Genre et démocratie participative au Brésil
Résumés
La démocratie participative* fait l’objet de nombreuses recherches, mais très peu y incluent les relations de genre. Les statistiques reflètent largement cette carence, et les données manquent pour parvenir à des quantifications parlantes. Cet article évoque des recherches à Porto Alegre (capitale de l’État du Rio Grande do Sul) et à Belém (capitale de l’État du Pará) : les femmes interrogées expriment les changements que la mise en place du processus de participation a provoqués dans leur vie quotidienne. Alors que la recherche n’avait pas pour objectif d’aborder la démocratie sous l’angle du genre, la question était abordée spontanément par les acteurs et les actrices de la participation.
Après un historique rapide du statut de la femme au Brésil, l’article tente une évaluation des changements contemporains réels ou supposés des relations de genre provoquées par l’existence d’expériences de participation à Porto Alegre. L’hypothèse est que les pratiques de participation peuvent modifier, dans certaines conditions, les relations de genre et ouvrir la voie à une connaissance de conflictualités ignorées, ou oubliées, et à une reconnaissance de rapports de force qui structurent une société donnée.
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*Cet article est une version actualisée et augmentée d’une communication aux Journées d’étuze : « Renforcer le genre dans la recherche. Approche comparative Nord-Sud », organisées par le réseau Genre en Action, l’Institut d’études politiques de Bordeaux, du 25 au 27 novembre 2004.
Texte intégral
- 1 Lors de la Rencontre internationale, Fazendo gênero, qui s’est tenue les 8-11 octobre 2002, à l’un (...)
1La démocratie participative, dans sa version brésilienne, fait l’objet de nombreuses recherches menées par des universitaires nationaux ou étrangers, mais très peu traitent des relations de genre observables dans les expériences locales de participation politique1. Les statistiques existantes reflètent largement cette carence, et les données manquent cruellement pour parvenir à des quantifications suffisamment parlantes.
- 2 À ce sujet, voir M. Gret, De l’expérience de démocratie participative de Porto Alegre, Paris, Inst (...)
2Pourtant, lors de mes recherches à Porto Alegre (capitale de l’État fédéré du Rio Grande do Sul, au sud du Brésil), à partir de 1999, et à Belém (capitale de l’État fédéré du Pará, au nord du Brésil), en 2004, les femmes interrogées expriment clairement les changements que la mise en place du processus de participation a provoqués dans leur vie quotidienne. Il est intéressant de constater que, alors que ma recherche n’avait pas pour objectif d’aborder la démocratie de participation sous l’angle du genre, la question était abordée spontanément par les acteurs et les actrices de la participation2. Le présent article rend donc compte de mes travaux selon l’angle du genre, sans que j’aie spécifiquement abordé cette question. De ce fait, il comporte certes des limites d’un point de vue analytique et théorique mais l’aspect « involontaire » est aussi un atout.
3On ne présentera ici qu’un exposé rapide de l’évolution du statut de la femme au sein de la nation brésilienne, en une sorte de rappel historique, pour aborder ensuite une évaluation des changements contemporains réels ou supposés des relations de genre provoquées par l’existence d’expériences de participation à Porto Alegre. L’hypothèse de départ est que les pratiques de participation peuvent modifier, dans certaines conditions, les relations de genre et ouvrir la voie à une connaissance de conflictualités ignorées, ou oubliées, et à une reconnaissance de rapports de force qui structurent une société donnée.
Le féminisme au Brésil
4Dans l’histoire brésilienne, comme dans de nombreux pays, les premiers signes de l’émergence d’une pensée ou d’une activité féministes devinrent visibles à partir de la première moitié du xixe siècle. Le mouvement pour les droits des femmes coïncida, en partie, avec le mouvement suffragiste lié à une classe de femmes cultivées qui avaient accès à la scolarité et participaient de manière limitée à certains cercles politiques.
5Dans les premières années du xxe siècle, un nombre croissant de Brésiliennes défend, en place publique, le suffrage féminin. Cette exigence est exprimée pour la première fois, mais rejetée, lors de l’Assemblée Constituante de 1891. C’est à cette date que le droit de vote est donné aux hommes adultes disposant d’une éducation minimale. Au moment où le droit de vote est accordé aux femmes européennes et nord-américaines, des organisations formelles surgissent pour défendre les droits des femmes au sein de l’élite brésilienne. Vers la fin de la seconde moitié du xxe, un mouvement modéré se fait progressivement accepter. L’obtention du droit de vote pour les femmes dans de nombreux pays européens après la Première Guerre mondiale, renforce et facilite les revendications des femmes brésiliennes. En 1927, le député fédéral Juvenal Lamartine de Faria, depuis longtemps partisan du suffrage féminin, annonce sa candidature au gouvernorat du Rio Grande do Norte en promettant aux femmes, non seulement le droit de vote, mais aussi d’éligibilité. Il déclare que la Constitution fédérale n’empêche en rien les femmes de bénéficier des droits politiques. Avant même de prendre ses fonctions, Juvenal Lamartine apporte les modifications nécessaires au code électoral de son État. L’année suivante, Alzira Soriano de Souza, appuyée par Lamartine, est élue maire de la municipalité de Lajes. Alzira devient alors la première maire du Brésil.
6En octobre 1930, la República Velha prit fin avec l’arrivée au pouvoir de Getúlio Vargas. Comme dans la plupart des pays latino-américains, il n’y a aucune opposition, de la part du gouvernement fédéral, au suffrage féminin. Le régime provisoire de Vargas prend la décision de créer un nouveau code électoral qui permet de garantir le droit de vote aux femmes. Pourtant, fin août 1931, le gouvernement élabore un code provisoire qui concède un droit de vote limité aux femmes. En effet, seules certaines catégories en bénéficient : les femmes célibataires ou veuves disposant de revenus propres, ou les femmes mariées qui jouissent de la permission de leur mari. De vives protestations s’élèvent, avant même son adoption définitive, contre ce code extrêmement restrictif.
- 3 L’article 14 du chapitre IV « Dos direitos políticos » (« Des droits politiques ») de la Constitut (...)
- 4 Cette loi précise que «… chaque parti ou coalition doit réserver au minimum 30 % et au maximum 60 (...)
- 5 Les institutions municipales brésiliennes (munícipes) sont fondées sur le principe de la séparatio (...)
- 6 L’ensemble des valeurs absolues indiquées provient du site internet du Tribunal Superior Eleitoral (...)
7Un nouveau code, décrété le 24 février 1932, donne finalement le droit de vote aux femmes assorti des mêmes conditions que pour les hommes. En 1935, Maria do Céu Fernandes est la première députée élue dans l’État du Rio Grande do Norte et au Brésil. Aujourd’hui, le droit de vote est obligatoire au Brésil, pour les hommes comme pour les femmes3, mais ces dernières ne représentent qu’un faible pourcentage de l’ensemble des élus brésiliens. Toutefois, une évolution se dessine, puisqu’en 1992 elles représentaient 5,5 % des députés municipaux (vereadores), et 12 % en 1996. En 1997, la loi n° 95044 établit des normes pour les élections, dont des quotas par sexe pour les candidatures. Lors des premières élections municipales organisées après la promulgation de la loi, celles de 2000, le pourcentage de candidatures féminines atteint 19,1 % pour l’ensemble du pays. En 2004, ce chiffre passa à 15,7 %. Pour cette même année, les femmes effectivement élues (1er tour de l’élection des maires) furent au nombre de 404, soit dans 7,3 % des municipalités, alors qu’elles étaient 318 en 2000 (5,7 %). En ce qui concerne la présence féminine au sein des assemblées législatives municipales (élues députées municipales)5, elle était en 2000 de 11,6 % du total des députés municipaux et en 2004, de 12,6 %6. La progression reste donc relative et manifestement peu dépendante d’un quelconque système de quotas. C’est dans ce contexte morose qu’il faut aborder les effets possibles de la démocratie participative.
Les changements contemporains des relations de genre dans l’expérience de participation de Porto Alegre
- 7 Parti de l’actuel président de la République fédérale brésilienne, Luíz Inácio Lula da Silva.
- 8 A.B.O. Filho, G. Baiocchi, L. Brunet, M.R. Pozzodon, S.G. Baierle, V.R.I. Amaro (eds), Quem é o pú (...)
8À Porto Alegre, l’administration du Frente Popular – « Front populaire », coalition de partis de gauche dont le Parti des travailleurs7 –, qui a instauré des canaux de participation politique particulièrement élaborés, parmi lesquels le fameux budget participatif, est arrivée au pouvoir en 1988. Dès sa première mandature, l’administration autodésignée « populaire », élabore avec les mouvements sociaux locaux un processus permettant aux habitants de participer à l’orientation des ressources budgétaires de la ville. Le Frente Popular cherche, par ce biais notamment, à « inverser les priorités en faveur des plus pauvres » en favorisant la participation des plus démunis à la prise de décision politique. Porto Alegre est une ville d’environ 1,4 million d’habitants (1 360 590 lors du dernier recensement de 2000), parmi lesquels 53 % sont des femmes. En 1991, les femmes cheffes de famille représentent 28,9 % du total des chargés de famille ; en 2000, 38,2 %, soit une augmentation de 53,7 %. Ces femmes sont, pour beaucoup, dans une situation de grande pauvreté puisque près de 30 % d’entre elles doivent entretenir leur famille avec moins de 85 euros par mois8. Les femmes apparaissent donc comme l’un des publics prioritaires des politiques du Frente Popular. D’ailleurs, dès sa seconde mandature, le Frente crée un Conseil des femmes, montrant ainsi une certaine volonté des responsables de défendre cette cause.
9Pourtant, l’effort de modernisation municipale, dans ce domaine, s’arrête là, au moins jusqu’en décembre 2003. À cette date, en effet, un Secrétariat municipal aux droits humains et de sécurité urbaine comportant un bureau des politiques publiques pour les femmes est créé. Afin d’intégrer ces politiques dans un nouveau schéma, un plan d’égalité des chances est élaboré, à partir d’un agenda de réunions comportant divers thèmes : violence, travail et revenu, participation des femmes, éducation, santé, culture et communication. Dans ce plan sont hiérarchisées les actions à présenter au IVe Congrès de la ville – c’est-à-dire, le point de départ du processus de planification participative de la ville qui définit, pour 5 ans, le projet du Plan directeur de développement urbain et environnemental (PDDUA). On peut donc constater un lent mouvement d’institutionnalisation des questions féministes à Porto Alegre, résultat de l’action croisée de certaines députées municipales – notamment Helena Bonuma en charge, jusqu’à la fin du mandat du Frente Popular en décembre 2004, du Secrétariat municipal aux droits humains et de sécurité urbaine – et de celle, croissante, des femmes au sein des divers canaux de participation. Le budget participatif est l’un des canaux principaux qui permit l’ouverture d’une fenêtre d’opportunité pour l’expression des problématiques de genre. Concrètement, il s’agit d’un processus permettant aux habitants qui le souhaitent de participer, avec l’exécutif municipal, à l’élaboration du projet de loi budgétaire qui sera présenté, pour amendement et vote, devant l’assemblée législative.
- 9 Cette description de la structure du budget participatif de Porto Alegre est largement inspirée de (...)
10Le Congrès de la ville représente l’une des trois bases du processus de budget participatif avec la base territoriale et la base thématique. Ces deux dernières font l’objet de réunions qui se déroulent sur onze mois annuellement. La structure première du processus participatif9 est la base territoriale. Celle-ci repose sur plusieurs logiques : d’une part, l’accès universel à la participation (il n’existe aucune condition pratique limitant formellement l’accès aux instances de délibération du processus), d’autre part, une structuration de la participation de telle manière qu’elle permette une appropriation graduelle des affaires publiques par les participants. Ainsi, il existe trois échelons d’appropriation des affaires locales : microlocale (l’immeuble, la rue, le quartier, la paroisse, etc.) qui ne demande que la volonté de s’investir à ce niveau pour y accéder ; sectorielle ou d’arrondissement, qui rassemble plusieurs quartiers et exige une connaissance relative des règles de fonctionnement du processus de participation mais aussi des concepts de la gestion locale ; enfin, l’échelle de la ville entière, qui requiert des compétences encore plus avancées que précédemment. La structure, par échelons de complexité, est un élément nécessaire et indispensable pour permettre au citoyen d’appréhender petit à petit les affaires publiques. En revanche, elle n’est en aucun cas suffisante pour réaliser cet objectif. Des mesures d’autonomisation du public, par la formation ou en favorisant l’autoformation, sont censées être mises en place, mais ce n’est pas vraiment le cas.
- 10 Voir sur ce point M. Gret & Y. Sintomer, Porto Alegre. L’espoir d’une autre démocratie, Paris, La (...)
- 11 Cette règle est valable jusqu’à 100 participants, puis, jusqu’à 200 participants il y a un représe (...)
- 12 Pour une description du fonctionnement du budget participatif depuis 2005 voir le site : <www2.portoalegre.rs.gov.br/op/>.
11La structuration, en forme de pyramide participative10, mêle aussi les logiques de la représentation à celles de la participation directe. Par ce biais, elle répond à une autre nécessité. Celle qui consiste à éviter la concentration du pouvoir en dispersant les sources de décision et en réglementant les relations entre les différents détenteurs de pouvoir. Cette dernière exigence est confortée par la nature des mandats impératifs d’un an, renouvelables une fois, donnés par les participants à leurs porte-parole. Ceux-ci peuvent d’ailleurs être révoqués par leurs mandants en cas de non-respect du résultat de leurs délibérations. Les mandatés le sont, d’une part, par les participants à l’échelle microlocale par lesquels ils sont élus à raison d’un pour dix participants11 à l’assemblée plénière annuelle de l’arrondissement12. Ces participants s’organisent autour des projets qu’ils ont élaborés et c’est au sein de leur groupe qu’ils choisissent leurs porte-parole. Cette modalité de représentation permet l’émergence de nouveaux leaders, parmi lesquels de nombreuses femmes comme Angêlica Seles Mirinhá :
- 13 Entretien du 10 avril 2000 avec Angêlica Seles Mirinhá – proche de la tendance « Democracia Social (...)
« Je cherche à changer quelques valeurs culturelles qui ont été déterminées par notre passé politique ici à POA, que les gouvernements antérieurs ont produit. La population la plus pauvre, de la classe la plus basse, a toujours eu, ici, un père, ou un père Noël, quelqu’un qui a toujours résolu ses problèmes. Nous essayons de rompre avec le paternalisme, le populisme, et nous essayons de mettre en évidence le fait que les gens doivent travailler en groupe. C’est le groupe qui va permettre de construire une proposition en exposant et en débattant des idées. »13
- 14 Entretien avec Lauréma le 22 septembre 2001 à Créteil.
- 15 M. Olson, Logique de l’action collective, Paris, PUF, 1978, 200 p.
- 16 A. O. Hirschman, Shifting Involvments, Private Interest and Public Action, Princeton, Princeton Un (...)
- 17 Ibid.
C’est aussi le cas de Lauréma, ancienne conseillère de la région Cristal, précise même que « cela m’a sortie de chez moi et m’a éloignée de ma télévision. J’ai commencé à m’intéresser à des questions auxquelles je n’entendais rien auparavant. »14 Ces porte-parole sont appelés « délégués » et forment un « forum » par arrondissement. La formule de représentation d’un pour dix est favorable à l’émergence de comportements de solidarité. Elle l’est beaucoup moins pour l’apparition d’attitudes explicitées par les théories utilitaristes15 ou du choix rationnel16. Par le biais de la représentation de proximité, en effet, apparaissent des comportements solidaires qui sont moins susceptibles de faire l’objet de stratégies de défection17.
12Au niveau de l’arrondissement, un critère majoritaire existe qui pèse sur la hiérarchisation des priorités des participants : il s’agit du nombre de votes en faveur de tel ou tel domaine de l’administration publique. Les quatre ou cinq domaines les mieux votés sont les mieux dotés lors de la répartition du budget d’investissement. En conséquence, il convient, pour les participants et leurs délégués, d’élaborer des projets intéressant une majorité de participants. Cette méthode conduit les groupes de travail des échelons microlocaux, au sein d’un même arrondissement, à se concerter afin d’établir un minimum de cohérence entre leurs travaux. Cette concertation potentielle promeut un dépassement de l’échelon microlocal et la création d’un lien de solidarité entre participants. Cela peut s’avérer très favorable pour autant que cet enjeu soit compris et exploité par les différents acteurs.
- 18 Depuis le cycle 2002-2003, les conseillers, comme les délégués – réunis en forum d’arrondissement (...)
13L’arrondissement, qui rassemble plusieurs quartiers ou échelons microlocaux, est le niveau supérieur de représentation. Les participants élisent, à ce niveau, quatre conseillers d’arrondissement, à partir de listes présentées par des organisations formelles ou créées pour l’occasion. Les conseillers composent, quant à eux, le conseil du budget participatif. Celui-ci est constitué, en outre, de quatre représentants de l’exécutif – qui ont droit à la parole, mais non au vote –, de quatre représentants des associations d’habitants et de quatre représentants du syndicat des fonctionnaires municipaux. Au sein du conseil du budget participatif, la logique majoritaire joue à plein. En effet, les derniers accords et ajustements, finalisant le projet de loi budgétaire, sont pris à ce niveau après délibérations et vote. Les conseillers du budget participatif disposent aussi d’un mandat impératif et doivent être vigilants au bon respect des décisions prises par les participants dans leur arrondissement. Délégués et conseillers doivent donc travailler étroitement, ce qui n’est pas toujours aisé18. Toutefois, de cette entente dépend l’inscription à l’agenda municipal des projets des mandants. L’enjeu est de taille et les arbitrages effectués par les mandatés doivent correspondre aux minima fixés par les mandants. De la même façon, des résultats, de l’efficacité et des qualités de pédagogue du mandaté dépendent sa réputation et sa réélection.
- 19 Au sujet des critères ou paramètres de répartition budgétaire, voir M. Gret & Y. Sintomer, Porto A (...)
14Au-delà des délibérations, les relations entre les détenteurs de pouvoir, la cohérence des décisions et l’objectif de justice sociale sont assurés, en partie, à l’aide de plusieurs critères. Il s’agit des paramètres qui servent à l’élaboration du projet de loi budgétaire. De manière très rapide, il est possible de dire qu’il existe des paramètres purement « comptables », comme la population d’un arrondissement, son manque d’infrastructures rapporté à des indices de déficit infrastructurel (justice sociale) et le résultat, après délibérations et vote, de la hiérarchisation (par domaine de l’administration publique) des priorités des participants (logique majoritaire). Les autres critères sont essentiellement techniques et recouvrent l’ensemble des règles de droit, des limites matérielles, budgétaires, technologiques, environnementales, etc., qui orientent ou interdisent parfois la concrétisation des projets élaborés par les participants19. Ce sont parfois des mésententes entre les représentants, ou les groupes représentés, qui limitent ou empêchent la concrétisation des projets. Par ailleurs, il peut arriver qu’une administration fasse preuve de mauvaise volonté pour fournir informations ou expertise ou pour concrétiser des projets qui ont fait l’objet d’un accord.
15La base thématique, quant à elle, est imaginée pour attirer des associations fonctionnant à l’échelle de la ville entière. Celles-ci ne trouvaient pas, auparavant, d’intérêt à entrer dans le processus du budget participatif. Cette base fonctionne de la même manière que la base territoriale. Les participants ont des délégués et des conseillers, mais leurs travaux sont destinés à formuler des politiques publiques. Celles-ci sont classées par grands thèmes, d’où le nom de « thématique » donné à cette base, qui recouvrent chacun un ou plusieurs domaines de l’administration municipale. Cependant, les règles de détermination des priorités n’existent pas à ce niveau, et les décisions prises n’ont aucun lien, et donc aucune cohérence a priori avec les décisions de la base territoriale. La mise en cohérence peut toutefois se faire s’il existe des liens particuliers entre des groupes microlocaux et des associations, mais cela reste relativement aléatoire.
- 20 Voir sur ce point le politologue et conseiller technique de l’ONG portoalegrense Cidade, S. Baierl (...)
16La grande variété des structures collectives présentes au niveau des quartiers implique l’existence d’une multitude de comportements plus ou moins démocratiques, plus ou moins hiérarchiques, au sein de ces structures en fonction de leur histoire. Le mérite du nouvel espace public est d’avoir provoqué la rupture du monopole de la représentation dont bénéficiaient les structures collectives locales pour permettre une refondation, même partielle et toujours en cours, des modes de représentation traditionnels20. Il a aussi provoqué une évolution très nette de la possibilité de participation et, dans une moindre mesure de représentation des femmes. Ces évolutions n’empêchent pas, pour autant, les caractéristiques classiques de la représentation de réapparaître ou de perdurer avec plus ou moins d’importance.
- 21 A.B.O. Filho et al., Quem é o publico…, op. cit. : 8.
- 22 H. Nogueira, T. Godinho & V. Soares (eds), Gênero nas Administrações – Desafios para Prefeituras e (...)
- 23 Comptage effectué directement à partir des noms indiqués dans les règlements intérieurs des années (...)
17De ce point de vue, la parité hommes-femmes est de mieux en mieux respectée au sein des instances du processus. Alors qu’en 1995, les femmes représentaient 46,8 % des participants, en 1998 elles participent à 51,4 %21. En 2003, cette proportion atteint les 56,4 %22. Il convient de souligner qu’il existe peu d’expériences similaires ouvrant un tel espace aux femmes. À ce titre le processus est exemplaire et démontre qu’il est possible de mettre en place des mécanismes conduisant à la construction socioculturelle de la parité. Un simple décret n’aurait pas suffi à relever ce genre de défi. Cependant, les représentantes au Conseil du budget participatif sont beaucoup moins nombreuses que leurs homologues masculins, en particulier dans les commissions thématiques. Ainsi, en 2000-2001, il y a 28 conseillères de région contre 36 conseillers (mais seulement 11 femmes titulaires sur 32) et 5 conseillères de thématique pour 15 hommes, avec une seule titulaire (soit environ un tiers dans les deux cas). En 2001-2002, on trouve 11 conseillères de région titulaires contre 21 conseillers, soit la même proportion que l’année précédente. Et sur les 24 conseillers thématiques, 3 femmes seulement sont titulaires (et 3 suppléantes), ce qui améliore tout de même légèrement le score par rapport à l’année précédente. Aucune femme ne représente ni l’Uampa, ni le Simpa23. Pour le cycle 2003-2004, la tendance reste similaire. Il y a 24 conseillères d’arrondissement et 40 conseillers (et toujours 11 femmes titulaires sur 32). Les conseillères thématiques sont au nombre de 9 pour 19 hommes, avec tout de même 5 femmes titulaires. Aujourd’hui (2006-2007), il y a 32 conseillères sur l’ensemble des 88 élus conseillers thématiques et régionaux. Parmi les conseillères, 18 sont suppléantes et 14 sont titulaires. La thématique « Santé et assistance sociale » est uniquement représentée par des femmes (deux titulaires et deux suppléantes) et la thématique « culture » est à parité parfaite (un homme et une femme titulaires et un homme et une femme suppléants). Il convient, cependant, de préciser que 7 conseillers n’ont pas encore été désignés.
- 24 Recensement national effectué, en 2000, par l’IBGE – Instituto Brasileiro de Geografia e Estatísti (...)
- 25 Source enquête PMPA/Cidade 2002 : <www.ongcidade.org/site/movimentos_sociais/movimentos_ participacao.php>.
- 26 H. Nogueira, T. Godinho & V. Soares (eds), Gênero nas Administrações…, op. cit. ; Centro de Assess (...)
18En définitive, les femmes (qui représentent 53,2 % de la population totale de Porto Alegre24) constituent 46,8 % des acteurs du budget participatif et 60,6 % des délégués, mais seulement 32,6 % des conseillers en 200225. Certains arrondissements présentent, d’ailleurs, des données extrêmes : l’arrondissement de Cruzeiro voit son assemblée composée de 83,2 % de femmes26 et n’a qu’une seule femme conseillère titulaire en 2003, situation inchangée pour le cycle 2006-2007. Pour résoudre ce problème, le groupe de travail sur le genre, chargé de formuler des politiques publiques pour les femmes, a élaboré une proposition approuvée dans le cadre du IVe Congrès de la ville (octobre 2003) : la mise en place de quotas pour les femmes au sein du Conseil du budget participatif. Il s’agit de garantir la présence, pour chaque sexe, d’un minimum de 40 % et d’un maximum de 60 % de représentants.
- 27 Voir sur ce point M. Gret, De l’expérience…., op. cit. : 348-349.
19Les thématiques étant essentiellement composées de membres de structures collectives, les écueils du système représentatif classique s’y répercutent, ce qui est aussi le cas dans le cadre de la représentation de l’union des habitants ou du syndicat de fonctionnaires municipaux. Cela se fait beaucoup moins sentir au niveau des arrondissements, du fait de la structuration potentiellement informelle et microrégionale des groupes de participants. Dans le cadre du système classique de représentation au sein de l’Assemblée législative municipale, la parité hommes-femmes est loin d’être assurée, puisqu’il y a actuellement moins d’un cinquième de femmes sur un total de 33 vereadores27.
20Au sein du processus, la logique majoritaire devient un handicap lorsqu’il s’agit de faire entendre les revendications des minorités ou perçues comme non prioritaires. En ce sens, une lacune apparaît dans le processus. Il s’agit de la difficulté à prendre en compte les demandes émanant des handicapés, des porteurs de maladies spécifiques, des minorités ethniques, culturelles, des femmes ou encore, des groupes de personnes dont les heures de travail sont un frein à la participation au processus, tels les travailleurs de nuit, etc. Pour ces catégories de population, il est techniquement impossible d’avoir voix au chapitre au niveau de la base territoriale quand la logique majoritaire, ou le statut non prioritaire de certaines problématiques, est prépondérante. Il faut reconnaître que les plénières thématiques permettent au moins d’amener ces questions au débat, dans des conditions plus favorables.
Vers une plus grande égalité dans les rapports de genre ?
21Ce constat montre la nécessité de faire exister des canaux de participation parallèles aux instances du budget participatif et spécifiques à des groupes et à des problèmes particuliers – la santé des femmes et la violence au foyer sont parmi ces thèmes psychologiquement complexes à aborder au sein des instances participatives, et même au sein des thématiques. En outre, l’existence de ces canaux parallèles met en évidence le fait que certaines questions ne peuvent être traitées ni par l’utilisation de critères rationnels de hiérarchisation des besoins, ni par le biais de la négociation. La mise sur l’agenda gouvernemental est très clairement le résultat du double mouvement : la présence croissante des femmes au sein des assemblées d’arrondissement du budget participatif – comme au sein d’autres canaux de participation – et l’action de députées municipales.
- 28 I. Young, Justice and the Politics of Difference, Princeton, Princeton University Press, 1990, 294 (...)
- 29 A. Phillips, The Politics of Presence, Oxford, Clarendon Press, 1995.
- 30 Voir, sur ce point la contribution de B. Marques-Pereira, Le genre et les travaux anglo-saxons sur (...)
22Sur le plan théorique, la thèse développée par Iris Young (décennie 1990) met en avant l’idée qu’une citoyenneté différenciée nécessite la représentation des perspectives des groupes sociaux défavorisés et donc de politiques différenciées au sein des processus décisionnels28. Pour autant, le budget participatif évite l’écueil d’une confrontation d’intérêts de type communautariste en contraignant les divers représentants d’intérêts à s’associer pour faire avancer leurs demandes. Bien que cette démarche ne permette pas à ces groupes de dépasser la dialectique de domination classique, elle offre toutefois des ouvertures substantielles par la mise en œuvre d’une dynamique de groupe permettant la structuration et la montée en puissance des femmes, notamment par les rapports de genre au sein du processus. Cela nous renvoie à la position prise en 1995 par Anne Phillips29 qui évoque la nécessité d’une « politique de présence »30. On constate que la représentation des intérêts des femmes semble augmenter largement grâce au processus du budget participatif. Une plus grande égalité dans les rapports de genre est apparemment favorisée par la structuration des pouvoirs au sein de la pyramide participative.
17 juillet 2006
Notes
1 Lors de la Rencontre internationale, Fazendo gênero, qui s’est tenue les 8-11 octobre 2002, à l’université fédérale de Santa Catarina, deux interventions traitaient spécifiquement du thème « genre et démocratie participative », « genre et participation politique ». S.A. Mariano, Democracia participativa e novas institucionalidades estatais : uma luta engendrada pela politizaçao de gênero, et T.S.A.M. Brabo, Movimento feminista no espaça público : um exemplo de participação política. Un texte datant de 2006 de V. Ferreira, Limites e desafios na participação das mulheres no OP : a experiênciade Recife-PE, <www.articulacaodemulheres.org.br/publique/media/veronicaferreira_estudo_mulheresorcamento.pd>.
2 À ce sujet, voir M. Gret, De l’expérience de démocratie participative de Porto Alegre, Paris, Institut des hautes études de l’Amérique latine, thèse de doctorat en science politique, 2002, 590 p.
3 L’article 14 du chapitre IV « Dos direitos políticos » (« Des droits politiques ») de la Constitution fédérale brésilienne stipule que : « La souveraineté populaire est exercée par le suffrage universel et par le vote direct et secret, d’une valeur égale pour tous et, selon les termes de la loi, par le biais : du plébiscite ; du référendum ; de l’initiative populaire ». §. 1 – l’inscription sur les listes électorales et le vote sont : obligatoires pour les majeurs de plus de 18 ans ; facultatifs pour les analphabètes, les personnes âgées de plus de 70 ans et les majeurs de 16 et mineurs de 18 ans. §. 2 – les étrangers et les conscrits durant la période du service militaire ne peuvent être inscrits comme électeurs. §. 3 – les conditions d’éligibilité sont, selon les termes de la loi : la nationalité brésilienne ; le plein exercice des droits politiques ; l’inscription sur les listes électorales ; le domicile dans la circonscription électorale ; l’appartenance à un parti politique.
4 Cette loi précise que «… chaque parti ou coalition doit réserver au minimum 30 % et au maximum 60 % des candidatures par sexe ». Pour autant ces quotas ne concernent que les élections à la proportionnelle, c’est-à-dire, celle des députés municipaux, des députés des États fédérés et fédéral. Cette exigence reste très rarement appliquée par les partis politiques.
5 Les institutions municipales brésiliennes (munícipes) sont fondées sur le principe de la séparation des pouvoirs exécutif et législatif. L’exécutif est représenté par le maire et le vice-maire, élus tous les 4 ans au suffrage universel direct. Le maire et le vice-maire choisissent les responsables des administrations locales pour former l’exécutif. L’assemblée, quant à elle, est composée de vereadores (députés municipaux au nombre de 33 à Porto Alegre – le nombre est proportionnel à la population) élus, eux aussi, tous les 4 ans au suffrage universel direct. Les munícipes sont constitutionnellement placés sur un pied d’égalité institutionnel avec les États fédérés. Ils sont, à ce titre, dotés d’autonomie et peuvent élaborer et voter leur propre Constitution municipale, encore appelée loi organique.
6 L’ensemble des valeurs absolues indiquées provient du site internet du Tribunal Superior Eleitoral du Brésil [<www.tse.gov.br>], le calcul des valeurs relatives étant de l’auteur.
7 Parti de l’actuel président de la République fédérale brésilienne, Luíz Inácio Lula da Silva.
8 A.B.O. Filho, G. Baiocchi, L. Brunet, M.R. Pozzodon, S.G. Baierle, V.R.I. Amaro (eds), Quem é o público do orçamento participativo : seu perfil, por que participa e o que penso do processo, Porto Alegre, PMPA – ONG Cidade, 1999 : 8.
9 Cette description de la structure du budget participatif de Porto Alegre est largement inspirée de M. Gret, « Porto Alegre (Brésil) : une expérience participative du développement local », in M. Guibert (ed.), « Actualités du Mercosur », L’Ordinaire latino-américain (Toulouse, Institut pluridisciplinaire d’études sur l’Amérique latine à Toulouse), avril-juin 2004, n° 196, p. 7-24.
10 Voir sur ce point M. Gret & Y. Sintomer, Porto Alegre. L’espoir d’une autre démocratie, Paris, La Découverte, 2002, 135 pages, et les articles de J. Picard, M. Bezerra & M. Gret in J. Picard (ed.), Le Brésil de Lula. Les défis d’un socialisme démocratique à la périphérie du capitalisme, Paris, Karthala, 2003, 344 p. (« Collection Lusotopie »).
11 Cette règle est valable jusqu’à 100 participants, puis, jusqu’à 200 participants il y a un représentant pour quatorze présents, et ainsi de suite…
12 Pour une description du fonctionnement du budget participatif depuis 2005 voir le site : <www2.portoalegre.rs.gov.br/op/>.
13 Entretien du 10 avril 2000 avec Angêlica Seles Mirinhá – proche de la tendance « Democracia Socialista » du PT et déléguée du budget participatif.
14 Entretien avec Lauréma le 22 septembre 2001 à Créteil.
15 M. Olson, Logique de l’action collective, Paris, PUF, 1978, 200 p.
16 A. O. Hirschman, Shifting Involvments, Private Interest and Public Action, Princeton, Princeton University Press, 1982 ; R. Boudon, Effets pervers et ordre social, Paris, PUF, 1988, 282 p.
17 Ibid.
18 Depuis le cycle 2002-2003, les conseillers, comme les délégués – réunis en forum d’arrondissement ou thématique – délibèrent et votent le projet de « loi budgétaire » municipale. Ce changement est introduit afin, notamment, d’optimiser le sens du mandat impératif ; de dépasser le processus d’éloignement entre représentants du budget participatif et participants ; de fournir une possibilité de contrôle des délégués sur les conseillers, et inversement.
19 Au sujet des critères ou paramètres de répartition budgétaire, voir M. Gret & Y. Sintomer, Porto Alegre. L’espoir…, op. cit., et M. Gret, De l’expérience de démocratie participative…, op. cit.
20 Voir sur ce point le politologue et conseiller technique de l’ONG portoalegrense Cidade, S. Baierle, Experiência do Orçamento Participativo : Um Oásis no Deserto Neoliberal ?, texte publié dans le journal « De olho no Orçamento » nº 6, avril 1998 ; S. Baierle, « BP ou thermidor », in J. Verle & L. Brunet (eds), Un nouveau monde en construction. Évaluation de l’expérience du budget participatif de Porto Alegre – Brésil, Porto Alegre, Guayi : 132-164.
21 A.B.O. Filho et al., Quem é o publico…, op. cit. : 8.
22 H. Nogueira, T. Godinho & V. Soares (eds), Gênero nas Administrações – Desafios para Prefeituras e Governos Estaduais, São Paulo, Friedrich Ebert Stiftung, août 2000, 48 p. (voir aussi <www.fes.org.br/media/File/inclusao_social/genero/genero_nas_administracoes_2000.pdf>) ; Centro de Assessoria e Estudos Urbanos, Quem é o público do Orçamento Participativo, Porto Alegre, PMPA/Cidade, 2002, 122 p.
23 Comptage effectué directement à partir des noms indiqués dans les règlements intérieurs des années correspondantes. Uampa : Union des associations des habitants de Porto Alegre ; Simpa : Syndicat des travailleurs municipaux de Porto Alegre.
24 Recensement national effectué, en 2000, par l’IBGE – Instituto Brasileiro de Geografia e Estatísticas.
25 Source enquête PMPA/Cidade 2002 : <www.ongcidade.org/site/movimentos_sociais/movimentos_ participacao.php>.
26 H. Nogueira, T. Godinho & V. Soares (eds), Gênero nas Administrações…, op. cit. ; Centro de Assessoria…, Quem é o público…, op. cit.
27 Voir sur ce point M. Gret, De l’expérience…., op. cit. : 348-349.
28 I. Young, Justice and the Politics of Difference, Princeton, Princeton University Press, 1990, 294 p.
29 A. Phillips, The Politics of Presence, Oxford, Clarendon Press, 1995.
30 Voir, sur ce point la contribution de B. Marques-Pereira, Le genre et les travaux anglo-saxons sur la citoyenneté, présentée au colloque de l’Association française de science politique (AFSP) « Genre et politique », les 30-31 mai 2002.
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Référence papier
Marion Gret, « Genre et démocratie participative au Brésil », Lusotopie, XV(2) | 2008, 95-105.
Référence électronique
Marion Gret, « Genre et démocratie participative au Brésil », Lusotopie [En ligne], XV(2) | 2008, mis en ligne le 01 février 2016, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lusotopie/604 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1163/17683084-01502005
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