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Dossier

La conscience opprimée. Une analyse philosophique à partir de la Pédagogie des opprimés de Paulo Freire

A consciência oprimida. Uma análise filosófica baseada na Pedagogia do oprimido de Paulo Freire
The oppressed conscience. A philosophical analysis based on the Pedagogy of the oppressed by Paulo Freire
Irène Pereira

Résumés

Cet article propose dans une première partie une relecture de Pédagogie des opprimés à partir d’une théorie de la conscience opprimée. Il s’agit de mettre en avant deux dimensions. La première porte sur la constitution d’une subjectivité inauthentique par l’intériorisation des rapports sociaux de pouvoir. La deuxième dimension a trait à la constitution d’une subjectivité authentique dans l’action collective. La deuxième partie de l’article se donne pour objectif de montrer l’implication de cette théorisation de la subjectivité dans les missions d’accompagnement en travail social et dans l’éthique professionnelle des travailleurs et travailleuses sociales.

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Texte intégral

  • 1 En 1968, lorsqu’il a rédigé son ouvrage et conformément à la philosophie de son époque, Paulo Freir (...)

1Dans le cadre de cet article, nous souhaitons revenir sur la pertinence philosophique de la théorisation de la conscience opprimée par Paulo Freire dans Pédagogie des opprimés (Freire 2021 [1968])1. En effet, le référentiel théorique de Paulo Freire – ses références à la philosophie marxiste et existentialiste des années 1950 et 1960 – peut paraître daté au vu des critiques qui ont été portées par la suite, par les auteurs structuralistes et post-structuralistes, aux concepts de conscience, d’authenticité ou d’aliénation.

  • 2 Rappelons, en se référant à Pédagogie des opprimés (Freire 2021 [1968]), que la notion d’opprimé dé (...)

2Néanmoins, les problèmes auxquels s’est affronté Paulo Freire dans son opus magnum gardent toute leur pertinence à la fois sur les plans théorique et pratique. En effet, comment expliquer que les personnes socialement opprimées ne se révoltent pas spontanément le plus souvent ? Ce problème philosophique et politique a reçu plusieurs types de réponses dans l’histoire de la philosophie et des sciences humaines et sociales. Sans revenir sur l’ensemble de ces théorisations, nous rappellerons deux axes de réponses possibles qui ont été données dans l’histoire de la pensée politique à ce problème afin de contextualiser notre réflexion. La première consiste à supposer que les opprimés2 ne se révoltent pas face aux injustices auxquelles ils sont confrontés parce qu’ils subiraient une contrainte extérieure explicitement violente (Scott 1990). Néanmoins, cette thèse ne rend pas bien compte de certaines situations. On peut prendre comme exemple le cas de femmes victimes de violences conjugales qui refusent de quitter leur compagnon alors même qu’elles peuvent y être incitées par des travailleuses sociales qui cherchent à les protéger de violences subies. Pour expliquer ce type de cas, on trouve souvent convoqué une autre thèse qui fait appel à l’idée d’un désir inconscient de soumission, voire à celle d’une personnalité masochiste (Freud 2013). Cette thèse d’un désir de soumission a été appliquée à des situations telles que le pouvoir politique (La Boétie 2002 [1576]) ou encore les violences au travail (Dejours 1998). Est-il dès lors possible d’expliquer l’inaction des opprimés par une autre théorie explicative que l’idée d’une contrainte extérieure explicitement violente ou au contraire par l’idée d’un désir intrinsèque des opprimés de se soumettre ?

3La thèse que nous souhaitons défendre dans le cadre de cet article, c’est que Paulo Freire, dans Pédagogie des opprimés, apporte une réponse philosophiquement originale à cette question, qui n’est pas réductible aux deux positions que nous venons d’évoquer ci-dessus. L’enjeu de la relecture de Paulo Freire concernant ce sujet se trouve de notre point de vue entre autres dans la relation entre santé mentale et rapports sociaux d’oppression. Paulo Freire a en effet eu une influence sur la psychologie communautaire. Il est par exemple mobilisé par la thérapie communautaire de Barreto (Marie-Roda 2009). Néanmoins, l’usage et la lecture qui sont faits de Paulo Freire tendent parfois, comme c’est le cas dans la thérapie communautaire, à laisser de côté la question des rapports sociaux d’oppression pour se centrer sur la dimension dialogique de la proposition freirienne.

4Nous désirons justifier le recours à l’approche philosophique dans le cadre de cet article. En effet, Paulo Freire était docteur en philosophie de l’éducation et son ouvrage majeur, Pédagogie des opprimés, est un ouvrage de philosophie comme le montre les références citées qui sont avant tout tirées de cette discipline. Bien que Paulo Freire ait été l’un des initiateurs de la méthode de la recherche-action participative, ses ouvrages relèvent de la philosophie de l’éducation, et non d’études sociologiques empiriques.

5Si l’approche qui est proposée dans cet article se situe dans une perspective philosophique, il ne s’agit pas néanmoins de situer notre lecture de Paulo Freire relativement aux autres commentateurs de cet auteur. Dans ce cadre, notre méthode n’est pas historico-conceptuelle. De ce fait, notre objectif n’est pas non plus de situer Paulo Freire dans un ensemble de débats, en particulier marxistes, sur l’aliénation ou la fausse conscience. Nous ne cherchons pas non plus à discuter son œuvre relativement à une histoire érudite des œuvres philosophiques. Ce qui nous intéresse, c’est de montrer l’originalité de sa position relativement au champ de positions théoriques que nous avons présenté auparavant. À notre connaissance, il n’existe pas de travaux portant sur l’œuvre de Paulo Freire qui cherchent explicitement à le situer par rapport à ce champ de controverses. De ce fait, ce que nous visons, c’est produire une lecture de Paulo Freire qui nous permette de répondre à certains enjeux sociaux contemporains relativement à la souffrance subjective touchant, entre autres, la souffrance au travail et les violences faites aux femmes. C’est pourquoi nous centrons notre lecture sur la théorisation de la subjectivité.

6Dans la première partie, nous essaierons de proposer une lecture de la constitution d’une double conscience chez l’opprimé et de sa libération à partir de Pédagogie des opprimés. Dans la deuxième, nous nous efforcerons de dégager les enjeux actuels de la théorie de la subjectivité que nous proposons à partir de notre lecture de Paulo Freire.

Double conscience et constitution de la conscience inauthentique

7Dans la première partie de cet article, nous souhaitons tout d’abord montrer comment Paulo Freire explique l’inaction des opprimés à partir de la constitution d’une conscience inauthentique, puis nous essaierons d’expliciter la manière dont il théorise la constitution d’une subjectivité authentique.

« Double conscience » et introjection de l’oppresseur

8On trouve dans Pédagogie des opprimés une référence à la thématique de la double conscience. L’opprimé est un être double. Cette thématique possède un historique. On la trouve originellement chez le sociologue W. E. B Du Bois (2007 [1903]), pour qui les noirs américains, victimes de la ségrégation, perçoivent leur situation à travers leur position d’opprimés et à travers le regard que les oppresseurs portent sur eux (Bessone & Renault 2021). Ils se perçoivent à travers les critères de l’oppresseur. Par exemple, les traits physiques se rapprochant de la blanchité sont considérés comme plus esthétiques car les oppresseurs ont réussi à imposer les normes sociales de leur domination. Cette thématique de la double conscience, Paulo Freire ne la reprend pas en faisant référence directement à W. E. B Du Bois, mais plutôt à Memmi (1957) et à Fanon (2015 [1952]). Paulo Freire écrit ainsi à propos des opprimés :

Ils [les opprimés] subissent une dualité qui s’installe dans « l’intériorité » de leur être. […] Leur lutte se livre entre être eux-mêmes ou être doubles. (Freire 2021 [1968] : 21)

9De fait, les opprimés se caractériseraient par une double conscience, dont l’une est qualifiée par l’auteur d’authentique et l’autre d’inauthentique :

La grande question est de savoir comment les opprimés pourront participer à l’élaboration de la pédagogie de leur libération, dans la mesure où ils « portent » en eux l’oppresseur et sont donc doubles et inauthentiques. (Freire 2021 [1968] : 16)

10Néanmoins, cette idée qu’il y aurait chez les opprimés une double conscience, l’une authentique et l’autre inauthentique, pose des problèmes philosophiques. En effet, l’idée d’authenticité semble indiquer qu’il y aurait une conscience première et originaire qui constituerait l’être véritable du sujet. Mais on peut se demander si un tel sujet originaire existe. Tout sujet n’est-il pas construit justement par les rapports sociaux, comme le formulent Marx et la tradition marxiste ? On peut ainsi reprendre la VIe thèse de Marx sur Feuerbach : l’essence de l’homme n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé ; dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux (Labica 1987). Mais existe-t-il même quelque chose comme un être authentique qui renverrait à une essence stable ? Nous allons pour l’instant laisser de côté l’idée d’un être authentique, sur laquelle nous reviendrons par la suite dans cet article, pour nous pencher sur la constitution d’un être inauthentique.

11L’idée que défend Paulo Freire, c’est que l’être inauthentique se développe par introjection de l’oppresseur dans l’opprimé. Il évoque ainsi « la dualité existentielle des opprimés qui, en “hébergeant” l’oppresseur dont ils “introjectent l’ombre”, sont à la fois eux-mêmes et l’autre » (Freire 2021 [1968] : 42-43). Le terme d’« introjection » est une notion d’origine psychanalytique. Elle peut être rapprochée en sociologie de la notion d’intériorisation sociale ou de socialisation. Les opprimés intériorisent en eux la figure de l’oppresseur et la confondent avec leur propre être. Il ne s’agit pas ici nécessairement d’affirmer que cet être propre des opprimés est un être originaire.

12Pour revenir à la notion psychanalytique d’introjection, on la doit originellement au psychanalyste hétérodoxe Sándor Ferenczi. On trouve dans un texte de Ferenczi (2010) l’idée d’une identification de la victime à l’agresseur. Cette thèse doit être distinguée de l’idée d’une personnalité masochiste. Il ne s’agit pas en soi de la structure de la personnalité de la victime, mais d’un processus par lequel la victime est conduite à considérer comme étant constitutif de sa personnalité ce qui vient en réalité du comportement de son agresseur. L’erreur d’attribution serait ici justement de considérer que l’agression a été produit par le désir inconscient – le fantasme inconscient – de la victime d’être agressée et violentée.

13Néanmoins, il s’agit de comprendre comment s’effectue cette introjection de l’oppresseur par l’opprimé. Pour cela, Paulo Freire fait intervenir le concept de « mystification » : « dans la théorie de l’action anti-dialogique, l’élite dominatrice mythifie le monde pour mieux le dominer » (Freire 2021 [1968] : 228). Cette mythification conduit à une aliénation des opprimés : « Leur lutte se livre entre être eux-mêmes ou être doubles. Entre chasser ou non l’oppresseur de leur “intérieur”. Entre se désaliéner ou rester aliénés. » (Ibid. : 21)

14Cette thèse selon laquelle les oppresseurs mythifieraient la conscience des opprimés et les aliéneraient pose des problèmes, comme l’idée d’authenticité avec laquelle elle entretient des liens. L’idée d’une mythification de la conscience des opprimés semble induire l’impossibilité pour les opprimés de se libérer eux-mêmes. Il faudrait dès lors qu’une élite consciente les éclairent et leur permettent ainsi de sortir de leur mythification. De son côté, la notion d’aliénation pose également des difficultés (Haber 2015). En effet, pour qu’il y ait aliénation, cela semble présupposer l’existence d’un être authentique originaire qui serait soumis à un processus qui le fait devenir étranger à lui-même et qui devrait se libérer pour pouvoir retrouver son être originaire. Nous reviendrons sur cet ensemble de problèmes par la suite.

15Paulo Freire, dans Pédagogie des opprimés, consacre un espace important à décrire plusieurs processus de mythification et d’aliénation sociale. En effet, tout l’enjeu de la pédagogie des opprimés, de la pédagogie dialogique, est justement de produire une « conscientisation » de ces processus qui introduisent une confusion intérieure, pour l’opprimé, entre la position sociale de l’oppresseur et celle de l’opprimé. En effet, un opprimé qui se trouve face à une telle confusion est conduit à adopter le système de valeurs de l’oppresseur, sa vision du monde, ses objectifs, comme si c’étaient les siens, comme s’il en allait de son propre intérêt. La pédagogie des opprimés s’oppose à la mythification et vise au contraire une démythification :

Alors que dans la théorie de l’action anti-dialogique, l’élite dominatrice mythifie le monde pour mieux le dominer, la théorie dialogique exige de le dévoiler. Dans la mythification du monde et des êtres humains, il y a un sujet qui mythifie et des objets qui sont mythifiés ; à l’inverse, ce qui se passe dans le dévoilement du monde est tout autre : c’est sa démythification. (Freire 2021 [1968] : 228)

Processus de mythification et d’aliénation des opprimés

16Dans son ouvrage, Paulo Freire analyse plusieurs processus qui conduisent à la mythification et à l’aliénation des opprimés.

17Paulo Freire décrit plusieurs processus sociaux qui produisent l’aliénation et que ne doivent pas reconduire les éducateurs populaires dans leurs pratiques. Un premier processus est la conquête. Elle repose en particulier sur les moyens de communication de masse :

Tous ces mythes – ainsi que d’autres que la lectrice ou le lecteur pourra ajouter –, dont l’introjection par les masses populaires opprimées est un préalable à leur conquête, leur sont apportés par la propagande bien organisée, par les slogans, véhiculés par ce qu’on appelle toujours les « moyens de communication de masse ». Comme si déposer ce contenu aliénant en elles était vraiment de la communication. (Freire 2021 [1968] : 182)

18Ainsi, la conquête des masses populaires passe par un processus de mythification, qui s’appuie sur le recours aux moyens de communication de masse. Il est nécessaire, là encore, de replacer cette affirmation dans son contexte. Le xxe siècle est marqué par l’avènement des moyens de communication collectifs. De nombreux penseurs, en particulier ceux de l’école de Francfort (Adorno 1964), ont analysé le rôle des médias dans l’aliénation au service de régimes autoritaires. Notons néanmoins qu’au xxie siècle, au moment où s’est développé le web contributif (Stiegler dans Lardeux et al. 2011) et où les fakes news et leur diffusion sur internet sont l’une des préoccupations des gouvernements, la question de la mythification se pose d’une manière différente, même si elle continue d’avoir du sens.

19Le second processus de mythification que décrit Paulo Freire est l’invasion culturelle :

En passant outre le potentiel de l’être qu’elle conditionne, l’invasion culturelle est la pénétration des envahisseurs dans le contexte culturel envahi. Les premiers imposent leur vision du monde aux seconds, tout en bridant leur créativité et en inhibant leur expression. En ce sens, indéniablement aliénante, elle est toujours une violence, réalisée avec douceur ou non, portée à l’être de la culture envahie, lequel perd son originalité ou se voit menacé de la perdre. (Freire 2021 [1968] : 201)

20L’invasion culturelle conduit à imposer aux opprimés la culture des oppresseurs, ce qui veut dire ici leur vision du monde. On voit que la mythification – conquête et invasion culturelle –, telle que la pense Paulo Freire, semble s’appuyer sur une analyse des processus historiques de colonisation. Ce processus d’invasion culturelle aboutit à une identification :

Toute chose ayant son contraire, si les êtres envahis reconnaissent leur propre « infériorité », ils reconnaîtront forcément la « supériorité » des envahisseurs et prendront leurs valeurs pour modèles : ils voudront marcher comme eux, s’habiller à leur manière, parler à leur façon. Car plus l’invasion s’accentue, en aliénant leur être et leur culture, plus ils veulent leur ressembler. (Freire 2021 [1968] : 203)

21Là encore, toute l’erreur serait de considérer que les opprimés possèdent en eux une tendance inhérente de leur personnalité à désirer s’identifier à leur oppresseur. Pour Paulo Freire, cette tendance n’est pas un processus intrinsèque à la personnalité des opprimés, elle est le produit d’une violence sociale. Mais cette violence n’implique pas nécessairement le recours à une contrainte physique, car elle reposerait plutôt sur une forme de manipulation des esprits.

  • 3 La « pédagogie bancaire » désigne chez Freire une forme de relation éducative dans laquelle l’appre (...)
  • 4 Paulo Freire écrit Pédagogie des opprimés en pleine période des guerres coloniales portugaises. Cep (...)

22À cet égard, le processus que Paulo Freire étudie le plus en détails est la « pédagogie bancaire3 ». Cette centralité accordée à la pédagogie s’explique par le fait que l’éducation devrait être un processus qui aide les opprimés à se libérer. Or, au lieu de cela, dans la société capitaliste-coloniale4, l’éducation joue un rôle dans la mythification et l’aliénation des opprimés. Deux processus caractérisent en particulier cette réalité. En premier lieu, dans la « pédagogie bancaire », il s’agit de :

[…] présenter la réalité comme quelque chose de figé, de statique, de compartimenté et de poli – quand on ne parle ou ne disserte pas de quelque chose de totalement étranger à l’expérience de vie des élèves – continue d’être en vérité le souci suprême de cette éducation, son aspiration irréfrénée […] Des contenus qui sont des fragments de la réalité déconnectés de la totalité où ils sont engendrés, et qui gagneraient en signification grâce à une vision d’ensemble. La parole, dans ces dissertations, se vide de la dimension concrète qu’elle devrait avoir ou se transforme en mots creux, en verbiage aliéné et aliénant. (Freire 2021 [1968] : 58)

23La « pédagogie bancaire », comme forme transmissive, s’avère aliénante pour deux raisons. Elle ne prend pas en compte l’expérience vécue d’oppression et elle manque de sens dans la mesure où elle ne présente pas une interprétation totalisante de la réalité. Pour Paulo Freire, la capacité à proposer une interprétation totalisante de la réalité, comme dans l’hégélianisme ou le marxisme, constitue un aspect d’une pensée émancipatrice capable de donner du sens en reliant entre eux des évènements en apparence disjoints. Si les opprimés ne possèdent pas une telle théorisation, ils et elles risquent de poursuivre des objectifs contradictoires, certains groupes opprimés pouvant alors s’opposer à d’autres groupes opprimés.

24La deuxième dimension d’aliénation décrite par la pédagogie bancaire est la suivante :

Il [l’éducateur] se positionne face aux élèves comme étant leur antinomie nécessaire. Il reconnaît la raison de son existence dans l’absolutisation de leur ignorance. Quant à eux, aliénés à leur tour, à l’instar de l’esclave dans la dialectique hégélienne, ils voient leur ignorance comme la raison d’exister de l’éducateur. (Freire 2021 [1968] : 60)

25La pédagogie bancaire met donc les opprimés en position de passivité et les rend incapables de devenir des sujets de pensée et d’action.

26De ce fait, l’aliénation que produit la pédagogie bancaire relève de la mythification de la conscience – qui rend les opprimés incapables d’avoir une connaissance claire de leur situation d’oppression – et de l’impuissance à agir qui les empêchent de s’engager dans un processus où ils pourraient devenir des sujets capables de transformer leur situation historico-sociale.

La constitution d’un sujet authentique

27Dans la première sous-partie de cet article, nous avons laissé en suspens un aspect fondamental, celui du sujet authentique. En effet, s’il y a mythification, s’il y a aliénation ou encore constitution d’un être inauthentique, c’est qu’il devrait y avoir à l’origine un être authentique qu’il s’agirait de libérer. Or nous allons essayer de montrer qu’il n’est pas nécessaire de présupposer un tel sujet authentique originaire pour que la théorie de la conscience opprimée de Paulo Freire puisse fonctionner.

28La première idée que nous voudrions avancer, c’est qu’il est possible de supposer au contraire qu’il n’y a pas d’intériorité première qui préexisterait à l’existence des rapports sociaux. Ce sont les rapports sociaux qui produisent l’intériorité du sujet. Mais celle-ci est double. D’une part, elle est produite par les rapports sociaux de pouvoir constitués par l’expérience vécue subjective de l’oppression. C’est une intériorité en lien avec la place objective qu’occupent les opprimés dans les rapports sociaux. Mais, à côté de cela, les processus de mythification que nous avons décrits ci-dessus conduisent à fabriquer une conscience inauthentique. Celle-ci n’exprime pas le point de vue de l’opprimé en relation avec son expérience de souffrance subjective, mais correspond à l’intériorisation des rapports sociaux d’oppression et de la vision de l’oppresseur.

29Le processus de libération éducatif et politique que propose Paulo Freire dans Pédagogie des opprimés prend appui sur la dimension de la conscience qui est constituée par le vécu social de l’oppression. Il y a pour lui une vérité de l’expérience vécue de l’oppression, qui est une vérité subjective. Néanmoins, l’opprimé ne peut accéder directement à une connaissance de la réalité objective de l’oppression, pour deux raisons. La première, c’est qu’il a intériorisé des mythes, produits par l’oppresseur, qui proposent une interprétation erronée de cette réalité. Paulo Freire cite plusieurs mythes : la méritocratie, la charité des classes dominantes, etc. La seconde raison, c’est qu’il manque à l’opprimé une théorisation qui lui permette, non seulement d’avoir un point de vue subjectif sur son oppression – une expérience subjective de l’oppression –, mais également un point de vue objectif qui corresponde à une interprétation totalisante de la réalité.

30Néanmoins, pour Paulo Freire, il ne suffit pas de posséder un point de vue objectif sur la réalité. Pour se libérer, il faut également être capable de transformer la réalité sociale. Comme l’énonce Marx dans la XIe thèse sur Feuerbach, les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c’est de le transformer (Labica 1987). De fait, se constituer en sujet authentique et se libérer de l’aliénation ne s’effectue réellement que dans une praxis de transformation révolutionnaire.

31Pour résumer, il est possible de dire qu’il n’y a pas dans une telle conception de la subjectivité à présupposer et à chercher dans l’humanité des tendances originaires et naturelles pour comprendre son être, sa subjectivité et son comportement. Il n’y a pas chez certains êtres humains un désir inconscient de servitude. La subjectivité est constituée par des interactions sociales et des rapports sociaux. La subjectivité authentique est d’abord constituée dans l’expérience vécue d’oppression. Mais, il ne s’agit alors que d’une subjectivité qui a été produite passivement dans l’oppression au contact de la réalité sociale objective. Pour qu’une subjectivité authentique libre commence à se constituer, il faut aller plus loin. C’est tout d’abord, dans le dialogue critique – entre les opprimés et les militants révolutionnaires – que tente d’instaurer la pédagogie dialogique que se constitue le processus de conscientisation par lequel l’opprimé prend conscience des raisons d’être de son oppression. En effet, la conscientisation ne vise pas à rendre l’opprimé conscient qu’il subit une oppression. Cela, l’opprimé le sait déjà grâce à son expérience vécue : « il me semble clair que les paysans analphabètes n’ont pas besoin du contexte théorique – dans notre cas, les “cercles de culture” – pour réaliser la prise de conscience de leur situation objective d’opprimés. Cette prise de conscience a lieu dans le contexte concret » (Freire 1973). La pédagogie dialogique vise à leur donner accès à une interprétation de la réalité sociale : « dans le “contexte théorique”, en prenant de la distance à l’égard du concret, nous cherchons la raison d’être des faits » (ibid.). Néanmoins, la constitution du sujet authentique ne se fait que dans le processus de libération qui suppose une action de transformation :

la libération authentique, qui est l’humanisation inscrite dans un processus, n’est pas une chose que l’on dépose chez les êtres humains. Ce n’est pas une parole vaine, creuse, qui mythifie. C’est la praxis, qui implique l’action et la réflexion des êtres humains sur le monde pour le transformer. (Freire 2021 [1968] : 73)

32Par conséquent, se désaliéner, se libérer, ce n’est pas accéder uniquement à une interprétation exacte de son intériorité. Certes les rapports sociaux produisent bien en l’être humain des éléments inconscients. Il peut exister un inconscient d’origine sociale, dans lequel les rapports sociaux d’oppression ont été intériorisés. Mais se libérer, ce n’est pas seulement faire accéder à la conscience des rapports sociaux d’oppression intériorisés inconsciemment. Se libérer suppose de transformer la réalité sociale qui produit cette intériorisation d’éléments oppressifs inconscients. Se libérer, c’est ainsi se produire soi-même par son action.

33Dans Pédagogie des opprimés, Paulo Freire se réfère à la philosophie existentialiste. En effet, l’idée que le sujet n’est d’abord rien de définissable et qu’il se produit dans son action se retrouve également chez Sartre : « L’homme, tel que le conçoit l’existentialiste, s’il n’est pas définissable, c’est qu’il n’est d’abord rien. Il ne sera qu’ensuite, et il sera tel qu’il se sera fait » (Sartre 1996 [1946]). Néanmoins, si Paulo Freire est influencé par l’existentialisme – dont il cite plusieurs auteurs dans Pédagogie des opprimés : Beauvoir, Merleau-Ponty, Sartre, Jaspers… –, il n’est pas sartrien dans sa conception de la liberté. Il ne croit pas à l’idée d’une liberté originaire de l’être humain : « Personne n’a la liberté d’être libre : c’est l’inverse, on lutte pour la liberté précisément parce qu’on ne l’a pas » (Freire 2021 [1968] : 19). L’opprimé, tout comme l’oppresseur, sont tous les deux aliénés dans la société capitaliste-coloniale, mais sous une forme différente. L’oppresseur se croît libre parce qu’il a le pouvoir d’exploiter l’opprimé, alors qu’il est dans l’avoir et non dans l’être. Étant dans l’avoir – l’accumulation de biens matériels –, il ne se constitue pas en sujet authentique dans une action de libération.

Les enjeux d’une théorie de la conscience opprimée

34Après avoir proposé une relecture de la conscience opprimée et de sa libération chez Paulo Freire à partir de Pédagogie des opprimés, nous allons, dans une deuxième partie, nous intéresser aux implications pratiques d’une telle théorisation.

Pédagogie des opprimés et intervention féministe

35Pour montrer le lien que l’on peut faire entre la théorie de la conscience opprimée dans Pédagogie des opprimés et l’approche féministe, nous nous appuierons sur l’intervention féministe.

36L’œuvre de Paulo Freire n’a pas eu qu’une influence sur les métiers de l’éducation au sens strict, elle a aussi influencé le travail social et la psychologie communautaire. Nous souhaitons, à partir de cette relecture de Paulo Freire, montrer en quoi il est possible de distinguer la psychothérapie et le travail social à partir de l’« intervention féministe ». Celle-ci est une approche du travail social avec des femmes victimes de violence qui a été développée au Québec dans le sillage de la thérapie radicale qui s’était constituée en Californie dans les années 1970 (Corbeil & Marchand 2010) Certaines intervenantes féministes ont également intégré explicitement les approches tirées de la pédagogie des opprimés de Paulo Freire (Bourgon & Corbeil 1990). Il ne s’agit pas ici de mener une étude empirique de l’intervention féministe. Notre objectif est de montrer en quoi les principes théoriques de cette approche du travail social féministe sont en adéquation avec ce que nous avons présenté de la pensée de Paulo Freire.

37Depuis 2012, au Québec, la loi a fait de la psychothérapie une pratique réservée. Cela a abouti à des textes visant à clarifier la distinction avec le travail social. Ainsi, l’Ordre des travailleurs sociaux du Québec résume de cette manière le champ d’intervention des travailleurs sociaux :

Évaluer le fonctionnement social, déterminer un plan d’intervention et en assurer la mise en œuvre ainsi que soutenir et rétablir le fonctionnement social de la personne en réciprocité avec son milieu dans le but de favoriser le développement optimal de l’être humain en interaction avec son environnement. (OTSTCFQ s.d. : 3)

38Comme on le voit, les caractéristiques du travailleur ou de la travailleuse social·e ne consistent pas à intervenir sur le fonctionnement psychologique de la personne, mais sur son fonctionnement social. L’intervention des travailleurs sociaux concerne la relation de la personne avec son environnement social. Ainsi, un·e travailleur·euse social·e peut intervenir auprès de personnes qui éprouvent une souffrance psychique ou des problèmes de santé mentale, mais son intervention ne relève pas de la psychothérapie. Il ne s’agit pas d’agir sur le fonctionnement psychologique de la personne, ni de l’aider à modifier son fonctionnement interne.

39Elisa Herman, dans son ouvrage sur les violences conjugales, montre les tensions entre les personnes qui prennent en charge les femmes victimes de violence avec une approche féministe et celles qui appliquent aux violences faites aux femmes des lectures issues des courants de la psychothérapie (inspirées par exemple de la thérapie familiale ou de la psychanalyse) (Herman 2016). Pour certaines intervenantes formées à des approches psychothérapeutiques, il s’agit de mettre en lumière comment la femme, y compris lorsqu’elle est victime de violences, est un sujet de ces violences. Certaines approches peuvent mobiliser, selon les courants, des concepts tels que « personnalité masochiste », « personnalité dépendante », « syndrome de répétition », « désir inconscient »… Il s’agit donc dans ce cas de chercher dans la structure de fonctionnement psychique de la femme victime de violences des explications de la situation de violence.

40Or, les féministes radicales matérialistes développent dès les années 1970 une critique des courants dominants en psychothérapie :

Les objections des féministes à la thérapie traditionnelle sont les suivantes :
1. Elle vise à ajuster les femmes à leurs situations injustes plutôt qu’à les aider à se révolter contre ces situations sociales injustes.
2. Elle fait de conflits créés par l’injustice économique et sociale un problème intrapsychique uniquement. Hurwitz (1973) dit en insistant sur l’origine intrapsychique de tout conflit, « la psychothérapie retourne la femme à elle-même et contribue à augmenter le conflit et la névrose ».
3. Elle reproduit le modèle médical et autoritaire. Le thérapeute (la plupart du temps un homme) dans la thérapie traditionnelle est vu comme l’expert et l’autre (la plupart du temps une femme) comme la patiente qui subit le traitement. Ceci contribue à augmenter l’impression chez la « patiente » qu’elle n’a pas les ressources nécessaires pour résoudre ses problèmes.
4. Le thérapeute encourage la personne à parler de ses problèmes ce qui la maintient dans sa passivité débilitante plutôt que de la mobiliser dans l’action.
Il se développe chez les féministes un mouvement anti-thérapeutique :
- les conflits des femmes ne sont pas intrapsychiques mais économiques, politiques et sociaux.
- il faut apprendre aux femmes à se défendre activement, à changer les situations extérieures dans lesquelles elles vivent et non pas à se changer elles-mêmes pour s’adapter à des situations opprimantes psychologiquement et socialement.
- il ne faut pas que les femmes se mettent dans des situations thérapeutiques où un expert « réglera » leurs problèmes, mais il faut qu’elles se groupent entre elles, se donnent du support et deviennent elles-mêmes les personnes ressources.
- le premier pas pour elles consiste à prendre conscience de l’oppression sociale dans laquelle elles vivent. (Corbeil 1979 : 68-69)

41Les liens entre la pédagogie des opprimés et la critique féministe, qui donne naissance par la suite à l’intervention féministe en travail social, sont évidents. La souffrance psychique éprouvée par l’opprimée n’est pas liée à la structure de sa personnalité, mais à l’organisation sociale. L’intervention n’a donc pas pour objectif de modifier un fonctionnement psychologique dysfonctionnel qui serait considéré comme faisant partie intrinsèquement de la personnalité de la femme. Il s’agit de prendre conscience de l’oppression sociale qui est à l’origine de la souffrance psychique. La libération ne se trouve pas uniquement dans une cure par la parole et une prise de conscience de son fonctionnement psychique, mais dans un développement des capacités à agir sur la situation réelle d’oppression. Il s’agit de sortir de l’isolement pour développer des capacités d’agir collectif.

42Plus concrètement, les intervenantes féministes organisent des groupes de paroles (Corbeil & Marchand 2010) au sein desquels les femmes peuvent exprimer leur expérience de la violence. Le rôle de l’intervenante féministe est d’aider les femmes à déconstruire des idées socialement intériorisées et culpabilisatrices. Ce que Paulo Freire appelle des mythes. Les femmes peuvent penser qu’elles ont provoqué, par leur manière de s’habiller ou de se conduire, la violence physique ou sexuelle. Les intervenantes féministes aident les femmes à explorer l’ensemble des pistes d’action qui se dégagent dans le cadre de la situation à laquelle elles sont confrontées. Elles essaient également de développer les relations de solidarité et les pistes d’action collective afin d’aider les femmes à sortir de l’isolement5. L’intervention féministe s’inscrit dans ce qui, au Canada, est appelé l’éducation populaire autonome, au même titre par exemple que les Ressources alternatives en santé mentale6, qui sont issues du mouvement antipsychiatrique.

43Pour continuer sur les liens qui peuvent être faits entre la théorie de la conscience opprimée chez Paulo Freire et l’approche féministe matérialiste, il est possible de revenir sur le texte de Nicole-Claude Mathieu, « Quand céder n’est pas consentir » (Mathieu 1985). Dans ce texte, Nicole-Claude Mathieu s’oppose à l’idée que si les femmes cèdent à la violence, c’est qu’elles y consentiraient. Refuser l’idée d’un consentement subjectif des femmes à la violence, c’est prendre indirectement position contre les positions qui affirment qu’il existe une soumission volontaire – La Boétie – ou un désir inconscient de soumission – Freud. Si les femmes cèdent, ce n’est pas qu’elles consentent. Mais alors comment expliquer qu’elles se plient à la violence et peuvent même parfois justifier les actes de leur agresseur ? Cela s’explique, selon Nicole-Claude Mathieu, par le fait que les femmes n’occupant pas la même place dans les rapports sociaux que les hommes, elles n’ont pas nécessairement une connaissance exacte des mécanismes par lesquels se met en place la violence. Elles peuvent donc, par exemple, s’en attribuer à tort l’origine. Le féminisme, pour Nicole-Claude Mathieu, a donc un rôle à jouer dans le fait de dévoiler aux femmes les mécanismes par lesquels la violence se met en place. Pour illustrer cela, on peut penser par exemple à l’usage que font les travailleuses sociales féministes du cycle des violences, qui décrit les étapes par lesquelles se mettent en place les violences conjugales et qui cherche à expliquer pourquoi, en dépit de ces violences, les femmes ne quittent pas forcément leur compagnon. Cela ne tient pas à leur personnalité, qui les prédisposerait à subir et à désirer inconsciemment être violentée, mais cela provient de mécanismes subtils d’emprise extérieurs que les femmes ne parviennent pas à percevoir. Ces mécanismes ne sont perceptibles que lorsque l’on est confronté à de multiples cas de violences conjugales dans lesquels on remarque que le même cycle se met en place indépendamment des caractéristiques psychologiques des personnes.

44Ce qui nous semble important de retenir de cette comparaison entre la pédagogie des opprimés et l’intervention féministe tient au fait que ces deux approches refusent de chercher dans la personnalité intrinsèque des opprimés la cause de leur oppression. Il s’agit ici de distinguer personnalité intrinsèque et structures, qui ont été socialement internalisées du fait de l’existence de rapports sociaux d’oppression. L’une des étapes du processus de libération consiste donc à prendre conscience de cette distinction. L’opprimée n’est pas victime de violence ni ne se maintient dans cette situation de violence parce qu’elle désire inconsciemment être violentée. Elle se maintient dans cette situation de violence car le système d’oppression génère des discours de légitimation de l’oppression (« des mythes ») qui sont internalisés et parce qu’il existe des mécanismes externes qui agissent comme un système d’emprise, échappant à la conscience de l’opprimée et l’empêchant de se dégager du rapport de violence. Si, par exemple, il peut exister des fantasmes de viol chez les femmes, ces fantasmes ne reflètent pas le désir inconscient des femmes, mais sont la conséquence de toute une production culturelle (films, ouvrages…) qui est souvent le fait des hommes. Le psychisme des femmes est en réalité alors colonisé (ce qui renvoie aux mécanismes psychosociaux de « conquête » et d’« invasion culturelle » analysés par Freire) par la représentation du désir masculin dans une société patriarcale. Cette thèse a été en particulier défendue par les féministes radicales américaines (Dworkin 2022 [1981]).

Oppression et éthique professionnelle en travail social

45L’éthique professionnelle est une question centrale dans la pensée de Paulo Freire, comme en témoigne le nombre d’occurrences très élevé de ce terme dans son ouvrage Pédagogie de l’autonomie (Freire 2006 [1996]), ou dans la critique de la manipulation à laquelle il se livre dans Pédagogie des opprimés (Freire 2021 [1968]). Paulo Freire a eu une influence particulière sur l’éthique professionnelle à travers ce que certains auteurs et autrices appellent l’« éthique de la critique » (Langlois 2001). Cette notion désigne un courant de l’éthique professionnelle qui trouve sa source dans l’école de Francfort et l’œuvre de Paulo Freire.

46À partir des éléments que nous avons développés dans cet article, nous souhaitons tirer certaines conséquences quant à l’éthique professionnelle des travailleur·euse·s sociaux·ales dans leurs missions d’accompagnement. Ici notre approche relève de la philosophie appliquée et non de la sociologie de l’éthique professionnelle. En effet, l’éthique professionnelle est un sous-champ de la philosophie qui vise à produire un discours d’ordre normatif sur ce que devrait être les pratiques professionnelles de manière à les orienter et en particulier à améliorer les programmes de formation.

47Les travailleur·euse·s sociaux·ales sont souvent chargés d’accompagner des personnes confrontées à des situations d’oppression sociale : pauvreté, sexisme, racisme, validisme… Il existe une abondante littérature qui met en lumière la façon dont les oppressions sociales vécues par les personnes peuvent avoir un impact sur leur santé mentale (Demailly 2011). Par exemple, les femmes, les personnes LGBTQI, les personnes en situation de pauvreté, les personnes migrantes… sont plus à risque de souffrir de détresse psychique.

48De ce fait, le rôle des travailleur·euse·s sociaux·ales n’est pas de psychologiser la souffrance psychique (Fassin 2016). Il s’agit plutôt d’être conscient de l’impact de la position sociale des personnes sur leur état psychique. Cette conscience de la part des travailleur·euse·s sociaux·ales les amène à changer de posture vis-à-vis des personnes accompagnées. Il ne s’agit pas ici de s’appuyer sur une approche psychothérapeutique qui cherche à analyser la personnalité intrinsèque du sujet et à y découvrir la source de sa souffrance et de ses difficultés. Il ne s’agit pas non plus de viser une posture de responsabilisation des personnes qui fait abstraction du contexte social.

49Si l’on suit ce qui a été développé à partir de Pédagogie des opprimés et de l’intervention féministe, la posture d’accompagnement en travail social peut consister à aider les personnes à prendre conscience des oppressions sociales qui pèsent sur elles et de la manière dont ce système social oppressif a pu être internalisé par elles. Il s’agit dès lors de les aider à déconstruire les idées socialement oppressives qui culpabilisent les victimes, ou au contraire d’aider les opprimés, qui reproduisent des actes de violences oppressives, à déconstruire eux aussi les modèles sociaux oppressifs qu’ils ont intériorisés.

50La posture de travail social, comme la posture psychothérapeutique, ont pour point commun d’inclure une phase d’écoute. Mais elles se distinguent par le type d’intervention qui suit l’écoute des personnes. Les psychothérapeutes cherchent à modifier un fonctionnement psychologique qui est considéré comme inhérent à la personne. Les travailleur·euse·s sociaux·ales devraient plutôt chercher à aider les personnes à analyser la réalité sociale dans ses effets internes et externes. Il ne s’agit certes pas de prescrire des solutions, mais il ne s’agit pas non plus de négliger le fait d’agir sur la situation concrète d’oppression sous prétexte de ne pas vouloir être prescriptif. Cela passe par l’exploration, avec la personne concernée, des différentes possibilités d’action même si, en dernière instance, c’est la personne qui choisit telle ou telle orientation d’action.

51Enfin, la posture de travail social ne doit pas viser avant tout à individualiser les situations. Certes nous sommes dans une société qui semble valoriser le fait d’être traité comme un individu unique. Mais, en réalité, beaucoup des problèmes que vivent les personnes ne sont pas liés à l’unicité de leur personnalité mais à des problèmes sociaux qui sont communs à des groupes sociaux. Le rôle du·de la travailleur·euse social·e peut alors être d’aider les personnes à développer la conscience du caractère collectif de leurs problèmes et à développer des stratégies d’entraide et de lutte collective.

Conclusion

  • 7 Pour reprendre l’expression du psychanalyste Winnicott : voir Zucker (2012).

52Pour conclure, nous souhaiterions résumer les thèses que nous avons voulu défendre dans ce texte. Nous avons montré qu’il était possible, à partir de la lecture de Pédagogie des opprimés de Paulo Freire, de tirer une théorie de la subjectivité. Le premier élément de cette théorisation vise à récuser l’idée qu’il préexisterait à la situation d’oppression des caractéristiques intrinsèques de l’opprimé qui expliqueraient le rapport d’oppression. Nous avons au contraire voulu souligner comment, pour Freire, le système d’oppression produit l’intériorisation de mécanismes de comportement et de justifications de l’oppression qui peuvent être confondus avec la personnalité propre de l’opprimé et qui permettent le maintien du rapport d’oppression. Nous avons également souligné que le processus de libération ne consistait pas à libérer une personnalité authentique qui préexisterait au rapport d’oppression. Au contraire, le processus de libération est un processus par lequel l’opprimé se constitue en sujet et de ce fait est conduit à élaborer une subjectivité authentique, et non plus à être aliéné par un « faux self7 ».

53Enfin, nous avons voulu montrer comment cette théorie de la subjectivité opprimée avait des conséquences sur la posture d’accompagnement en travail social, en particulier concernant l’accompagnement des femmes victimes de violences. La mission du·de la travailleur·euse social·e n’est pas celle de la psychothérapie. Il ne s’agit pas de modifier la structure psychique intrinsèque du sujet, mais de l’aider à agir sur la situation sociale dans laquelle il se trouve. Pour cela, le·la travailleur·euse social·e peut être conduit à déconstruire des idées oppressives socialement intériorisées. Mais ces idées ne doivent pas être confondues avec une supposée personnalité intrinsèque de la personne en situation d’oppression sociale.

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Notes

1 En 1968, lorsqu’il a rédigé son ouvrage et conformément à la philosophie de son époque, Paulo Freire a utilisé des formules renvoyant au masculin générique. Néanmoins, par la suite, il a encouragé les éditeurs à féminiser ses textes.

2 Rappelons, en se référant à Pédagogie des opprimés (Freire 2021 [1968]), que la notion d’opprimé désigne chez lui une personne qui subit un processus de réification sociale.

3 La « pédagogie bancaire » désigne chez Freire une forme de relation éducative dans laquelle l’apprenant est traité comme un objet et non pas comme un sujet. En ce sens, il s’agit d’un rapport social d’oppression dans la mesure où cela illustre l’un des processus de réification sociale que Paulo Freire identifie.

4 Paulo Freire écrit Pédagogie des opprimés en pleine période des guerres coloniales portugaises. Cependant, les travaux actuels sur la pensée décoloniales latino-américaine tendent à considérer que la décolonisation ne constitue pas une rupture historique avec la colonialité du pouvoir. À la suite d’Anibal Quijano, on peut ainsi parler de société capitaliste-coloniale (Colin & Quiroz 2020).

5 Pour des ressources de formation sur l’intervention féministe, voir : https://interventionfeministe.com/

6 Regroupement des ressources alternatives en santé mentale du Québec : http://www.rrasmq.com/

7 Pour reprendre l’expression du psychanalyste Winnicott : voir Zucker (2012).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Irène Pereira, « La conscience opprimée. Une analyse philosophique à partir de la Pédagogie des opprimés de Paulo Freire »Lusotopie [En ligne], XXII(1) | 2023, mis en ligne le 01 octobre 2023, consulté le 14 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lusotopie/6639 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lusotopie.6639

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Auteur

Irène Pereira

Université de Rouen Normandie, France
irene.pereira[at]univ-rouen.fr

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