Ribeiro, O. 1945, Portugal, o Mediterrâneo e o Atlântico, Coimbra, Coimbra Editora.
Gaspar, J. 1987, « Le vote rural au Portugal », Espace, populations, sociétés, 3 : 533-539.
Recherches politiques internationales sur les espaces issus de l’histoire et de la colonisation portugaises
Virgilio Borges Pereira et Yasmine Siblot (dir.), Classes sociales et politique au Portugal. Pratiques du métier de sociologue, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2019, ISBN : 9782365121347
1Alors que le paysage éditorial compte peu de publications en sciences sociales sur le Portugal, l’ouvrage collectif dirigé par Virgilio Borges Pereira et Yasmine Siblot est particulièrement bienvenu tant il aborde des phénomènes sociaux peu connus en France. Il vise à rendre compte des recherches portugaises menées en sociologie sur les classes sociales, leurs pratiques et leurs rapports aux institutions administratives et politiques. Il présente plus précisément les travaux sur le Nord du Portugal menés par les chercheurs de l’Université de Porto.
2Appuyé sur une démarche comparative et réflexive, cet ouvrage rend compte de l’interpénétration entre la sociologie française, notamment bourdieusienne, et les approches propres à la sociologie portugaise pour l’analyse de la stratification sociale. Celle-ci se singularise sur deux aspects. Le premier est la forte attention accordée au caractère localisé des rapports de classe, dans une région où espaces ruraux et banlieues industrielles prédominent. Cette perspective permet de questionner les liens entre les hiérarchies sociales et les configurations territoriales, entre l’évolution de la stratification et les processus d’urbanisation et d’industrialisation. Le second repose sur les méthodes adoptées, combinant généralement enquêtes statistiques et enquêtes ethnographiques. Cette combinaison se révèle heuristique pour penser l’actualisation et l’évolution des structures sociales sous l’effet des interactions quotidiennes.
3L’ouvrage est divisé en quatre parties. La première partie se concentre sur l’histoire de la sociologie portugaise. Interdite sous l’État Nouveau, elle se développe à partir des années 1960, abritée par d’autres disciplines. La sociologie naissante se concentre sur l’analyse des inégalités dans la société portugaise, de classe en particulier, en puisant dans une approche marxiste (José Madureira Pinto). Si le développement de la discipline, après la révolution de 1974, mène à une diversification des approches théoriques, l’étude de la stratification sociale conserve une place centrale depuis lors. Dans un premier temps, c’est à partir de la méthodologie adoptée pour l’étude du Nord que l’ensemble de la population portugaise est pensé par des auteurs comme João Ferreira de Almeida, Antônio Firmino da Costa et Fernando Luís Machado. L’organisation sociale de cette région repose sur une structure foncière minifundiaire de la propriété et se distingue du Sud latifundiaire. L’originalité des travaux menés par ces auteurs est d’analyser la structuration sociale en combinant trois critères : la profession (salarié, patron, indépendant), le secteur d’activité (primaire, secondaire, tertiaire) et « la classe de la famille », c’est-à-dire la composition d’un groupe domestique. La combinaison de ces trois critères permet donc de ne pas réduire la structuration sociale à l’étude de la position du seul chef de famille, dans une société où une maisonnée peut réunir plusieurs générations et plusieurs familles. Dans un second temps, les chercheurs élargiront leurs questionnements à l’analyse des profondes mutations qui traversent la société portugaise à partir des années 1970 et 1980, sous l’effet de l’exode rural et de l’émigration, de l’urbanisation et des mutations du système scolaire (Virgilio Borges Pereira et Yasmine Siblot).
4Ces différents aspects sont plus précisément étudiés dans une seconde partie, qui traite de l’évolution des rapports de classe à l’aune d’une approche localisée. José Madureira Pinto propose une analyse multiniveau des processus de production du logement, articulant les politiques publiques en la matière, les phases d’industrialisation et les propriétés sociales des individus. Fondé sur l’étude d’un village proche de Porto, l’article interroge l’évolution conjointe des classes sociales et des formes d’habiter. Il prend pour échelle d’analyse un espace rural où, comme d’autres territoires de la région, l’activité agricole a prédominé jusqu’au début des années 1970 et où le statut social était lié à la propriété de la terre. L’émergence d’ouvriers et de salariés se déplaçant à Porto pour exercer leur activité professionnelle conduit à une évolution ambivalente. Si, d’une part, ces groupes marquent une distance à l’égard de la ruralité paysanne, en construisant notamment des maisons dont l’architecture est renouvelée, ils reproduisent également l’ethos paysan en cultivant un potager.
5Les rapports sociaux évoluent également sous l’influence des vagues migratoires. João Queirós et Bruno Monteiro étudient la migration des ouvriers du bâtiments vers l’Espagne sous l’effet des crises économiques des années 2000. À la différence des émigrés portugais installés dans d’autres pays européens, ces travailleurs ont pour singularité de pouvoir passer leurs week-ends au Portugal. Mais, alors que les premiers se situent dans une relation classique de « double lien », les seconds font l’expérience d’un effritement progressif des liens qu’ils entretiennent avec leur groupe d’appartenance, et ce en dépit de leurs retours réguliers.
6La troisième partie interroge le rapport que les divers groupes sociaux, en particulier les classes populaires, entretiennent avec les institutions politiques et administratives. Parmi elles, le système scolaire joue un rôle central. Ce dernier a connu de profondes mutations, étudiées dans l’article de José Madureira Pinto. Jusqu’à la Révolution des œillets, les quelques années de scolarité obligatoires (quatre ans puis six ans à partir de 1964) conféraient au système éducatif portugais un caractère particulièrement élitiste. L’ouverture du système scolaire qui accompagne la transition démocratique mène à un changement de l’ordre scolaire, visible dans les interactions en salles de cours entre enseignants et élèves. De nouveaux phénomènes de contestation s’y déroulent, illustrant le frottement entre une institution formatée par les habitus de certains groupes sociaux et les classes populaires qui peuvent désormais l’investir. João Queirós étudie quant à lui l’expérience de la relégation urbaine, qui repose sur l’incorporation d’un sentiment de dévalorisation mais aussi sur la recherche d’espaces alternatif de valorisation, soit au travail lorsque la force physique est investie d’une valeur particulière, soit dans les sociabilités de voisinage ou encore dans la vie associative locale. L’article de Rui Pedro Pinto porte un regard plus large sur l’articulation entre l’État social et l’État pénal au Portugal. Selon cet auteur, à la différence d’autres pays, tels que la France, la faiblesse de l’État social portugais, par ailleurs encore érodé par les plans d’ajustement des années 2000, n’a pu enrayer les facteurs structurels à l’origine des inégalités, tout en alimentant une défiance à l’égard des institutions de la part des population démunies. Ces mêmes groupes sont chaque fois plus soumis à un durcissement pénal, matérialisé par l’accroissement de la longueur des peines. Selon l’auteur, le renforcement de la sévérité de l’intervention pénale a pour soubassement la forte préoccupation des Portugais pour le thème de la sécurité, fruit d’un sentiment diffus d’insécurité et du déficit de légitimité du champ politique et institutionnel.
7La dernière partie de l’ouvrage porte sur le rapport que les groupes sociaux entretiennent avec le champ politique. Elle permet d’explorer les effets des changements de régime sur les pratiques et représentations du politique. La position des intellectuels sous l’État Nouveau, analysée par Bruno Monteiro et Virgílio Borges Pereira, symbolise certaines des dynamiques de ce régime. Alors que jusqu’aux années 1960, près d’un tiers de la population ne savait ni lire ni écrire, le groupe des intellectuels est extrêmement réduit et composé d’individus détenant des ressources culturelles, économiques ou symboliques particulièrement élevées. Certains sont issus d’un lignage aristocratique d’origine rurale et d’autres occupent des positions prestigieuses dans la fonction publique. On compte également des individus issus de la petite bourgeoisie qui ont connu une mobilité sociale conditionnée à leur loyauté à l’égard du régime. À l’échelle locale, dans la ville de Porto, le groupe des intellectuels est caractérisé par une forte interconnaissance mais également des divisions. Les auteurs distinguent un premier groupe appartenant aux franges dominées des professions intellectuelles, issu d’une petite bourgeoisie technique ou des milieux populaires, composé d’artistes, de critiques d’art ou de professionnels du monde journalistique. Une grande partie de ces acteurs entendent autonomiser leur activité des valeurs nationalistes du régime. Un second groupe, doté de ressources bien plus importantes, est composé de personnes issues des bourgeoisies dirigeantes occupant, sous l’État Nouveau, des positions universitaires ou bureaucratiques. Ces dernières défendent quant à elles davantage les valeurs du régime.
8Si la contestation ne se fait qu’à bas bruit jusqu’en 1974, elle prend forme durant la période révolutionnaire et permet l’émergence de militants de quartiers (Virgílio Borges Pereira). Le rapport au politique est également questionné à l’échelle des usines où Bruno Monteiro observe les stratégies quotidiennes de résistance des ouvriers face aux techniques d’encadrement de leur activité.
9Au total, cet ouvrage offre un panorama complexe et diversifié des évolutions de la structure sociale portugaise. La combinaison de plusieurs niveaux d’analyse permet de saisir les phénomènes étudiés dans leur profondeur historique et leur actualisation dans des interactions localisées. Cet ouvrage constitue donc une excellente introduction pour tout observateur intéressé par l’étude des classes sociales au Portugal. Il invite à poursuivre la recherche en se concentrant sur d’autres régions portugaises pour déterminer si les analyses produites à partir de la région de Porto peuvent ou non être mobilisées pour comprendre l’ensemble du territoire. En effet, en dépit de son étroitesse, le territoire portugais a longtemps été marqué par plusieurs clivages, entre le Nord et le Sud d’abord, puis entre le littoral et l’intérieur (Ribeiro 1945, Gaspar 1987). Les formes distinctes de l’exploitation de la terre, reposant historiquement sur des micro-exploitations dans le Nord et de grandes exploitations dans le Sud, la division jusqu’à la fin des années 1980 entre un Nord conservateur et religieux et un Sud plus progressiste sont autant d’éléments ayant historiquement construits des rapports différenciés au politique, dont l’héritage gagnerait à être questionné dans une perspective comparative.
Ribeiro, O. 1945, Portugal, o Mediterrâneo e o Atlântico, Coimbra, Coimbra Editora.
Gaspar, J. 1987, « Le vote rural au Portugal », Espace, populations, sociétés, 3 : 533-539.
Marie-Hélène Sa Vilas Boas, « Virgilio Borges Pereira et Yasmine Siblot (dir.), Classes sociales et politique au Portugal. Pratiques du métier de sociologue », Lusotopie [En ligne], XXI(1) | 2022, mis en ligne le 01 septembre 2022, consulté le 02 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lusotopie/5342 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lusotopie.5342
Haut de pageLe texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page