1Avant d’être une série télévisée, Depois do adeus est une chanson très populaire, un “tube”, de Paulo de Carvalho qui a représenté le Portugal lors du festival de l’Eurovision à Brighton le 6 avril 1974. Choisir un tel titre n’est pas anodin. En effet, cette chanson est restée dans la mémoire collective car elle a été utilisée par le Mouvement des Capitaines comme le premier signal du déclenchement des opérations militaires qui allaient conduire à la Révolution des œillets. Lorsque E Depois do Adeus fut joué par les Emissores Associados de Lisboa à 22h55 le 24 avril 1974, l’ordre fut alors donné aux différentes troupes de se tenir prêtes à “sortir de leurs quartiers généraux”. La série qui nous occupe ici propose donc de montrer ce qui s’est passé après la Révolution, après ce 25 avril 1974 qui a entraîné la décolonisation en se focalisant exclusivement, à travers la famille Mendonça, sur l’évacuation et l’intégration en métropole des populations blanches venues d’Angola. La série choisit ainsi de n’aborder ni le sort des supplétifs de l’armée portugaise ni les individus métis issus des mariages mixtes entre colons blancs et femmes autochtones. Les paroles de E Depois do Adeus, littéralement après l’adieu, évoquent l’histoire d’un homme anéanti par la perte de son premier amour. Par transfert, c’est au désarroi provoqué par “l’adieu à l’Afrique”, le départ précipité de l’Angola, la terre qui a vu naître la plupart des protagonistes de la série que fait écho cette chanson.
2Depois do adeus est une série télévisée portugaise diffusée en prime time sur la première chaîne publique (RTP1) entre le 19 janvier et 28 juillet 2013. Il s’agit d’un spin-off, un produit dérivé, de la série Conta-me como foi, adaptation du format espagnol Cuéntame como paso et grand succès populaire, qui racontait les dernières années de l’Estado Novo jusqu’au coup d’État militaire devenu révolution du 25 avril 1974. Le narrateur, parvenu à l’âge adulte, était externe, intervenant en voix-off dans chaque épisode, et racontait ses souvenirs d’enfance. Depois do Adeus va, quant à elle, privilégier la narration interne, la sensation de in-vivo pour tenter de construire un “document historique” fictif, un document d’emblée placé entre fiction et histoire fondé sur le vraisemblable. La conseillère historique de la production, Helena Matos, enseignante dans le secondaire reconvertie dans le journalisme, est connue pour ses ouvrages portant la période marceliste de la dictature estadonoviste (1968-1974). Véritable “intellectuelle médiatique”, elle a été directrice de la revue néo-conservatrice Atlântico entre 2005-2006 et signe régulièrement des chroniques dans l’hebdomadaire O Observador dont la ligne éditoriale penche également très à droite. Ce fait est loin d’être anecdotique pour notre propos et, il nous faudra interroger l’histoire politique que raconte la série à travers le parti-pris “saudosismo” (nostalgique) de la narration en dépit de la volonté de la production de présenter un produit culturel que “foi tudo menos ficção” (tout sauf de la fiction) comme le clame le spot de promotion. Pour montrer qu’il ne s’agit nullement de “fiction”, Depois do Adeus s’appuie sur de nombreuses sources d’époque (films amateurs, reportages, enregistrements audios issus des archives de la RTP) qu’elle intègre à sa trame narrative. La plupart des archives télévisuelles utilisées ont d’ailleurs été étudiées par Helena Matos dans son livre Os Filhos do Zip Zip dans lequel elle évoque “l’angoisse du changement politique” des années 1968-1975 à l’aune de la culture populaire télévisuelle (Matos 2013). Comptant 26 épisodes, la série traite d’une période perçue comme trouble de l’histoire récente du Portugal et porte à l’écran des évènements qui étaient jusque-là peu abordés dans la culture populaire. Son intérêt repose sur le fait qu’elle superpose deux trames narratives bien souvent traitées séparément tant par l’historiographie que par le cinéma ou la littérature : celle du “retorno” – rapatriement des portugais “blancs” des anciennes colonies africaines après la chute du régime dictatorial salazariste et celle de la radicalisation politique durant le processus révolutionnaire de 1975-76 au Portugal.
3La production de Depois do adeus s’inscrit dans un contexte mémoriel particulier. Depuis le début des années 2000, on assiste en effet à un vaste courant de récupération de la “mémoire historique” (Galeote 2013), en rupture avec un discours mémoriel “heureux” bien souvent tenu sur la Révolution des Œillets et largement véhiculé par les médias de masse depuis la fin des années 1980. Yves Léonard écrit à ce propos : “(…) l’histoire savante de cette révolution est longtemps restée dans les limbes, avec pour souvenir écran “O 25 de Abril”, à la fois événement – aussi sacralisé que banalisé, comme une journée de fête nationale commémorative – et processus de transition à la démocratie” (Léonard 2016). Ce phénomène de récupération se traduit par la publication de nombreux romans, livres de témoignages ou essais, la production de films de fiction, documentaires, reportages ainsi que l’organisation d’expositions sans oublier la diffusion de séries télévisées comme Conta-me como foi et Depois do adeus (Pinheiro 2014). L’ensemble de ces créations culturelles permettent la constitution d’une “mémoire collective” à comprendre ici comme une approche du passé qui ne peut se définir que par la distinction qu’on opère traditionnellement entre “histoire” et “mémoire” (Nora 1984), connaissance et imagination, objectivité et subjectivité, raison et émotion. La notion de mémoire, dans sa dimension collective, renvoie alors aux représentations du passé dont les individus d’une société donnée, liés par une expérience commune, sont porteurs. Elle se forge à travers l’enseignement de l’histoire à l’école et les musées, les commémorations d’évènements considérés comme fondateurs, le patrimoine et les usages politiques du passé qu’autorisent ou non le procès, l’amnistie ou les lois dites “mémorielles”. Plus largement, elle renvoie aux mises en récit élaborées par le cinéma, la littérature, la télévision, “c’est-à-dire aux divers registres, didactique, politique, juridique et esthétique de la gestion visible du passé dans une société” (Lavabre 2000a et 2000b).
4Dans cet article, il nous faudra montrer comment en s’emparant pour la première fois à la télévision d’une question aussi clivante que celle du “retorno”, la série de Patricia Sequeira et Sérgio Graciano a voulu faire voler en éclats plusieurs mythes tenaces dans la mémoire collective à propos de l’intégration souvent présentée comme “harmonieuse” par les media des retornados dans la société portugaise ou de l’alliance MFA-Povo (Movimento das Forças Armadas – Mouvement des Forces Armées – Peuple) qui, à l’image du “résistancialisme” en France (Rousso 1990), a développé l’idée que le pays a unanimement et naturellement résisté à la dictature salazariste et fait bloc derrière les militaires du MFA pour construire la démocratie. Démarrant son intrigue au “Verão quente” (été chaud) de 1975, la série propose de centrer sa focale sur les Mendonça, une famille de retornados. Elle choisit donc d’axer sa trame sur les déçus, oubliés et autres vaincus du grand roman national élaboré autour de la Révolution des œillets, offrant dès lors une vision de l’après 25 avril moins consensuelle que celle largement véhiculée par la mémoire collective. La série souhaite souligner la précipitation de la décolonisation, les débordements du PREC, Processo revolucionário em curso (Processus révolutionnaire en cours) de 1974-1975, les épurations dans l’administration publique, l’entreprise ou l’université, la violence inhérente au mouvement d’occupation des maisons vides dans les grandes villes, les errements de la réforme agraire et de l’occupation des terres par les paysans, les désillusions de la co-gestion dans les usines, le racisme à l’œuvre dans le Portugal post-salazariste envers les rapatriés. Cette série donne à voir un processus de transition démocratique profondément chaotique qui aurait pu déboucher sur une guerre civile loin des bons sentiments propagés par des films comme Capitaines d’Avril de Maria de Medeiros (2000) ou Les Grandes Ondes (à l’ouest) de Lionel Baier (2013). Les différents procédés techniques utilisés par la réalisation (incrustation des personnages dans des images d’archives et autres documents d’époque) œuvrent à conférer le charme désuet des documents historiques et visent à favoriser l’empathie voire l’identification des téléspectateurs avec les retornados. La série part du présupposé que les rapatriés des anciennes colonies continuent de souffrir d’une image péjorative dans la mémoire collective malgré un abondant discours “officiel” sur leur intégration harmonieuse à la société portugaise. En cela, nous montrerons que la réalisation ne s’inscrit nullement dans une démarche de vulgarisation scientifique et va à l’encontre de la plupart des travaux universitaires sur la question (Pires 2000). Pour que notre propos soit clair, il ne s’agira pas ici de faire une étude démographique ou sociologique sur le phénomène des “retornados” ni d’aborder les questions de leur intégration à la société lusitanienne ou leur contribution au processus de démocratisation du pays. Notre réflexion veut, plus modestement, interroger les soubassements du discours mémoriel à l’œuvre dans la série Depois do Adeus, discours passant par la mise en place d’un récit désacralisant la Révolution des œillets et une réhabilitation morale des rapatriés.
5Comme pour le cas de la guerre d’Algérie en France, la négation de la guerre dans les territoires africains de l’Empire portugais est contemporaine du conflit lui-même, puisque les autorités salazaristes parlaient de “maintien de l’ordre” ou de “pacification” face à des “attentats” perpétrés par des “terroristes” financés par les puissances communistes. Après la Révolution des œillets d’avril 1974 et la décolonisation, les nouvelles autorités ont voulu tirer un trait sur cette “sale guerre” qui appartenait au passé salazariste et ne devait pas entacher la jeune démocratie portugaise. Pendant longtemps, c’est donc l’absence de mémoire officielle concernant les guerres coloniales qui a caractérisé le Portugal. Ce qu’on a ensuite timidement commencé à appeler “A Guerra colonial” (la Guerre coloniale), a été “ensevelie” pour reprendre une expression de l’historien Benjamin Stora (Stora 1992). Plusieurs facteurs peuvent l’expliquer : 1/ le traumatisme dû à la perte de l’empire colonial a été accentué par les nombreuses années de propagande de la 1re République et de l’Estado Novo qui ont contribué à enraciner dans les esprits le “lien organique” unissant le Portugal à ses colonies. L’Acte colonial de 1930, par exemple, disposait dans son article 1er : “É da essência orgânica da Nação Portuguesa desempenhar a função histórica de possuir e colonizar domínios ultramarinos e de civilizar as populações indígenas que neles se compreendam” (Il est de la nature organique de la Nation Portugaise d’assumer le rôle historique de posséder et de coloniser des territoires ultra-marins et de civiliser les populations indigènes qui les habitent). Les Portugais apprenaient que “Portugal n’est pas un petit pays” puisque “pluricontinental” et, de ce fait, que l’empire permet non seulement au pays d’être un acteur incontournable sur la scène internationale ; 2 /l’armée portugaise menait une “sale guerre” contre les différents mouvements de libération nationale dans les territoires d’outre-mer (Araújo 2012, Martins 2015). La violence du conflit ne pouvait être dissimulée dans la mesure où plus de 1 367 896 appelés, dont 443 649 issus des populations locales, ont participé à la guerre de gré ou de force (Rodrigues 2013). Au lendemain de la décolonisation, la guerre et ses traumas ont toutefois été totalement refoulés car l’urgence était à la modernisation du pays, à la poursuite du développement économique du Portugal et à l’intégration européenne pour sortir le pays du misérabilisme, de l’“archaïsme” dans lequel l’avait plongé la dictature salazariste au profit de la réconciliation nationale. Les mémoires existent pourtant, au cours de cette période, même si elles ne sont pas reconnues par les autorités publiques.
6Des groupes “porteurs de mémoire” concurrents se sont constitués : les retornados, rapatriés des anciennes colonies oscillent entre “saudade” (nostalgie) et colère contre la métropole et dénoncent l’oubli dont ils ont été frappés ; les militaires et anciens appelés ayant servis dans l’outremer, souhaitant obtenir un statut d’anciens combattants et les pensions de retraite qui vont avec ; les “forces locales” (supplétifs) issus des différentes colonies venus grossir les rangs des forces armées portugaises et qui, comme les retornados s’entassaient dans les hôtels, casernes, écoles et autres lieux de transit en attendant d’être reconnus ; les nationalistes salazaristes, et, depuis les années 1990, les immigrés venus des anciennes colonies se font entendre mais, de ces “porteurs de mémoire”-là, il n’est pas question dans la série Depois do Adeus qui campe son action dans les années 1975-76. Sans oublier les différents groupes politiques de gauche et d’extrême gauche, chacun entretenant sa propre mémoire des évènements de la Révolution. Toutes ces mémoires, individuelles et de groupes, sont souvent contradictoires voire opposées dans la mesure où elles renvoient à des points de vue politiques et des expériences vécues diverses. D’abord peu structurées, ces mémoires se sont peu à peu organisées en associations pour pouvoir s’exprimer dans les médias et porter leurs revendications de reconnaissance auprès des pouvoirs publics.
7La mémoire des retornados a, quant à elle, commencé à s’affirmer dans l’espace public à partir du retour de la droite aux affaires dans les années 1980. Entre 1985 et 1995, période connue sous l’appellation de “décennie d’or du PSD” (parti socialdémocrate) puisque Anibal Cavaco Silva était premier ministre, plusieurs fonctionnaires de l’Estado Novo limogés durant la période du PREC ont été réintégrés dans l’appareil administratif (Pinto 2006). Cette politique de réconciliation menée par le gouvernement a donné l’opportunité aux rapatriés de faire entendre leurs propres revendications mémorielles. Se considérant également comme des “victimes” du processus de décolonisation et des “dérives du PREC”, les retornados affirmaient avoir été “calomniés dans la presse de gauche” alors prépondérante. Ils se sont regroupés en associations comme “O tempo foi calando” (Le temps a fait taire), l’Associação dos espoliados de Moçambique (Association des spoliés du Mozambique – EMO) ou l’Associação dos espoliados de Angola (Association des spoliés de l’Angola – AEANG), toutes proches du parti conservateur CDS-PP (Centro democrático social-Partido popular – Centre démocrate social-Parti populaire) (Droz 2006 : 320), ont organisé des manifestations et des colloques. Contre ce qu’elles qualifiaient d’“hégémonie culturelle de la gauche”, elles ont forgé un récit identificatoire, sorte de “roman mémoriel” fondé sur l’idée que l’unité de la nation portugaise aurait été obtenue après la Révolution des œillets en faisant d’eux des “fascistes”, des “contre-révolutionnaires” ou des “sous-fifres de l’oppression coloniale”. Ces associations ne peuvent cependant pas être considérées comme représentatives de l’ensemble des retornados car, à l’image des “pieds-noirs” et du fameux “nous sommes tous partis en 1962, nous n’avions pas le choix, c’était la valise ou le cercueil”, seuls les nostalgiques du système colonial portugais se sont véritablement organisés pour défendre leurs intérêts communautaires. Ils ont propagé via différents réseaux l’idée qu’ils étaient tous des “victimes innocentes” face aux hordes “terroristes” des indépendantistes qui n’étaient animés que par le désir de massacrer “tous les blancs” jusqu’au dernier. Comme en Algérie, beaucoup de retornados avaient laissé leurs propriétés et effets personnels à leurs employés “noirs” en espérant revenir les récupérer quand les évènements prendraient une meilleure tournure (Curado 2015) tandis que d’autres ont préféré incendier leur véhicule et leurs biens plutôt que de les laisser aux “vainqueurs” (Figueiredo 2009). Ce discours qui questionne ouvertement l’“abandon de l’outremer”, la façon dont les pouvoirs publics révolutionnaires se sont “débarrassés des colonies” et ont procédé à la passation de pouvoir avec les différents mouvements indépendantistes et dénonce les drames sociaux vécus par les retornados a principalement été relayé dans des journaux et revues de tendance conservatrice comme A Rua, O Retornado ou O Diabo. Plusieurs livres de témoignages ainsi que des mémoires sont également publiés à la même époque mais peinent à trouver un public en dehors des sphères des nostalgiques de l’ancien régime. C’est ce discours longtemps qualifié par les acteurs de la Révolution de “conversa de reacionário” (conversation de réactionnaire) que l’on retrouve dans la série Depois do Adeus.
8La série donne en effet à voir ce “goût amer de la trahison” pour reprendre une expression de l’un des protagonistes, Daniel, parrain de baptême de João. Le gouvernement “esquerdista” (gauchiste), remâche Daniel, a précipité leur perte, détruit leur existence et bradé “a nossa Angola” (notre Angola). Dans le récit de la série, le “rapatriement” massif et tragique de l’été 1975 devient l’élément fondateur d’une communauté de destin qui se vit désormais en exil. Le déracinement et l’éparpillement sur le sol métropolitain a alors contribué au renforcement d’une conscience commune qui n’avait, semble-il, pas cours dans les anciennes colonies. Dans cette reconstruction intellectuelle, l’attitude des pouvoirs publics à l’égard des retornados est ressentie comme volontairement dévalorisante et le rejet affiché par les métropolitains est maintes fois souligné. Par-là, il s’est agi d’inculquer en ces individus le sentiment d’être une communauté opprimée et d’entretenir le culte du souvenir de “là-bas” puisque les retornados perçoivent leur rapatriement comme un déchirement, comme un arrachement dont on ne guérit jamais complètement.
9Grâce aux travaux Carlos Maurício, on peut mesurer la diffusion de ce discours identitaire monopolisé par une poignée de responsables d’associations de rapatriés dans l’espace public national. L’historien a effectué plusieurs inventaires des récits et films de fiction produits au Portugal entre 1974 et 1994 ayant pour thème la guerre coloniale ou la décolonisation. Son travail montre que cette période n’a aucunement été synonyme de “silence” ou “amnésie” mais doit plutôt être présentée comme une phase de “lent dégel”. Concernant la période 1974-79, pas moins de 143 titres ont été publiés parmi lesquels 93 (soit 65 % du total) s’avèrent être ouvertement polémiques (Maurício 2013). La conquête de l’espace public par les ténors du discours “la valise ou la mort” a profité de la libéralisation de la télévision en 1991 qui a ouvert la voie à la création de plusieurs chaînes commerciales. Même si d’autres facteurs peuvent être mobilisés pour expliquer ce phénomène, la “course à l’audience” qui s’imposa après la fin du monopole d’État a mis un terme à l’hégémonie culturelle des acteurs, essentiellement de gauche, ayant perpétré la Révolution des œillets. La télévision allait désormais pouvoir traiter les thématiques liées à la guerre coloniale, la décolonisation et le PREC de manière radicalement opposée à ce qui avait cours jusque-là (Maurício 2011). La SIC ou la TVI allaient pouvoir offrir des tribunes publiques à ces responsables d’associations.
10À partir des années 2000, la fin de la guerre civile en Angola en 2002, la crise économique et financière de 2008 et l’immigration massive des Portugais qu’elle a entraîné notamment vers l’Angola (Dos Santos 2017), la venue aux affaires d’un Premier ministre, Pedro Passos Coelho, fils de retornado, la “crise des réfugiés” à laquelle nous assistons depuis le début de la guerre en Syrie (2014) ont remis sur le devant de la scène les évènements de la transition démocratique de 1975-76 et favorisé la transmission de la mémoire des évènements qui ont été jusque-là passés sous silence. Nous sommes donc entrés dans une phase d’“anamnèse” pour reprendre une expression d’Henry Rousso (Rousso 2002), nous assistons en fait à une prise de conscience qui se traduit par une explosion des productions culturelles – romans, autobiographies, documentaires, films, expositions (Caetano 2015) – gravitant autour des thèmes de la guerre coloniale, du rapatriement, du retorno et des “excès” du PREC. Il suffit d’évoquer pour le public francophone le roman de Maria Dulce Cardoso, Le Retour traduit aux éditions Stock en 2014 ou le succès du film Tabu de Miguel Gomes sorti sur les écrans en 2012 pour mesurer l’impact de ces productions culturelles. Ce qui rapproche ces deux œuvres peut être désigné par l’expression “l’amour du pays natal” c’est-à-dire une relation tendue, ambiguë, voire magnifiée à l’Angola et au Mozambique qu’ils décrivent de façon implicite ou explicite. En 2013, soit 38 ans après la Révolution des œillets et les indépendances des anciennes colonies, les mémoires semblent se libérer et atteindre le grand public. Cette “accélération mémorielle” (Stora 2007) est accompagnée par la presse, qui redécouvre les évènements les plus marquants de la période et remet en question le récit unanimiste de l’alliance MFA-povo qui s’est imposée dans l’espace public. Les acteurs directs de la guerre étant moins nombreux, l’ouverture des archives et le travail des historiens ont permis une meilleure connaissance de cette période favorisant ainsi un certain apaisement des luttes pour la reconnaissance de l’ensemble de ces mémoires plurielles (Cardina & Sena Martins 2018).
11C’est dans ce contexte d’inflation mémorielle qu’il faut donc resituer la série télévisée Depois do adeus. Les showrunners souhaitaient, sans nier les mémoires, dépasser leur affrontement afin de construire une histoire partagée, tout en répondant à la demande sociale de reconnaissance du grand public de la contribution des rapatriés à la construction du Portugal démocratique. La possibilité qu’une telle série soit diffusée sur la première chaîne publique nationale montre que le phénomène des retornados a été pleinement réintégré dans le “roman national”, dans la narrative, de cette période trouble (Saldanha 2010) qu’a été la transition démocratique des années 1975-76, loin de l’idéalisation quasi mythique de la Révolution des œillets largement propagée dans les médias de masse depuis l’adoption de la Constitution en avril 1976.
12La série démarre le 17 juillet 1975, peu de temps après que la Junte de Salut national et le Conseil d’État aient été dissous et remplacés par le Conseil de la Révolution. Il s’agissait à cette époque de renforcer l’alliance MFA-povo et d’accélérer le PREC, cinq mois après la tentative de putsch contre-révolutionnaire du 11 mars 1975 fomenté par des partisans du général Spinola qu’une forte mobilisation populaire a fait avorter (Monteiro 2011, Léonard 2016). C’est durant cette phase complexe de radicalisation du processus révolutionnaire que la famille Mendonça débarque à Lisbonne pour fuir l’atmosphère d’insécurité généralisée régnant en Angola depuis que le retrait des troupes portugaises a cédé la place à une lutte sanglante pour s’emparer de l’appareil d’État entre les trois mouvements de libération nationale (Movimento Popular de Libertação de Angola – Mouvement populaire de libération de l’Angola – MPLA ; Frente Nacional de Libertação de Angola – Front national de libération de l’Angola – FNLA et União Nacional para a Independência Total de Angola – Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola – UNITA). Entre juillet et novembre 1975, un pont aérien a ainsi permis l’évacuation de 260 000 civils (Peralta 2019, Peralta & Oliveira 2016). Les travaux récents sur la question estiment qu’entre 500 000 et 800 000 colons ont dû quitter précipitamment leurs lieux de résidence en abandonnant leurs biens matériels derrière eux. D’après les données du recensement de 1981 rapportées par le sociologue Rui Pena Pires, le Portugal a accueilli 471 427 personnes parmi lesquelles 290 504 venues d’Angola (61,6 %), 158 945 du Mozambique (33,7 %) et 21 978 des autres anciennes colonies africaines (4,7 %). Toutefois, ces chiffres sont sous-évalués dans la mesure où ils ne tiennent compte ni des rapatriés ayant choisi d’émigrer avant le recensement, ni de ceux décédés ou n’ayant pas souhaité se faire recenser comme tels. D’autre part, ces statistiques se focalisent sur les seuls “rapatriés blancs” laissant de côté les minorités également arrivées en 1975-76, notamment les “métis” et les descendants d’Africains que l’ancienne administration coloniale désignaient comme “assimilés” (Pires 2000).
13Drame national ayant fait la une des actualités dès leur arrivée mais fut très vite occulté, cet exode a presque immédiatement laissé la place à un récit heureux : la jeune démocratie portugaise a d’emblée réussi leur intégration. Toutefois, l’arrivée massive de ces migrants n’a pas été exempte d’heurts, les retornados ayant subi une “exclusion sociale” de la part des métropolitains (Lubkemann 2003). Comme pour le terme “pied-noir” en France, le terme “retornado” est un surnom méprisant peu apprécié des Portugais venus d’Afrique qui leur préfère le terme de “réfugiés”. Les métropolitains leur ont affublé cette étiquette depuis la création du IARN (Instituto de Apoio ao Retorno de Nacionais – Institut d’appui au retour des nationaux) en 1975. Le 31 mars 1975, le décret-loi no 169/75 a été publié pour pourvoir à leur l’accueil (des hôtels et autres infrastructures touristiques ont été réquisitionnées à cet effet) ainsi que leur accès à des aides spécifiques gérées par cet office spécial dépendant du ministère de la Coordination interterritoriale. Comme on le voit dès les premiers épisodes de la série, ce dispositif a, très rapidement, été totalement submergé. Une grande partie de la population locale considère que cette situation est amplement méritée, leurs biens matériels ayant été acquis sur le dos des “indigènes”. Dans l’épisode 2 de Depois do Adeus, ce phénomène d’exclusion traité par Lubkemann est mis en scène : João, le cadet des Mendonça, est pris à partie par ses camarades de classe qui cherchent à en découdre car “o meu pai disse-me que foram corridos das colonias porque batiam nos pretos” (mon père m’a dit qu’ils ont été chassés des colonies parce qu’ils battaient les Noirs) (10’1910’33). De fait, le regard des métropolitains contribue à faire exister une “communauté” de Portugais venus d’Afrique qui n’avait pas cours dans les anciennes colonies d’Afrique. Face à l’hostilité éprouvée, les retornados affirment une solidarité excessive et quasi-exclusive qui se manifeste au quotidien par la recherche d’autres individus venus de “là-bas” (dans les cafés par exemple) avec lesquels on pourra évoquer un passé regretté qui ne saurait revivre, certes, mais qui n’appellerait pas en retour des condamnations ou opprobres.
14À ce propos, il est intéressant de constater que la série TV Depois do Adeus verse allègrement dans le lieu commun du “regresso dos retornados”, comme s’il s’agissait d’une communauté homogène et ancienne en occultant sciemment des réalités démographiques maintenant bien cernées des chercheurs en sciences sociales. En effet, dans la série, à l’exception de Daniel qui a abandonné son fils en métropole pour refaire sa vie en Angola et Felipe Perdigão, serveur au “café Kuanza” venu du Cap-Vert lorsqu’il était encore enfant, l’ambiguïté sur les lieux de naissances des protagonistes retornados – des Mendonça (parents et enfants) à leurs amis proches – est habillement entretenue pour donner l’illusion qu’ils seraient tous nés en Angola et n’auraient jamais mis les pieds en métropole avant l’éclosion de la guerre civile ; sous-entendant ainsi que la majorité des rapatriés de 1975-76 appartiendraient à la deuxième voire troisième générations de colons. Ce n’est qu’en lisant le dossier de presse de la série que l’on apprend que Alvaro est né à Castelo Branco (Portugal), Maria do Carmo à Dondo (Angola), Artur et sa femme Cidalia à Mangualde (Portugal), Joana à Luanda (Angola), Victor et Teresa à Lisbonne. Cette répartition entre natifs de la métropole et natifs des colonies donne à voir la spécificité de la politique de la colonisation de peuplement du régime estadonoviste. La présence de colons “blancs” est le produit de migrations datant des années 1950-60. Les pouvoirs publics salazaristes ont vu dans la déflagration de la guerre coloniale en 1961, l’opportunité d’accélérer leur politique de peuplement des colonies jusque-là peu efficace, “l’Afrique continuant d’être largement perçue comme une terre d’expiation (…) celle des condamnés de droit commun déportés et internés outre-mer” (Léonard 1999 : 36). Dans l’ensemble, les métropolitains partant pour l’Angola et le Mozambique étaient de jeunes diplômés issus des classes moyennes. Ils partaient travailler dans l’administration publique, les services ou le commerce et s’installaient principalement en milieux urbains. Ils étaient également plus qualifiés que la moyenne de leurs compatriotes y compris ceux qui migraient en France à la même époque. Le peuplement des colonies s’est même poursuivit durant les guerres coloniales entre 1961 et 1974 (Pereira 2007). L’Angola et le Mozambique constituaient des territoires particulièrement attractifs dans la mesure où ces “provinces” ont connu une croissance non négligeable, due aux investissements du régime au cours des années 1950. Certains secteurs étaient très rentables : les productions agricoles tels que le café, le coton ou le sisal ; l’exploitation des ressources du sous-sol avec la mise en valeur de gisements de pétrole, de fer et de diamants qui généraient d’importants revenus. En 1962, a ainsi été promulguée “la libre circulation des personnes et des biens au sein de l’espace économique portugais” favorisant un peu plus l’accroissement des flux migratoires à destination de l’outremer (Castelo 2009.) Adriano Moreira, ministre de l’outremer (1961-1962) a été l’artisan de cette mesure incitative au peuplement “blanc” des colonies. Entre 1950 et 1973, la population “blanche” en Angola est passée de 78 826 à 324 000 personnes pour une population totale estimée à 5,6 millions d’individus, dont 1 % de “Mestiços” (métis) et 95 % d’“indigènes” (Castelo 2007 : 143, 216). À la vieille du 25 avril 1974, la population “blanche” résidant dans les territoires d’outremer se chiffrait à 514 000 individus.
15La série donne uniquement à voir des retornados blancs et natifs d’Angola là où plusieurs travaux ont pourtant montré l’hétérogénéité des profils raciaux des rapatriés (Pires, Maranhão, Quintela, Moniz, Pisco 1984 ; Dos Santos 2017) et souligné le fait que la plupart des colons blancs étaient bien nés en métropole. Sur l’ensemble des rapatriés, on estime que seuls 35 % des effectifs, tous âges confondus, seraient nés en Angola (Castelo 2009, Lubkemann 2003). Fait notable, à l’épisode 19, la fille naturelle (née hors mariage) mais racisée de Alvaro, Julia, surgit dans la trame du récit lors d’une rencontre inopportune à la “Colonia do Século” à Estoril, elle est présentée comme une enfant illégitime dont il a dû cacher l’existence à sa “véritable famille” car elle serait née d’une “erreur” bien avant son mariage avec Maria do Carmo. En procédant à une telle homogénéisation des populations rapatriées, la réalisation calque en quelque sorte son scénario sur le récit des “pieds-noirs” français venus d’Algérie dans le but, pensons-nous, de fidéliser et permettre l’identification des Portugais et luso-descendants résidants en France et particulièrement habitués à la “guerre des mémoires” suscitée par le conflit algérien (Stora 2007). En effet, alors qu’au Portugal, faute d’audience, la série a rapidement été reprogrammée en deuxième partie de soirée, elle a continué à être diffusée en prime time, soit après le journal télévisé du soir, sur la RTP internationale.
16De plus, contrairement à ce que laisse sous-entendre la série, d’après les différentes études menées sur les retornados, les premières générations nées en métropole ont souvent refusé le “retour” puisqu’ils n’accordaient aucune légitimité à la jeune démocratie issue de la Révolution des œillets. Elles ont délibérément opté pour l’émigration à l’étranger plutôt que de “retornar” dans la métropole allant même jusqu’à se considérer comme des “exilés”, sous-entendant par-là qu’ils étaient des exilés politiques demandant asile (Castelo 2007). Ces individus ont ainsi préféré migrer vers des pays dont les valeurs étaient assez proches de celles prônées par le système colonial de l’Estado Novo comme la Rhodésie, la Namibie ou l’Afrique du Sud. Certains ont également opté pour le Brésil où, depuis le coup d’État du 31 mai 1964 mené par le maréchal Castelo Branco qui renversa la Deuxième République et son président élu João Goulart, régnait une dictature militaire. L’ensemble de ces migrants n’ont jamais été comptabilisés dans les statistiques du rapatriement des anciens colons, rendant dès lors impossible toute estimation de leur nombre (Peralta & Oliveira 2016).
17Ces retornados sont présentés par la série comme des artisans, des employés, des commerçants ou de simples fonctionnaires de l’administration coloniale qui n’ont jamais foulé le sol de la métropole. Face à la désillusion qu’ils ressentent, le téléspectateur à l’impression que durant toute leur existence, ils n’ont connu de la “mère-patrie” que les images d’Épinal jadis présentées dans les manuels scolaires du régime déposé ou le papier glacé des magazines. Ils n’ont donc qu’une vision idyllique qui n’a pas résisté aux premières heures passées dans les salles de débarquement de l’aéroport de Lisbonne. Valises perdues, douaniers pinailleurs, policiers suspicieux, les rapatriés découvrent un Portugal marqué par les guerres coloniales, mais différemment qu’ils ne l’ont eux-mêmes été. À l’image de Natalia, la sœur de Alvaro Mendonça, les Portugais métropolitains les accueillent souvent mal, parce que des dizaines de milliers d’appelés du contingent (Matos Gomes 2013, Cann 2005) ont été envoyés dans l’“Ultramar à cause d’eux” ; parce qu’en pleine crise économique, les retornados viennent prendre le travail des autochtones ; parce que les anciens colons restent tout simplement des “fascistes” assimilés à l’élite privilégiée de la dictature défaite. L’hostilité a été amplifiée par la propagande communiste, qui les présente tous comme des “suppôts de l’impérialisme” : propriétaires latifundiaires exploitant les “pretos” comme au temps de l’esclavage ou bourgeois nantis dont les Noirs étaient les domestiques ou ciraient les chaussures aux terrasses des cafés. En pleine radicalisation du PREC, les retornados sont donc perçus comme des intrus, des “internal strangers” (étrangers de l’intérieur) pour reprendre l’expression de S. Lubkemann (Lubkemann 2003), qu’aucun comité d’accueil n’est venu recevoir. L’idée largement répandue dans l’opinion publique portugaise était que les retornados arrivaient avec des bagages truffés de diamants et autres richesses qu’ils ont pillé aux “Noirs” et voulaient s’imposer aux Portugais comme ils l’avaient jadis fait en Angola en “donnant des coups de pieds aux fesses des Noirs” pour reprendre un commentaire de Odete, l’amie de Natalia. Dès lors, pour tenter de renverser ces stéréotypes, plusieurs manifestations de retornados ont été organisées à Lisbonne comme des marches silencieuses, l’occupation de la banque d’Angola. Dans le climat tendu du PREC, nombre de rapatriés ont également retrouvé leurs conteneurs vandalisés. Débarquant des milliers de caisses contenant du mobilier et d’autres biens en provenance des anciennes colonies, les dockers et autres employés du port en dérobèrent près du quart, et ont laissé pourrir dans l’eau une bonne partie du reste, détruisant ce qui constituaient à leurs yeux une opulence fort mal acquise.
18L’afflux soudain de rapatriés a pris les différents gouvernements provisoires et l’administration au dépourvu. Ni le Conseil de la Révolution constitué de militaires membres du MFA, ni le IARN, ni le ministère de l’Intérieur, n’ont su faire face à une telle détresse humaine. Le problème était énorme puisqu’il fallait loger, nourrir, scolariser des milliers de Portugais arrivés depuis la fin du régime estadonoviste en avril 1974. Comme le montre la série, quand les retornados ont encore des liens familiaux en métropole, ils campent chez des parents. Mais cette solution de fortune, à cinq voire six dans une pièce, ne sont guère durables, elles vont faire la fortune des marchands de sommeil. C’est le personnage de Silvio dit “o rato” (le rat), gérant d’une pension miteuse, qui incarne ces profiteurs de la situation. La question du logement s’avère problématique car, en ce milieu des années 1970, le Portugal se débat déjà avec ce problème (Pinto 2013). Les dossiers des rapatriés se sont ajoutés aux cohortes des mal-logés dans la mesure où l’Estado Novo ne s’est que très peu soucié du problème des “bairros de latas” (bidonvilles) ou de la constitution d’un État-providence, préférant investir les fruits de la croissance économique dans la préservation de l’Empire et le financement des guerres coloniales. Par exemple, il n’est pas rare que Lisbonne soit privée d’eau et qu’il soit nécessaire d’aller la chercher avec des bidons à la fontaine. Ainsi, à l’été 1975, on héberge les rapatriés dans des hôtels, des internats vides durant les vacances scolaires, dans des entrepôts désaffectés ou d’anciennes casernes réquisitionnés par le IARN en partenariat avec la Croix Rouge portugaise, le Haut-commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. La célèbre prison salazariste du Fort de Peniche a même été réquisitionnée pour accueillir pas loin de 417 personnes (Audigane 2011). Toutes ces “solutions” relèvent davantage de l’expédient ou de la charité plutôt que du plan réfléchi et concerté. L’État cherchait surtout à ce que les rapatriés n’échouassent pas dans les bidonvilles, nombreux autour de Lisbonne et des grandes villes du pays. L’objectif était aussi d’éviter une concentration trop importante des retornados dans la région de la Costa do Sol et de les répartir sur l’ensemble du territoire national, surtout dans les zones vidées par l’émigration illégale de main-d’œuvre dans le Nord (Pereira 2012), pour mieux les intégrer. Dans le cadre de la réforme agraire, les rapatriés se seraient, par conséquent, vu attribuer une ferme et quelques bestiaux s’ils acceptaient de déménager en milieu rural. Le reflux du processus révolutionnaire amorcé le 25 novembre 1975, après que l’échec de la rébellion des parachutistes de Tancos ait donné le signal de la remise en ordre, a renvoyé cette perspective dans les oubliettes de l’histoire.
19Le récit de la série se fait donc du point de vue des retornados. Ces derniers contrastent fortement avec la société de la métropole donnant ainsi pleinement à voir le carcan moral jusque-là imposé par les autorités publiques salazaristes et ecclésiales aux Portugais continentaux. Comme l’ont, en effet, souligné maints historiens (Castelo 1998, Alexandre 2000), la répression de la police politique, la tristement célèbre Pide/Dgs, était plus forte en métropole que dans les colonies où elle s’abattait principalement sur les “terroristes” des différents mouvements de libération nationale et les populations qui leur portaient assistance. Les populations “blanches”, quant à elles, étaient “choyées” par le régime dictatorial car elles étaient considérées comme les piliers de l’empire. Dans les colonies ou “provinces d’outremer” portugaises, les colons blancs disposaient d’un gouvernement local et le gouverneur civil était le représentant du pouvoir central lisboète dans la colonie. Dans tous les territoires ultramarins, cela signifiait concrètement que l’appropriation des meilleures terres, leur mise en valeur pour la culture des produits locaux et l’exploitation des ressources naturelles comme les minerais, le bois ou le pétrole restaient le privilège des colons blancs et se faisait par une surexploitation des populations dites “indigènes” (Messiant 1989). D’ailleurs, il est à noter que le Portugal salazariste a disposé jusqu’en 1961 d’un “code de l’indigénat” et pratiquait encore le recours au travail forcé, notamment pour la construction des routes et des voies de chemin de fer. La vie était donc plus facile pour les populations “blanches” dans les colonies qu’en métropole où l’instauration du système corporatiste passéiste avait de facto conduit à une pseudo-autarcie, synonyme de paupérisation de la population malgré l’entrée du Portugal dans l’AELE en 1960. Le retorno – rapatriement a donc été particulièrement douloureux pour les populations blanches des anciennes colonies puisqu’elles ont perdu leur confort matériel et se sont retrouvées dans une société “austère” qui a été “bâillonnée” pour reprendre l’expression de Mário Soares (Soares 1972), par 48 années de censure. Dès lors, à l’image du contraste entre Maria do Carmo et Natalia, toutes les femmes venues d’Angola incarnent le stéréotype de la “femme moderne” du début des années 1970 : les vêtements et les coiffures évoquent la mode française ou anglaise là où les femmes “autochtones” continuaient visiblement à être soumises aux canons de la discrétion prônés par la dictature déposée ; la consommation de tabac et d’alcool faisaient partie de leurs habitudes culturelles, elles font des ballades dans la Baixa de Lisbonne sans leurs maris, conduisent, travaillent et se retrouvent au café. Ces attitudes sont aux antipodes du comportement de “la femme portugaise continentale” incarnée par les personnages de Natalia et Odete. Leur “uniforme” reste le tablier, vêtement typique de la “dona de casa” (maîtresse de maison) portugaise. Le président du Conseil Salazar (Salazar 1937 : 39) n’affirmait-il pas :
Le travail de la femme en dehors du foyer désagrège celui-ci, sépare les membres de la famille, les rend étrangers les uns aux autres. La vie en commun disparaît, l’œuvre éducative des enfants en souffre, le nombre de ceux-ci diminue (…).
20Natalia ne quitte pratiquement pas l’espace domestique qu’elle nettoie quotidiennement, c’est d’ailleurs une femme pétrie de préjugés conservateurs. L’unique espace fréquenté par Natalia en dehors de son foyer est l’épicerie, lieu où elle tisse des intrigues, partage des ragots avec Odete dans l’intention de nuire à Maria do Carmo. Quant à Odete, veuve, elle consomme des produits de l’épicerie sans les payer et choisit de s’offrir à M. Duarte, le propriétaire de l’épicerie, pour garder son emploi après qu’il se soit aperçu de ses forfaits. La femme portugaise est ici présentée comme étant à la fois une victime et un rouage de la société répressive et conservatrice salazariste (Cova & Pinto 2010). Plus généralement, à l’exception des gérants du café où se retrouvent les différents personnages, la population locale brille par son étroitesse d’esprit et son manque d’empathie à l’égard du sort des retornados. Une telle représentation des métropolitains va à l’encontre de la plupart des descriptions de la capitale lusitanienne comme “laboratoire social” pendant le PREC dans lesquelles la libération de la parole, les nombreuses mobilisations sociales, les changements rapides dans les styles de vie sont mis en avant. Par conséquent, en faisant de ces derniers les protagonistes de la série, l’objectif premier des réalisateurs était de déconstruire plusieurs stéréotypes considérés comme tenaces encore aujourd’hui sur les rapatriés au sein d’une partie de l’opinion publique portugaise (Pires 2000, Ribeiro & Ferreira 2003).
- 1 Gomes, I. 2012, “RTP faz viagem ao passado com ‘Depois do Adeus’”, Correio da Manhã, 4 mai 2012, co (...)
21L’un des objectifs affirmés des réalisateurs était de lever le voile sur les rapatriés. Dans un entretien accordé au journal Correio da Manhã1, l’une des scénaristes, Inês Gomes, affirme : “Este é um período da história que não é muito falado. Fala – se muito da ditadura e do 25 de Abril, mas depois fica-se por aí. Mas 1975 é um ano muito rico, em que aconteceram muitas coisas” (C’est une période historique dont on ne parle pas beaucoup. On parle beaucoup de la dictature et du 25 avril, mais on en reste là. Mais 1975 est une année très riche, qui a vu se survenir beaucoup de choses). En somme, le regard porté sur les évènements du “processus révolutionnaire en cours” se veut plus critique que la doxa traditionnelle, le “discours politiquement correct”. Les retornados sont présentés dans la série comme les victimes d’un processus de décolonisation précipité, bâclé, qui ont dû reconstruire en métropole une vie à partir de zéro et affronter l’hostilité de la plupart des autochtones. Pour les personnages de la série directement impliqués dans le PREC, le traitement est fondamentalement différent. Ils sont, quant à eux, présentés comme des “radicaux” faisant partis de groupuscules d’extrême gauche qui fomentent des actions violentes ou tentent de renverser les différents gouvernements par la force des armes : on pense ici aux étudiants Luisa, Pedro, Jorge ou Gonçalo et aux employés de l’usine dans laquelle travaille Alvaro. Les personnages campant des acteurs du PREC sont souvent ridiculisés là où, en comparaison, les retornados sont largement dignifiés. C’est cette différence de traitement entre les retornados et les personnages impliqués plus ou moins activement dans le PREC qui a valu à la série d’être taxée par le journal communiste Avante ! de “saudadivista” (nostalgiques) de l’Estado Novo salazariste, du “temps béni des colonies” pour reprendre le titre d’une chanson bien connue. Cette critique n’est pas totalement dénuée de fondements et montre que la “mémoire de la Révolution” divise davantage le pays que celle de son passé dictatorial. En effet, à aucun moment dans la série, les présupposés et retombées de la colonisation n’ont été remis en question par les différents protagonistes ; l’occupation des colonies portugaises en Afrique allait de soi.
22À cette première critique s’en ajoute une autre. La série accentue fortement le phantasme d’un “double pouvoir” déstabilisant le pays. Les années 1974, 75 et 76 ont été des années d’intense agitation politique et sociale. Muselée pendant quasiment cinquante ans, une partie de la population portugaise réclamait désormais, à cor et à cri, d’importantes réformes sociales exigeant une amélioration immédiate de ses conditions de vie. Ainsi, à partir de juillet 1974, Vasco Gonçalves prend la tête du gouvernement provisoire soutenu par le Parti communiste, et espère faire du Portugal une “démocratie populaire” alignée sur le modèle du “socialisme réel” soviétique. Le Conseil des ministres décide de mettre en branle une réforme agraire visant à la création de coopératives et à limiter la taille des grandes propriétés (cette réforme, restée très partielle, a été accompagnée d’une multiplication des occupations de terres) et décrète, entre mars et août 1975, une série de nationalisations dans des secteurs clés de l’économie nationale (banques, assurances, électricité, transports, sidérurgie, compagnies pétrolières, tabacs, cimenteries, etc.). Le PCP parvient également à faire occuper les lieux inhabités et censurer la presse jugée trop libérale. Il finit même par empêcher certains de ses membres modérés de s’exprimer. Partout, encouragées par les mouvements d’extrême gauche comme la LUAR (Liga de unidade e acção révolucionária – Ligue d’union et d’action révolutionnaire) ou le MRPP (Movimento reorganizativo do partido do proletariado – Mouvement pour la reconstruction du parti du prolétariat) – organisation maoïste à laquelle appartiennent Gonçalo, Luisa, Pedro et Jorge dans la série – des expériences de commissions de travailleurs, des comités de quartier et mise en autogestion de plus de 200 entreprises voient le jour tandis que manifestations et grèves se multiplient sur le territoire paralysant l’économie et déstabilisant le pouvoir.
23Parallèlement, sont organisées des occupations de maisons ou d’appartements vides par des familles pauvres, avant que des commissions d’habitants (moradores) visant à empêcher que les squattages se répandent dans les grandes villes. C’est ainsi que la famille Mendonça a pu obtenir une maison car leurs propriétaires, cherchant à fuir les tumultes de la capitale sont allés se réfugier à “terra” (campagne), et leur en a confié la surveillance. À la campagne, en particulier dans l’Alentejo et le Ribatejo, les ouvriers agricoles s’organisent, occupent les terres des latifundia du sud pour obtenir une véritable réforme agraire. Enfin, on voit émerger en août 1975 les comités SUV (“Soldados Unidos Vencerão” – Soldats unis vaincront), qui cherchent à favoriser la politisation et l’auto-organisation des soldats. Il est à noter que ces initiatives demeurent minoritaires et ne sont pas structurées nationalement, si bien qu’on ne saurait parler d’une situation de “double pouvoir ”, comme l’évoque Pedro, sans prendre les désirs des différents mouvements d’extrême-gauche pour la réalité. Toutefois, ce phantasme qui longtemps imprégné la mémoire collective et perdure dans une certaine historiographie (Varela 2014). Dans la série, ce phantasme est également véhiculé afin d’accentuer l’effet “guerre civile” et délégitimer la Révolution des œillets. À travers cette instrumentalisation, il s’est agi de faire des retornados les acteurs de la pacification et de la reprise économique du pays. Reste que les commissions de travailleurs, d’habitants et de soldats traduisent la radicalisation des mouvements de masse. Face à la mobilisation des différentes gauches, l’extrême-droite “contre-révolutionnaire” va s’organiser dans le nord du pays avec le soutien de l’Église et de notables locaux.
24La série débute au moment du paroxysme de la crise au cours de l’été 1975 – “l’été chaud” – où les divergences entre les différentes factions composant le Mouvement des Forces Armées éclatent au grand jour. Le pays craint un “coup de force” des “gauchistes” puisque fin juillet, alors que la famille Mendonça débarque à Lisbonne, le major promu général Otelo Saraiva de Carvalho, cerveau de la Révolution des œillets et incarnation de l’avant-garde du processus révolutionnaire (“tiers-mondiste” et admirateur de l’expérience péruvienne du général Alvarado), désormais commandant du COPCON, est accueilli en liesse à son retour d’un voyage à Cuba où il a été reçu par Fidel Castro. Dans le même temps, les fidèles du général Spinola (évincé après la tentative de putsch ratée du 11 mars 75), les “réactionnaires”, se lancent également, depuis leurs retranchements en Espagne, dans la lutte terroriste contre les “gauchistes” et prennent pour cible divers partis et personnalités de gauche. La “réaction” vise à la “reconquête” du pays et prépare des actions militaires de grande envergure. Dans la série, cette extrême droite est incarnée par Manuel Machado que tous appellent “Alferes” (sergent). Manuel a fait son service militaire en Afrique. Revenu blessé et traumatisé, il n’accepte pas le processus de décolonisation et souhaite le retour du général Spinola aux affaires avant de se rallier à Jaime Neves après la rébellion des parachutistes de la base aérienne de Tancos en septembre 1975.
25Après une vague de destruction de plusieurs sièges des permanences des partis de gauche et d’extrême gauche [PCP, Partido comunista português (Parti communiste portugais) ; MDP, Movimento democrático português (Mouvement démocrate portugais) ; UDP, União democrática popular (Union démocrate populaire) et la LCI, Liga comunista internacionalista (Ligue communiste internationaliste)], le gouvernement de Vasco Gonçalves perd le contrôle de la situation et est lâché tant par le PCP que Otelo Saraiva de Carvalho. Il est contraint à la démission début septembre. Le MFA, miné par ses contradictions internes tend progressivement à s’effacer du devant de la scène politique et à laisser la place aux civils. C’est alors que la gauche radicale saisie l’occasion pour mener une tentative, plus que confuse, de coup d’État militaire le 25 novembre 1975. Son échec sonna le glas du PREC et du MFA. L’affrontement entre les “forces de lutte du prolétariat” et les “forces de la réaction” apparaît à l’épisode 14 intitulé “coup d’État et contre-coup d’État” dans lequel sont reconstitués les affrontements de Monsanto (bois dans Lisbonne). Des dizaines de commandos d’Amadora (les bérets rouges) de Jaime Neves, appuyés par le “groupe des neufs” du major Melo Antunes, ont mis fin à la “stratégie de débordement” prônée par le PCP et, après quelques échauffourées ont purgé l’armée de ses officiers les plus radicaux, compromis dans le pronunciamiento manqué.
26Tous les documents d’archives utilisés que ce soit les documents visuels ou les flashs d’informations radiophoniques sont automatiquement suivis des commentaires des personnages pour renforcer la sensation de déroulement in vivo. L’incrustation dans des reportages d’époque de nos personnages accentue davantage cet effet de vraisemblance du récit raconté et peut, à certains moments, susciter la confusion. On voit alors nos différents personnages participer à un meeting politique, un comice, une assemblée plénière, une manifestation ou déambuler dans le port de Lisbonne à la recherche de leurs biens expédiés dans des conteneurs. Les différentes séquences d’actualité ont réellement été diffusé au journal télévisé de la chaîne publique, seule chaîne disponible à l’époque au Portugal. Ce sont des vrais reportages, images d’actualité ou des archives sonores de la période du PREC issus des fonds de la chaîne RTP, conservés au titre des archives télévisuelles, que les showrunners ont intégré dans la trame du récit de la série. Qu’il s’agisse d’images filmées lors du pont aérien, de reportages faisant le point sur la situation dans les aéroports de Luanda et Lisbonne, des manifestations des retornados à Lisbonne, des containers s’entassant dans le port de la capitale, l’arrivée du navire Niassa, le fameux comice de Vasco Gonçalves, les conflits à Timor, la session “d’éclaircissement” du MFA, la manifestation en soutien au gouvernement de Pinheiro de Azevedo, le coup d’État du 25 novembre 1975, la libération de Otelo Saraiva de Carvalho de la prison de Caxias, la campagne électorale pour l’élection de l’Assemblée constituante, la prise de pouvoir de Ramalho Eanes, etc., tous ces moments réels, médiatisés par la télévision ou la radio, composent virtuellement l’actualité des personnages tout en permettant le recours à la mémoire collective car il s’agit bien d’évènements inscrits dans l’histoire des téléspectateurs.
27Trois niveaux d’images s’entremêlent ici : 1 /le spectateur devant son poste de télévision en train de regarder la série sur RTP ; 2 /les personnages en train de commenter ce qu’ils voient eux-mêmes à la télévision ou entendent à la radio ; 3/ l’image d’archive télévisuelle ou radiophonique. Le résultat produit est particulièrement puissant : la fiction est d’emblée reliée à la réalité autour d’évènements communs. Le scénario fictif se voit placer en parallèle, voire en concurrence, avec l’Histoire officielle c’est-à-dire le récit historique hégémonique sur la période considérée. La réalité éprouvée par les personnages devient une réalité partagée avec les téléspectateurs dans la mesure où les images de l’évacuation des populations blanches des anciennes colonies, pour ne prendre que cet exemple, appartiennent à la mémoire collective portugaise. Le recours aux documents d’archive pose la diégèse, le cadre chronologique et spatial des évènements du récit, contextualise l’aventure personnelle de la famille Mendonça : le récit fictionnel est intégré dans un contexte commun aux personnages et aux téléspectateurs qui les unit. Ce contexte collectif est un contexte d’agitation politique et social des années du PREC qui a failli déboucher sur une guerre civile. La série se couvre du manteau de la réalité ; les téléspectateurs sont alors appelés à considérer autrement la fiction.
28Les showrunners proposent aux téléspectateurs deux types de réalité : la première relève du registre de la vraisemblance, c’est une sorte de réalité personnifiée relevant du témoignage de la famille Mendonça, la seconde est, quant à elle, une réalité anonyme, telle que l’Histoire l’a conservée en mémoire sous forme d’archives. Une dialectique s’instaure entre cette micro-réalité proposée et cette macro-réalité : la seconde éclaire l’autre. On s’attend certainement à ce que le spectateur juge l’Histoire (avec un grand “h”) du PREC à l’aune de l’histoire singulière (donc avec un “h” minuscule) de la famille Mendonça (Maillard 2014). Ce procédé permet ainsi de porter un regard plus critique sur le processus de transition démocratique portugais. En mettant l’accent sur le travail de la conseillère historique Helena Matos, il s’est agi pour la production de revendiquer la fidélité à la réalité historique et d’affirmer que la série relève du documentaire-fiction en plusieurs épisodes dans lequel les connaissances historiques coexisteraient avec la recherche de l’émotion et du divertissement. Toutefois, derrière cette intention, les sources d’époque que la réalisation a souhaité intégrer à la trame narrative vise en fait à susciter l’empathie voire l’identification des téléspectateurs avec les membres de la famille Mendonça. L’Histoire est ici mise en fiction pour réactiver l’impact émotionnel des évènements eux-mêmes au profit d’un discours idéologique affirmant que la période du PREC n’a été qu’un temps chaotique, dégénéré où toutes les valeurs se sont perdues puisque même les assassins sont proclamés innocents par des tribunaux populaires … Ce procédé fondé sur la vraisemblance permet d’exposer sans contrepartie les excès du PREC et les tâtonnements de l’apprentissage de la démocratie. Deux séquences sont particulièrement significatives. À l’épisode 2, en entrant dans un autobus de la Carris, Alvaro se retrouve immergé dans une assemblée populaire. Chaque passager exige que le conducteur “soit au service du peuple” et qu’il aille jusqu’à son quartier alors que le terminus du bus est la station Cais do Sodré. Les voyageurs ne parvenant pas à un compromis, l’autobus ne peut poursuivre son itinéraire. Cet épisode peut se lire comme une allégorie du Portugal révolutionnaire et des impasses de la “démocratie directe intégrale”. La “démocratie directe intégrale”, pleine et entière, exigeait la mise en place d’une “justice populaire”. Celle-ci est présentée également lors de l’épisode 2 avec le récit de l’acquittement de Zé Diogo par un “tribunal populaire” intégralement composé de simples citoyens “prolétaires” élus visant à remplacer la “justice bourgeoise et capitaliste”. Le mouvement UDP orchestre l’organisation du “tribunal populaire” le 25 juillet 1975. En l’espèce, Zé Diogo, ouvrier agricole, a assassiné Columbano Libano Monteiro, le propriétaire de l’exploitation dans laquelle il travaillait. Les familles Mendonça et Cardosa écoutent les informations télévisées pendant qu’ils dînent et c’est João qui attire l’attention sur l’excès. Les retornados observent ces évènements de loin, sans véritablement y prendre part. Il s’agit à travers une telle mise en scène de formuler un jugement de valeur sur les faits exposés et d’insister sur l’irrationalisme des masses. Ce faisant, le procédé réactive la tradition anti-révolutionnaire et a-démocratique incarnée par Gustave Le Bon qui, dans son Psychologie des foules, écrit que ce n’est “jamais la raison qui guide les foules”. La scène du dîner familial sert à mettre en lumière la part d’irrationnel du mouvement social en cours, comme si la transition démocratique constituait une authentique “révolte contre la raison” voire “un irrationalisme pathologique” car fruit d’une critique de l’Estado Novo poussée au-delà d’un cadre scientifique légitime. Le “peuple” est décrit comme un amas d’individus aisément manipulable par des leaders charismatiques – ici les dirigeants de l’UDP – sorte de “canailles et délinquants” qui ont trouvé dans ces violences révolutionnaires un moyen de promotion sociale. Le peuple en soutenant de telles initiatives s’associe aux excès de la Révolution et devient, lui aussi, coupable de la situation vécue par l’ensemble des retornados. En somme, la série présente les retornados comme étant les seuls individus encore capables de raisonner loin des passions égalisantes et nivelantes qui emporte le pays depuis le 25 avril 1974. Les dialogues reflètent une lecture éminemment orientée de l’histoire, une critique conservatrice des changements qui ont affecté l’ordre social et politique des années de transition, reproduisant en fait le discours selon lequel les réformes entreprises par Marcelo Caetano, président du Conseil avant le 25 avril 1974, auraient pu conduire le pays et l’intégralité de son empire vers la démocratie parlementaire si elles avaient pu être menées à leurs termes.
29Pour faciliter la diffusion de ce message, les images d’archive sont utilisées telles quelles pour animer le cadre, abandonnant aux seuls personnages déçus, voire ennemis, de la Révolution le soin de formuler des commentaires. Le message véhiculé traduit une lecture binaire et simpliste de la transition démocratique fondée sur la caricature des acteurs du PREC. D’ailleurs, l’interprétation du processus de transition démocratique que propose Depois do adeus s’inscrit dans le sillage d’une rhétorique bien huilée initiée par Fernando Dacosta dans ses opuscules tels que Os Retornados estão a mudar Portugal, publié en 1984 et Os Retornados mudaram Portugal paru en 2013 (Araujo 2013). En cherchant à “reconstruire leur vie à partir de zéro”, les rapatriés évitent de s’impliquer dans des querelles politiques qui semblent les dépasser. Bien plus, en présentant les retornados comme des entrepreneurs voulant “repartir de zéro”, la série contribue à propager l’idée qu’ils auraient créé une société nouvelle sur la base d’un développement économique dynamique et jeté les bases matérielles rendant viable la démocratie au Portugal. Les retornados, contrairement aux révolutionnaires, œuvrent à la reprise économique du pays et à la modération de la vie politique nationale. Ils n’apparaissent pas à l’écran comme des “réactionnaires fascistes”, “colonialistes, suppôt de l’Estado Novo salazariste” qui, avec la fin de l’empire, seraient arrivés en masse en métropole pour “voler” le travail des résidents mais comme un groupe social disposant des qualifications plus élevées que la moyenne des Portugais de la métropole et dont l’esprit entrepreneurial est venu contribuer à la récupération économique du pays et à la pérennité de la jeune démocratie. Dans le dernier épisode de la série, Alvaro inaugure ainsi sa boutique d’électroménagers signe qu’il souhaite être son propre patron et se tourner vers l’avenir… Le destin d’Alvaro et sa famille apparaît comme une métaphore de celui de l’ensemble des rapatriés. La série brosse en effet le portrait d’une famille qui, malgré les nombreuses difficultés rencontrées depuis le rapatriement, “a réussi” en métropole : le père vient d’ouvrir un commerce, la mère est devenue comptable, l’aînée voyage à travers l’Europe avec son amoureux autochtone et le cadet vient de recouvrer la santé après avoir contracté le choléra. L’itinéraire des Mendonça symbolisent par conséquent l’intégration possible à force d’opiniâtreté. Par-là, il s’agit à l’encontre du préjugé que les retornados sont demeurés des étrangers parmi les leurs, inlassablement réfugiés dans une saudade maladive. Ce cas de figure est perçu par une grande partie de l’opinion publique portugaise comme caractérisant la majorité des rapatriés, le souvenir est un frein à l’intégration et le deuil de “là-bas” inlassablement porté. À rebours de cela, les réalisateurs ont souhaité montrer que le souvenir ne nuit pas à l’intégration et peut même être “positivé” dans la nécessité, puis dans la volonté de “tout reconstruire” en métropole, comme par défi. Cette interprétation sous-entend là-encore que les retornados forment un bloc monolithique qui est parvenu à s’intégrer à partir du moment où le glas du PREC à sonner.
30Dans le message porté par la série, la réhabilitation morale des rapatriés implique donc la désacralisation de la Révolution des œillets et l’adhésion au libéralisme économique comme planche de salut pour retrouver la stabilité. Diffusée entre les 19 janvier et 28 juin 2013 alors que la politique d’austérité menée par le gouvernement de Pedro Passos Coelho à la demande de la “Troïka” (FMI, Banque centrale européenne et Commission européenne) était fortement contestée par la population, la série a été perçue comme une condamnation explicite de l’héritage social de la Révolution des œillets et n’est pas parvenue à trouver son public malgré une intense campagne de promotion. Les audiences des 26 épisodes ont oscillé entre 275 500 (épisode 18) et 503 500 (épisode 15) téléspectateurs, ce qui correspond respectivement à 2,9 % et 5,3 % de part de marché. Pour éclairer ces chiffres ont peut alors mobiliser les analyses de Stuart Hall. La culture pour cet auteur doit se définir comme un lieu d’affrontement de visions du monde et de tensions entre mécanismes de domination et de résistance. La sphère culturelle serait ainsi le reflet d’une “guerre des dieux” pour reprendre l’expression de Max Weber. Dès lors, pour S. Hall, si “la culture dominante mène une lutte continue et nécessairement inégale pour désorganiser et réorganiser la culture populaire”, “des points de résistance, des moments de substitution” peuvent apparaitre. Par conséquent, écrit Stuart Hall, “ce qui compte c’est l’état du jeu du rapport culturel. La signification d’un symbole culturel est donnée d’une part par le champ social dans lequel il est incorporé et d’autre part par les pratiques culturelles avec lesquelles il s’articule et rentre en résonance” (Hall 2007 : 189). D’après son modèle d’“encodage/ décodage”, il ne peut donc exister de linéarité entre l’émetteur, le message et le récepteur. Les moments de la production du message, son “encodage” (et ses intentions) et sa réception, son “décodage” susceptible de varier selon le profil du récepteur mais aussi de selon le mode de réception forment deux moments distincts, possédant leur propre logique et structure de sens. Ceci signifie que quelle que soit la manière dont le diffuseur encode une image, le téléspectateur ne reste pas passif devant l’œuvre culturelle qui lui est proposée. Les chiffres d’audience de Depois do Adeus montrent que seuls les téléspectateurs particulièrement familiarisés avec les codes dominants véhiculés par la série, comme les retornados et leurs descendants, ont été capables d’adhérer pleinement au discours véhiculé et rester fidèles.
31Au cours des années 1990, les expressions “devoir de mémoire” ou “travail de mémoire” se sont imposés l’espace public et la vie politique pour signifier l’obligation morale de se souvenir à l’égard des victimes de différents faits historiques traumatiques. Nous serions entrés si profondément dans “l’ère de la mémoire” pour reprendre une formule de l’écrivain espagnol Javier Cercas que l’historien Henry Rousso affirme que nos sociétés démocratiques modernes sont “malades” de leur passé (Rousso 2016). “La mémoire, écrit-il, constitue sans nul doute le grand mythe contemporain des sociétés démocratiques modernes, une forme de conjuration contre la répétition des catastrophes de l’histoire récente dont on commence à voir les limites”. Le “devoir de mémoire” préoccupe l’ensemble du spectre culturel et se traduit par la publication de nombreux romans, livres de témoignages ou essais, la production de films de fiction, documentaires, reportages, l’organisation d’expositions. Dans ce processus, la fiction occupe une place privilégiée puisqu’elle possède la capacité d’atteindre un large public et suscite l’intérêt des jeunes générations. De par le monde, les productions télévisées où l’histoire joue un grand rôle ne se comptent plus et, avec les séries policières, les séries historiques sont désormais le genre le plus plébiscité par les téléspectateurs (Brero & Farré 2017). Depois do Adeus s’inscrit pleinement dans cette mode. La série recourt massivement aux fonds d’archives de la première chaîne publique qui l’a produite pour rattacher le propos à la réalité historique de l’époque racontée. Toutefois, ce procédé nous incite à nous demander au terme de ce travail, quelle histoire politique raconte E Depois do Adeus ? Près de quarante ans après la Révolution des œillets, la fin de la dictature de l’État Nouveau salazariste et des guerres coloniales, la série a tenté de jeter un pont entre deux mémoires distinctes : celle des rapatriés des anciennes colonies portugaises et celle des acteurs du processus révolutionnaire. Le rôle clef attribué aux retornados permet de narrer l’histoire du PREC à partir du seul point de vue des “déçus” de la Révolution, ceux qui ont estimé avoir été “abandonnés” des pouvoirs publics. Nous avons voulu montrer que Depois do adeus a souhaité faire voler en éclats ce que les showrunners estiment être des mythes tenaces dans la mémoire collective à propos de l’intégration “harmonieuse” des rapatriés dans la société portugaise véhiculée par les media ou de l’alliance “MFA-Povo”. Pour ce faire, les showrunners ont mis en avant le travail de recherche accompli par Helena Matos pour parvenir au produit final ainsi que le soin apporté aux décors pour restituer l’“authenticité” des faits narrés. En intégrant à sa trame narrative plusieurs documents d’archive, il s’est agi de souligner un processus de transition démocratique chaotique et d’orchestrer une réhabilitation morale des retornados. Ces derniers se voient alors pleinement réintégrés dans le “roman national” de la période de la transition démocratique au détriment des acteurs “socialistes” du PREC. La série a en effet cherché à illustrer les débordements de la période de transition démocratique en proposant une vision loin des images de liesse généralement transmises par la culture populaire en jouant sur le phantasme du double pouvoir et la crainte de la déflagration d’une guerre civile. Elle soutient l’idée que les retornados ont été les acteurs de la pacification et de la reprise économique du pays. C’est eux qui ont conduit le pays sur la voie de la “vraie” démocratie et non les groupuscules animés par des idéologies “gauchisantes” et collectivistes. Bien plus, longtemps restés associés dans la mémoire collective au “fascisme” estadonoviste, ils sont ici présentés comme les agents qui ont favorisé la démocratisation du pays en appuyant les gouvernements modérés. En ce sens, Depois do Adeus propose une lecture conservatrice de l’histoire et insinue, à rebours des travaux académiques sur la période, que la Révolution des Œillets du 25 avril 1974 a empêché aux réformes entreprises par le président du Conseil Marcelo Caetano de porter leurs fruits et mener le pays sur la voie de la modernité économique. Les fondements de la colonisation et les “bien-fondés” de la guerre coloniale ne sont jamais remis en question par les auteurs ; et si, certains acteurs du PREC peuvent pointer ici et là les privations et souffrances endurées par le peuple sous la dictature, les méfaits de la guerre ou les privilèges dont ont pu bénéficier les colons, leurs propos sont d’emblée ridiculisés tant leurs postures idéologiques sont mises en scène de manière caricaturale. Les propos contradictoires sont ainsi constamment évacués pour renforcer le point de vue des déçus. Toutefois, malgré le souci du détail pour reconstituer l’environnement des années 1975-76, la série a été un échec commercial. Diffusé en prime-time, elle a très vite été programmée en deuxième partie de soirée et n’a pas été reconduite.