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Kelly M. Askew & Anne M. Pitcher (eds), « African Postsocialism »

Numéro spécial de Africa (Édimbourg, Edinburgh University Press/Londres, International African Institute), LXXVI (1), 2006, 130 p.
Michel Cahen
p. 279-282
Référence(s) :

Kelly M. Askew & Anne M. Pitcher (eds), « African Postsocialism », numéro spécial de Africa (Édimbourg, Edinburgh University Press/Londres, International African Institute), LXXVI (1), 2006, 130 p., ISBN : 0-7486-2483-X.

Texte intégral

1Ce numéro spécial d’Africa, présenté comme un livre collectif, est dirigé par Kelly Michelle Askew, professeure associée d’anthropologie à l’université du Michigan, spécialiste de la Tanzanie et de la culture swahilie, et par M. Anne Pitcher, professeure de sciences politiques à Colgate University (New York) et spécialiste du Mozambique et plus généralement des transitions néolibérales en Afrique. Outre l’introduction, deux articles traitent de la fin de l’État-Providence en « Afrique socialiste » et trois articles abordent les discours de la dissidence à l’ère de la libéralisation en « Afrique postsocialiste ».

2Dans leur introduction, « African socialisms and postsocialisms » (p. 1-14), les deux éditeurs du volume sont très prudents, nuancés et de ce fait apportent une approche intéressante. Cependant, ils ne règlent pas, à mon avis, les énormes problèmes que le recours, questionné mais finalement accepté, aux concepts de « socialisme » et « postsocialisme » africains, pose. De surcroît le volume aborde l’ensemble des « socialismes » et pas seulement les pays officiellement « marxistes-léninistes » à un moment de leur trajectoire. Ainsi la Tanzanie, la Zambie, le Mali (sous Modibo Keita mais aussi Moussa Traoré) et le Ghana (sous Kwame N’Krumah puis Gerry Rawlings), sont-ils inclus dans la « liste » (on peut alors se demander pourquoi le Sénégal de Léopold Sedar Senghor n’y est pas). Les deux éditeurs sont parfaitement conscients des difficultés en découlant, mais justifient leur inclusion par un certain nombre de caractéristiques connues des États « socialistes » africains, puis par des caractéristiques communes à leur phase postsocialiste. Pour la phase socialiste, les points communs seraient (p. 7), premièrement un langage de modernisation et d’unification de l’État-nation émergent, deuxièmement un contrôle centralisé des ressources économiques, troisièmement la consolidation et l’expansion de l’État, quatrièmement l’insistance sur le « changement révolutionnaire » et enfin cinquièmement des liens d’amitié et d’alliance avec les pays socialistes/communistes.

3Or ces points communs sont hautement contestables. Les trois premiers sont parfaitement discernables dans des « pays de droite » comme le Zaïre de Mobutu, le Malawi de Kamuzu Banda ou le Kénya de Jomo Kenyatta. Certes les discours de la révolution y étaient remplacés, par exemple, par ceux de l’authenticité, mais la fonction socialement structurante dudit discours était-elle pour autant différente (construire l’État-nation au profit d’une élite postcoloniale urbaine) ? Quant au cinquième point, peut-on aussi l’accepter comme caractéristique « commune » : la Zambie et la Tanzanie ont-elles des liens militaires avec l’URSS ou la Chine de même nature et intensité que l’Angola ou l’Éthiopie ? Des pays « non socialistes » n’ont-ils pas eu aussi une coopération avec l’Est (la Guinée équatoriale de Macias N’Guema, l’Ouganda d’Idi Amin Dada, pour ne point parler de l’Égypte de Nasser) ? En fait, pratiquement tous les États africains ont eu une phase au cours de laquelle les trois premières caractéristiques pointées ont été réelles, ce qui éclaire d’ailleurs la nature commune de tous ces États postcoloniaux (sauf l’Afrique du Sud) et de leurs élites. Le reste ne concerne que des nuances ou des contextes (indépendance issue ou non d’une lutte armée, voisinage d’un État raciste blanc, etc.). Alors certes les moments sont importants dans l’histoire et dix à quinze ans de discours « marxistes-léninistes » peuvent avoir un effet structurant. Une question intéressante aurait d’ailleurs été celle du néopatrimonialisme, un temps effectivement plus faible dans les États « les plus socialistes » que dans la moyenne des États africains.

4Dès lors, avec une telle relativité des caractéristiques communes, peut-on ensuite définir des caractéristiques communes de la phase « postsocialiste » ? Les éditeurs pointent quatre traits communs aux pays qu’ils ont « listés » (p. 10). Premièrement la persistance institutionnelle d’un héritage dans les formes civiques d’organisation ; deuxièmement la persistance de thèmes « socialistes » dans le discours politique et l’iconographie populaire ; troisièmement, la marchandisation [angl. : recomodification] de la vie quotidienne ; et enfin quatrièmement, coercition, discrimination et violence. On se retrouve donc avec les mêmes difficultés que pour la « phase socialiste ». Certes, les anciennes « organisations de masse » des anciens partis uniques socialistes demeurent souvent en place, mais désormais aux côtés d’organisations indépendantes. Les discours face à la nouvelle phase de privatisation ne sont guère différents selon que le pays a été « socialiste » ou non. La marchandisation de la vie quotidienne est un trait général, de même que la coercition.

5Les éditeurs ont raison d’indiquer que les phénomènes de transition ont été insuffisamment étudiés et il y a sans doute des spécificités à fouiller pour les pays qui se sont réclamés du « socialisme ». Mais faut-il en faire une famille de pays à part ? Les éditeurs font certainement ce choix puisqu’ils regrettent (p. 11) que les transitions postsocialistes ont été plus et mieux étudiées en Europe de l’Est qu’en Afrique. Selon eux, il s’agirait donc, au moins implicitement, de la même nature d’État. Là est le débat fondamental : les courants politiques se réclamant du socialisme en Afrique ont-ils créé des États socialistes ? Si la réponse devait être positive, alors pourquoi ne pas appeler « socialistes » des pays comme la Suède ou tous autres pays dans lesquels des partis socialistes ont été durablement au pouvoir ? Pourquoi, en Afrique, faire du discours politique un critère déterminant de la caractérisation de l’État alors qu’on ne le fait pas en Europe ? En Amérique latine, ce type de régime a été, plus justement, qualifié de « populisme de gauche », à l’exception de Cuba – pays dans lequel c’est la nature même de l’État, et non du seul régime, qui a été modifiée.

6Une importante bibliographie (par trop anglophone) clôt l’introduction. Malheureusement pour Lusotopie, un seul article aborde ensuite un pays lusophone dans le recueil.

7L’article de Kelly M. Askew, « Sung and unsung : musical reflections on Tanzanian postsocialism » (p. 15-43) est un texte extrêmement intéressant sur les pratiques, les politiques et les valeurs promues pendant le socialisme tanzanien (continent et Zanzibar) et aujourd’hui. L’article de David Eaton, « Diagnosing the crisis in the Republic of Congo » (p. 44-69) intéressera fort, à titre comparatif, les spécialistes de l’Angola et du Mozambique. Celui d’Elizabeth E. Watson, « Making a living in the postsocialist periphery : struggles between farmers and traders in Konso, Ethiopia » (p. 70-87) suit la vie politique et sociale d’un village éthiopien au cours des deux périodes. L’article de Jamie Monson, « Defending the People’s Railway in the Era of Liberalization : Tazara in Southern Tanzania » (p. 88-112) fournit une étude très stimulante sur les relations entre travailleurs tanzaniens et chinois du Tazara (le chemin de fer construit par la coopération chinoise pour lier le Copperbelt au port de Dar-es-Salaam, évitant ainsi l’Angola portugais), mais aussi entre le Tazara et les communautés paysannes traversées. L’auteur montre les quiproquos qui ont accompagné le processus de libéralisation, quand les paysans pensaient que « privatisation », « profit » et « liberté » étaient des concepts qui mèneraient le chemin de fer à mieux servir l’économie rurale…

8Dans une revue telle que Lusotopie, on accordera évidemment une attention plus importante à l’article M. Anne Pitcher : « Forgetting from Above and Memory from Below : Strategies of Legitimation and Struggle in Postsocialist Mozambique » (p. 88-112). Il s’agit d’un texte bien intéressant sur l’organisation de l’oubli de l’histoire par le parti au pouvoir, le Frelimo (Front de libération du Mozambique, au pouvoir depuis 1975). L’auteur, sources à l’appui, cite les textes d’où, peu à peu, toutes les références au socialisme disparaissent. Quand il y est encore fait référence, c’est avant tout pour dire que le Frelimo y a été « obligé » par le brusque départ des Portugais – il s’agirait donc d’un facteur externe. En revanche, le tournant néolibéral est à la fois présenté par le parti au pouvoir comme une évolution interne logique – dans laquelle le Frelimo aurait donc été à l’initiative (p. 97) – mais aussi comme une imposition du « climat », de la guerre et de la pression occidentale (p. 95). Bref, ce qui est « imposé » semble toujours extérieur (la guerre elle-même étant considérée comme d’origine exclusivement externe). Cette reconstruction de l’histoire – illustrée par l’évolution des défilés du 1er mai à Maputo – pose des problèmes dans son application pratique. L’article analyse par exemple le cas des ouvriers urbains de Maputo, à savoir le cœur même de la faible classe ouvrière mozambicaine. Ces derniers, pourtant souvent en délicatesse avec le parti unique pendant l’époque « socialiste », réinvestissent aujourd’hui son propre discours d’antan pour revendiquer des avantages sociaux (soins de santé, subvention pour logement, paiement des heures supplémentaires). Le cas de la centenaire CFM (chemins de fer) et de la jeune Mozal (électrométallurgie de l’aluminium) sont analysées. L’auteur ne tranche pas vraiment la question de savoir si la réutilisation d’un vocabulaire (au moins partiellement) socialiste est l’expression d’une véritable « mémoire ouvrière », ou une simple instrumentalisation discursive pour leurs luttes contemporaines. Ce qui est sûr, c’est qu’une majorité d’ouvriers de la CFM considèrent que leur sort ne s’est pas amélioré depuis la privatisation.

9Je ferai quelques remarques : l’auteur ne me semble pas toujours avoir la distance critique nécessaire envers ses sources. Ainsi elle cite (p. 92) un auteur américain très pro-Frelimo pour indiquer (et souligner ensuite le contraste avec la situation d’aujourd’hui) que le Frelimo instillait (à l’époque « socialiste ») « a sense of self-confidence and collective identity ». Or il n’en était rien : le Frelimo ne cherchait nullement – comme on peut le voir dans tous ses discours d’alors, et aussi dans le fait qu’il opéra la dissolution des comités de travailleurs spontanément élus dans des entreprises mises en autogestion suite au départ du patron portugais, pour les remplacer par des commissions administratives nommées – à développer une conscience collective et une confiance en eux-mêmes parmi les travailleurs. À l’inverse, il les sublimait toutes deux dans un paternalisme autoritaire selon lequel il fallait s’identifier au parti qui, lui, se revendiquait globalement d’une classe travailleuse abstraite. Quelques autres exemples d’insuffisante distance critique envers les sources émaillent le texte.

10Un autre problème provient – ainsi qu’on l’a vu dans l’introduction du volume – du fait que le « socialisme » n’est pas questionné. Or une distance face au discours politique frelimiste (ce qui ne relativiserait aucunement sa fonction structurante) montrerait que la rupture entre le discours d’antan et celui d’aujourd’hui est moindre qu’il n’y paraît. En effet, les nationalisations politiquement décidées (c’est-à-dire celles pour lesquelles le Frelimo ne répond pas à des sabotages ou à la fuite de patrons portugais) en 1975-1978, ne concernaient que rarement les moyens de production et avaient un objectif essentiel de « production de la nation » (écoles, hôpitaux, pompes funèbres). On peut en dire autant de la villagisation (qui ne fut pas une collectivisation). Il ne s’agissait pas là d’un prétexte comme le sous-entend l’auteur (« it portrays the nationalisation process […] as an affirmation not of socialism but of "mozambicanness" », p. 97). À l’inverse, l’essentiel des nationalisations de moyens de production ont été dues à l’écroulement de la communauté portugaise du Mozambique. La « production de la nation » est le fil conducteur de l’orientation du Frelimo de ses origines à nos jours, au-delà de ses évolutions contextuelles. La « nationalisation » (au sens littéral) du pays est toujours passée avant la « socialisation », ou, plus exactement, cette dernière (souvent confondue avec une « étatisation ») n’a été qu’un outil de la première.

11L’auteur, qui est politologue, termine son article par un appel aux historiens pour étudier davantage l’histoire très contemporaine du Mozambique. On ne peut qu’applaudir. Il est un peu dommage cependant que, parmi les auteurs insuffisamment nombreux qui ont été en ce sens (de 1980 à 2002 environ), elle cite surtout des auteurs de langue anglaise (p. 107) et de trop rares travaux de langue portugaise (hormis des articles de presse, il y a seulement deux ouvrages de langue portugaise dans la bibliographie) ou française (ni les travaux de C. Geffray sur le discours socialiste, ni de Brigitte Lachartre sur la ville socialiste, ni la thèse en français de Luís de Brito sur le sens de la référence au marxisme, ne sont cités). Il n’en reste pas moins que la bibliographie est importante et l’article tout à fait stimulant.

12Au total, on regrettera que ce volume spécial de Africa se soit limité à 130 pages et que des études de cas sur le Bénin, l’Angola, la Guinée-Bissau, voire le Zimbabwe, n’aient pu être insérées. Cette remarque n’enlève rien à la qualité des articles publiés.

Juin 2007

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Pour citer cet article

Référence papier

Michel Cahen, « Kelly M. Askew & Anne M. Pitcher (eds), « African Postsocialism » »Lusotopie, XV(2) | 2008, 279-282.

Référence électronique

Michel Cahen, « Kelly M. Askew & Anne M. Pitcher (eds), « African Postsocialism » »Lusotopie [En ligne], XV(2) | 2008, mis en ligne le 01 février 2016, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lusotopie/713 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1163/17683084-01502028

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Auteur

Michel Cahen

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