Navigation – Plan du site

AccueilNumérosXVI(2)MiscellanéesDe l’apprentissage de la démocratie

Miscellanées

De l’apprentissage de la démocratie

Autonomie du citoyen et participation populaire (Paris, juin 1994)
Christian Geffray
p. 3-9

Notes de la rédaction

Ce texte est une préface de Christian Geffray, parue en portugais, à l’ouvrage de Maria Conceição d’Incao & Gérard Roy, Nós, Cidadãos aprendendo e ensinando a democracia, Rio de Janeiro, Editora Paz e Terra, 1995, 280 p., aux pages 11-21. Le titre utilisé à présent est celui qui figurait dans le manuscrit dactylographié. Malgré le souhait des auteurs, leur ouvrage n’a jamais pu être publié en français et le superbe texte de C. Geffray est donc resté inédit dans sa version originale française. Nous remercions les auteurs, ainsi que Pascale Quérouil, de l’autorisation de publication.
[Traitement technique par Chantal Chaussy et Michel Cahen]

Texte intégral

« Nous n’avons d’autre projet que celui de vous connaître […] de vous écouter et de parler avec vous. Nous n’appartenons à aucune église, et ne parlons au nom d’aucun parti, d’aucune doctrine […]. Nous n’avons aucune certitude de pouvoir vous être utiles… »

1C’est en ces termes, entre autres, que les auteurs de ce livre ont annoncé et expliqué le séjour de plusieurs mois qu’ils s’apprêtaient à effectuer auprès de trente-neuf familles rurales pauvres d’un assentamento de l’État de São Paulo. Rien à offrir donc à ces hommes et femmes démunies, qui venaient de conquérir ensemble une terre. Sans cadeau ni directive, les chercheurs avouaient en outre, d’entrée de jeu, l’incertitude et même l’inutilité éventuelle de leurs résultats. On peut supposer que les fins exactes de leur présence n’ont pas été limpides au début, aux yeux de leurs premiers interlocuteurs. Il n’y avait d’ailleurs pas grand monde à les entendre ce jour-là, dans l’assemblée réunie pour les accueillir, bien que toute la population eût été convoquée : cinq personnes, les notables militants…

2Pourtant, quelques mois, plus tard, lors d’une assemblée convoquée par les chercheurs pour présenter les premiers résultats de leur travail, près de 150 personnes se pressaient dans l’école pour les écouter. La quasi-totalité de la population de l’assentamento était là, à l’heure dite (ce qui était fort rare), les femmes faisaient taire les enfants, ou les envoyaient jouer dehors pour mieux entendre l’exposé des sociologues. Un peu plus tard, le vice-président de l’association des paysans en lutte démissionnait de sa charge, et les membres des différents groupes de paysans se donnaient « un nouvel espace de négociation », dans lequel ils parvenaient à débattre pour la première fois, avec rigueur et retenue, démocratiquement, du problème conflictuel de l’usage collectif des machines… Les chercheurs, à l’évidence, n’y étaient pas pour rien. Que s’était-il passé entre-temps ?

3Ils n’avaient rien fait de plus, pourtant, que ce qu’ils avaient annoncé le premier jour : ils avaient parlé, écouté, et fait connaissance en bavardant. Ils étaient certes convaincus, dès le premier jour, qu’une part des graves problèmes de l’assentamento résultait du dysfonctionnement des modalités collectives de prise de décision. Ni religieux, ni militants, ni techniciens et doutant même de l’« objectivité scientifique », ils croyaient du moins aux « possibilités rénovatrices des relations démocratiques, entendues comme rencontres de personnes autonomes égales dans le droit de s’exprimer librement ». Mais comment auraient-ils pu prévoir que les voies empruntées pour simplement comprendre la raison du déficit démocratique, allaient contribuer spectaculairement à le combler (pour un temps au moins) ? C’est toute l’originalité fascinante de cette recherche : la pure observation extérieure du problème à résoudre, a contribué à résoudre le problème de l’intérieur… Quand on sait, en outre, que le seul principe intangible des auteurs, celui qui a orienté leur démarche durant tout leur séjour et qu’ils ont veillé à respecter avec le plus grand scrupule, était précisément la non-intervention dans les affaires de l’assentamento (ne pas gêner le travail des techniciens, ne pas subvertir les hiérarchies militantes établies), il y a là un paradoxe sur lequel il convient de s’arrêter.

4Cette jeune femme avait-elle compris le sens du travail des deux chercheurs, qui leur disait un jour :

« Je trouve que votre présence fait du bien à tout le monde, parce que vous n’êtes intéressés à ne juger personne… Vous êtes des personnes à qui l’on parle de nos problèmes, et on voit que vous comprenez… Vous savez répondre, expliquer, et nous parler de nos problèmes […] Vous ne dites pas : "tiens, on va vous tirer de là". Vous nous faites voir la réalité en face, prendre les choses au sérieux, assumer. Donc vous, pour moi, vous êtes ici dans la lutte pour faire que nous grandissions… »

5Juger personne ? C’est peut-être là, en effet, que la présence des chercheurs a introduit quelque chose de décisif, au sein d’une population où chacun était plutôt enclin à juger tout le monde, et à rapporter sur les autres le poids de ses échecs ou difficultés. Les auteurs ont écouté, sans jamais conforter les jugements que les uns portaient sur les autres, lorsqu’ils étaient pris à témoins pour donner leur assentiment ou leur caution, préférant « interroger » la cohérence et les certitudes de leurs interlocuteurs. Car si chacun énonçait dans son discours la signification et la valeur de sa propre existence dans l’assentamento, il était souvent soucieux d’invalider aussi, du même coup, le sens et la valeur de l’existence des autres, regardés comme responsables des difficultés de la collectivité… II était question de politique, d’argent, de commerce ou d’agriculture bien sûr, au fil des conversations, mais tout aussi bien de cuisine, de morale sexuelle, de religion, de maladie, de la difficulté des couples ou de l’avenir des enfants, au hasard du propos et des préoccupations de chacun.

6Ils ne jugeaient donc pas : ils « interrogeaient » les jugements. Ce faisant bien entendu, et pour autant qu’ils parvenaient effectivement à entendre quelque chose d’autre que ce qui était dit, par-delà les discours des uns et des autres, les auteurs n’en pensaient pas moins. Au-delà des propos de certains militants, ils percevaient souvent « l’aliénation à une cause au détriment de la reconnaissance de chaque producteur associé ». « Vaincre la barrière d’un discours construit sur de telles abstractions » fut d’ailleurs le « premier défi » des chercheurs, désireux de « partir des hommes tels qu’ils étaient » et de mettre à jour la singularité de leur trajectoire et de leurs désirs… Ils se sont donc soigneusement tenus à distance de l’« atmosphère fusionnelle du companheirismo » (« tous companheiros certes, mais en quoi ? […] quel peuple notre compagnon représente-t-il ? »), car au-delà de la camaraderie, il leur semblait entendre quelquefois « l’expression de la complicité et de l’opportunisme »… Le même discours militant ne pouvait-il s’articuler à une protestation d’aide aux incapables et aux assistés, et faire ainsi l’objet d’un usage strictement conventionnel dans l’exercice, traditionnel, d’une « domination au travers des liens de faveurs ou de servilité » (« ici, personne ne meurt de faim » disait un responsable, « parce que je donne à ceux qui ont besoin ») ?…. Quant aux proclamations jalouses du droit et du respect de l’individualité, ils voyaient bien comment le propos pouvait révéler le désir d’« user des avantages de la collectivité sans en assumer les obligations ». L’aliénation et l’opportunisme résonnaient jusque dans les paroles des assistés et la rhétorique des « victimes »…

7La distorsion entre le discours et les mobiles de ceux qui les tiennent est chose commune. Elle n’était ici, somme toute, que l’effet ordinaire du rassemblement de multiples destins personnels concrets au sein d’une entreprise commune dont personne cependant, il faut le souligner (ni les intéressés ni les chercheurs), ne remettait en cause la légitimité ni la nécessité. La population était globalement soucieuse de mieux-être et d’autonomie, attachée à son existence collective comme au moyen de ses ambitions. L’occupation solidaire de la terre, sinon son usage collectif, restait pour tous la clé d’un destin social meilleur. Mais elle était aussi malade du soupçon et du mépris, et les chercheurs entendaient ne pas encourager cette compulsion commune, où chacun légitimait son comportement en condamnant celui des autres. Ils veillaient à ne pas être emportés dans le flux tumultueux de ce qu’ils appelaient « les invalidations tournantes », regardées comme délétères. Mais comment cette invalidation des invalidations, qui avait été au départ une pure préoccupation de méthode, a-t-elle fini, sans que les chercheurs l’aient sciemment orchestré, par rompre le cycle des invalidations tournantes ? Comment leur démarche a-t-elle introduit incidemment une rupture politique ?

8Sans doute les auteurs jouissaient-ils d’emblée d’une légitimité et d’une autorité préalables sans quoi rien n’eût peut-être été possible. Universitaires expérimentés, couple urbain, attentif aux menus problèmes quotidiens de chacun et respectueux des plus humbles, ils incarnaient probablement une sorte d’urbanité savante et sage, rassurante et gratifiante. Ils furent introduits sur l’assentamento par les canaux militants et la direction locale les créditait d’un savoir ou d’un bagage intellectuels, ainsi que d’une expérience politique qui forçait son respect. Mais ils sont parvenus sans difficulté à être perçus comme distincts de cette direction comme de tous les organismes engagés à ses côtés. Ils jouissaient du crédit des dirigeants sans pouvoir leur être assimilés, tout en manifestant quotidiennement leur reconnaissance des dirigés par une écoute diligente dont les dirigeants se révélaient, pour leur, part, incapables. Ils eurent, certes, à convaincre les dirigés que les liens qu’ils entretenaient avec eux n’ouvraient l’accès à aucun bien, service ou faveur particuliers, mais ces liens apparurent néanmoins à leurs interlocuteurs, à l’évidence, comme quelque chose de précieux, et engendrèrent en retour une parole de même valeur. Jouissant d’un tel crédit « gratuit » des dirigés, les chercheurs auraient bientôt pu être en mesure, à la limite, d’en remontrer aux militants sur « le peuple », c’est-à-dire sur leur propre raison sociale dans la collectivité… Les dirigeants inclinaient-ils par là, à écouter les sociologues et à leur parler à leur tour avec attention et sincérité ?…. (Ils imaginaient confusément, peut-être, que les chercheurs détenaient un trésor : une vérité sur « le peuple », dont tous les militants craignent de devoir avouer un jour qu’ils l’ignorent…). Quoi qu’il en soit, les auteurs ont pu se prévaloir ainsi du crédit que chacun leur prêtait chez les autres, mais sans jamais en user au profit des uns ou des autres, alimentant une dynamique originale où leur présence au sein de la collectivité était d’autant plus puissante qu’elle s’affirmait plus « neutre ». Et tous les ont finalement crédités en miroir du crédit des autres, d’un savoir précieux sur eux-mêmes qui leur échappaient à eux-mêmes. Face à tous, les auteurs furent bientôt toujours « supposés savoir »…

9Cette position de force étonnante, semble avoir été spontanément cultivée et aménagée au fil de l’enquête par l'« interrogation » systématique « des discours et des certitudes » des uns et des autres. L’affaire se déployait, comme on le voit, sur un registre purement imaginaire : c’étaient les images de soi des membres des différents groupes et de leurs meneurs qui étaient mises en cause par les chercheurs. Mais aussi l’image que les uns se faisaient des autres et celle qu’ils auraient voulu leur donner ; celles que les autres se faisaient d’eux-mêmes, et celles qu’ils leur renvoyaient d’eux comme dans un miroir… Mais il faut retenir que dans ce jeu d’images, l’image propre des chercheurs occupait une position très particulière, tant ils avaient veillé à ne rien déformer et à polir obstinément la neutralité hors-jeu de leur propre regard au fil de leur séjour. Car encore une fois, le récit est édifiant : plus ils se tenaient et s’affirmaient hors-jeu, et plus ils entraient en réalité dans le jeu, pour autant qu’ils étaient crédités par ailleurs d’un savoir ineffable sur ce jeu : ils se firent ainsi le miroir fidèle du jeu spontané des miroirs des autres. Tant et si bien qu’ils en vinrent à révéler, par leur simple présence en miroir des miroirs, la vanité du dispositif imaginaire initial qu’ils réfléchissaient. Ils ont précipité la dissolution du dispositif, en en bouleversant la règle par sa simple mise en lumière, discrète certes, mais pratique… Le livre est le récit, méticuleux et passionnant, de cette réflexion subversive.

10L’effet de rupture de la présence des chercheurs au sein de la collectivité s’est manifesté de la façon la plus nette, et la plus émouvante peut-être, lors de la fête de l’assentamento. Là, des personnes hostiles qui ne nourrissaient jusqu’alors, les unes pour les autres, que mépris ou ressentiment, emboîtèrent le pas des auteurs (qui avaient ouvert le bal), et se joignirent au quadrille ; elles purent se voir elles-mêmes danser ensemble en public et s’en réjouir. Et « cette animation, avouaient les auteurs, était assurée par [leur] médiation »…

11Mais ils ne se sont pas contentés de savourer le succès convivial d’un soir de fête. Car les coordonnées de la vie commune ainsi déplacées, ils purent progresser sur la question majeure, qui les préoccupait depuis leur arrivée dans l’assentamento : « les conditions de l’apprentissage de l’exercice de la liberté à laquelle aspiraient ses membres ». Sur ce point, l’analyse va au-delà d’une simple « phénoménologie du militantisme et de l’intervention », dont chacun reconnaîtra par ailleurs la salutaire et impérieuse nécessité. L’expérience relatée ici concerne autre chose que la subversion et la rédemption des conflits conjoncturels d’une collectivité rurale : sa portée engage aussi, comme on va le voir, une certaine interprétation de l’histoire et de l’actualité du Brésil.

12En reconnaissant tout le monde, tout en se faisant reconnaître eux-mêmes de tous, les chercheurs avaient fini par devenir le vecteur d’une possible reconnaissance mutuelle de tous. Ce fut le résultat d’un refus méthodique et tactique : l’invalidation des « invalidations tournantes ». Mais du même coup, les chercheurs n’avaient probablement plus qu’un geste à faire, pour devenir le vecteur d’un renouvellement du sens de l’appartenance de la collectivité : c’est-à-dire, d’une façon ou d’une autre, pour y prendre le pouvoir. Réputés dépositaires d’un savoir précieux sur la collectivité, devant elle et méconnu d’elle-même, ils avaient à leur portée le fauteuil de son maître…

13Le pas supplémentaire des auteurs semble avoir consisté dès lors, en un second refus méthodique, mais de portée stratégique cette fois : le refus de s’asseoir dans le fauteuil. Quoi qu’il arrivât en effet, ils ont maintenu du premier au dernier jour invariablement le même cap : politiquement et pour leur compte, il est clair qu’ils n’allaient résolument nulle part. Ils eurent soin de ne se laisser distraire par la vue d’aucun port, le chant d’aucune sirène… Le principal responsable démissionnait, la parole des autres meneurs devenait plus fragile ou incertaine peut-être, en leur présence, mais le fauteuil demeurait vide. Tout ça pour « rien » en quelque sorte, mais ce « rien », ce « nulle part » en direction de quoi les chercheurs maintenaient fermement la barre, et que leurs interlocuteurs ont donc commencé d’apercevoir confusément au creux du fauteuil, n’était-ce pas précisément le lieu vide de la Loi moderne ?

14C’est en ce sens que la portée de l’expérience dépasse, par son enseignement, les limites de l’assentamento. Car on le sait bien : il n’y a guère de fauteuil vide au Brésil. Il y a presque toujours quelqu’un, quelles que soient sa cause et son intégrité, honnête ou criminel, « démocrate » ou brigand, prêtre ou révolutionnaire, ou le tout à la fois, peu importe, il y a quelqu’un pour s’asseoir. C’est d’ailleurs la fatalité et la définition du populisme au-delà de la rhétorique démocratique, cette vectorisation personnelle de la Loi reste une exigence, souvent douloureuse, de la vie politique jusqu’à nos jours. N’est-ce pas là le principe de légitimité de ce pouvoir particulier, que l’on qualifie parfois de « charismatique » ?

15La vieille forme de domination paternaliste, dont les auteurs ont remarqué les effets persistants dans le comportement de leurs interlocuteurs, et qui prévaut encore souvent dans la vie économique latino-américaine, trouve peut-être son expression la plus spectaculaire dans le champ politique. Le pouvoir d’un dirigeant populiste (un paternaliste d’État) n’est légitime en effet, que dans la mesure où ce dernier démontre ses capacités à incarner, à la façon d’un père, la Loi auprès de ceux qu’il dirige, et à s’en faire le vecteur de telle sorte que ces derniers, obligés et protégés, n’y aient accès que par son truchement. La prépotence y est une figure structurelle, fût-elle parée des ornements juridiques et phraséologiques de la démocratie.

16Or ce principe de légitimité est antagonique avec celui qui préside à l’exercice du pouvoir démocratique. La légitimité du pouvoir d’un dirigeant bourgeois par exemple, résulte de la démonstration de ses capacités à se tenir séparé de la Loi, son autorité s’exerçant en vertu de l’existence d’une Loi indépendante devant laquelle tous, dominants et dominés, sont formellement égaux. Le fauteuil du maître est interdit au bourgeois (une vague allégorie du Droit peut éventuellement y marquer le territoire…). C’est pourquoi du reste, le dirigeant démocratique apparaît souvent si terne : l’amour que le dominé lui porte ou non, est indifférent à l’épanouissement de son existence sociale de dominant. En revanche, la séduction est consubstantielle à l’exercice de la prépotence paternaliste, dont l’autorité est plus colorée, cordiale, festive mais arbitraire et, le cas échéant, féroce et sanglante à l’endroit des rivaux ou des obligés ingrats. L’autorité du paternaliste vecteur de Loi, procède de l’amour des dominés – c’est une disposition mécanique… Si la Loi qu’il prétend incarner défaille, aucune autre Loi ne peut venir à son secours (sauf au titre d’un prétexte), et moins encore, malheureusement, au secours de sa victime… Le maître n’a plus alors que le recours aux armes.

17La présence subversive des auteurs s’est donc faite, cette fois, stratégique : ils ne se sont pas assis dans le fauteuil. Et tant qu’ils demeuraient présents au moins, personne n’était en mesure de le faire à leur place, et ça fonctionnait quand même. Ils ne s’étaient pas simplement fait les catalyseurs d’une reconnaissance mutuelle et sans exclusive des membres de l’assentamento, ils avaient aussi élevé un barrage contre le reflux fatal de l’héritage paternaliste, en interdisant de facto l’accès au pouvoir personnel… C’est alors que l’espace de reconnaissance mutuelle a pu s’accomplir en devenant un espace de négociation. Celui-là même que les auteurs avaient appelé de leurs vœux à leur arrivée dans l’assentamento, et qu’ils venaient de promouvoir, presque par-devers eux (« sous nous »). On lira comment les problèmes pratiques qui envenimaient la vie de la collectivité à cette époque, purent être résolus (l’usage des machines). Mais on lira aussi comment la dynamique spontanée des coteries d’obligés, les « conduites de dérobades » et les excommunications pour « péché envers la Cause », durent céder la place à l’articulation d’une parole nouvelle, éventuellement passionnée, véhémente, peu importe : mais argumentative, et donc égalitaire. L’autonomie de chacun, si chère aux auteurs, fut conservée dans le sens nouveau attribué par là à leur existence collective.

18En ce sens enfin, le livre se présente comme une réflexion sur la liberté. Les auteurs soulignent l’existence et la force de cette aspiration à l’autonomie, la hantise d’échapper au « cativeiro », dans le discours de tous les paysans en lutte. Mais du même coup, l’exposé de leur expérience met en évidence les limites de l’assouvissement d’un tel désir, tant que les séquelles de l’héritage paternaliste demeurent vivantes et que le spectre des patrons habite les esprits – la puissance de l’héritage résultant finalement, de ce qu’il se confond avec le sens commun… Le récit l’« apprentissage de l’exercice de la liberté » démontre en effet, a contrario, que la réalisation du désir d’autonomie se retourne en son contraire, aussi longtemps que la disposition populiste (inégalitaire) dans laquelle ce désir s’exprime n’est pas détruite. L’homme asservi qui ne se satisfait pas d’être l’obligé d’un « bon » maître, qui aspire à la liberté, n’a d’autre issue que de prendre la place du maître, ou, comme s’expriment les auteurs, de « s’approprier les autres ». La liberté sans égalité restitue la servitude… Et peut-on imaginer qu’il existe quelque égalité ailleurs que devant la Loi ?…. Aussi longtemps qu’aucune force n’est en mesure de s’emparer de cette Loi dans la personne des maîtres, de l’arracher à son incarnation charismatique pour l’installer « nulle part », dans le fauteuil vide, la Loi elle-même reste vaine et n’engendre nulle égalité : ni dans l’administration ni le gouvernement de l’État, ni dans les entreprises, les fazendas… pas plus d’ailleurs que dans les syndicats, les assentamentos, les Réserves extractivistes ou les communautés de base de l’Église… Et les professions de foi égalitaires, juridiques, éthiques, modernistes, comme toutes les figures imposées par la gestuelle démocratique contemporaine, n’ont peut-être d’autre fonction réelle, trop souvent, que d’alimenter la rhétorique imaginaire et fleurie des paternalistes d’État, des démagogues, des naïfs ou des brigands.

19Les auteurs ne cachent pas la modestie de leur expérience : « nous savions que ce processus ne faisait que commencer et qu’il était fragile, pouvant entrer en régression dès lors qu’une médiation compétente n’assurerait plus la transition qui s’ébauchait »… Ils ont dégagé, disent-ils, les premières balises de la voie d’un « possible ». Mais ils ont montré aussi par là, que la « démocratie » n’est pas une simple disposition juridique et constitutionnelle mais, plus essentiellement, un lien social particulier. Et il est difficile d’éluder, dès lors, la question que le récit et l’intelligence de cette recherche nous invitent à poser, à une tout autre échelle : ce « possible » peut-il s’actualiser localement, et durablement, avant que ne surgisse quelque « médiation compétente » assurant aussi la « transition » du Brésil ? De façon plus pragmatique : quelles forces sociales sont aujourd’hui porteuses, au Brésil, d’une telle séparation de la Loi et des dominants, de cette séparation fondatrice d’égalité et capable de rompre avec le régime populiste de la liberté inégalitaire, indéfiniment matrice de servitude ?

20Liberté, égalité… on voit que l’esprit des Lumières n’a pas fini de souffler sur le monde, et que son actualité ne parvient guère à s’énoncer, aujourd’hui encore, sans quelque accent révolutionnaire.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Christian Geffray, « De l’apprentissage de la démocratie »Lusotopie, XVI(2) | 2009, 3-9.

Référence électronique

Christian Geffray, « De l’apprentissage de la démocratie »Lusotopie [En ligne], XVI(2) | 2009, mis en ligne le 01 novembre 2015, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lusotopie/175 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1163/17683084-01602002

Haut de page

Auteur

Christian Geffray

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search