Angelina Peralva & Sergio Adorno (eds), Dialogues franco-brésiliens sur la violence et la démocratie
Angelina Peralva & Sergio Adorno (eds), Dialogues franco-brésiliens sur la violence et la démocratie, Paris, L’Harmattan, 2005, ISBN : 2-7475-9476-9 (« Collection Cultures et conflits »).
Texte intégral
1Dans cet ouvrage, plusieurs articles abordent la violence, au Brésil meurtrière et en France à première vue plus banale, et ses représentations, révélant les conditions de fonctionnement de la démocratie dans les deux pays.
2Les homicides augmentent sensiblement au Brésil. Selon Interpol, ils passent de 21,2 tués pour 100 000 habitants en 1995 à 26,2 en 2000. Ils dépassent 37 tués pour 100 000 pour les jeunes de 17 ans à 23 ans selon l’Unesco (2005). Le taux de mortalité par 100 000 habitants du à l’utilisation d’armes à feu vient juste après celui du Vénézuela en Amérique latine. Il est 4,3 fois plus élevé qu’en Argentine, 66 fois plus important qu’en France et 300 plus élevé qu’en Grande-Bretagne. Dans certains quartiers de Rio de Janeiro, de Recife et de São Paulo par exemple, voire dans ces villes-mêmes, les taux de mortalité dépassent ceux qu’on observait dans les grandes villes colombiennes. Selon des données de la Banque interaméricaine de développement, São Paulo et Rio de Janeiro dépasseraient Bogota en nombre d’homicides par 100 000 habitants : 55 et 53 respectivement contre 23 en moyenne de 1999 à 2003, mais seraient encore assez loin de Medellin (104), et encore plus loin de Récife (158).
3On ne peut comprendre cette violence et surtout son explosion si on ne l’inscrit pas dans son histoire. L’État, affaibli considérablement par la crise des années quatre-vingt, pris dans la contrainte néolibérale des années quatre-vingt-dix, réduit ses fonctions (infrastructures, écoles, santé, etc.) et laisse le marché produire des inégalités nouvelles. Une éducation insuffisante, une urbanisation non maîtrisée (transports et logements insuffisants), une augmentation des emplois informels, une inégalité accentuée entre différentes couches de la population, mais aussi entre pauvres peut conduire à un essor d’activités informelles de stricte survie et, plus loin, d’activités criminelles liées souvent au trafic de drogue, aux jeux illicites et permettre ainsi une augmentation des homicides. D’une manière plus générale, en réduisant son rôle au profit du marché, l’État contrôle moins la nation, le territoire devient poreux, et sur ces poches – quartiers de villes, régions dans des provinces – des guérillas (dans certains pays), et des mafias (dans d’autres pays ou quartiers), exercent alors un pouvoir de fait et laissent la porte ouverte au déchaînement de la violence, seule manière de régler les conflits et aussi, moyen privilégié d’acquérir des rentes, c’est-à-dire de s’enrichir sans travailler lorsque le travail fait défaut ou est moins protégé. Des pouvoirs parallèles se développent, liés souvent aux trafics de drogues, aux jeux interdits, voire aux séquestres. Ces pouvoirs, parce qu’ils ne sont pas de jure mais de facto, sont générateurs de violence extrême comme on a pu le voir en 2006 et 2007 à São Paulo et à Rio, où des organisations criminelles ont utilisé des techniques de terrorisme urbain pour établir un rapport de force avec l’État.
4La compilation d’articles publiée sous la direction de A. Peralva & S. Adorno dans la collection « Cultures et conflits » des Éditions L’Harmattan traite de la violence et de la démocratie. Ainsi que nous venons de l’évoquer, la violence a fortement cru au Brésil et le divorce entre la citoyenneté sociale affaiblie par le maintien de très fortes inégalités et d’une pauvreté conséquente, et la citoyenneté politique élevée depuis le retour à la démocratie, reste béant. Violence et divorce important entre les citoyennetés sont ainsi des faits saillants au Brésil, que l’on a tout intérêt à méditer en France. C’est dire l’intérêt de cette compilation. Ces articles sont le produit d’accords de coopération entre le Brésil et la France, et plus particulièrement entre le Centre d’études de la violence de l’université de São Paulo et le Centre d’analyse et d’intervention sociologiques (Cadis) de l’École des hautes études en sciences sociales (Ehess) de Paris.
5Tout d’abord, A. Poli (p. 11-45) met en exergue les discriminations raciales en France et au Brésil. L’auteur déconstruit de mode très intéressant les mythes d’unité de la nation : celui de démocratie raciale au Brésil à travers le métissage et de République en France. Dans le premier pays, les divisions viendraient de divisions entre classes sociales tandis qu’en France, je ne dirais pas que le combat contre les atteintes des droits de l’homme dans les colonies « dégéographise » en partie la question du racisme, mais qu’elle amplifie l’échelle d’analyse au delà des frontières nationales. Par ailleurs, la période des Trente Glorieuses requiert une immigration massive, qui devient définitive grâce à la loi de regroupement familial de 1974. Ce flux de personnes suscite des actions racistes, exacerbées dans les années 1980 par les crises économique et urbaines et combattues par plusieurs mouvements sociaux au nom du droit républicain à l’égalité.
6Dans les deux pays, à partir de la fin des années 1980, la reconnaissance juridique du racisme à travers sa criminalisation conduit à une tension avec les pratiques, toujours influencées par le discours unitaire de la nation. En France, il existe une résistance face aux affirmations de différences culturelles. En revanche, au Brésil, le mouvement noir apparaît comme divisé entre une sensibilité égalitaire et une autre plus culturaliste.
7Dans la dernière décennie du xxe siècle, en France, l’assimilation simpliste entre délinquance et immigration remet d’abord en cause le modèle d’intégration. Puis, le débat se déplace vers les actes de racisme au quotidien. Cette discussion est aussi présente au Brésil, mais à l’inverse de la logique défensive française, l’État y adopte des mesures de discrimination positive dans des domaines variés comme l’emploi ou l’éducation. Dans les deux pays, des programmes gouvernementaux d’aides directes aux victimes sont établis. M. Wieviorka note d’ailleurs que l’approche de la violence à partir de ses victimes entraîne un désir, non pas de moins d’État, mais d’un État qui garantisse, au delà de l’ordre social, les libertés individuelles.
8A. Poli affirme que la multiplication des affirmations identitaires, culturelles et ethniques demande une nouvelle approche du racisme. Elle s’interroge sur la manière dont les deux composantes du mouvement noir brésilien vont s’articuler et observe qu’une analyse à plusieurs échelles doit être faite en France en raison des questions liées à l’histoire de l’esclavage ou à des conflits plus lointains. Notons que dans le paysage social français, se créent, parallèlement aux associations qui adoptaient déjà une stratégie plus républicaine, de nouvelles associations pour répondre aux problèmes spécifiques des minorités culturelles et ethniques. Comme conclut l’auteur, le défi du traitement du racisme est ainsi en face de perpétuels changements.
9Les représentations de la violence sont aussi analysées à travers une étude des médias par E. Macé et A. Peralva (p. 47-85). Dans les deux pays, croît une information de masse faite par des journalistes plus « professionnels » pour un public de masse, à une époque marquée par une déprise des acteurs sociaux sur la vie politique dans des démocraties de masse. C’est dans ce contexte que la violence devient un thème plus présent dans les médias.
10Au Brésil, le traitement de ce sujet obéit plutôt à des considérations journalistiques en raison de l’hégémonie du secteur privé dans les médias. La violence, apparue comme un fait de société dans les années 1980, est présentée de nos jours dans les médias de type spectaculaire ou démagogique, montrant une convergence d’intérêts commerciaux et politiques. En France en revanche, le traitement de cette question varie en fonction des forces politiques au pouvoir, qui pèsent beaucoup plus sur les journalistes. Or, les auteurs rappellent que la lisibilité de la vie sociale n’augmente que si elle se fonde sur des bases capables d’analyser plus objectivement le thème de la violence, ce qui n’est pas le cas de l’opinion publique, chaque fois plus tiraillée par la peur. Aussi, la politisation de la vie sociale est-elle indispensable.
11La peur qui favorise une recrudescence de la violence est un thème aussi abordé dans l’article de S. Adorno (p. 149-174). Face à la diversité des nouvelles vagues de violence et la difficulté croissante des États de contrôler l’ordre et l´économie, l’auteur disserte sur le concept webérien de monopole légitime (car légal) de la violence par l’État moderne selon lequel il est le seul à pouvoir autoriser et interdire son emploi privé ou abusif des forces de l’ordre. En réponse à S. Adorno, M. Wieviorka (p. 175-184) précise que la remise en cause de la formule de Weber tient à des changements surtout historiques. Avec la globalisation, la référence à l’État se trouve concurrencée par les firmes transnationales, mais est aussi affectée par les migrations, la globalisation des identités culturelles ou encore du crime organisé, obligeant les les démocraties à se durcir et affaiblissant d’autant la légitimité de la violence.
12S. Adorno souligne le paradoxe d’une augmentation de la violence depuis le retour à la démocratie brésilienne et le double défi de son contrôle: celui de la criminalité mais également des forces de l’État. L’auteur remarque une corrélation entre l’augmentation du crime et celle de la richesse – et de la croissante consommation de drogues illicites –, facilitée par la mise en place de réseaux nationaux et une corruption à tous les niveaux, se manifestant par une intensification dans les poches de pauvreté de grandes villes – comme l’exemplifie l’article de C. Zanotelli –, favorisant la constitution du crime organisé.
13La question qui se pose est de définir les limites de la répression. Pour expliquer la forte violence policière, S. Adorno renvoie tant aux racines du régime militaire qu’à A. Peralva, qui relativise cet héritage. M. Wieviorka doute aussi de l’importance du legs autoritaire et désigne plutôt l’actuelle mutation de la démocratie où d’importants votes de réformes ne s’effectuent que moyennant de consistantes et secrètes concessions aux secteurs conservateurs, comme l’illustre le scandale de corruption gouvernementale qui éclata en 2005. Ce dernier ternit l’image d’intégrité du Parti des Travailleurs et tend à déprécier les institutions en général.
14M. Wieviorka souligne qu’une des difficultés actuelles de la formule de Weber tient dans les changements politiques récents internes à l’État, qui, au Brésil, brouillent les limites entre les questions intérieures de sécurité – policières –, et celles extérieures de défense – militaires. On peut effectivement renvoyer aux travaux de J. Zaverucha qui démontrent comment autorités et population se positionnent dangereusement en faveur d’intervention de l’armée dans des questions de sécurité publique. S’accroît aussi la privatisation des services de protection ou de surveillance et des policiers publics utilisent le monopole de la violence à des fins privées, phènomène cité aussi par P.S. Pinheiro (p. 87-115). Cet ancien secrétaire d’État aux droits de l’Homme rappelle la longue tradition historique d’une citoyenneté brésilienne très limitée, le poids plus récent de l’amnistie, le caractère militaire de la police jusqu’à nos jours et la formation de celle-ci à la répression des classes populaires dans un contexte national toujours aussi socialement inégal. S. Adorno cite la peur de la population et sa méfiance vis-à-vis des lois, de l’impunité pénale dont jouissent les grands bandits et les élites, et d’une manière générale de la faiblesse des sanctions, malgré les progrès réalisés dans le sens d’une majeure transparence et de la création de nouvelles voies de dénonciations pour les citoyens, ce que P.S. Pinheiro confirme également.
15S. Adorno en déduit que ce qui est en cause est principalement la légitimité démocratique comme mode d’organisation sociale efficace, réflexion partagée par Pinheiro et confirmée par des sondages d’opinion. Aussi, l’auteur renvoie-t-il à la théorie webérienne de l’État selon laquelle celui-ci doit reprendre le contrôle du monopole légitime de la violence et l’opinion doit croire aux institutions démocratiques.
16Mais, comme vient de l’affirmer S. Adorno, cette violence ne s’applique pas de forme égale à tous. L’article de C. Zanotelli (p. 117-148) analyse la région métropolitaine de Vitória, de l’État de Espírito Santo. L’auteur s’attache à vérifier hypothèse que les homicides fonctionnent comme un mode de régulation de parcelles de population situées en périphérie de la ville. Il rappelle la priorité de la police pour la sécurité des classes aisées ou de commerçants organisés, le discours de l’État alimentant la peur de la population et le moralisme de cette dernière quant aux drogues. Cette conjugaison conduit à des abus de pouvoir de la part de la police ainsi qu’une privatisation de la sécurité. À l’échelle des quartiers, sont sur-représentés dans les statistiques des homicides, les jeunes hommes, pauvres et de banlieue, un problème dont la solution passe pour l’auteur par une redistribution profonde et structurelle de la richesse.
17Ces articles dénoncent donc au Brésil et en France les discriminations à l’égard, respectivement, des Noirs pauvres de banlieue et des immigrés ou de leurs descendants ainsi que le penchant de l’opinion publique pour une répression plus « musclée », et son manque de confiance dans les institutions démocratiques. Au Brésil, la campagne relative au référendum sur le commerce d’armes en 2005 exemplifie ce déclin des valeurs démocratiques. L’opinion publique, tout d’abord favorable à l’interdiction de ce commerce, bascula en faveur de son autorisation au nom du droit (sic) de garantir sa propre sécurité. Ce retournement nous renvoie à l’affirmation de plusieurs des auteurs du livre, selon laquelle l’État est perçu comme inefficace pour garantir la sécurité des citoyens sur ce plan. Les partisans du commerce d’armes opposèrent de façon manichéiste les « citoyens de bien » aux bandits, présentés comme des individus sanguinaires. Cela alimenta un climat de peur, favorisé par des taux de délinquance et de criminalité élevés, une justice morose et une corruption – généralement impunie – pour les cols blancs. Ainsi, on peut être en accord avec A. Peralva et M. Wievorka lorsqu’ils mettent l’accent sur les dysfonctionnements actuels de l’État brésilien pour expliquer un tel niveau de violence et de discrédit des institutions. La popularité du personnage principal du récent film Tropas de elite, dirigeant violent d’un bataillon spécial de la police militaire, montre la distance qui reste à parcourir avant que la majorité de la population ne croie à une solution démocratique du contrôle de la violence. À l’inverse de la France où une politique de police de proximité a pu convaincre certains de son bien-fondé, le Brésil n’a pour référence que de courtes périodes démocratiques dans son histoire, ce qui rend plus difficile les changements de mentalité. Dans l’esprit même des auteurs qui ont souhaité montrer la complexité de la question de la violence, on peut penser que de profondes réformes dans la société brésilienne sont nécessaires pour raffermir l’adhésion en la démocratie.
18Pour finir, A. Peralva et I. Xavier (p. 185-203) présentent le cinéaste Glauber Rocha, décédé en 1981, qui influencia largement le milieu artistique. Ses films, inscrits dans la mouvance du Cinéma Nouveau, tracent l’évolution des représentations de la violence, tant rurale qu’urbaine, avec pour objectif de provoquer des polémiques dans la société brésilienne et d’attirer l’attention sur la violence du système économique comme un tout. Il s’agit d’un rappel mérité de l’œuvre d’un grand cinéaste qui, nous l’espèrons, incitera certains lecteurs à voir ou revoir ses films.
Pour citer cet article
Référence papier
Pierre Salama et Cathy Prost, « Angelina Peralva & Sergio Adorno (eds), Dialogues franco-brésiliens sur la violence et la démocratie », Lusotopie, XV(1) | 2008, 219-223.
Référence électronique
Pierre Salama et Cathy Prost, « Angelina Peralva & Sergio Adorno (eds), Dialogues franco-brésiliens sur la violence et la démocratie », Lusotopie [En ligne], XV(1) | 2008, mis en ligne le 09 mars 2016, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lusotopie/855 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1163/17683084-01501019
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