Agnès Levécot et Ilda Mendes dos Santos (dir.), Littératures africaines d’expression portugaise : Michel Laban, orpailleur d’ombres
Agnès Levécot et Ilda Mendes dos Santos (dir.), Littératures africaines d’expression portugaise : Michel Laban, orpailleur d’ombres, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle (« Cahiers du CREPAL », 21), 2021, 335 p., ISBN : 9782379060779
Texte intégral
1Ce volume très attendu dresse une manière de stèle, d’une facture spécialement originale et remarquablement réussie, à l’œuvre et à la personne de Michel Laban, qui aura consacré les trois grosses décennies de sa maturité intellectuelle à la visibilisation et à la compréhension de la littérature luso-africaine : tout à la fois album de famille, patchwork d’hommages, puzzle biographique, bilan scientifique, l’ouvrage parvient à tresser comme rarement les brins a priori hétérogènes d’une polyphonique histoire littéraire et politique vécue, d’un portrait humain incroyablement attachant et d’une entreprise universitaire qui aura compté dans l’affirmation et la conformation internationales de ce champ de recherche.
2Philologue par vocation, Michel Laban déployait ses talents selon des modalités peu fréquemment simultanées dans le métier : observateur-participant de l’univers créatif et politique dont il fait son objet critique et historique, traducteur en mission d’écoute, d’interprétation et de transmission, chasseur-cueilleur aigu et enthousiaste de richesses linguistiques inobservées, opiniâtre donneur de parole, épistolier aussi attentionné que stimulant… La conversation étant la forme préférentielle que prenait l’espace résolument dialogal de sa construction scientifique comme de l’évaluation et la diffusion de ses résultats, il s’en trouve judicieusement rémunéré ici, par le choix d’un éclairage éclaté de son itinéraire, infiniment plus lumineux, plus efficacement suggestif que ce qu’aurait autorisé le corsetage d’un projet académique de simple bio-épistémologie convenue. Pour évoquer cet « orpailleur d’ombres » (le qualificatif est de Mia Couto), l’écueil guettait certainement d’un biais de trop grande proximité dans les contributions, mais il a été magistralement franchi, tant dans la joyeuse multiplicité des points de vue et la variété des contributions que dans l’harmonieuse tenue collective de la juste distance : discrètement complice, informé sans pédanterie, empreint de présence sans envahissement, organisé mais sans raideur, coloré de ce qu’il faut d’amitié humaine et scientifique mais dénué de béate révérence, cet exercice d’admiration invite à la découverte extraordinairement inspirante d’un parcours et d’un legs qui forcent le respect.
3L’importance de l’œuvre de Michel Laban a vite été comprise, comme en témoigne par exemple la liste des institutions ayant soutenu la parution de ce bel ouvrage (p. 7). Il importe également de rappeler qu’en 2001, soit en pleine période de pourtant déjà avare gestion universitaire des ressources humaines, c’est par une notable et heureuse exception que la chaire qu’il allait occuper avait été expressément dessinée au nom des besoins de la recherche dans ce secteur, parce qu’il avait su en montrer les enjeux. Mais, rapidement convaincues de son opportune expertise, les institutions et universités angolaises (sous l’égide de l’Unesco) puis mozambicaines avaient en réalité fait appel à lui dès les années 1970 et 1980 pour des missions de formation (p. 281). À dix ans de sa trop précoce disparition, l’hommage qui lui a été consacré à la Sorbonne Nouvelle en 2018 aura réuni une foule impressionnante et très internationale d’universitaires, de créateurs et de représentants politiques, solennisant ainsi une sorte de reconnaissance de dette largement partagée ; il faisait suite à plusieurs publications qui, entre 2009 et 2013, de Campinas à Paris et de Nanterre à Brasilia, avaient auparavant tenu à saluer ses apports à la connaissance de la culture luso-africaine (p. 294).
4Né en 1946, Michel Laban aura vécu, enfant puis adolescent, le moment algérien de l’inéluctabilité décoloniale ; il aura même eu la chance de le comprendre (ce qui ne doit rien à l’évidence : voir p. 261), avec ce que cela comportait d’exigence et d’inconfort, mais également d’ouverture intellectuelle chez qui avait assez de sincère curiosité pour s’apprêter à en tirer toutes les conséquences. C’est ainsi que, après s’être formé, jeune adulte, à l’époque où les indépendances luso-africaines s’annoncent ou s’accomplissent dans la douleur, sa rencontre décisive avec l’œuvre puis la personne de l’écrivain angolais José Luandino Vieira (1975) le confirmera dans la certitude progressivement dessinée de sa vaste entreprise, mais également dans une manière bien à lui d’entendre un tel projet, dans la mesure où l’épaisseur politique de la matière culturelle dans laquelle il avait choisi d’entrer n’était pas dépourvue de pièges : le chemin pierreux de découverte sur lequel commençait son aventure appelait autant de lucidité que de confiance pour éviter la niaiserie simplificatrice, autant de patience que de résolution pour donner à entendre sur le long terme les parfois insaisissables complexités de la création et de son contexte, autant d’engagement que de prudence pour ne pas risquer de tomber à côté.
5On ne mesure sans doute pas assez que la période a vu naître, et s’imposer petit à petit, l’intérêt chez beaucoup de jeunes chercheurs en littérature pour ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler « l’extrême contemporain », ni ce que cela signifiait de méfiance universitaire à surmonter comme de nécessaire innovation épistémique si l’on voulait faire sa place légitime à pareil angle d’attaque : chez Michel Laban, s’en prendre à la littérature en train de se faire, à une langue en train de changer, à des espaces en train de se réinventer, aura donc supposé d’assumer avec autant de délicatesse que de fermeté la dimension incontournablement politique du point de vue et de ce qui lui était renvoyé, mais tout aussi bien de tirer opportunément parti de l’effervescence alors non moins contemporaine des sciences sociales dans le pari de l’interdisciplinarité, puisque l’histoire mais également la linguistique et l’anthropologie n’attendaient que de proposer leur concours et leur éclairage. Enfin, et dès lors que l’objection préjudicielle de l’insuffisante distance pouvait lui être opposée, il lui aura fallu prendre au sérieux l’ambition de construire désormais un véritable sujet d’étude (comme on l’avait trop souvent dit mais en pensant toujours « objet »), c’est-à-dire faire résolument de nécessité vertu, s’agissant d’une matière à laquelle on reprochait justement d’être trop vivante pour se laisser aisément disséquer : c’est donc à la rencontre de cette vie même que l’on partirait, c’est une démarche originale (et têtue) d’accompagnement que l’on inventerait.
6Tout cela explique en partie une dimension tout à fait frappante et singulière de l’œuvre de Michel Laban : près de quatre mille pages publiées d’entretiens avec des écrivains, plus de mille cinq cents consacrées à rapporter les particularités linguistiques vivantes de la langue des créateurs mozambicains, une activité constante et véritablement impressionnante de traducteur… Ainsi le gros de son travail a-t-il essentiellement consisté à écouter et à passer la langue et la parole des autres. À n’en pas douter, il y a de la discrétion dans cette posture, de la modestie dans cet ethos. Mais on aurait tort d’y voir de l’effacement. C’est toute une revendication alors simplement moderne qu’il faut lire dans ce qui tient plutôt de la stratégie d’efficacité bien pensée, intégrant avec profit l’énergie d’une implication très personnelle : pour donner enfin sa juste place à son univers de prédilection en l’amenant à la lumière, il lui aura fallu trouver sa propre place dans ce même univers, mais sans se tromper sur ce que devait viser le projecteur.
7S’il ne manquait pas de précurseurs ni d’épisodes avant-coureurs dans l’attention portée aux littératures de l’Angola, du Mozambique, de São Tomé et Principe, de Guinée Bissau ou du Cap Vert (voir notamment p. 10-11 et 237), Michel Laban a certainement su saisir ce qui se présentait à lui pour donner à ce champ de recherche la forme et la dimension (la dignité ?) qu’il méritait dans l’Université, sans le fossiliser jamais : l’extension au Brésil de sa focale « africaine » était visionnaire, par exemple, mais l’aura salutairement enrichie au lieu de menacer une trop tranquille homogénéité du « domaine » qu’il édifiait ; se nourrir d’une abondante correspondance avec les auteurs de ce champ lui aura permis de ne pas passer à côté de surprises qui en auraient déconcerté plus d’un, mais lui savait vivifier de ses étonnements un travail qui n’avait pas le droit de s’assoupir ; se poser en infatigable questionneur l’exposait à des « réponses » pas franchement rassurantes, mais d’un inconfortable inattendu il créait une dynamique nouvelle, et les orientations de recherche qu’il a formulées s’alimentent aujourd’hui encore, sur trois continents, de ses fertiles semailles.
8Il était donc bien venu de permettre à beaucoup de ces voix qu’il a su accompagner (ou en partie, parfois même, aider à émerger) de s’exprimer cette fois à son sujet – ou à son prétexte. Le volume orchestré et introduit par Agnès Levécot et Ilda Mendes dos Santos (« Prendre son envol dans la parole », p. 9-13) s’ouvre sur une première partie intitulée « Dialogues » (p. 15-127), qui tient sa promesse en rassemblant neuf études qui abordent, tantôt frontalement tantôt plus en creux mais toujours très pertinemment, une discussion ou un prolongement de certains des jalons problématiques posés par Michel Laban : Francisco Noa interroge « l’herméneutique du témoignage » entre texte et contexte dans sa maïeutique de l’entrevue ; Rita Chaves évalue sa contribution aux « littératures africaines d’expression portugaise au Brésil » ; Nazir Ahmed Can « [se] saisi[t] de quelques questions […] posées » par Michel Laban à Luis Carlos Patraquim pour proposer un parcours de son œuvre poétique ; Geneviève Vilnet examine « une voix », celle de Mia Couto, telle qu’elle s’exprime en entretiens ou conférences ; Roberto Vecchi reprend ce qu’il appelle « la perspective Laban » pour l’appliquer à la Luanda de Luandino Vieira ; Ana Maria Martinho propose « dans son sillage » une lecture « liant à la fois production littéraire, traduction et culture(s) » de l’anthologie poétique Lavra de Ruy Duarte de Carvalho ; Maria José Laban et Maria Helena Araújo Carreira présentent le considérable Dicionário de particularidades lexicais e morfossintácticas da expressão literária en português – Moçambique (Paris, Chandeigne, 2018), somme posthume et inachevée, en en rappelant l’idée et l’élaboration bien particulières et en précisant la part qu’elles ont-elles-mêmes prise à ce travail pour le compléter avant édition ; Michel Cahen leur emboîte le pas en mettant, avec grande acuité, « le Laban » à l’épreuve concrète d’un usager historien des colonies portugaises d’Afrique ; et c’est Tiganá Santana qui clôt cette section avec une foisonnante étude de ce qui vibre de cosmogonie à travers l’aphoristique (kingana) bantu-kongo lorsqu’elle est effectivement, vocalement performée.
9Suit une guirlande de dix-sept délicieux et amicaux « En-voix d’Afrique » (p. 129-233), qui composent en brèves touches variablement pixelisées, en instantanés dérobés au souvenir, en petits polaroïds ressortis d’une malle après le deuil, quelque chose comme un portrait approché, lacunaire, partial et plurivoque de Michel Laban, de la façon dont il vivait son travail. Nombreux sont ceux de ces écrivains et écrivaines qui retracent des moments passés avec lui (Abdulai Silá, Arménio Vieira, Germano Almeida, Jacques Arlindo dos Santos, José Eduardo Agualusa, Mia Couto, Pepetela, Suleiman Cassamo), souvent en remarquant, comme Vera Duarte – dont l’aveu est donné à la fin de la lettre de gratitude qu’elle lui écrit –, qu’ils ne se souviennent pas de leur première rencontre, comme s’il leur avait toujours été présent… et n’avait cessé, depuis, d’être là pour eux. D’autres ont préféré lui dédier des poèmes (Alice Goretti Pina, Frederico Gustavo dos Anjos, José Luis Mendonça, Lopito Feijóo et Ondjaki) ; José Luandino Vieira lui offre un chapitre inédit du troisième volume de son roman De rios velhos e guerrilheiros, Manuel Rui une nouvelle datée de 2013, « Monamaior », et Tony Tcheka entame une « Conversation avec Michel Laban » pour le rassurer quant à l’imperturbable et réjouissante éternité des djidius de Guinée Bissau, qui continuent bel et bien de sévir avec constance, sous les espèces désormais de « griots au stylo ». Il faut saluer le travail des éditrices, qui fournissent pour chacun de ces textes une version française à la suite de l’original, afin de permettre au plus grand nombre de pénétrer ce kaléidoscope.
10La troisième et dernière section, intitulée « Études, bibliothèques, archives » s’attache à baliser rigoureusement les traces d’un parcours de chercheur, telles qu’elles ouvrent bien des chemins encore à parcourir. Ainsi Agnès Levécot propose-t-elle un précieux bilan qualitatif et quantitatif de « Dix années d’études africaines dans les universités françaises » (p. 237-247), à savoir la période 2008-2018, entre la disparition de Michel Laban et la publication de son Dicionário : enseignements, mémoires de master, thèses de doctorat, échanges culturels et linguistiques, publications et traductions témoignent d’un dynamisme inentamé de l’activité dans ce champ, qui doit encore beaucoup à celui qui l’avait si bien cultivé. Le conservateur Pedro Estácio dos Santos retrace (p. 249-258) l’histoire de la très riche « Donation Michel Laban » de littérature africaine, hébergée et exploitée aujourd’hui à la faculté des lettres de l’université de Lisbonne : ces 70 mètres linéaires de livres débarqués en 2012 ne constituaient pas seulement un fonds d’une originalité cruciale (70 % de titres auparavant absents et 30 % d’éditions différentes de celles figurant alors dans les collections), mais recelaient de surcroît une plus subreptice « bibliothèque invisible » faite de centaines de petites ou moins petites pièces manuscrites ou dactylographiées, le plus souvent insérées dans les volumes. Peut-on, là aussi, imaginer moins vaine postérité ?
11Mais l’aventure ne s’arrête pas là : Ilda Mendes dos Santos, dans « Lugar, lugares : à propos des Archives Laban » (p. 259-280) nous en trace une, plus prospective, qui concerne cette fois les « Archives Michel et Maria Laban », archives personnelles et de travail déposées depuis 2013 à la Fondation Mário Soares de Lisbonne, et peut-être amenées à rejoindre sa bibliothèque à la faculté des lettres. Après avoir utilement situé ce lot d’archives parmi d’autres d’intérêt littéraire ou historique luso-africain de la période contemporaine également constitués au Portugal, Ilda dos Santos s’appuie sur l’inventaire déjà effectué pour envisager au moins trois pistes fort prometteuses de projets possibles à partir de ce trésor documentaire : donner à mieux connaître la vie et l’œuvre de l’écrivaine Glória de Sant’Anna (1925-2009), qui se trouve y habiter de très insistante façon ; imaginer une approche renouvelée du geste traductif, notamment, à partir des innombrables brouillons qu’il renferme ; sans oublier que s’y conservent également assez de matériaux susceptibles de mieux penser ce que, entre l’écriture et la lecture, entre la table de création et les espaces de diffusion, la réalité sociale des pratiques littéraires fait concrètement au texte et à son destin.
12Car – et c’est là aussi ce que cet ouvrage nous permet de mieux apprécier – la place indiscutable et spécifique de Michel Laban dans le monde même qu’il s’évertuait à écouter et à faire écouter doit beaucoup à ceci : co-bâtisseur autant que locataire, il ne se contentait pas d’admirer et mesurer l’édifice mais avait le souci de son entretien et de ses cohabitants. Le bref témoignage de Bernard Magnier (p. 278-279) est éloquent à ce sujet : généreusement autant que prudemment, Michel Laban était dans l’intervention, mot devenu désuet sinon un peu disqualifiant aux yeux de d’aucuns, mais qui en dit pourtant long sur ce qu’il a apporté d’inestimable et d’irremplaçable à la vie même des littératures luso-africaines. Il fallait en faire la preuve.
13À une très brève « Biographie » (p. 281-282) tout en retenue succède enfin une « Bibliographie de Michel Laban » (p. 283-294) dont chacun des items est d’ailleurs soigneusement commenté, qui donne la mesure de sa production. Le volume se clôt (p. 295-317) sur six recensions : des publications de Bachir Diagne et Jean-Loup Amselle, Pepetela, Ana Margarida de Carvalho, António Lobo Antunes, Geovani Martins ou Laurent Vidal, en plus de scander la continuité des Cahiers du CREPAL, dialoguent habilement sous la plume d’Agnès Levécot, Sara Grünhagen, Sandra Teixeira, Fabio Melo, Angélica Amâncio ou Michel Riaudel avec la partie monographique. Deux index alphabétiques de noms invitent à une lecture plus butineuse, plus transversale, de l’ensemble. Un ensemble remarquablement coloré d’illustrations (scrupuleusement référencées en une table p. 327-328) ajoute à l’agrément de la lecture : fac-similés de manuscrits, de courriers, de dactylogrammes, de pages de titre annotées, une aquarelle de Ruy Duarte de Carvalho, une huile de Bertina Lopes en couverture, quelques allègres merles de Luandino Vieira…
14La plupart des micro-portraits égrenés dans ces pages s’accordent à dépeindre celui que Pepetela surnomme « Le Fureteur » comme enclin à la facétie, et pas seulement prompt à partager les acquis de sa rigueur, de sa compétence et de ses découvertes. Une photographie (p. 73) a su saisir le bel et communicatif sourire avec lequel on se souvient qu’il vous abordait… et avec lequel il accueillait du reste toute occasion de lecture, de réflexion ou d’échange : il est des façons de s’autoriser à aimer son sujet dont on comprend ici qu’elles s’imposent bien au-delà du supplément d’âme.
Pour citer cet article
Référence électronique
Éric Beaumatin, « Agnès Levécot et Ilda Mendes dos Santos (dir.), Littératures africaines d’expression portugaise : Michel Laban, orpailleur d’ombres », Lusotopie [En ligne], XXI(1) | 2022, mis en ligne le 01 septembre 2022, consulté le 02 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lusotopie/5309 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lusotopie.5309
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