Israël Salvator Révah, Uriel da Costa et les marranes de Porto : cours au Collège de France, 1966-1972
Israël Salvator Révah, Uriel da Costa et les marranes de Porto : cours au Collège de France, 1966-1972, édition présentée et annotée par Carsten L. Wilke (Lisbonne), Paris, Centre Culturel Calouste Gulbenkian, 2004, 603 p., ISBN : 972-8462-37-9.
Texte intégral
- 1 Éditions Chandeigne, Paris, 2002.
1L’historien Israël Salvator Révah (1917-1973) a révolutionné les études sur Uriel da Costa et Spinoza en dévoilant les aspects cachés de leurs généalogies et la vraie nature de leur implication dans le judaïsme, à travers un travail de recherche dans les archives de plusieurs villes de la Péninsule ibérique notamment celles de Lisbonne. Après plusieurs décennies de direction de séminaires à l’École Pratique des Hautes Études (de 1960 à 1966) et au Collège de France, l’historien décède prématurément en 1973 laissant de très riches manuscrits. Après d’autres tentatives, ses enfants ont trouvé en Carsten L. Wilke, qui a fréquenté les séminaires de ses successeurs à l’EPHE, la personne indiquée pour poursuivre leur publication. Il a donné d’abord une contribution à l’édition du Mémorial I.S. Révah : études sur le marranisme, l’hétérodoxie juive et Spinoza, 2001, pour ensuite préparer l’édition d’Antonio Enriquez Gomez, un écrivain marrane1.
- 2 Éditions Chandeigne, Paris, 2007.
2Le présent ouvrage consacré uniquement à Uriel da Costa, apporte une assez complète documentation généalogique extraite des procès de l’Inquisition portugaise couvrant six générations et presque deux siècles. Dans des articles de synthèse et des exposés de l’EPHE et du Collège de France l’auteur avait en première main révélé les principales conclusions que cette documentation permettait de tirer, et qui étaient déjà connues du public et des chercheurs de cette époque. L’édition actuelle apporte les documents réunis, avec ces précisions, auxquels l’organisateur a ajouté une présentation longue de 58 pages, où il se permet de tirer ses propres conclusions sur le dernier développement de la pensée d’Uriel da Costa, qui auraient impressionné, sans nul doute, I.S. Révah. Car C.L. Wilke semble mettre en cause la racine philosophique de son déisme et de sa critique de la Loi orale, c’est-à-dire, du talmudisme, cherchant des excuses dans sa personnalité pour ne pas avoir à respecter l’autorité rabbinique ! Cette surprenante et injuste interprétation suggérée ici, est renforcée dans son ouvrage plus récent, Histoire des Juifs portugais2, où tant Uriel que Spinoza sont à peine cités, jetés à un méprisable abandon. Le parti pris du présentateur pour la cause rabbinique le met assez mal à l’aise face au cas Uriel, car tandis que les historiens sont unanimes à responsabiliser les rabbins et leur Congrégation d’Amsterdam pour les condamnations qu’ils ont infligées au libre penseur, il se veut plus objectif faisant appel aux accords établis entre les Juifs et les autorités hollandaises, pour la justifier (p. 50-51).
3Mis à part ces remarques concernant la présentation, d’une autre nature sont les minutieuses recherches de reconstitution des vies des ascendants paternels et maternels du libre penseur de Porto, ainsi que de son amie Leonor de Pina, qui révéla l’implication d’Uriel dans le retour au judaïsme de ses parents et amis. Il faut rappeler que la plupart des ouvrages non érudits, en langue française, qui s’y rapportent, continuent d’attribuer une origine espagnole tant à Spinoza qu’à Uriel da Costa.
4I.S. Révah raconte la façon occasionnelle qui l’a amené, en 1961, à découvrir aux archives inquisitoriales de Lisbonne un enchaînement de procès intentés à des marranes de Porto (Portugal), à partir de 1618, qui lui permettaient à la fois de reconstituer la généalogie d’Uriel et d’apercevoir la nature de sa crise spirituelle (p. 87). Il pensait ainsi avoir changé le cours des interrogations sur son drame, soutenant que « l’évolution intellectuelle, assez extraordinaire, réalisée par Uriel da Costa dans l’Europe septentrionale, entre 1614 et 1640, ne peut être correctement comprise et expliquée que si on l’insère dans l’histoire des communautés juives fondées à Hambourg et à Amsterdam par les marranes qui, fuyant la terreur inquisitoriale ibérique, revenaient, après une parenthèse catholique d’un siècle, à la religion de leurs ancêtres » (p. 88).
5Révah nous présente d’abord la généalogie de la famille paternelle d’Uriel, remontant jusqu’à la quatrième génération (documents notariés et paroissiaux) se servant des travaux de l’archiviste et historien Magalhães Basto. Il a constaté des alliances entre la famille maternelle de Spinoza, qui était originaire du nord du Portugal comme celle d’Uriel, et les rameaux maternel et paternel du libre-penseur de Porto. Révah ne décèle que quelques résidus de crypto-judaïsme chez ses ascendants paternels (p. 101).
6Ses arrière-grands-pères maternels, Álvaro et Violante Rodrigues, vivaient déjà dans le « champ de l’Olival » à Porto, quand a été décrétée l’expulsion des juifs, qui les amena à la conversion forcée en 1497. Dans les premières dénonciations auprès de l’éphémère Inquisition de Porto (1541-1544) se trouvaient Álvaro, Violante Rodrigues et leurs enfants, accusés de pratiques judaïsantes, mais ils parvinrent à repousser la plupart des accusations. « L’ensemble des judaïsants portugais vit les conditions d’exercice de leur culte clandestin gravement modifiées par l’inauguration de la répression inquisitoriale », conclut l’historien (p. 188), qui se place aux antipodes d’autres historiens qui attribuent à peine ces confessions à la violence utilisée par l’Inquisition, laquelle les menaçait de mort s’ils ne passaient pas aux aveux.
7La démarche originale de Révah a consisté à croire au bien-fondé de ces confessions, confirmées par l’anthropologie en reconnaissant la persistance des croyances profondément ancrées, et à collecter toutes les données qu’elles incluaient de façon à reconstituer les coutumes héritées de la tradition religieuse, et qu’il a qualifié de marranisme, c’est-à-dire, un judaïsme appauvri, car pratiqué en cachette et sans repères écrits.
8Plus loin, I. S. Révah procède à une étude des documents disponibles concernant Bento da Costa Brandão et Branca da Costa et leurs enfants, Uriel inclus, alors appelé Gabriel. Bento et sa famille s’installent à Porto en 1577 venant de Braga, des documents citant sa qualité de chevalier. Il commente les inscriptions d’Uriel à l’Université de Coimbra (1601-1608), portant la signature du docteur António Homem, professeur de droit qui périra sur le bûcher en 1624, accusé d’avoir dirigé une confrérie judaïsante dans cette ville. Curieusement il ne rapproche pas la conversion d’Uriel de ce professeur, car Uriel n’est jamais cité dans son procès. Toutefois la fuite d’Uriel avec sa mère et son épouse du Portugal correspond à la date où A. Homem a été convoqué une première fois par les inquisiteurs.
9L’ouvrage étudie ensuite l’histoire de la famille maternelle d’Uriel da Costa de 1577 à 1608, à partir des documents de divers procès inquisitoriaux, en concluant : « À partir de 1541, la transmission du crypto-judaïsme sera conditionnée par les réactions particulières et parfois changeantes des divers membres de la famille devant la répression inquisitoriale » (p. 393). C’est pour cela qu’il fut relativement facile à Uriel d’amener au judaïsme ses proches parents. Et il « lui fut relativement facile de trouver, dans les milieux judaïsants de Porto (et peut-être de Lisbonne), des marranes pour lui enseigner l’existence des cérémonies judaïques ».
10Concernant la dernière phase de la vie de la famille Costa au Portugal, de 1608 à 1614 (1614 date de leur départ), I. S. Révah cite le « bénéfice » de trésorier de la collégiale de Cedofeita qu’Uriel occupa, le commerce (de vin du Douro, etc.) avec le Brésil et la direction de la ferme de la commanderie de Vila Cova da Lixa qui fut tenue par Uriel pendant deux ans. Il publie le registre du mariage d’Uriel avec Francisca de Crasto, de Lisbonne, célébré le 5 mars 1612 dans la paroisse de N. Sra. da Vitória, à Porto. Les documents à propos de la fuite de la famille Costa, résultant de l’enquête menée par le Saint-Office auprès de supposés complices de la famille en fuite sont extrêmement curieux. Le vicaire de Vermoin informa, le 10 avril 1614, que les Costa « sont allés s’embarquer à Viana ou un des ports voisins », après être passés tout près de sa paroisse ! La nourrice des Costa, Maria Carneira, et des voisins ont été interrogés par le commissaire du Saint-Office de Porto.
11On reste impressionné par autant de ténacité et de rigueur dans la recherche de ces différentes sortes de documents, comme de celle investie dans leur dépouillement interprétatif. I. S. Révah étudie encore les procès de la famille de Leonor de Pina dont le témoignage a permis d’éclairer l’adhésion d’Uriel da Costa au crypto-judaïsme, servant ainsi à fixer une étape contestée de son évolution spirituelle. Révah a pu établir que Leonor de Pina avait connu, entre 1588 et 1597, une forme simple du crypto-judaïsme et « fut reconvertie, vers 1610-1611, à une forme plus riche du marranisme par Gabriel da Costa ».
12L’ouvrage se termine par l’analyse de la vie religieuse de Branca da Costa et de ses enfants, à partir des procès de la fille Maria da Costa (qui resta au Portugal) et de son mari, Álvaro Gomes Bravo (également emprisonné), et d’autres déclarations de membres de son cercle, qui permettent de démonter la cohérence de la figure de Gabriel (Uriel) comme l’introducteur du judaïsme. Révah conclut prudemment, suggérant l’hypothèse que « Le licencié Francisco Rodrigues Vilareal avait […] toutes les qualités requises pour transmettre à Gabriel da Costa le marranisme relativement étoffé que celui-ci enseigna à Leonor de Pina » (p. 529). Ajoutons que Vilareal l’aurait hérité de son père qui avait vécu en Flandres, à Anvers.
13I.S. Révah établit une distinction radicale, dans l’évolution d’Uriel, entre son option individuelle pour le judaïsme, à travers la lecture de l’ancien Testament, et l’apprentissage des cérémonies et des psaumes, qui ne se trouvaient plus dans les livres. Il est convaincu que « Gabriel da Costa a caché à la postérité le nom du marrane (ou des marranes) auquel il est allé demander la description de ce judaïsme » (p. 528).
- 3 Cet ouvrage posthume d'Uriel da Costa a été publié pratiquement par hasard, en 1687, à l'initiativ (...)
14Dans le chapitre de clôture, I.S. Révah souligne que la reconstitution de la vie spirituelle d’Uriel lui a permis une lecture critique de son admirable document, l’Exemplar humanae vitae – laissé sous forme de manuscrit au moment de se suicider3 – et la raison d’avoir amené sa famille à se convertir au judaïsme, « bien qu’il éprouvât des doutes sur plusieurs points » (p. 535). L’explication du cheminement à travers les « cinq idéologies différentes : catholicisme, marranisme, judaïsme orthodoxe, judaïsme "sadducéen" et déisme naturaliste » il la trouve dans le doute ressenti, très tôt, sur l’immortalité de l’âme. Révah croit que la tradition juive familiale, ainsi que le marranisme répandu à Porto, ont dû contribuer à son éloignement du catholicisme. Déduction que lui permet cette longue étude de l’insertion de la biographie d’Uriel dans l’histoire de l’ensemble de sa famille et de son milieu.
15Cette publication permet d’éclairer, non seulement les conclusions proclamées auparavant par I.S. Révah – cité parfois pour ne pas révéler ses sources –, mais apporte aussi de nouveaux éléments d’analyse. Révah, qui avait annoncé un projet de publication de plusieurs ouvrages, ne pouvant pas le faire, a laissé ces documents, matière de ses cours exposés au Collège de France entre 1966 et 1972, organisés, encadrés par des propos interprétatifs, pratiquement prêts pour la publication. La démarche d’I.S. Révah, basée sur la recherche de documents, lui a permis d’éclairer le cheminement intellectuel d’Uriel, pouvant ainsi le placer comme un des hommes les plus éclairés de son époque, sa pensée débouchant sur le déisme et le droit naturel – quand d’autres commentateurs ne voulaient voir en Uriel qu’un critique vigoureux des tenants de la nécessité de la Loi Orale qui gère la tradition rabbinique. Uriel, avec Révah, prend sa vraie place dans la lutte du rationalisme contre les traditions légendaires des religieux, et pour l’affranchissement de la pensée.
- 4 U. da Costa, Exame das Tradições Farisaicas..., introduction, lecture, notes et tableaux généalogi (...)
16Carsten L. Wilke a réalisé un travail considérable d’annotation des textes tout en prenant en compte la découverte et la publication, en 1995, de l’œuvre brûlée d’Uriel, Exame das Tradições Fariseias4 – que I.S. Révah méconnaissait dans son intégralité. Toutefois, il nous fournit, dans la présentation, un résumé biographique qui se détourne de l’explication donnée par l’historien I.S. Révah. La démarche de libre-penseur d’Uriel est retenue par d’autres historiens indépendants (G. Albiac, Y. Yovel, A. Borges Coelho), qui n’hésitent pas à l’inclure parmi les précurseurs de l’athéisme et du judaïsme laïc.
17Carsten L. Wilke nous indique, pour finir, les manuscrits du Fonds Révah qu’il a utilisés ainsi que ses critères d’édition. Plusieurs documents accompagnent cette édition ainsi qu’un glossaire des termes portugais et un index de noms.
Mars 2009
Notes
1 Éditions Chandeigne, Paris, 2002.
2 Éditions Chandeigne, Paris, 2007.
3 Cet ouvrage posthume d'Uriel da Costa a été publié pratiquement par hasard, en 1687, à l'initiative du théologien arménien hollandais Philippe van Limborch, qui a trouvé le manuscrit parmi d'autres manuscrits de son oncle, Episcopius, et le publie en appendice à la polémique De Veritate religionis christianae. Amica collatio cum erudito judaeo (Gouda, 1687) qu'il a engagée avec Baltazar Orobio de Castro, un érudit juif exilé du Portugal.
4 U. da Costa, Exame das Tradições Farisaicas..., introduction, lecture, notes et tableaux généalogiques par H.P. Salomon et I.S.D. Sassoon, Braga, APPACDM, 1995.
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Référence papier
Daniel Lacerda, « Israël Salvator Révah, Uriel da Costa et les marranes de Porto : cours au Collège de France, 1966-1972 », Lusotopie, XVI(2) | 2009, 265-269.
Référence électronique
Daniel Lacerda, « Israël Salvator Révah, Uriel da Costa et les marranes de Porto : cours au Collège de France, 1966-1972 », Lusotopie [En ligne], XVI(2) | 2009, mis en ligne le 12 octobre 2015, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lusotopie/221 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1163/17683084-01602022
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