Jean-François Véran, L’esclavage en héritage (Brésil). Le droit à la terre des descendants de marrons
Jean-François Véran, L’esclavage en héritage (Brésil). Le droit à la terre des descendants de marrons, Paris, Karthala, 2003, 386 p., ISBN 2-84586-413-2 (« Hommes et Sociétés »).
Texte intégral
1Dans cet ouvrage issu de sa thèse de sociologie, Jean-François Véran nous invite à une plongée dans le monde rural du Nordeste du Brésil, à Rio das Rãs, localité située dans l’intérieur de l’État de Bahia, près des rives du rio São-Francisco, dans le municipe de Bom Jesus da Lapa. Entre 1977 et 1998, elle a été le théâtre d’un grave conflit foncier qui trouvé une résolution à travers l’attribution de terres aux habitants de Rio das Rãs, désormais définie comme « communauté rémanente de quilombo », c’est-à-dire comme un groupe humain, installé sur un territoire rural et descendant d’un groupe d’esclaves évadés. Le Titre 68 de la Constitution, qui attribue un droit à la terre à ces communautés a été adopté dans l’indifférence générale en 1988 et n’avait jamais été appliqué avant 1995. Or, à partir de 1992, l’intervention d’acteurs politiques nationaux extérieurs aux lieux, associée à une forte médiatisation, a poussé les acteurs à mettre en avant leur identité de descendants d’esclaves noirs, puisque l’accès à la terre passait par sa reconnaissance : « dès lors, il ne s’agit plus du même conflit » (p. 25), note Jean-François Véran, qui s’attache à observer les interactions entre les mobilisations conflictuelles et l’affirmation d’une identité noire.
2La première partie de l’ouvrage retrace l’émergence, au niveau national, de la question de la « rémanence de quilombo », pour montrer qu’elle a reposé sur la rencontre de plusieurs enjeux, à partir des années 1980 : organisation du mouvement noir qui acquiert une audience nationale grâce à l’action du Mouvement noir unifié (MNU), au moment de la commémoration des trois cents ans de la mort de Zumbi qui favorise une publicisation du débat sur la discrimination raciale ; quête d’un « espace identitaire » par les populations noires à partir de la valorisation des expressions culturelles afro-brésiliennes et d’un processus de construction d’une mémoire ethniciste (p. 75-76) ; travail constitutionnel et juridique ; logiques médiatiques ; découverte d’un « insaisissable objet » (p. 93) par la recherche universitaire en histoire et en anthropologie, qui a généré un champ d’analyse et d’expertise propre, à partir de 1995, notamment en réponse aux demandes politiques ; recherche de légitimité par le gouvernement… Le travail de Jean-François Véran montre bien la simultanéité et l’intrication des démarches politiques et scientifiques, les unes se nourrissant des autres.
3Dans une seconde partie, l’auteur renverse la perspective pour montrer comment la question de la rémanence s’est posée localement. Il revient ainsi sur l’histoire foncière des terres semi-arides de l’intérieur du Nordeste depuis le xviie siècle pour montrer comment se sont formées les « communautés noires » rurales, récemment définies comme « rémanentes de quilombos ». Interrogeant la mémoire collective des populations de Rio das Rãs, Jean-François Véran repère les cadres sociaux au sein desquels elle s’est construite. Il montre surtout une triple invisibilité de la question noire jusqu’aux années 1980. D’abord, jusqu’à la moitié du xxè siècle, le sertão a été un « terrain déserté des grands événements de la nation » (p. 135), disparu de l’histoire nationale, pour n’être révélé qu’avec les conflits de la terre récents. Ensuite, en s’appuyant sur une minutieuse histoire foncière de Rio das Rãs, Jean-François Véran montre l’absence de l’État dans ces régions, laissées à l’administration des propriétaires de grandes fazendas. Enfin, la sociologie brésilienne classique, sous l’influence de Euclides da Cunha ou de Gilberto Freire, a construit le mythe d’un sertão d’où les noirs étaient absents, peuplé par des métis de la « race sertaneja » (p. 152). Revenant sur ces idées reçues, l’auteur montre la vigueur de l’esclavage dans le sertão jusqu’à la veille de l’abolition, notamment le long des berges du moyen São-Francisco ; la présence de noirs fugitifs installés dans les quilombos étant davantage connue. Jusqu’aux années 1960, de nombreuses pratiques collectives attestent d’une organisation territoriale ouverte des relations sociales, au sein de vastes espaces, au sein desquels les populations circulaient de façon intense. Les conflits de la terre ont ainsi éclaté dans un contexte de transformation en profondeur des relations sociales, liées à l’introduction de l’agriculture d’exportation, à l’arrêt des migrations saisonnières, et, de façon générale, à la « fermeture des espaces régionaux » (p. 206). Rio das rãs est alors devenue une région fermée sur elle-même, où se sont multipliés les liens familiaux entre les habitants, devenus groupe de parenté.
4Dans ce contexte local devenu conflictuel, le passé de l’esclavage est évoqué par les habitants de Rio das Rãs sur le fondement d’une très nette volonté de distinction vis-à-vis du passé et de la condition d’esclave, dans la dérision ou dans l’insistance sur le métissage. Loin de se présenter comme des héros de la résistance noire, les habitants continuent à considérer la négritude comme dévalorisante. Pourtant, ce sera bien en référence à un passé de l’esclavage que la « communauté » de Rio das Rãs a été définie comme « rémanente de quilombo » par les anthropologues envoyés depuis Brasília.
5C’est au conflit de la terre, à sa résolution, et aux transformations de l’organisation sociale locale que la troisième partie se consacre. Le conflit s’est aggravé à partir de la fin des années 1980, au moment où la localité connaissait un processus de diversification et de monétarisation de ses activités économiques et de transformation de ses valeurs. À l’instigation d’acteurs urbains (élus du Parti des travailleurs, Commission pastorale de la terre, syndicats, « experts » et anthropologues…), les rhétoriques communautaire et identitaire ont été introduites : jusque-là totalement inconnu, le mot de « quilombo » a fait son apparition à Rio das Rãs à partir de 1992, pour s’imposer progressivement comme un élément déterminant de la résolution du conflit de la terre. Jean-François Véran souligne qu’aujourd’hui, le sens donné par les habitants au quilombo reste inscrit dans le conflit de la terre et dans ses enjeux locaux : « le quilombo a été découvert à travers ses effets sur la situation concrète de la population » (p. 319) et les droits qu’il a apporté. Ainsi le travail des mouvements noirs et de la CPT auprès de la population a-t-il revêtu un impact moindre sur les représentations du quilombo que sur la constitution d’une élite militante à Rio das Rãs, et sur la transformation des liens sociaux dans cette localité. A l’issue de la victoire et de l’acquisition de la propriété de la terre, le processus de démobilisation et de désinvestissement des habitants « rappelle le caractère situationnel de son acceptation antérieure » (p. 365) et de la « découverte » de l’identité.
6La recherche menée par Jean-François Véran vient alimenter, de façon très féconde et constructive, plusieurs débats qui animent aujourd’hui les sciences sociales. D’abord, il apporte une pierre à la théorie des mobilisations en montrant comment l’offre politique formée par le Titre 68 de la Constitution, en s’inscrivant dans les conflits de la terre pré-existants, et en transformant les opportunités politiques, a participé à la structuration de la contestation. Les communautés paysannes déjà engagées dans des conflits de la terre se sont saisies d’une nouvelle opportunité offerte par le droit et, pour cela, ont mis en avant une identité spécifique, qui leur permettait d’accéder à un droit que la politique de réforme agraire ne leur avait pas encore reconnu. « Pour bénéficier de l’offre politique de légalisation des ‘communautés rémanentes’, des populations noires rurales avaient été incitées à mobiliser de manière ostentatoire leur identité en faisant usage politique de leur mémoire et de leur origine quilombola » (p. 10).
- 1 E. Hobsbaum & T. Ranger (eds), The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1 (...)
- 2 A. Appadurai, Après le colonialisme, les conséquences culturelles de la mondialisation, Paris, Payo (...)
- 3 J.-P. Lavaud, « Démocratie et éthnicisation en Bolivie », Problèmes d’Amérique latine, printemps 20 (...)
- 4 M.-C. Smouts, Forêts tropicales, jungle internationale: les revers de l’écopolitique mondiale, Pari (...)
7Par ailleurs, l’ouvrage de Jean-François contribue à la connaissance des processus d’affirmation identitaire, car son interrogation centrale porte sur la « gestation de l’ethnicité » : « comment l’acteur bascule-t-il dans l’ethnicité » ? (p. 11). Il nous donne ainsi un aperçu des rôles que peuvent jouer les groupes d’experts ou le travail scientifique, associé à l’intervention d’acteurs mobilisés extérieurs, pour « faire exister » un groupe social et un enjeu. Le travail de Jean-François Véran montre bien en quoi la définition de la « communauté » de Rio das Rãs comme « rémanente de quilombo » a largement reposé sur un travail de construction de la mémoire collective, porté par des acteurs extérieurs au groupe local. On comprend aussi comment, en retour, l’affirmation d’une identité noire par les acteurs locaux est venue alimenter le débat politique national sur la question raciale. Ces recherches s’inscrivent donc directement dans le champ des travaux sur l’invention de la tradition, tels que les ont introduits Eric Hobsbaum et Terence Ranger1, ou tels que les a abordés plus récemment Arjun Appadurai2. Ils pourraient également alimenter une comparaison utile avec le choix de l’affirmation de leur identité indienne par les groupes sociaux qui cherchent à draîner le soutien des ONG étrangères, comme l’évoque Jean-Pierre Lavaud à propos de la Bolivie3. Une comparaison serait aussi intéressante avec la stratégie adoptée par le syndicaliste Chico Mendes au milieu des années 1980, pour « traduire ses objectifs dans le registre utilisé par écologistes étrangers », quand il a perçu que son combat pour le droit de la terre rencontrerait davantage d’échos et de soutiens internationaux s’il empruntait la voie d’une mobilisation environnementale que s’il poursuivait une contestation dans le cadre syndical, ainsi que le montre Marie-Claude Smouts dans Forêts tropicales4.
- 5 Voir, par exemple, C. Gros, « Demandes éthniques et politiques publiques en Amérique latine », Prob (...)
- 6 A. Marx, Making Race and Nation: a Comparison of South Africa, United States, and Brazil, Cambridge (...)
8On touche ici à un des points faibles de l’ouvrage, dont on peut regretter qu’il reste le plus souvent « collé » à son objet, et fait l’économie des comparaisons ou des montées en généralités, qui auraient montré comment cette recherche contribuait à la compréhension de processus sociaux que l’on retrouve ailleurs. On regrette tout simplement l’absence de généralisation explicite ou de référence claire aux débats théoriques et conceptuels. D’autres éléments de comparaison auraient encore pu être introduits, puisque, à la même période que celle qui occupe cette recherche, l’Amérique latine a connu un mouvement de reconnaissance du caractère pluri-ethnique et multiculturel des nations latino-américaines, inscrit dans la plupart des Constitutions adoptées depuis les années 1980 sur ce continent. Cette reconnaissance a ouvert un processus comparable d’attribution de droits fonciers5. De même, une comparaison aurait pu être utile avec les mouvements noirs d’autres sociétés où les discriminations restent fortes6.
9Quoi qu’il en soit, les qualités et l’apport de cet ouvrage n’en sont pas moins nombreux qu’évidents. Citons en priorité : la mise en perspective des enjeux nationaux à travers un regard localisé ; le travail historique à la fois minutieux et rigoureux, et qui donne sens aux processus sociaux et politiques contemporains, en particulier dans la seconde partie ; l’enquête ethnographique fine, associée à une belle synthèse… Outre la rigueur de l’exposition, les photos insérées au milieu du livre et les nombreux encadrés, le lecteur peut apprécier la précision de l’argumentation présentée par Jean-François Véran. Au fil des pages, il arrive à la fois à faire vivre les habitants de Rio das Rãs, à montrer quels sont les enjeux politiques et sociaux de l’invention de leurs traditions de descendants d’esclaves, à retracer les processus de changement social, mais aussi à prendre ses distances vis-à-vis de toute idée reçue et de toute tentation de simplification. On ne peut que saluer, enfin, l’intelligence scientifique et humaine d’un chercheur qui a réussi à faire sien un terrain d’enquête aussi lointain, dans tous les sens du terme.
10Janvier 2006
Notes
1 E. Hobsbaum & T. Ranger (eds), The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1983.
2 A. Appadurai, Après le colonialisme, les conséquences culturelles de la mondialisation, Paris, Payot, 2005. (1e éd. en anglais : 1996)
3 J.-P. Lavaud, « Démocratie et éthnicisation en Bolivie », Problèmes d’Amérique latine, printemps 2005, 56 : 105-128.
4 M.-C. Smouts, Forêts tropicales, jungle internationale: les revers de l’écopolitique mondiale, Paris, Presses de Sciences Po, 2001 : 67-77.
5 Voir, par exemple, C. Gros, « Demandes éthniques et politiques publiques en Amérique latine », Problèmes d´Amérique latine, Printemps 2003, 48 : 11-29
6 A. Marx, Making Race and Nation: a Comparison of South Africa, United States, and Brazil, Cambridge, Cambridge University Press, 1998.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Camille Goirand, « Jean-François Véran, L’esclavage en héritage (Brésil). Le droit à la terre des descendants de marrons », Lusotopie, XIII(1) | 2006, 198-202.
Référence électronique
Camille Goirand, « Jean-François Véran, L’esclavage en héritage (Brésil). Le droit à la terre des descendants de marrons », Lusotopie [En ligne], XIII(1) | 2006, mis en ligne le 10 avril 2016, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lusotopie/1523 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lusotopie.1523
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