Cahiers des Anneaux de la Mémoire, Yvon Chotard (ed.), 2001, III. « La traite et l’esclavage dans le monde lusophone : la révolution française et l’esclavage. Les débats d’aujourd’hui »
Cahiers des Anneaux de la Mémoire, Revue annuelle publiée par l’association les Anneaux de la Mémoire de Nantes, Nantes, Unesco, 2001, III, « La traite et l’esclavage dans le monde lusophone : la révolution française et l’esclavage. Les débats d’aujourd’hui », Yvon Chotard (ed.), 420 p.
Texte intégral
1Cette livraison déjà ancienne, outre deux articles consacrés à la Révolution Française et à l’esclavage, contient un riche et volumineux dossier sur la traite et l’esclavage dans le monde lusophone. C’est ce dernier dossier, composé de douze contributions abordant principalement trois grandes thématiques, qui a retenu notre attention.
2Une première série d’articles met en avant la capacité d’initiative que surent préserver les sociétés africaines face aux Portugais. À partir de l’étude de la traite dans le golfe de Guinée, aux xve et xvie siècles, Joseph B. Ballong-Wen-Mewuda (« Africains et Portugais : tous des négriers aux xve et xvie siècles dans le Golfe de Guinée ») montre que, loin de passer d’emblée sous la coupe des Portugais, les différentes entités africaines disposent d’une réelle marge de manœuvre. Ainsi, dès leur arrivée sur la côte de l’actuel Ghana, les Portugais, se contentent de s’insérer, en le faisant changer d’échelle, dans un trafic d’esclaves que les sociétés Fanti pratiquent de longue date dans la région.
3John K. Thornton (« Les premiers contacts entre le Portugal et le royaume d'Angole »), quant à lui, prend le contre-pied de la thèse traditionnelle selon laquelle le royaume du Congo serait passé sous la domination des Portugais, dès les premiers contacts, au xvie siècle. Au contraire, il considère que, jusqu’au xviie siècle, on est en présence d’une monarchie forte, centralisée et indépendante qui résiste aux Lusitaniens. Selon lui, de telles erreurs d’interprétation s’expliquent par l’usage exclusif des sources portugaises qui tendent naturellement à faire la part belle à la suprématie précoce des colonisateurs.
4De son côté, Roger Botte (« Le Portugal, les marchés africains et les rapports Nord-Sud (1448 ca-1550) ») considère qu’à partir du XVe siècle, et une partie du suivant, les Africains sont encore maîtres de leur propre histoire et maîtrisent parfaitement leurs relations avec l’Europe. Préservant souverainement leur contrôle des marchés et de leurs profits, ils ne sont des partenaires ni subalternes ni dépendants, et les Européens n’ont pas les moyens de les contraindre à participer à quelque type de commerce que ce soit. Ce sont bien les États et les sociétés africaines qui, en fonction de leur dynamisme interne et de leurs intérêts commerciaux, décident de participer à la traite aussi longtemps que les prix sont attractifs.
5L’article de Zacharie Saha (« De l'esclavage coutumier à la traite transatlantique dans la région de Dschang au Cameroun : un aspect des circuits terrestres en amont du Golfe de Guinée aux xviiie et xixe siècles ») invite, au contraire, à fortement nuancer cette continuité entre traite africaine et européenne. Étudiant la transition de l’esclavage coutumier à la traite transatlantique dans la région de Dschang (Cameroum), il incite à ne pas mettre sur le même pied d’égalité l’esclavage coutumier, qui prévalait en Afrique avant l’intrusion arabe et européenne, dont la fonction était essentiellement sociale, et la dimension manifestement économique de la traite transatlantique. Alors que les traites externes, tant arabes qu’européennes, avaient pour objet de réduire l’esclave au rang de marchandise, l’esclavage coutumier, écrit-il, intégrait les individus, à plus ou moins long terme.
6Le second groupe de contributions éclaire la question de l’esclavage et de la traite vus du côté luso-brésilien. Didier Lahon (« L'esclavage au Portugal. Utopie et réalité ») met l’accent sur un aspect en général peu connu : la présence d’esclaves africains au Portugal. Débarqués principalement dans les ports de Lagos (Algarve) et Lisbonne, dès les années 1440, ces captifs supplantent en quelques décennies ceux provenant des razzias effectuées sur les côtes d’Afrique du Nord. En 1550, la population totale de Lisbonne (100 000 hab.) comptait 10 % d’esclaves presque tous noirs ou mulâtres. Jusqu’au début du xixe siècle, les récits de nombreux voyageurs étrangers attestent de leur pénétration croissante dans le tissu social de la capitale et de certaines provinces.
7On sait l’antériorité et la primauté des Portugais en matière de traite transatlantique, au moins jusqu’à la fin du xvie siècle. Nicolas Ngou-Mve (« São Tomé et la diaspora Bantou vers l'Amérique hispanique. ») aborde le thème à partir d’une étude de cas : celle de l’île de Sao Tomé, au large du Gabon, dont le rôle fut important dans la traite négrière, dès le xve siècle. Les recherches d’archives menées par l’auteur, tant à Vera Cruz qu’à Carthagène, montrent qu’au début du xviie siècle, peu avant son déclin, São Tomé, approvisionnait encore généreusement le marché américain.
8Premiers acteurs de la traite transatlantique, les Portugais furent aussi parmi les derniers à y renoncer, dans les années 1860, ce que nous rappelle fort opportunément João Pedro Marques (« Le Portugal et la traite illégale, une affaire de complaisance »). Au titre des facteurs susceptibles d’expliquer cette attitude très complaisante et « tolérante » de la métropole, il retient l’existence d’une forte communauté portugaise résidant au Brésil, l’activité des trafiquants portugais fixés sur les côtes d’Afrique, la complicité et la corruption des autorités coloniales portugaises. Au point que Lisbonne, un demi-siècle durant, résiste de mille manières aux injonctions britanniques auxquelles elle se contente d’acquiescer sans jamais beaucoup œuvrer pour les mettre en application.
9La stratégie brésilienne, face aux pressions britanniques, telle que la décrit Oruno D. Lara (« La traite luso-brésilienne après l'abolition anglaise de 1807 »), n’est pas sans similitudes. Les autorités du Brésil indépendant, en dépit de tous les traités signés avec Londres, ferment continûment les yeux sur la poursuite de la traite clandestine. Ainsi, le traité signé en 1826 entre l’empereur Dom Pedro et le roi Georges d’Angleterre, portant sur la suppression de la traite négrière, ne fait guère obstacle au maintien de la traite brésilienne. Encore entre 1846 et 1849, malgré une efficacité croissante de la chasse britannique aux navires négriers, débarquent chaque année au Brésil de 50 000 à 60 000 esclaves. Si, en 1850, la loi Eusebio de Queiroz abolit définitivement la traite, en dépit de la forte opposition de l’oligarchie esclavagiste, celle-ci se poursuit encore clandestinement pendant la décennie suivante, il est vrai à moindre échelle.
10Un troisième groupe d’articles évoque, tout particulièrement, certaines identités héritées de l’esclavage. Ainsi, Shihan de Silva Jayasuriya (« Le rôle des esclaves africains dans les comptoirs portugais du Sri Lanka et de l'Extrême-Orient ») ramène-t-elle à l’existence les Cafres de Ceylan, cette minorité oubliée dont les ancêtres vinrent d’Afrique, il y a quatre siècles et s’établirent dans l’actuel Sri Lanka. Longtemps, leur l’adhésion au catholicisme romain qu’ils partagent avec les descendants de Portugais, les distingue du reste de la population. Le créole portugais de ces populations d’origine africaine devient même une véritable lingua franca de l’île et sert de moyen de communication entre les différentes autorités coloniales (portugaises, hollandaises et anglaises) et la population de Ceylan. Aujourd’hui, les Cafres forment une communauté en voie d’extinction d’à peine quelques dizaines de familles dont les enfants ont cessé de parler le créole portugais mais n’en participent pas moins aux prières et aux psalmodies.
11Tania Risério d’Almeida Gandon (« L'Indien et le Noir : une relation légendaire au Brésil »), qui s’intéresse aux pôles indiens et noirs de l’identité métisse brésilienne, en relève deux aspects fondamentaux. Le premier tient à la contradiction qui se fait jour au lendemain de l’indépendance entre, d’un côté, l’exaltation de la figure mythique de l'Indien, transformé en emblème de la libération et du nationalisme autochtones et, de l’autre, le mépris à l’endroit de l’Indien en chair et en os, en voie d’extinction. Le second aspect insiste sur la situation actuelle d’effervescence afro-brésilienne qui, tout à sa célébration de l‘Afrique et de la négritude, tend à oublier la forte ascendance matrilinéaire indienne de très nombreux Brésiliens.
12Pour sa part, Maria Inês Côrtes de Oliveira (« La grande tente Nagô : rapprochements ethniques chez les Africains de Bahia au xixe siècle ») a analysé, à Salvador, les processus de construction identitaire de la « nation » nagô, terme qui désigne en fait l’ensemble des groupes yoruba culturellement dominants dans la ville. Les dénominations ethniques attribuées aux Africains, nous rappelle l’auteur, proviennent d’appellations issues de la traite et ne correspondent jamais aux désignations courantes en Afrique. Toutefois, en partant de ces assignations qu’ils assument les esclaves réussissent à promouvoir des identités bien spécifiques, avec leurs frontières, par l’appropriation d’ethnonymes ayant cours en Afrique.
13Carine Durand (« Mémoires et oublis des résistances esclaves au Brésil. Vers une réinterprétation théâtralisée des processus de domination »), qui a aussi choisi Salvador comme terrain, s’interroge sur la réactualisation de la mémoire de l’esclavage dans la période récente marquée par une forte revalorisation de l’identité afro. Elle le fait à partir de l’étude d’un vecteur bien particulier de cette mémoire : les projets éducatifs théâtraux développés dans les communautés noires à partir des années 1990, à destination des enfants et des adolescents. Elle relève combien cette démarche est inspirée du Théâtre Expérimental du Noir crée par Abdias do Nascimento en 1944 et souligne la place essentielle qu’y occupent quelques figures héroïques promues en quelques années en références de la négritude. Entre toutes, celle de Zumbi, qui dirigea le quilombo de Palmares au xviie siècle, est de très loin la plus populaire.
14Au total, ce dossier sérieux, solide et distancié, loin de la vaine polémique, apporte très utilement sa pierre à la connaissance des spécificités de la traite portugaise et de quelques-unes de ses conséquences.
15Avril 2006
Pour citer cet article
Référence papier
Richard Marin, « Cahiers des Anneaux de la Mémoire, Yvon Chotard (ed.), 2001, III. « La traite et l’esclavage dans le monde lusophone : la révolution française et l’esclavage. Les débats d’aujourd’hui » », Lusotopie, XIII(2) | 2006, 223-226.
Référence électronique
Richard Marin, « Cahiers des Anneaux de la Mémoire, Yvon Chotard (ed.), 2001, III. « La traite et l’esclavage dans le monde lusophone : la révolution française et l’esclavage. Les débats d’aujourd’hui » », Lusotopie [En ligne], XIII(2) | 2006, mis en ligne le 10 avril 2016, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lusotopie/1543 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1163/17683084-01302031
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page