’Inde dans ce marché), elle aura certainement des limites à un moment donné. Enfin, la politique de change, la composition du commerce de marchandises et la position brésilienne dans le commerce mondial ne sont pas devenues substantiellement différentes de la situation précédente15, même si les polémiques concernant la nature de leur évolution se poursuivent.
17Comme à d’autres niveaux, clarifier la politique du gouvernement brésilien de Lula dans ce domaine n’est pas facile. L’évolution des organisations économiques internationales répond à un certain nombre de facteurs que les gouvernements nationaux ont du mal à influencer ; sans parler du rythme souvent très lent, de la complexité des négociations et des marchandages, pas forcément très transparents. Néanmoins, on peut tenter de préciser les contours spécifiques de l’action du gouvernement Lula dans ce domaine fondamental de la politique commerciale. Citons tout d’abord les déclarations du ministre des Affaires étrangères, Celso Amorim, au milieu du mandat présidentiel :
- 16 Zone de libre-échange (ZLEA), plus connu sous le sigle ALCA, Área de Livre Comércio das Américas.
- 17 O Estado de São Paulo, 3 décembre 2004 : B12.
« Les accords sur les trois fronts de négociation commerciale dans lesquels le Brésil est simultanément engagé – le Doha Round de l’Organisation mondiale du commerce, la Zone de libre-échange des Amériques16 (Alca) et le Mercosul-Union Européenne – doivent être conclus dans un délai d’un an et demi. »17
Notons qu’elles donnent la priorité aux négociations au sein de l’OMC (Mourão 2005). Compte tenu de leur position clef dans l’ensemble de la politique commerciale du gouvernement Lula à l’échelle internationale, il faut d’abord examiner les relations avec l’OMC, c’est-à-dire au niveau multilatéral, ayant comme centre le Doha Round, pour ensuite passer en revue les questions relatives à l’intégration économique (Mercosul, Alca et relations avec l’Union européenne) et autres questions géostratégiques, comme les relations Sud-Sud.
18Le cycle de négociations du Doha Round est très important dans la mesure où la promotion du développement, en particulier la pleine participation des économies en développement dans le système commercial international, constitue un objectif central, depuis son lancement en novembre 2001. Dès le début des négociations, malgré toute la rhétorique sur le développement, il était évident que, comme les barrières tarifaires s’étaient substantiellement réduites au cours des décennies suivant l’après-guerre, de même que les principales barrières quantitatives étaient en phase de démantèlement (du moins partiel) depuis la fin de l’Uruguay Round en 1993, on s’approchait dorénavant d’enjeux plus controversés, où il existait traditionnellement plus de résistance à suivre les règles du GATT/OMC. En l’occurrence, les différentes règles de protection de la propriété intellectuelle (dans leur relation avec le commerce), l’ouverture des marchés agricoles, notamment en raison de l’entrée dans le système résultant du Round précédent, avaient été plus formelles qu’effectives. Or, précisément, l’inclusion des produits agricoles dans ces règles, en particulier la réduction des subventions publiques qui introduisent de graves distorsions dans le commerce mondial de ces biens, était un enjeu qui intéressait prioritairement de nombreux pays en développement, et a fortiori le Brésil, en raison des difficultés qu’ils rencontrent à tirer profit de leurs avantages comparatifs. Dans une déclaration qui illustre bien la position brésilienne sur les produits agricoles, le ministre Celso Amorim estima que :
- 18 Valor, 9 septembre 2003 : AB.
« Il est choquant que, plus d’une cinquantaine d’années après l’établissement de règles multilatérales destinées à libérer et à discipliner le commerce international, sous l’égide du GATT, une catégorie de produits d’une si grande importance pour les pays en développement soit restée protégée par des exceptions, des subsides et des barrières de tous ordres. »18
- 19 On ne mentionne que ces deux groupes importants pour notre sujet ; cependant d’autres se sont form (...)
- 20 Il est vrai que d’autres grandes économies émergentes appartiennent aussi au G20, comme l’Inde, la (...)
C’est dans ce cadre, en particulier à Cancun en septembre 2003, que deux groupes principaux19 se sont formés autour de la question devenue centrale de l’ouverture des marchés agricoles (bien entendu, cet enjeu était lié à d’autres lors des négociations). D’un côté les États-Unis et l’Union européenne s’opposèrent à quelques différences près et n’offrirent que des concessions marginales en la matière, et de l’autre, le G20, au sein duquel le Brésil a joué un rôle déterminant20, qui souhaita de véritables concessions, y compris une réduction sensible des subventions publiques.
- 21 D’après Bhagwati (2004 : 59), le tarif agricole moyen serait de 12 % aux États-Unis, de 37 % au Br (...)
19Après cinq ans de négociations et le dépassement de la date limite initialement posée pour sa conclusion en janvier 2005, le Doha Round a été suspendu sine die en juillet 2006 sans résultats concrets (le souhait du ministre brésilien concernant les délais n’a donc pas été réalisé). Face à cette situation, certains parlent de ce cycle en termes d’échec (par exemple, Laborde & Fontagné 2007). Mais, si l’on observe les enjeux et les forces asymétriques en présence, l’analyse doit être plus nuancée. Il est hors de question de considérer ce Round comme un succès et il serait plus approprié d’estimer que ce que l’on a perdu, c’est peut-être une bataille, et non la guerre (Bhagwati 2004) qui, selon toute vraisemblance, se prolongera. Dans cette affaire, le principal problème réside dans le type de réponse à donner face à l’alternative suivante : soit obtenir un accord, dans un délai relativement court, mais qui ne porte que sur des points secondaires ; soit obtenir un accord, plus difficilement, mais qui porte sur les questions fondamentales, comme l’ouverture effective des marchés agricoles, ce qui serait novateur et représenterait probablement des gains considérables pour le commerce mondial. Il n’est donc pas possible de dire que le gouvernement brésilien a remporté un succès dans ce domaine, bien qu’il ait défini et maintenu une stratégie claire (à propos de laquelle, par ailleurs, il ne semble pas y avoir de divergences significatives entre les principales forces politiques brésiliennes) ; pourtant, pour que sa voix soit plus crédible dans les négociations, il faudrait qu’il soit conséquent dans l’agriculture comme ailleurs21.
- 22 Début 2007, plusieurs personnalités politiques internationales dont le Président brésilien, notamm (...)
- 23 Au début des années 1990, peu de temps après la chute du mur de Berlin et d’autres changements maj (...)
20Plus généralement, en ce qui concerne les résultats tangibles du Doha Round22, notamment dans les dossiers « sensibles » comme l’agriculture, il faudrait des conditions internationales plus favorables, comme en 199323 lorsque celles-ci ont permis de sortir des impasses de l’Uruguay Round et du North American Free Trade Agreement (Nafta), ce qui semble aujourd’hui assez improbable. Par ailleurs, plus de cinq ans ont été nécessaires pour que le Tokyo Round (1973-1979) soit conclu, plus de sept ans pour l’Uruguay Round (1986-1993) ; il faudrait donc beaucoup de chance pour que le Doha Round soit conclu dans un temps plus court, compte tenu de son agenda – reconnu par tous comme très difficile –, des coûts qu’il implique à court terme pour des groupes politiquement puissants dans les pays développés, sans compter que l’OMC compte dorénavant un nombre bien plus élevé de membres. Enfin, s’agissant de la stratégie brésilienne dans ce domaine, elle ne pourra être pleinement évaluée que dans les années à venir, au vu de ses résultats.
21En ce qui concerne les orientations géostratégiques des relations économiques extérieures, plusieurs voies sont possibles, qui d’ailleurs ne s’opposent pas nécessairement. Au-delà du multilatéralisme (en principe, une perspective plus globale, qui n’implique pas de discrimination commerciale), l’intégration économique est orientée vers les pays et les régions proches mais pas exclusivement (régionalisation). Actuellement, la plupart des pays, et le Brésil ne fait pas exception, ont une politique commerciale basée sur un certain dosage de multilatéralisme et d’intégration régionale. D’autre part, outre les deux dimensions précédentes, il peut y avoir des accords bilatéraux ou de simples priorités géographiques, sans aucun engagement pour les autres pays, et n’entraînant que des mesures unilatérales pour stimuler les échanges dans les directions désirées.
- 24 Terme utilisé pour désigner le projet de création d’une zone de libre-échange entre l’Union europé (...)
- 25 Distribution du commerce extérieur brésilien en 1999-2002, pour les exportations : Union européenn (...)
22Qu’en est-il des options géostratégiques de la politique commerciale brésilienne ? Parmi les regroupements qui ont marqué cette période, il faut noter : 1) le Mercosul et le reste de l’Amérique latine, 2) les relations Sud-Sud et l’Afrique ; 3) l’Alca, le Mercoeuro24, ou les deux ? ; ce qui pose la question d’accords possibles à l’échelle continentale ou extracontinentale (et entre pays développés et en voie de développement). Ces champs d’action sont vastes et variés, ce qui n’est pas surprenant car le commerce extérieur brésilien se présente de façon assez diversifiée géographiquement25. Néanmoins, pour évaluer les différentes voies de renforcement des liens économiques internationaux, plus que pour faire le bilan du passé, il faut tenir compte de leur potentiel futur, notamment à moyen terme.
23Comme nous l’avons déjà remarqué, la création du Mercosul au début des années 1990 a été à l’origine d’un « grand bond en avant » pour la politique commerciale brésilienne et pour l’Amérique latine tout entière, dans la mesure où ce groupement était plus ambitieux et concret que ceux qui l’avaient précédé (d’une certaine manière, l’expérience des quatre pays fondateurs du « cône sud » se rapprochait des pratiques européennes d’intégration). Par ailleurs, le Brésil étant, de loin, la plus grande économie du bloc, son rôle y fut déterminant à maints égards. Du point de vue de ses options géographiques, le gouvernement Lula a nettement accordé la priorité au Mercosul et par extension naturelle à l’Amérique latine (Meyer 2005 : 61). Jusqu’à présent, des accords d’association ont été signés avec le Chili, la Bolivie, le Pérou, la Colombie et l’Équateur, puis le Venezuela est devenu un État membre en 2006. Cependant, malgré les premières années favorables, le moins que l’on puisse dire est, qu’en raison de différents facteurs, dont la grave crise de l’Argentine qui a débuté en 1999 et explosé en 2001-2002, le Mercosul stagne depuis et a cessé d’approfondir son ancrage. Chaque État membre s’est enfermé dans ses problèmes particuliers et le Mercosul reste un exemple d’intégration régionale sans coordination économique (Baer et al. 2002). Certes, ses liens avec la Communauté andine se sont resserrés et des négociations ont été réalisées avec d’autres pays (le Mexique, par exemple) ou d’autres groupes, mais leur ampleur reste modeste et, compte tenu de l’expérience d’intégration de la région, les espoirs sont réservés. L’impasse de l’Alca, analysée plus loin, n’est pas étrangère à cette évolution. Pour avoir une vue d’ensemble sur cette option dirigée vers l’Amérique latine, le principal fait à retenir est l’entrée du Venezuela dans le Mercosul.
24Les relations Sud-Sud (hors Amérique latine) sont une autre dimension de la politique commerciale brésilienne qui a pris de l’importance, du moins du point de vue diplomatique (Meyer 2005), bien que, d’une façon générale, elles n’aient pas pris la forme d’une intégration régionale. D’une part, les relations du Brésil avec la Chine, l’Inde, l’Afrique du Sud et d’autres économies émergentes se sont développées à plusieurs niveaux (multilatéraux ou bilatéraux), notamment au sein du G20, accompagnant l’intensification rapide des échanges commerciaux. D’autre part, le cas de l’Afrique dans son ensemble est particulièrement représentatif de la tendance Sud-Sud et plusieurs initiatives ont été lancées par le gouvernement brésilien dans le but d’un renforcement des relations commerciales avec ce continent géographiquement proche (Oliveira & Mourão 2005, Coelho & Saraiva 2004).
25Bien qu’ils représentent également deux orientations importantes de la politique commerciale brésilienne, reconnues par le gouvernement Lula, l’Alca et le Mercoeuro n’ont pas connu d’avancées pratiques significatives pendant cette période. En outre, comme nous l’avons vu précédemment, ces orientations n’ont pas été prioritaires dans la politique internationale du gouvernement Lula, qui favorisait le Doha Round. S’agissant de processus remontant déjà aux années 1990, dont l’entrée en vigueur, fondamentalement sous la forme d’une zone de libre-échange, était initialement prévue pour 2005, l’impression est qu’ils traînent en longueur sans qu’on puisse réellement entrevoir la fin des négociations, qui n’ont pas été abandonnées pour autant. Indépendamment de la multiplicité d’acteurs qu’il faudrait prendre en compte, la question serait de savoir quel degré de pression a été exercé – ou non – par le gouvernement brésilien à ce sujet. L’Alca est apparue d’abord comme une sorte d’illustration de ladite théorie des régions naturelles (dans ce cas, les Amériques de l’Alaska à la Terre de Feu). Mais, compte tenu de l’unilatéralisme traditionnel des États-Unis envers l’Amérique latine et de l’éventail limité des produits inclus dans ces négociations, les pays de la région sont restés réticents à cette initiative lancée par George Bush père en 1990, et la situation n’a guère changé depuis.
- 26 Pour une étude approfondie de cette question voir Porto & Flôres Jr 2006 : 324-325.
26En ce qui concerne les relations du Mercosul avec l’Union européenne, c’est toujours l’impasse presque trois ans après l’ajournement des négociations comprenant de réelles concessions sur certains produits agricoles représentatifs, suite à la proposition avancée en avril 2004 – à l’époque où Pascal Lamy était commissaire européen aux relations extérieures – qui semblait devoir finalement débloquer les négociations. La crise des référendums et les nouveaux élargissements n’ont pas favorisé l’initiative de l’UE, toujours très timide dans la région26 ; de son côté, le Brésil semble se concentrer davantage sur les questions purement multilatérales (Doha Round et G20) et les autres membres du Mercosul semblent encore moins capables de faire entendre leur voix sur ce sujet. Pourtant, dans un article publié il y a une dizaine d’années, mais qui reste d’actualité dans ses conclusions essentielles, Panagariya (1996) attirait déjà l’attention sur le fait que les pays du Mercosul devraient s’intéresser davantage aux conditions d’accès au marché de l’UE, même relativement à l’Alca, car les barrières du premier bloc étant plus élevées, leur élimination serait plus avantageuse.
- 27 À première vue, l’entrée du Venezuela dans le Mercosul semble logique. Mais fait isolé, au cours d (...)
27Compte tenu de ces développements, quelques réflexions s’imposent à propos de cet enjeu majeur de la politique commerciale brésilienne. L’intérêt du gouvernement Lula pour le Doha Round semble tout à fait justifié, mais son peu de cas pour l’intégration économique (y compris un élargissement du Mercosul sans approfondissement sérieux)27 a-t-il un sens ? Il est vrai qu’une bonne insertion dans l’économie mondiale peut ne pas passer nécessairement par l’intégration économique (voir les cas du Japon et de la Chine qui n’ont pas joué cette carte pendant longtemps), mais il ne faudrait pas en minimiser les potentialités. Comme le montre Baldwin (2006), dans les phases avancées de la libéralisation des échanges mondiaux, on combinera de plus en plus multilatéralisme et intégration régionale de manière inédite et sophistiquée, ce qu’il appelle « régionalisation multilatéraliste ». En sous-estimant les formes plus avancées d’intégration, la politique commerciale brésilienne parait, dans les faits, être tombée dans un piège fréquent aux États-Unis, notamment dans les milieux universitaires et politiques, selon lequel l’intégration régionale, où seules les expériences « légère » de type zones de libre-échange semblent viables, s’oppose au multilatéralisme et au libre-échange, en oubliant que les deux processus sont souvent en forte interaction.
28Dans un autre ordre d’idées, l’Alca et le Mercoeuro présentent un intérêt non tant en eux-mêmes, mais plutôt parce qu’ils constituent des ouvertures possibles vers des marchés plus élargis, plus avancés, ayant un potentiel compétitif élevé. Il y a, à ce sujet, un débat en cours au Brésil, que le gouvernement ne semble pas avoir tranché, du moins d’une façon claire. Certains, comme Nogueira Batista Jr. (2005) rejette ces deux alternatives dans les termes suivants :
- 28 Citations extraites de Batista Jr. 2005 : 84 et 133. Évidemment, les thèses de cet auteur, sont ic (...)
« … la formation de l’Alca renforcerait et consoliderait des tendances défavorables qui jalonnent l’insertion internationale du Brésil depuis les années 1990 […] il n’existe pas de différence essentielle entre l’Alca et l’accord de libre-échange avec l’Union européenne […] on trouve ici la même équivoque de nature stratégique [à savoir] la supposition qu’un pays en développement comme le Brésil puisse être intéressé par des zones de libre-échange avec les économies beaucoup plus puissantes et consolidées comme celles des pays développés […]. Il serait hasardeux d’exposer nos entreprises à la concurrence impitoyable et sans entraves avec les grandes entreprises européennes. »28
29D’autres, comme Fernando Mourão (2005), professeur à l’université de São Paulo et expert en relations internationales, essaient de ne pas aborder la proposition de l’Alca de façon linéaire. Au lieu d’opposer un refus précipité aux processus d’intégration économique internationale, en particulier avec des pays plus développés, Mourão préconise plus généralement un engagement dans les négociations sans pour autant abandonner les discussions de principes – leur mise en œuvre étant de toute façon graduelle car une compétition directe et immédiate des entreprises entre de tels groupements de pays, sans préparation ni défense possibles de la part des pays « plus faibles », ne peut être raisonnablement envisagée. De plus, le contenu des projets sous-jacents aux négociations pouvant mener à des accords n’étant pas défini une fois pour toutes, il est, selon lui, nécessaire d’y prendre part pour les changer (ceux-ci doivent naturellement porter sur des produits dans lesquels le Brésil et d’autres pays en situation similaire ont des avantages, sinon ils n’ont pas de sens). Enfin, un autre argument consiste à mettre en doute la volonté des pays développés à signer des accords comme l’Alca et le Mercœuro, dans la mesure où ceux-ci représenteraient de véritables ouvertures de leur marché, notamment dans les secteurs dits « sensibles » intéressant les pays en développement. Donc, rester hors des négociations et les attaquer serait endosser la responsabilité de l’échec, sans bénéfice particulier.
- 29 On sait que le commerce intrabranche caractérise la dynamique commerciale et le commerce extérieur (...)
30La question n’est pas celle du développement des liens commerciaux et autres (par l’intégration régionale ou non) entre l’Amérique latine et l’Afrique, mais d’une priorité qui lui serait donnée au détriment de la recherche d’une orientation vers les pays développés. Ainsi, compte tenu de l’homogénéité des pays latino-américains, à bien des égards, on peut se demander si une polarisation des échanges vers des économies peu développées29 ne conduirait pas à des résultats autres que ceux escomptés au départ ; à savoir, la marginalisation du Brésil face aux grands courants économiques mondiaux et à sa dépendance vis-à-vis des « sautes d’humeur » des matières premières. Il n’est pas impossible qu’à l’avenir, l’Amérique latine et l’Afrique dans leur ensemble deviennent durablement des régions de fort dynamisme économique, mais elles ont encore un long chemin à parcourir avant d’amorcer ce processus. Qu’il y ait ou non intégration, comme le démontre l’expérience des pays asiatiques, y compris celle de la Chine, si l’on veut accélérer le rattrapage économique et supprimer les retards, ce serait une erreur que de négliger le resserrement des liens commerciaux et d’investissement avec les pays et les régions où la compétition fonctionne réellement.
- 30 Rappelons que l’Inde participe de plus en plus au marché international, mais elle maintient un niv (...)
- 31 Nous tenons ici compte de la réévaluation du PIB brésilien faite par L’IBGE en mars 2007, qui l’a (...)
31Il est intéressant de comparer la stratégie internationale du Brésil au cours de cette période avec celles de la Chine et de l’Inde. En effet, ces deux pays, le premier plus ouvertement et d’une façon peut-être plus approfondie que le second (mais celui-ci d’une façon tout de même assez déterminée)30, ont joué à fond la carte de la mondialisation. Cette question n’est pas seulement académique, elle a aussi une portée pratique dans le débat sur le taux de croissance au Brésil – limité en moyenne à 3,2 % par an de 2003 à 200631, donc nettement plus faible que ceux de la plupart des grandes économies émergentes, en particulier de la Chine et de l’Inde. C’est également un objectif central si l’on prend en compte la faible croissance du PIB brésilien par habitant de 1980 à 2004 (Cunha 2006 : 11). De plus, étant donné la priorité aux objectifs sociaux dans le programme politique du gouvernement Lula, ceux-ci ne pourront être durablement satisfaits que grâce à une croissance soutenue (Amman 2005). Il est donc nécessaire d’observer ce que le gouvernement a fait de ce point de vue et d’analyser comment le rôle de l’extérieur peut être optimisé pour contribuer à cet objectif.
- 32 Ce flux mondial avait, par ailleurs, atteint des pics historiques depuis la seconde moitié des ann (...)
- 33 Cela n’est cependant pas valable pour la R & D qui reste pour l’essentiel dans le pays d’origine, (...)
32Le comportement des investisseurs étrangers est très significatif de ce point de vue. Il faut en effet noter que le Brésil a nettement perdu de son attractivité par rapport à la Chine et à l’Inde depuis le début de cette décennie (cf. figure 4). Certes, l’Inde reçoit beaucoup moins d’investissement direct étranger (IDE) que le Brésil, mais elle est en train d’évoluer très vite (passant de 3,6 milliards US$ d’entrées d’IDE en 2000 à 9,5 milliards US$ en 2006) et ainsi de rattraper son retard dans ce domaine essentiel des relations extérieures. Aussi, du point de vue de l’IDE, l’histoire des trois pays n’est-elle pas la même : contrairement à la Chine et à l’Inde, le Brésil avait déjà bénéficié de deux vagues d’entrées d’investissements étrangers au cours des dernières décennies ; la première dans les années 1960 et 1970 et la seconde entre 1995 et 2000 (celle-ci, notons-le, étant plutôt liée au processus de privatisation alors en cours, ensuite gelé par le gouvernement Lula). Le Brésil qui avait occupé, parmi les pays en développement, la première place dans la destination des entrées d’IDE au cours des années 199032 (Mody 2007 : 3), a nettement reculé dans ce classement au cours des années 2000. L’évolution constatée est donc relativement défavorable pour le Brésil depuis 2000, comme on peut le constater sur la figure 4 et, ce d’autant plus que l’on considère généralement que l’IDE constitue un des piliers d’une vraie stratégie englobant l’extérieur, notamment en terme de transfert de technologie (Strange 1994)33. Ce manque relatif d’entrées d’IDE n’a pas posé de problème en 2003-2006 à cause du boom des matières premières et de l’excédent commercial qui s’en est suivi, mais il pourrait en être autrement lorsque surviendra la phase dépressive de leur cycle.
- 34 Selon le journal Folha de São Paulo, « L’investissement brésilien extérieur bat des records, la so (...)
33Évidemment chaque pays suivra sa propre voie ; et même s’il est improbable que le Brésil ait le même niveau d’IDE que la Chine ou que l’Inde, on ne peut pourtant écarter l’importance majeure de cette évolution défavorable des IDE. En effet, un nombre croissant d’auteurs considèrent que ce flux est devenu un moteur de l’économie mondiale encore plus important que le commerce (Kleinert 2004). De plus, une position stratégique nette sur l’IDE est d’autant plus nécessaire que les entreprises brésiliennes, favorisées par l’excédent courant, l’accumulation de devises et le réal fort, ont aussi commencé à investir significativement à l’étranger (Ricupero & Barreto 2007). Il faut savoir qu’au Brésil, en 2006, les sorties d’IDE ont même supplanté les entrées34, ce qui est, vu sous cet angle, révélateur de la faiblesse de ces entrées.
34Dans le sillage de bien d’autres économistes, Lawrence Klein, prix Nobel d’économie en 1980, dans sa Prebisch Lecture, a recommandé à des pays comme le Brésil, de suivre l’exemple des pays aujourd’hui développés qui ne se sont pas contentés de « miser uniquement sur la spécialisation des produits agricoles – car s’ils l’avaient fait, ils n’occuperaient pas la place qui est la leur aujourd’hui – et qui ont été capables de produire un large éventail de biens et de services pour leur propre consommation et celle du reste du monde, par le biais du commerce, ce qui les a conduits à la position élevée qu’ils occupent sur l’échelle mondiale du bien-être matériel » (Klein 2005, UNCTAD 2005).
35L’expérience des dernières décennies a mis en relief que des stratégies d’internationalisation adéquates (non seulement pour les petits pays, comme on le croyait déjà bien avant mais aussi pour de grands pays comme la Chine), ont été décisives pour accélérer la croissance et permettre la convergence. La Chine dispose d’une stratégie claire d’ouverture internationale depuis la fin des années 1970 et l’Inde depuis le début des années 1990 ; mais le Brésil semble toujours quelque peu hésitant devant cet enjeu fondamental – le poids des thèses d’autonomie nationale stricto sensu, l’héritage de longues décennies de substitution des importations, etc., ne sont peut-être pas déterminants, mais restent toujours bien présents et font illusion. Par ailleurs, dans l’après-guerre, le Brésil et d’autres pays latino-américains ayant suivi une stratégie similaire – ce qui n’a pas favorisé les tendances à l’internationalisation de leurs économies – ont vu, en conséquence, leur convergence réelle vis-à-vis des États-Unis se détériorer, tandis que celle des pays du Sud-Est asiatique s’améliorait (Elson 2006, Wolf 2006). L’axe fondamental de la stratégie nécessaire est l’ouverture à la concurrence internationale par la pénétration des marchés avancés et le renforcement de la compétitivité des sociétés nationales dans des marchés ouverts, l’économie intérieure restant bien soudée au secteur extérieur. L’ajournement continu de la mise en œuvre de cette stratégie au nom de sa prétendue préparation n’est pas une solution durable et consistante.
* * *
36L’étude de la politique commerciale du premier mandat du gouvernement Lula présente un tableau assez diversifié, notamment dans ses résultats. Premièrement, une évolution tout à fait favorable des principaux indicateurs du secteur peut être constatée ; en particulier, la balance commerciale a généré un large surplus, la dette extérieure s’est substantiellement réduite et le réal s’est sensiblement apprécié. Bien que les conditions prédominantes de l’économie mondiale aient contribué à ces performances, la gestion du gouvernement doit en être aussi créditée car des politiques macroéconomiques bien fondées et stables ont été mises en œuvre et les ont soutenues. En outre, concernant un aspect négligé par la plupart des analyses sur le gouvernement Lula, on est bien loin des expériences travaillistes similaires qui ont eu lieu entre les années 1960 et le début des années 1980 et qui se sont, le plus souvent, soldées par une détérioration profonde des échanges extérieurs et par une gestion à court terme du processus de changement social (Silva 1990). En deuxième lieu, le gouvernement a défini une stratégie claire en ce qui concerne le cycle des négociations internationales multilatérales en cours (Doha Round), en particulier en exigeant une véritable ouverture des marchés agricoles mondiaux, et il s’est battu dans cette perspective difficile, lui donnant, par ailleurs, la priorité dans sa politique commerciale internationale. Bien qu’il faille du temps pour obtenir des résultats précis et malgré quelques incohérences, l’adoption d’une position proche du libre-échange, quand la plupart des pays développés semblent reculer, est un point en faveur de la stratégie adoptée par la politique commerciale brésilienne. Troisièmement, le progrès, en termes de renforcement des processus d’intégration et d’orientation géographique dans lesquels la politique commerciale est engagée, semble plus faible. Le gouvernement paraît rester sur la défensive dans ce domaine. L’objectif de resserrer les liens avec le reste de l’Amérique latine et avec l’Afrique, avec ou sans intégration, est juste ; mais il ne devrait pas exclure la recherche d’une présence active sur les marchés les plus développés et la participation à leurs processus commerciaux, d’investissement et de transfert de technologie. En quatrième lieu, lorsque l’on compare le cas brésilien avec ceux de la Chine et de l’Inde, la place de l’extérieur dans sa stratégie de développement économique laisse apparaître des faiblesses et des zones d’ombre, notamment au niveau de l’investissement direct étranger. La politique commerciale du gouvernement Lula semble ne pas avoir bien saisi tout l’enjeu de cette question centrale de l’économie mondiale, y compris dans ses effets sur le développement économique. Il est évidemment possible que certains de ces aspects changent au cours du deuxième mandat du Président Lula qui a débuté en janvier 2007.
37Le Brésil est une grande économie émergente ; c’est un pays qui possède, entre autres, de vastes ressources naturelles ; il participe depuis longtemps à la vie des organisations économiques internationales, comme le GATT/OMC ; son niveau moyen de développement reste toujours plus élevé que ceux de la Chine et de l’Inde, mais la mise en œuvre d’une bonne politique commerciale qui puisse mener à une amélioration généralisée de la qualité des produits exportés (notamment de ceux en concurrence avec les pays plus développés), et la mise en œuvre d’une stratégie internationale claire et à long terme, englobant non seulement le commerce mais aussi l’investissement et d’autres variables du secteur extérieur, reste toujours critique pour l’accélération de la croissance, laquelle a été généralement insatisfaisante depuis le début des années 1980.