Une lecture symptomale de quelques théorisations récentes des guerres civiles
Résumés
La paix universelle démocratique que certains espéraient au terme de la guerre froide n’est pas advenue. Au contraire, les années 1990 ont été marquées par la récurrence de guerres internes dont les formes ont paru différentes de celles de la période antérieure. Les milieux universitaires, les publicistes et les organismes internationaux ont cherché à rendre compte de cette nouvelle donne. Ce texte analyse trois des paradigmes qui ont eu le plus de succès auprès des décideurs politiques entre la fin de la guerre froide et le 11 septembre. La thèse de R. Kaplan recoupe pour une large part la vision obsidionale d’une civilisation assiégée par les miséreux du monde. Celle de Paul Collier est en conformité avec l’ethos de la Banque mondiale dans le cadre de laquelle il a mené ses travaux : l’apolitisme, la sous-estimation des responsabilités des États dans les crises violentes, l’incapacité aussi à penser les dimensions transnationales et internationales des conflits. L’opposition conçue par M. Kaldor entre anciennes et nouvelles guerres, si elle prend en compte des aspects importants écartés par les autres paradigmes est inacceptable à cause de la réécriture de l’histoire qu’elle implique et le moralisme naïf qui structure sa vision des conflits actuels.
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Mots-clés :
guerres internes, guerre froide, apolitisme, responsabilité des États, dimensions transnationales des conflitsPlan
Haut de pageNotes de la rédaction
Ce texte a été présenté le 6 mars 2001 à la réunion du groupe de recherche conjoint CERI/Centre for Defense Studies, King’s College, sur « les acteurs intérieurs des conflits en Afrique », Paris, CERI. Pour des raisons diverses, il n’avait jamais été publié. Bien entendu, une actualisation bibliographique et problématique aurait pu être faite. Mais, en raison du décès de Christine Messiant le 3 janvier 2006 à Paris, l’idée de publier ce texte, en forme d’hommage, dans sa forme originelle, s’est imposée, d’autant plus qu’il a paru à la rédaction de Lusotopie que son analyse n’avait pas pris une ride. La rédaction de Lusotopie remercie Roland Marchal de l’avoir autorisée à le mettre à la disposition du public.
Texte intégral
« Le champ d'observation du spécialiste des sciences humaines, la réalité sociale, a un sens et une structure de pertinence spécifiques pour les êtres humains qui y vivent, y agissent et y pensent. Par une série de constructions de sens commun, ils ont présélectionné et préinterprété ce monde qu’ils appréhendent comme la réalité de leur vie quotidienne. Ce sont ces objets de pensée qui déterminent leur comportement en le motivant. Les objets de pensée construits par le spécialiste des sciences humaines afin de saisir cette réalité sociale doivent se fonder sur les objets de pensée construits par la pensée de sens commun des hommes qui vivent leur vie quotidienne dans leur monde social. Ainsi les constructions des sciences sociales sont-elles, pour ainsi dire, des constructions du second degré, c’est-à-dire des constructions des constructions faites par les acteurs de la scène sociale ».
A. Schütz, Collected Papers. I, The Problem of Social Reality,
La Haye, Martinus Nijhoff, s.d. : 59.
« Un regard comparatif sur le développement des sciences sociales permet de poser qu’un modèle visant à rendre compte des variations de l’état de ces disciplines selon les nations et selon les époques devrait prendre en compte deux facteurs fondamentaux : d’une part, la forme que revêt la demande sociale de connaissance du monde social en fonction notamment de la philosophie dominante dans les bureaucraties d’État […], une forte demande étatique pouvant assurer les conditions favorables au développement d’une science sociale relativement indépendante des forces économiques mais également étroitement soumise aux problématiques étatiques ; d’autre part, le degré d’autonomie du système d’enseignement et du champ scientifique à l’égard des forces économiques et politiques dominantes, autonomie qui suppose sans doute à la fois un fort développement des mouvements sociaux et de la critique sociale des pouvoirs et une forte indépendance des spécialistes […] à l’égard de ces mouvements »
P. Bourdieu, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action,
Paris, Seuil, 1994 : 106.
- 1 S. David, « Internal War. Causes and Cures », World Politics, 49, juillet 1997.
1La fin de la Guerre froide a considérablement modifié la configuration des relations internationales, avec des conséquences sur les guerres dont beaucoup s'étaient inscrites dans cet affrontement bipolaire : elle n'a donc pas manqué de susciter un regain de réflexion sur les conflits. Cela a été notamment le cas pour ceux des analystes qui avaient jusqu'alors mis en avant comme moteur des conflits les aspects idéologiques censés être connexes à cet affrontement des camps à l'échelle mondiale : il leur fallait trouver de nouveaux paradigmes. Mais ils n’étaient pas seuls : comme le remarque S. David1, la nouvelle conjoncture a fait entrer en force dans le domaine de l'étude des guerres civiles, qu'ils avaient jusque-là largement délaissé aux chercheurs en sciences humaines, des spécialistes des relations internationales désormais privés de ce qui avait été leur objet privilégié depuis des décennies, l’étude de l'ordre stratégique et nucléaire.
2En l'espace de quelques années et, aussi, au fur et à mesure que se dissipaient les premières théories ou espoirs messianiques de paix universelle sous forme du « nouvel ordre international » – que notamment des conflits considérés comme typiques de la Guerre froide ne s'éteignaient pas, que d'autres guerres, civiles surtout, naissaient – se sont multipliées les tentatives de penser ces conflits et de les analyser en fonction de la nouvelle configuration internationale, parfois de les situer par rapport aux anciens. Cette réflexion s'est faite surtout, nous semble-t-il, selon deux grandes lignes : l'une proposant une interprétation de tous les conflits selon de nouveaux paradigmes, l'autre insistant au contraire sur la différence qualitative entre anciens et nouveaux conflits. On reviendra en conclusion sur le contexte intellectuel et les perceptions générales de l'ordre mondial (au-delà de la question précise des conflits) qui, comme elles l'avaient fait dans la période antérieure, influencent ces élaborations, de même que sur les trajectoires intellectuelles des chercheurs eux-mêmes et les conditions sociales de leur réflexion. Elles permettent, en effet, d’éclairer tant des thèses que des failles de ces nouvelles conceptualisations.
- 2 L'arrivée de très nombreux spécialistes des relations internationales dans l'analyse des conflits c (...)
- 3 Des 164 guerres recensées entre 1945 et 1995, 77 % sont des guerres internes. K. Holsti, The State, (...)
3Ce qu'on voudrait montrer ici, à partir d'un choix fondé sur l'examen de nombreux rapports, articles, ouvrages partant de l'analyse de conflits précis ou – et surtout2 – de considérations comparatives voire statistiques sur « les guerres » et plus particulièrement « les conflits civils »3, c'est que s'est constituée sur cette question une sorte de nouvelle problématique légitime, venue prendre la place de la grille d'analyse de la Guerre froide. Elle s’est construite à la confluence de démarches aux origines largement indépendantes, malgré des divergences d'analyse parfois apparentes, parfois profondes, sur certains points, qu'il importe d'analyser précisément elles aussi. Elle forme une problématique légitime dans la mesure où elle tend à constituer un référent, implicite ou explicite, de toutes les analyses des conflits, en offrant comme l’a fait la référence à la Guerre froide des hiérarchies implicites d'intérêt, des thèmes, des concepts censés rendre compte de la réalité. Elle tend à s'imposer à son tour comme un point de débat obligé.
- 4 Du moins ceux qui ne bénéficient pas pour des raisons stratégiques diverses d'un traitement particu (...)
4On notera d'abord que les questions abordées dans ces travaux sont soulevées aux dépens d'autres. Comme la problématique légitime qui l'a précédée, celle qui se constitue aujourd'hui se fonde sur ou tolère des oublis de réalité, des incohérences d'analyse importantes. Il nous est apparu que ceux-ci renvoient largement à la fois aux difficultés ou aux impasses d'une politique internationale et aux points aveugles d'une période. Et qu'à cela n'est pas étranger le fait que ces nouvelles analyses donnent lieu aussi à des jugements et des prescriptions plus ou moins explicites, et qu'elles viennent légitimer des politiques précises face aux conflits4, même si cela n'est pas, sauf exception, leur objectif. Elles tendent, en effet, malgré leurs quelquefois radicales différences, vers une vision substantiellement commune : la criminalisation de ceux qui recourent aux armes. Et elles débouchent, explicitement ou non, mais dans un même mouvement de pensée et de morale, sur une prescription qui l'est aussi : le « traitement » le plus adéquat à appliquer à ces acteurs « globalement criminels » relève de la justice, et le plus souvent du couple judiciarisation et éradication.
5Nous avons choisi de considérer ici trois courants, parce qu'ils ont connu ou connaissent une influence remarquable sur le débat universitaire ou plus politique concernant les conflits armés sur le continent africain et qu'ils bornent le champ d'une part significative des études produites. Ces trois visions sont d'abord examinées pour ce qu'elles sont : des analyses des conflits ; leurs thèses et leur argumentation sont donc discutées. Nous tenterons de rendre compte des impasses et incohérences et engager la discussion sur les questions – d'analyse et de politique en aval – qui nous semblent les plus gravement défaillantes dans ces approches.
- 5 R. Kaplan, Balkan Ghosts : A Journey through History, New York, St Martin’s Press, 1993.
- 6 R. Kaplan, «The Coming Anarchy. How Scarcity, Crime, Overpopulation, Tribalism and Disease are Rapi (...)
6Le premier courant est particulièrement représenté par l’œuvre de Robert Kaplan5, et surtout son essai le plus célèbre6 : The Coming Anarchy. Ce titre recouvre une description des maux qui prolifèrent dans le monde actuel et des dangers que leur développement recèle pour la civilisation. Son écho a été relativement faible dans le champ académique ou plutôt négatif : on verra que les deux autres courants le contestent explicitement, quelquefois avec véhémence. Son effet a, en revanche, été tout à fait dévastateur dans les médias et chez les politiques, et il sert souvent encore de référence implicite à de nombreux diplomates notamment à propos de l'Afrique. On verra cependant aussi qu'en dépit de la nette distanciation des chercheurs par rapport au catastrophisme de cette vision (car il s’agit plus d’une vision que d'une analyse) et à son insistance sur le choc culturel ou ethnique, sur plusieurs autres points, on trouve en revanche chez les tenants des deux autres courants des convergences de vues notables.
- 7 Outre les articles cités plus loin, voir le numéro spécial de Journal of African Economies, IX (3), (...)
7Le second courant est l’œuvre d'universitaires ou d'experts qui revendiquent une scientificité particulière et supérieure à celle des sciences sociales « molles » : celle de l'économie. Ce courant a connu une élaboration assez prolifique à travers surtout les multiples textes de Paul Collier et diverses déclinaisons qui en ont été faites, dans le cadre de la Banque mondiale7. Il trace une coupure radicale qui s'organise autour du couple d'opposés greed/grievance (avidité/doléance) entre rébellion et protestation. Les rébellions armées relèvent d'autres « motivations » – essentiellement l'avidité – que les contestations pacifiques qui, elles, renvoient à des revendications contre des injustices réelles ou perçues. Ce courant s'écarte par deux points analytiquement importants du troisième courant. D'une part, il impute la responsabilité de la guerre aux seules rébellions ; d'autre part, il ne distingue pas d'« anciennes guerres », et pas d'anciennes rébellions qui auraient eu d'autres caractéristiques que celles criminelles, prédatyrices, qu'il analyse.
- 8 On doit relever cependant que Mary Kaldor écrit son plus célèbre ouvrage sur la base d'enquêtes men (...)
- 9 M. Kaldor, New and Old Wars. Organized Violence in a Global Era, Londres, Polity Press, 1999.
8Le troisième courant est plus interne au champ universitaire, même s'il se situe directement à l'interface du monde académique et des institutions internationales8. Il s'est construit autour du paradigme « vieilles guerres/nouvelles guerres » et l'un de ses représentants les plus prestigieux est sans conteste Mary Kaldor qui, avec notamment son ouvrage New and Old Wars9, trace des différences qualitatives entre les guerres d'avant et celles d'aujourd'hui. Cet aujourd'hui pour Mary Kaldor est explicitement défini par la transformation qualitative représentée par la globalisation tandis que l'avant mentionné par la plupart des nombreux tenants de ce paradigme est la période de la Guerre froide. Le tournant de la nouvelle période n'est, en effet, pas toujours précisément situé et rarement analysé dans ses caractéristiques et ses implications. C'est cependant l'instauration d'une coupure entre les rébellions – motivées, rationnelles, et progressistes – de naguère et celles – irrationnelles, cruelles, prédatrices, etc – d'aujourd'hui qui distingue ce courant. Son principal acquis réside dans sa disqualification des acteurs armés, qu'ils s'agissent d'États parias ou de bandes rebelles.
- 10 M. Shaw, The Sociology of War and Peace, Londres, Macmillan 1987 ainsi que Post-Military Society : (...)
- 11 J.-F. Bayart, B. Hibou & S. Ellis, La criminalisation des États, Bruxelles, Complexe, 1999.
9Ces trois courants ont été choisis parce qu'ils se sont formés précisément sur la question de l'analyse des conflits, tout particulièrement des conflits civils. Ils marquent des positions dans ce champ d'étude et en balisent l'espace, dans lequel s'inscrit évidemment tout un spectre de positions hybrides. Ils ne sont pas les seuls courants intellectuels qui servent de référence aux analyses faites aujourd'hui des conflits, qui importent naturellement des thèses plus générales des sciences sociales ou de la théorie des relations internationales. On ne rendra pas compte ici de façon distincte de telles thèses dans la mesure où elles ont été développées hors du champ des conflits. Mais on doit remarquer que notamment celles sur la globalisation10 ou sur la criminalisation des États11 sont très mobilisées dans nombre d'analyses actuelles des conflits, parfois en contradiction frontale avec tel ou tel des trois courants, parfois, dans bon nombre d'analyses hybrides, et avec une cohérence évidemment faible, en complémentarité avec eux.
10Cela fonde l'intérêt de notre démarche mais en souligne également les limites. Comme le lecteur s'en rendra compte, nous avons choisi de les aborder dans l'ordre de leur intérêt croissant à nos yeux et en leur consacrant des analyses inégalement détaillées.
Choc des civilisations et nouvelle barbarie
11Publié en 1994, alors que les espoirs de l'advenue rapide d'un nouvel ordre mondial plus juste et pacifique se sont déjà sensiblement réduits, l'essai de R. Kaplan résonne comme une véritable mise en garde contre l'anarchie qui menace le monde, de l’Afrique à l’Asie en passant par les marges de l'Europe. Celle-ci est sans doute d'autant plus vive qu'elle se conclut sur la constatation que la menace n'est à terme plus seulement extérieure – les hordes des jeunes criminels drogués des périphéries déferlant sur les métropoles du Tiers-monde – mais également intérieure à travers les diasporas ou les mobilisations communautaristes qui refusent l'intégration, et la violence des ghettos qui envahit l’ensemble du corps social dans les pays développés, les États-Unis surtout.
12Cette menace, globale et irrémédiable, est le produit d’une double évolution. D’une part, elle est l’effet cumulé des dévastations écologiques, des pandémies (du sida à la malaria), d’une croissance démographique exponentielle, d’une socialisation de plus en plus violente de la jeunesse. D’autre part, elle résulte de véritables confrontations ethniques ou religieuses qui n’autorisent aucun accommodement. Plus que la corruption des États, que l'inanité des politiques économiques ou que l’écho que trouvent dans toutes les strates de la société des aspirations irréalistes à une société de consommation globale, ce sont le chaos et l'anomie semés par ces affrontements identitaires qui détruisent par vagues successives les îlots de paix et de consensus social, voire de fragile démocratie, en mettant en évidence le caractère artificiel des États et en exposant leur faiblesse à endiguer la déstabilisation et à rétablir un équilibre dynamique. C'est donc une version radicale de « l'Empire et les barbares » qui nous est offerte – et qui pourrait nous faire regretter le temps béni de la Guerre froide où chaque camp savait maintenir l'ordre chez lui…
- 12 Pour une synthèse de cette problématique, voir T. Hower-Dixon, Environment, Scarcity and Violence, (...)
- 13 R. Preston, The Cobra Event, New York, Random House, 1998. Cette nouvelle décrit une attaque biolog (...)
13Cette thèse, à peine simplifiée ici, a eu des échos éminemment contradictoires. Sur les gouvernants – notamment américains –, elle semble avoir eu une réelle influence. Elle est censée avoir directement suscité les hésitations de Bill Clinton sur les Balkans ou encore avoir pesé, à la suite des travaux de Homer-Dixon12 amplement cités dans l'essai de Kaplan, sur la mise en place du groupe de travail sur l'écopolitique et l’écoviolence par le vice-président Al Gore. Ces hauts responsables américains ont apparemment trouvé leur inspiration dans la littérature plutôt que dans les épais rapports de leurs experts : ainsi un roman de R. Preston aurait fait plus que toutes les analyses proposées par les scientifiques du Pentagone pour inciter l'ancienne présidence américaine à développer une réflexion sur la guerre biologique13. Le Secrétaire général des Nations unies, Boutros Boutros-Ghali, n’a d’ailleurs pas été lui non plus indifférent à une vision aussi sombre : il a organisé peu après la parution de l’essai de R. Kaplan un séminaire avec l’auteur et certains de ses conseillers pour tenter de définir des contre-feux à cette évolution apocalyptique !
14Influente dans les cercles dirigeants internationaux, la vision de Kaplan a été rejetée de manière radicale tant dans la communauté scientifique qu'à la Banque mondiale. Sous réserve d'une analyse qui n'est pas faite ici, on peut mentionner certaines des causes les plus évidentes de cette attitude (au-delà de l'amertume, peut-être, des experts et de scientifiques, devant l’influence d'un tel outsider). Le choc des civilisations a peu de chances de trouver beaucoup d'écho dans la grande majorité des universitaires compte tenu des acquis des études sur la mobilisation ethnique, qui amènent à une vision non figée des ethnies ou des cultures, et autrement moins réductrice et simpliste, plus politique, de cette mobilisation. L'idée de progrès de la civilisation, l'importance accordée à la communauté internationale, à l'idée d'une société des États, la valeur accordée à l'universalisme sont également trop mises à mal par Kaplan. Il affiche en outre sans ambages la supériorité de certaines valeurs dans laquelle beaucoup ne peuvent se retrouver. Ses arguments, ses thèses, sont par trop extrémistes pour le politiquement ou le moralement correct de fonctionnaires internationaux ou pour des universitaires qui aiment à se penser comme les porteurs privilégiés d’une culture cosmopolite.
- 14 Cf. par exemple l'argumentation cohérente que développe Martin Shaw, qui parle lui aussi depuis le (...)
15R. Kaplan ne prescrit explicitement aucune solution : son texte est à ses yeux une mise à plat de dynamiques profondes qui dévastent l’ordre du monde en mettant hors jeu les régulations habituelles de la vie internationale et en fragilisant la paix civile. C’est sans doute là aussi l’une des raisons de son succès : ce texte autorise un large spectre de lectures et, donc, de recommandations pour éviter le basculement dans l’anarchie. En outre, en agitant toutes les nouvelles – très vieilles – peurs (car elles y sont toutes) et en mettant l'accent sur les dimensions négatives de la globalisation, il peut valoir comme une défense et illustration de l'Occident comme espace du droit, de la civilisation et de la tolérance tous menacés. Une telle posture n’est certes pas unique et pourrait être retrouvée chez nombre de spécialistes des relations internationales, mais ces derniers ont à cœur de la fonder sur une argumentation, pas de l'asseoir sur une accumulation de grandes peurs14.
16Malgré des différences sensibles dans l’approche et dans l'énonciation de prescriptions, on peut rattacher à un tel courant deux autres auteurs dont la renommée est sans doute plus grande dans les cercles intellectuels européens, l’historien militaire Martin van Creveld et l’essayiste Hans Magnus Enzensberger.
- 15 H.M. Enzensberger, Civil Wars. From L. A. to Bosnia, New York, The Free Press, 1994.
17Certes, à bien des égards l’essai de H. Enzensberger15 se différencie des thèses de R. Kaplan, notamment par sa réflexion éthique. Pourtant, la vision qu’il propose des guerres civiles est très proche de celle de son collègue américain sur plusieurs points essentiels. D’une part par une conception indifférenciée de la violence car, pour lui aussi, la guerre civile ne se mène pas seulement dans les quartiers de Sarajevo ou de Kaboul mais a déjà atteint les banlieues des métropoles occidentales et cette violence mobilise comme dans la vision de Kaplan au premier chef les jeunes. D'autre part, elle est autiste, privée de tout but et incapable même de différencier entre destruction et auto-destruction et ne vise en dernière instance que le pillage et la mort. La guerre civile encore « moléculaire » subsume ainsi tous les maux de notre période en une terrible maladie.
- 16 M. van Creveld, La transformation de la guerre, Paris, Éditions du Rocher, 1998 [publié en 1991 en (...)
18Cette image, Martin van Creveld la reprend en conclusion d’un ouvrage stimulant et qui a eu un réel retentissement. Le lien avec R. Kaplan est plus direct et celui-ci le cite d’ailleurs dans son texte. La célèbre thèse de l’historien israélien sur la transformation de la guerre16, plus ancienne (son livre est publié en 1991), est tout à fait dans la même lignée, même si elle conclut un ouvrage de facture plus savante sur l’évolution des formes de la guerre. M. van Creveld ne s’embarrasse pourtant pas, lui non plus, d’inutiles nuances. Constatant comme d’autres la fin de la guerre clausewitzienne dans laquelle l'identification des acteurs armés et non armés est immédiate, il pronostique comme Kaplan l’avènement d'un nouveau Moyen-Âge, marqué par la fin des guerres inter-étatiques et un foisonnement de conflits ethniques déployant une violence de plus en plus anomique car dépourvue de but stratégique. D’une certaine façon, M. van Creveld apporte bien une caution scientifique à la thèse de Kaplan, et peu de lecteurs, peut-être fascinés par la très grande culture militaire de cet auteur, osent questionner sa vision de l’ethnicité, sa réduction de conflits transnationaux à de simples conflits identitaires, sans parler de l'erreur de son diagnostic sur la disparition des guerres inter-étatiques.
19Les deux autres courants se nourrissent des mêmes faits, thèmes et questions : le déficit de sens de la violence extrême, la coercition absolue, la prédation dans tous ses modes et l’absence de projets de transformation sociale. Ils tentent aussi de les éclairer, sans vraiment remettre en cause les partis pris de ces auteurs.
Greed versus grievance
- 17 P. Collier & A. Hoeffler, Greed and Grievance in Civil War, Washington, Development Research Group, (...)
20Pour rendre compte de ce courant, on examinera essentiellement la thèse de Paul Collier, développée dans plusieurs articles17 : elle est en effet la matrice d'une série de productions souvent patronnées par des institutions internationales. Elle en est aussi, on le verra, la version la plus extrémiste dans son analyse et ses conséquences. Nous examinerons surtout son rapport d'août 2000, dans la mesure où il développe moins le modèle que la thèse (les thèses) à laquelle l'établissement de ce modèle est dit logiquement conduire.
21La base, en effet, est la construction d'un modèle qui se présente comme scientifique, fondé sur une analyse rigoureuse d'indicateurs macroéconomiques. De la manipulation experte de ces indicateurs il résulterait que ce sont les ressources, et au premier chef l'existence de matières premières, qui expliquent les rébellions armées. Il en ressortirait aussi que la rébellion est une forme de crime organisé, dont la prédation est le but.
22P. Collier met en avant deux distinctions qualitatives. La première est celle entre la protestation pacifique et la rébellion. La protestation est menée pour l’accession à des biens publics, répond à des injustices ou des discriminations, réelles ou perçues (grievances) ; alors que la rébellion l’est pour un gain particulier et la prédation (greed). Tout aussi radicalement défendue est une autre distinction essentielle : celle entre rébellion et gouvernement. Dès lors qu'on parle de prédation, certains peuvent certes être tentés de tracer des équivalences entre l'extorsion des rébellions et celle des États, mais aucune comparaison n'est, selon P. Collier, scientifiquement admissible : la taxation des États est légale ; surtout, c'est la rébellion qui introduit la guerre, qui en est la cause, et aucune prédation n'est pire que la guerre.
23On ne prétendra évidemment pas analyser la construction interne du modèle économétrique : c'est au-delà de notre compétence de non-économistes. Mais, sans nous attarder, nous pouvons cependant noter quelques-unes des faiblesses ou erreurs dans la construction des variables initiales ou dans l’argumentation des conclusions principales, qui sont apparentes même à des non-économistes.
- 18 P. Collier, Economic Causes of Civil Conflict… , op. cit. : 7.
24Un observateur à peine attentif aux événements en Afrique risque d'être, tout d'abord, un peu affligé par le principal mérite que Collier reconnaît à sa thèse : le succès total de la prédiction à partir de son modèle. « As of 1995, the country with the highest risk of civil war according to our analysis was Zaire with a three in four chance of conflict within the ensuing five years. Sadly, our model predicted this all too accurately »18. Avec deux pays étrangers et leurs armées nationales à l'initiative de l'offensive de 1996, bientôt rejoints par trois autres en 1997, le conflit en République démocratique du Congo (RDC) est ainsi présenté comme la plus typique et prévisible des guerres civiles…
- 19 Ibid. : 5.
- 20 En fait, P. Collier procède comme pour les sondages : une proportion assez considérable des interro (...)
- 21 P. Collier & A. Hoeffler, On the Incidence of Civil…, op. cit. Remarque faite en note p. 1.
25Au-delà de cette étrange réduction du champ de vision, qui n'amène chez Collier aucune réflexion sur le concept de guerre civile, on peut aussi être étonné de la désinvolture avec laquelle il passe d'un inventaire de 73 conflits répertoriés à une analyse ne portant que sur 47 d'entre ceux-ci19. Manque de données, est-il dit, mais sans que soit même posé le problème éventuel de la représentativité de l’analyse après une telle amputation20. On reste un peu interdit aussi par l’exclusion de l'Afrique du Sud de l’échantillon21, car on ne peut penser que ce soit du fait d'une absence d'indicateurs… Et on peut s'interroger sur la façon, arbitraire pour le moins, dont sont découpés et comptabilisés certains conflits : pourquoi, ainsi, une seule guerre pour le Cambodge depuis le début du comptage en 1965 et deux pour l’Afghanistan ? Ce comptage renvoie souvent à un problème d'analyse plus général : les guerres y apparaissent, pour être ensuite statistiquement traitées, par leur commencement. La question se pose donc de savoir s'il s'agit d'une autre guerre ou de la même, comme celle des critères retenus pour en décider, mais ni l'une ni l'autre de ces questions ne sont posées.
26On peut noter encore que la très « objective » périodisation par tranches de 5 ans – de 1965 à 1995 – a l'immense avantage d'éliminer aussi tous ces facteurs non pertinents, trop subjectifs sans doute, que pourrait être, par exemple, pour les différents pays africains, leur passage à l'indépendance (qui s'échelonne d'ailleurs de 1957 à 1980), ou pour les pays de l'Est et pour une série de pays dont les conflits étaient pris dans l'affrontement bipolaire de la Guerre froide, la chute du mur de Berlin. Ce faisant, P. Collier homogénéise donc avant même l'ère de la globalisation les rythmes historiques concrets d'un bout du monde à l'autre. Reste qu’on peut douter de la vertu heuristique d'une telle périodisation…
27On ne peut que remarquer surtout que, pour soutenir sa thèse « économique », il faille à P. Collier à l'occasion et sans argumentation décréter économiques des indicateurs comme le niveau d'instruction ou le nombre d'années d'enseignement effectuées par classe d’âge scolarisable. Plus généralement et plus gravement, l'argumentation de l'auteur nécessite en effet qu'il « économicise » subrepticement certains facteurs qui ne le sont pas nécessairement ou même pas du tout. On devrait également interroger les critères qui font de certaines variables des paramètres de l’avidité et d’autres des paramètres des revendications.
28On voudrait maintenant en venir à la logique de l’argumentation telle qu’elle est mise en œuvre par P. Collier et relever la multiplication de syllogismes auxquels cette argumentation donne lieu. Sans surprise de la part d'un économiste néo-classique, on est scientifiquement ramené aux ressources (purement économiques, par définition implicite mais irréfragable) et, de plus, aux ressources des seules rébellions. Une telle primauté résulterait de l'application de la méthode la plus objective.
- 22 P. Collier, Economic Causes of Civil Conflict… , op. cit. : 4.
- 23 op. cit. : 2.
29P. Collier commence en effet par éliminer comme non pertinente la question de la motivation du conflit : « By contrast, the economic theory of conflict argues that the motivation of conflict is unimportant ». Les faits sont têtus : « What matters is whether the organisation can sustain itself financially. In this case, it is the feasibility of predation which determines the risk of conflict »22. Puis il en vient à sa définition dite économique de la rébellion : « Economic analysis sees rebellion as more like a form of organized crime. Rebellion is large-scale predation of productive economic activities »23.
30Cet ordre logique d'une argumentation économique rigoureuse est cependant symptomatiquement brouillé dans le texte. En effet, l'élimination des motivations est moins démontrée que postulée par une autre assertion : « The economic theory of conflict assumes that perceived grievances and the lust for power are found more or less equally in all societies ». Cet intéressant postulat, qui ne permet pas de faire la distinction entre les « doléances perçues » sous les régimes de Nelson Mandela, ou d'Hitler, ni entre « l'ambition de pouvoir » du sous-commandant Marcos et celle de S. Milosevic, semble déjàpour le moins peu apte, dans son universalité, à prouver ou invalider quoi que ce soit. En outre la non-pertinence des motivations est assénée ici comme un argument dirimant pour exclure des causes des rébellions la perception possible, même indue, de revendication mais elle ne sera plus, on le verra, scientifiquement requise pour leur imputer l’avidité comme moteur…
31Les faits têtus qui comptent donnent eux-mêmes lieu à des glissements multiples. On peut ici en citer trois qui jouent un rôle essentiel dans la démonstration de P. Collier. Un premier tient à la confusion entretenue entre le risque qu'une guerre éclate et la cause de cette guerre, car son modèle démontre seulement que les risques de conflit sont maximaux dans les pays à forte exportation de produits primaires, à bas revenu et à faible croissance. Un deuxième syllogisme est le glissement entre le risque de conflit et sa faisabilité, et donc sa capacité à durer. Qu'un conflit armé commence n'implique pas qu'il puisse durer, se structurer en rébellion ; qu'il n'y parvienne pas, par exemple faute de « ressources », n'implique pas qu'il n'ait pas de raison d'être. Un troisième glissement est la réduction de la capacité à se reproduire d'une rébellion à la prédation et au pillage. Nous y reviendrons, mais tant pendant la Guerre froide, grâce aux financements extérieurs des guerres civiles (que P. Collier ignore) qu’après, le rapport des rébellions à la production n'est pas obligatoirement ou uniquement de prédation (sauf si on définit celle-ci comme soustraction au budget de l'État, bien sûr) : peut-on vraiment dire des insurgés nationalistes érythréens, réfugiés dans les montagnes durant des années, qu'ils vivaient de la prédation, celle d'une misérable agriculture incapable de nourrir les familles qui y consacraient pourtant toute leur vie ?
32On doit également souligner un autre type de glissement présent ici et en fait constant chez P. Collier : celui de faits à des mots qui en donnent une qualification non contrôlée, et même à des jugements. C'est très nettement le cas pour ce que P. Collier nous dit être la définition par l'économie de la rébellion que nous avons citée : « Economic analysis sees rebellion as more like a form of organized crime. Rebellion is large-scale predation of productive economic activities ». La deuxième phrase, la plus descriptive, demanderait déjà à être prouvée, mais il n'y a apparemment pas besoin de preuve de la prédation par les faits, même pas les faits économiques, dès lors qu’elle découle de la présence de matières premières… Et cette définition par la prédation est donnée comme simplement équivalente de l'affirmation de la première phrase.
- 24 C. Tilly, « State Making and War Making as Organized Crime », in P. Evans, D. Rueschmeyer & T. Skoc (...)
33Il y a deux lectures possibles d'une définition de la rébellion comme crime organisé. L'une serait une référence éventuelle à Charles Tilly24, mais il n'en est évidemment nullement question. Et cela poserait problème car Tilly suggère que la construction de l’État [en Europe] passe par une phase d’extorsion des ressources et que la différence entre cette économie de la protection organisée par l’État et l’extorsion dans son sens courant s’est construite grâce à la légitimation croissante de ce dernier. Or la question de la légitimité ne se pose pas chez Collier (il n’y a sans doute pas de variable économétrique pour en rendre compte). La lecture ne peut donc être qu'économique. Si la notion de crime renvoie seulement au fait que, par définition, une rébellion est illégale dans son pays, on n'a pas avancé beaucoup dans l’analyse, et si celle d'organisation signifie qu'il ne s'agit pas de bandes conjoncturellement rassemblées de pillards, on peut même être d'accord. Mais ce n'est pas cela que dit P. Collier (il parle d'ailleurs à plusieurs reprises de « bandes » et évacue la politique). Cette qualification tient donc bien surtout lieu de disqualification.
34Et, de fait, une fois prises en compte les données objectives purement économiques, une fois évacuées ou « économicisées » sans autre forme de procès les données gênantes, jugées marginales et infondées, une fois réduites à l'économie à la fois les causes, les moyens, et la nature – censées découler les autres des unes – des rébellions, toutes les inductions et déductions opérées par P. Collier convergent vers l'idée que les rébellions sont criminelles. On est, alors, très loin de l'analyse économétrique et plutôt en présence d'un dispositif intellectuel, qui passe par des glissements délibérés et par la disqualification aussi peu rigoureuse et très peu économique des autres théories, ou même des interrogations.
- 25 Qu'il y ait discontinuité est pour nous indéniable, et ce sont rarement les mêmes acteurs qui s'eng (...)
- 26 Décidément, les rébellions ont toujours une origine douteuse : si, par infraction au modèle (!), el (...)
- 27 M. Olson, Logique de l’action collective, Paris, Presses Universitaires de France, 1987 [1978].
- 28 P. Collier, Economic Causes of Civil Conflict… , op. cit. : 8.
- 29 On peut d’ailleurs s’interroger sur le nombre de pays au monde où les implications d’une grève sont (...)
35C'est notamment ce qui est fait quand P. Collier consolide l’équivalence faite entre rébellion et crime organisé par l'établissement d'une irréductible discontinuité entre mouvement de protestation et rébellion25. Pour disqualifier toute hypothèse de continuité ou similitude possibles entre mouvement revendicatif ou protestataire et rébellion armée, l'auteur doit d'abord faire un sort à l'histoire, qui fournit trop de mauvais exemples : « Of course, if we scour history sufficiently thoroughly we will find examples of protest movements which aborted26 into rebellion. If we scour history, we can find everything ». Et il a recours à la sociologie, en l'espèce à l’un des paradoxes de M. Olson27, théorie du choix rationnel oblige. Selon ce paradoxe, d'un côté, dans la quête d'un bien public, il n'est certes pas avantageux pour un individu de s'engager dans une action collective puisqu'il peut être réprimé par le gouvernement alors que, si celle-ci réussit, il bénéficiera de toute façon de cet acquis ; mais d'un autre côté, le risque de répression est d'autant moindre, et la chance de satisfaction d'autant plus forte, que les protestataires sont nombreux. « This [the free-ride paradox] is a problem because the government might punish people who take part unless there are so many people that there is safety in numbers. Further, in order to protest, people will loose a day of income. […] À protest costs little, risks little and offers a sense of citizenship »28. Nous sommes ici dans le domaine de la citoyenneté29. Il n'en serait pas du tout de même, selon P. Collier, avec la rébellion car le paradoxe de M. Olson ne serait plus valide : les risques de répression d'un mouvement armé sont en effet bien trop considérables pour que beaucoup s'y engagent, donc ceux qui prennent ce risque ne peuvent le faire que pour un autre objectif : non un bien commun mais un bénéfice pour eux seuls.
- 30 P. Collier, Economic Causes of Civil Conflict… , op. cit. : 9.
36On peut se demander déjà pourquoi, à l'improviste, la citoyenneté apparaît sous la plume de Collier. Mais on peut noter surtout comment c'est par un passage à des arguments hors de l’économie et extrêmes que se secoure l'analyse économique pour disqualifier en même temps les rébellions et les analyses divergentes de celles de l'auteur qui en sont faites : «… the image of the rebel band as that part of the population which is the most dedicated and self-sacrifying is difficult to reconcile with the facts »30.
- 31 Les victimes, c'est bien connu, ont aussi souvent le discernement gravement affecté !
- 32 P. Collier, Economic Causes of Civil Conflict… , op. cit. : 9.
37C'est par des procédés différents mais pareillement non économiques qu'est évacuée la question de ressemblances éventuelles entre gouvernement et mouvement insurgé, pour établir une deuxième différence radicale : entre la rébellion et l'État. Cela prend la forme suivante : «… in some countries government has been described as legalized predation in which primary commodities are heavily taxed in order to finance the government elite. In worst cases, those who are the victims of such predation may not discriminate much between the behaviour of the rebel organization and that of the government31. This does not, however, mean that the rebels are "no wo" than the government. The presence of a rebel organization plunges the society from peace to civil war and the costs of war are likely to outweigh the costs of government predation »32.
38En peu de mots que de glissements. D'abord, sur ce point aussi, l'introduction intempestive de la morale (worse). Et puis un escamotage pour trancher sans recours non plus sur les raisons économiques du conflit mais sur les responsabilités dans son éclosion et ses conséquences, avec l’induction suivante : c'est l'existence d'une rébellion qui crée la guerre dévastatrice, donc ces insurgés sont responsables de cette chose horrible. Ce faisant est évacuée, sans plus de débat, l'éventuelle responsabilité ou co-responsabilité de l'État, ou plutôt du gouvernement, dans l'advenue d'une rébellion armée.
39On pourrait multiplier les critiques sur le manque de rigueur intellectuelle de démonstrations douteuses. Le fait est que, malgré l’importance affichée de l'appareil économétrique, les principales thèses de l'auteur ne sont en fait pas démontrées à l’intérieur de son modèle. Mais notre propos essentiel n'est pas là.
- 33 Dont les travaux de H. Eckstein, « On the Ethiology of Internal Wars », History and Society, IV (1) (...)
40Nous voudrions surtout mettre en évidence tout ce qui a été éliminé dès le départ par Collier et qu'il nous paraît indispensable de prendre en considération si l'on veut analyser non seulement le risque de survenue d'un conflit, mais aussi ses raisons d'être – sans aucunement prétendre à une étiologie des conflits33 –, sa nature, son déroulement et ses conséquences. Nous voudrions également, en considérant ce qui dans les thèses centrales de P. Collier est présenté comme prouvé alors que cela ne l'est pas, tenter d'en comprendre la signification. Plusieurs points peuvent être avancés ici, qu’on développera dorénavant sans renvoyer aux textes.
41On a noté en quoi une confusion est systématiquement entretenue par P. Collier, notamment en ce qui concerne sa thèse centrale, entre le fait constaté (l'importance des ressources), le moyen (la nécessité pour une rébellion de trouver des ressources) et le but visé (l'appropriation de ressources). Le fait qu’une guérilla doive se financer est un truisme : que cela soit son objectif unique ou même principal exige une démonstration qui n’est pas faite (et qui ne peut l'être sur la base des indicateurs économiques retenus). Le passage à la motivation – à la psychologie (greed) – exigerait lui bien d'autres arguments encore…
- 34 P. Collier, in M. Berdal & D. Malone, op. cit. : 95.
- 35 J.-C. Willame, « Banyarwandais et Banyamulenge. Violences ethniques et gestion de l'identitaire dan (...)
- 36 R. Bazenguissa, « Milices politiques et bandes armées à Brazzaville : enquête sur la violence polit (...)
42Même adroitement manié, le modèle de P. Collier ne peut qu’établir la probabilité qu'une rébellion dure assez et soit assez meurtrière – 1 000 morts par an sont requis – pour qu’elle entre dans sa liste de référence. Mais il ne peut plus fournir d’explication sur le fait qu'une guerre éclate à un moment et non un autre, alors que les conditions requises par le modèle sont valables sur une longue période. En outre, l’économique et le marché y sont des réalités en soi, pures de toute valeur et représentation sociale, directement en phase avec le marché international neutre. La mise en forme d'agrégats et leur computation suffisent à livrer le secret de l'économie. Comme on l'a indiqué à propos du modèle, la périodisation se fait sur la base de l'évacuation de l'histoire. Ainsi, à l’inverse des autres courants étudiés ici, la Guerre froide n’est pas un paramètre significatif et le modèle parcourt imperturbablement les années 1965 à 1995. De quoi désespérer non plus seulement les historiens, ces observateurs pointilleux mais brouillons, et pas seulement les sociologues mais même les politistes les plus convaincus de la suprématie de la théorie des relations internationales. L’histoire n’apparaît en fait que sous la forme de… l’évolution du taux de croissance sur les cinq dernières années et de l'existence antérieure d’une guerre civile (sur cinq ans aussi), quand ce n'est pas sous celle de l'histoire des « ethnies » (se déroulant elle à un rythme plus sénatorial : d'au moins 45 ans). Il faut saluer, en effet, ici l’une des incursions de Collier hors de son domaine de scientificité propre ; il s'y démarque en effet nettement des thèses de Kaplan sur les haines ancestrales et l'ethnicité, avec une belle prise en compte de la fluidité des appartenances ethniques : « Of course, ethnic and religious identities are not given, fixed phenomena but social constructions ». Mais il faut raison garder : « However, they are rather slow to change. I measure them as of 1965 and attempt to explain conflict over the ensuing thirty years ; over such a period they have probably changed little »34. Les Banyamulengue en RDC35, les « Nibolek »36 au Congo-Brazzaville et tant d'autres apprécieront ! Quant aux groupes sociaux, ils n’apparaissent pas, sauf sous la forme de ces communautés ethniques ou religieuses, dès lors que toutes les variables utilisées occultent leur statut et les différences dans l’accès aux biens publics, et que l'analyse de systèmes politiques et sociaux dans lesquels ces groupes et leurs mobilisations peuvent être étudiés est « scientifiquement » exclue…
43Dans la même ligne d'évacuation scientifique du non-pertinent, les États eux aussi sont neutres, légaux et de ce fait toujours légitimes, puisqu’aucune interrogation sur leur origine ou leur fonctionnement réel n'a de pertinence. Alors que P. Collier insiste en revanche sur le fait que la protestation pacifique est radicalement différente de la rébellion armée et relève seule de l'exercice de la démocratie et de la citoyenneté et qu’il déploie pour ce faire une série d'arguments controuvés, la légalité de l'État suffit à son argument : cela vaut pour l'État rwandais sous J. Habyarimana comme sous P. Kagame aujourd’hui, pour l'État sud-africain de l’apartheid comme pour celui de l’ANC, et… devrait valoir pour celui de Saddam Hussein confronté aux rebelles kurdes ou chiites… P. Collier, qui parle indifféremment d'État ou de gouvernement, rejetterait évidemment toute mention de l'existence de « pouvoirs d'État » ou, pire encore, toute velléité d'analyse de systèmes de domination.
44Quant aux conflits civils qui sont l'objet de l'analyse, ils sont eux aussi pour Collier une catégorie auto-définie : ils sont civils, point. Le rôle des pays voisins pourtant souvent essentiel dans ces guerres, celui, pendant la Guerre froide, des grands parrains des conflits dits régionaux, celui multiforme de la communauté internationale, ne sont jamais pris en compte. L'économie de prédation par les rébellions, centrale dans la thèse de Collier, devrait pourtant à tout le moins impliquer également qu'il s’interroge sur les acteurs externes qui permettent la mise sur le marché international des matières premières extorquées, en échange, pour ne prendre qu'un exemple, d'armes, mais il n'en est pas question.
45La seule analyse jugée nécessaire de la guerre civile est ramenée à ce qu'il dit avoir démontré être ses causes (les matières premières, etc.) et à la politique à suivre pour réparer ses conséquences, éviter le retour de la guerre. Entre-temps, il n'y a ni processus, ni populations, ni vie politique et sociale ; et il semble n'y avoir rien à faire. La guerre n’apparaît jamais dans sa durée, ses lieux délimités, ses protagonistes et ses objectifs éventuellement changeants, elle n'est nullement considérée comme un processus impliquant un système politique, une économie et une société. Le gouvernement, toujours légitime et par essence jamais un facteur de guerre civile, n’est jamais non plus véritablement partie prenante au conflit : il réagit et se défend. L'armée est, elle aussi, toujours conforme à sa définition d'armée nationale obéissant aux ordres du gouvernement, celui-ci étant le représentant du peuple, notamment dans la guerre menée en défense des populations sans défense. La guerre quant à elle ne mobilise fondamentalement que les rebelles et l’État/gouvernement : la population civile subit, paie, meurt, mais elle n’est pas partie au conflit. La population est seulement victime de la guerre et, pour P. Collier, en dernière analyse, seulement de la rébellion.
46La guerre une fois achevée il faut éviter son retour. Pendant qu’elle se déroule en revanche, la seule chose est de faire qu'elle cesse, c'est-à-dire d'en supprimer la cause, c'est-à-dire de réduire militairement la guérilla. Ce résumé peut paraître caricatural, mais c'est pourtant ce qui ressort des textes de P. Collier. Après l'examen des causes et des objectifs de la guerre, un silence total, dans un argumentaire pourtant tourné vers des recommandations, tient lieu d'examen des moyens propres à contribuer à la fin du conflit. Et, de fait, que peut préconiser P. Collier à l'aide de son modèle, de ses présupposés et de ses thèses ? Rien. Logiquement, puisqu’a été radicalement exclue par la coupure radicale entre contestation pacifique et rébellion l'hypothèse qu'une possible raison des rébellions soit l'existence d'injustices et de discriminations, auquel cas on pourrait, en redressant ces torts réels ou perçus, peut-être y mettre un terme.
47Notre économiste pense bien pourtant qu’il faut redresser certaines injustices. Il croit, comme la Banque mondiale, à la nécessité de la bonne gouvernance. Mais, étant donné ses thèses, il ne peut y souscrire pour éviter l'éclosion de la guerre avant, pas non plus pour contribuer à y mettre un terme pendant. Seulement après : pour éviter le retour de la guerre. Un lecteur naïf se dirait que cette dernière phase relève pourtant de la catégorie internationalement homologuée de la prévention des conflits. Mais cela ne marche pas avec le modèle : il faut attendre la deuxième guerre (selon les calculs de Collier fortement induite par l'existence d'une première !) pour faire de la prévention… C’est alors qu’il y a des choses à faire, des réformes à conseiller aux gouvernements, ces interlocuteurs de la communauté et des institutions financières internationales, voire à leur imposer par une série de pressions.
48Une telle théorisation peut surprendre. Son extrémisme est en effet flagrant, et d'autant plus frappant qu'elle prend corps dans une institution internationale qui n’est certes pas une agence onusienne commune mais sait aussi se ménager des consensus. On constate d’ailleurs que lors des élaborations faites conjointement avec la Commission économique pour l’Afrique, des auteurs prennent implicitement leurs distances avec une théorie trop simple et qui leur paraît exclure un peu trop l’histoire et des réalités sociales et politiques évidemment essentielles pour qui ne vit pas à Washington ou à Oxford. Pourtant, et c’est sans doute là une grande part de son succès, elle permet de fonder conceptuellement les perceptions occidentales de nombreux conflits, de la Sierra Leone à la Bosnie en passant par l’Angola ou la République démocratique du Congo. Elle assure en outre une espèce de position de repli toujours adoptable en cas de difficulté de la communauté internationale à analyser un conflit et/ou à se mettre d'accord sur une issue souhaitable. En attribuant sans nuance la responsabilité de la guerre aux rébellions, elle offre en effet une prescription et indique une manière de se comporter pour aider à la recherche de la paix (le soutien aux États) ainsi qu’une série de recettes pouvant définir une politique d’assistance au terme des conflits. L’évolution du débat onusien sur les sanctions visant des acteurs armés dans certains conflits africains est absolument en phase (faut-il s’en surprendre ?) avec une telle construction intellectuelle. En ce sens, cette démarche n’est pas simplement idéologique mais répond aussi à une demande de la communauté internationale.
« Anciennes » et « nouvelles » guerres
- 37 M. Kaldor, New and Old Wars : Organized Violence in a Global Era, Cambridge, Polity Press, 1999.
49Le paradigme des « nouvelles guerres » a trouvé sa plus prestigieuse exposition avec Mary Kaldor, inspirée surtout par le Nagorny-Karabakh et la Bosnie, et particulièrement dans son ouvrage37 Old and New Wars, qui présente une thèse générale sur les conflits à l'ère globale. C'est à partir de ce dernier cas qu'elle théorise et analyse tout particulièrement le rôle d'un certain type d'État. Mais les caractéristiques qu'elle attribue aux nouvelles guerres et oppose à celles des anciennes sont identiques à celles d'autres auteurs, eux aussi tenants d'une coupure historique, et qui étudient plutôt les rébellions armées survenues dans les périphéries du monde (Amérique latine et centrale, Asie du sud, Afrique) après la fin de la Guerre froide.
- 38 S. Kalyvas, « "New" and "Old" Civil Wars : Is the Distinction Valid? », Colloque La guerre entre le (...)
50Nous suivrons globalement, dans notre lecture, le raisonnement de Mary Kaldor dans la mesure où c'est presque la seule qui bâtit dans son livre une argumentation pour fonder ce paradigme, alors que la plupart des « théoriciens des nouvelles guerres » ne se soumettent pas à cet exercice. Comme le souligne S. Kalyvas38, c'est en effet souvent à partir de références vagues ou de rappels synthétiques, à ces nouveaux conflits ou aux anciens qu’ils procèdent. Mais c'est bien des mêmes thèses qu'il s'agit quant à la nouveauté des conflits. Pour Mary Kaldor les guerres de l’ère de la globalisation, comme pour les analystes de l'après-Guerre froide celles d'après 1989 peuvent en effet être opposées aux anciennes à trois niveaux différents.
Idéologie versus identité ou vide politique
- 39 M. Kaldor, New and Old Wars…, op. cit. : 77-78.
51Les nouvelles guerres sont fondamentalement basées sur des mobilisations identitaires, en contraste avec les buts idéologiques ou géopolitiques des anciennes. Mary Kaldor ne dénie pas, contrairement à d'autres auteurs, le caractère politique de ces guerres, elle parle d'ailleurs d'identity politics, mais elle oppose ces politiques identitaires à celles fondées sur ce qu'elle appelle des « idées » : « The politics of ideas is about forward-looking projects. This type of politics tends to be integrative, embracing all those who support the idea […] In contrast, identity politics tends to be fragmented, backward-looking and exclusive »39. C'est la même opposition qu'on trouve chez les analystes qui mettent en avant l’événement que constitue la fin de la Guerre froide : alors que les anciennes guerres civiles étaient menées pour des causes bien définies, mues par une idéologie de transformation politique, fondées sur la poursuite du bien commun, les nouvelles sont au mieux – quand elles ne sont pas simplement dénuées de toute idéologie et de tout projet – des mobilisations ethno-nationalistes. Et ces penseurs les dotent des mêmes caractéristiques que Mary Kaldor : fragmentées, rétrogrades et exclusives. Pour le dire dans les termes de celle-ci, alors que les anciennes guerres étaient menées dans l'esprit du cosmopolitisme, les nouvelles le sont au nom du particularisme et de l'exclusivisme ; on pourrait aussi opposer universalisme et fondamentalisme.
Guerres avec et pour la population versus violences contre la population
- 40 Ibid. : 98 : « ... Anyone else has to be eliminated […]. This is why the main method of territorial (...)
52Alors que les anciennes guerres bénéficiaient d’un soutien populaire, les nouvelles sont des guerres sans soutien de la population et sans souci pour elle. Ce qui les distingue est au contraire l'emploi d'une violence extrême contre les civils. Les méthodes des nouvelles guerres constitueraient en effet, pour Mary Kaldor, l’un de leurs signes distinctifs les plus flagrants : elles utilisent un mélange de techniques de guérilla et de contre-guérilla, et donnent lieu à des crimes de masse, des déplacements forcés de population, etc. Elle-même met en opposition la construction d'une nouvelle société modèle dans les zones libérées par les révolutionnaires de naguère et la façon dont les nouveaux faiseurs de guerres établissent un contrôle politique en déplaçant les populations et en éliminant tous les opposants potentiels40. De même, alors que pour les analystes des guerres civiles d'après Guerre froide la plupart des vieux conflits civils étaient des guerres centralisées et disciplinées, où la violence des rébellions aurait été contrôlée, les nouvelles se caractériseraient par une violence à la fois anomique et extrême, et exercée moins contre des armées ennemies que contre des populations.
L'économie des guerres : mobilisation de la production versus illégalité et pillage
53C'est encore, aux yeux de Mary Kaldor, leur économie qui opposerait les nouvelles guerres aux anciennes. Celle des anciennes était plus autarcique et centralisée, alors que celle des nouvelles est globale, dispersée, transnationale et mobilise tout à la fois le marché noir, le pillage, l’aide extérieure, la diaspora et l’aide humanitaire. Souvent de façon moins précise, on retrouve la même qualification des nouvelles guerres, là encore opposées aux anciennes, chez les penseurs des conflits d'après Guerre froide : alors que les anciens pouvaient survivre « sur leurs propres forces » et sans recours à l'extorsion, les nouveaux se sustentent dans tous les cas du détournement du bien public, du pillage et de la prédation. Et cette prédation est fortement internationalisée, greffée notamment sur les circuits de trafics internationaux.
Une analyse moins simpliste mais contestable
54Ce courant est nettement plus sophistiqué que les deux précédents dans son approche des conflits et manifeste une sensibilité dans l'analyse des guerres qui est sans aucun doute très loin de celle d’un P. Collier, de son économicisme et de sa délicatesse à l'égard des États, et très loin de celle de R. Kaplan, du choc des civilisations et du déferlement des barbares, avec une meilleure prise en compte des dynamiques politiques et sociales, et une vision plus construite des rapports entre les rébellions et les États, dont les fonctionnements sont eux aussi interrogés. Beaucoup des éléments qu'il prend en compte sont effectivement importants pour analyser les conflits. Il n'en souffre pas moins d'inconsistances, de confusions, de généralisations exorbitantes. On s'y attardera pour ces deux raisons.
- 41 On reprend ici mot pour mot la définition du Petit Robert.
55Il ressort d'une lecture de ces auteurs que l'instauration d'une césure entre anciennes et nouvelles guerres résiste mal à un examen. Les qualités distinctives attribuées aux anciennes et nouvelles guerres n'apparaissent pas rigoureusement fondées, et les penseurs des nouvelles guerres échouent à établir vraiment deux types de guerres, que distingueraient leurs caractéristiques, celles-ci pouvant elles-mêmes être renvoyées à des changements de la période dans laquelle elles s'inscrivent. Mais ils présentent plutôt deux syndromes41, c'est-à-dire des ensembles certes bien définis de symptômes, mais qui, pouvant s'observer dans plusieurs états [pathologiques] différents, ne permettent pas à eux seuls de déterminer la cause et la nature de [la maladie], autrement dit, qui ne nous éclairent ni sur leur cause ou sur leur nature.
Des nouvelles guerres civiles si différentes des anciennes ?
56On notera simplement, en préalable, que ce paradigme est construit en considérant des guerres qui bénéficient d’un intérêt de la communauté internationale. Quitte à mettre hors analyse, comme déjà dans la période antérieure, des conflits qui étaient déjà oubliés pendant la Guerre froide, ou d'autres qui durent encore malgré la fin de cette dernière, ou d’autres plus récents qui semblent d’emblée inclassables. Certes, une telle démarche n’est pas illégitime pour construire un modèle, mais elle exigerait des justifications qu’on ne trouve pas.
- 42 S. Kalyvas construit un modèle à quatre dimensions en séparant les deux questions du « soutien popu (...)
57Nous pensons important de relever ici d'abord, sans reproduire la critique faite par S. Kalyvas thème par thème en prenant de nombreux exemples de conflits dans un texte auquel nous renvoyons42, comment l'opposition des nouvelles aux anciennes guerres repose sur une vision simplificatrice ou mythifiée, parfois même erronée, des unes ou des autres. Cette démarche permettra d’éclairer en creux certaines des transformations des guerres dans la dernière période. Celles-ci, réelles, ne nous paraissent cependant ni bien décrites, ni expliquées, tandis que les facteurs de ces changements sont peu ou mal identifiés.
De l'idéologie universaliste dans les anciennes guerres et de son absence dans les nouvelles
58Qu’en est-il de ces fameux vieux conflits où l’idéologie guidait la guerre et les transformations sociales et politiques, où une idéologie universaliste de justice et de liberté inspirait les initiateurs et les dirigeants des rébellions comme, à la base, leurs soldats et les populations « libérées » ?
59Les grands clivages introduits par la Guerre froide et les deux discours de légitimation qui l'ont soutenue ont évidemment eu un rôle important dans le positionnement international de beaucoup d'insurrections et de gouvernements. Nombre des rébellions armées menées pour l'indépendance nationale ou contre des dictatures l'ont été, ainsi, au nom d'un idéal universaliste, souvent socialiste ou socialisant quand les dictatures étaient pro-occidentales, de la liberté et de la démocratie quand ces dictatures se voulaient progressistes ou socialistes. Elles l'étaient par des directions souvent convaincues que ces idéologies pouvaient assurer la liberté et le bonheur de leur peuple, et qui ont parfois tenté de mettre en pratique pendant la lutte, voire après leur accession au pouvoir d'État, ces idéaux. Mais l’éventuelle sincérité de cette conviction n'autorise nullement à faire l'impasse, dans l'analyse, sur divers ordres de réalité :
- 43 On pourrait prendre le cas de l'Angola, où les idéologies très calquées sur l'affrontement des camp (...)
60– La nécessité pour un certain nombre de mouvements armés de s'aligner dans les camps de la Guerre froide afin d'en recevoir des soutiens indispensables à leur reconnaissance, leur survie et à leur éventuelle victoire, s'est traduite pour des rébellions anti-coloniales ou post-coloniales dans un discours largement stéréotypé, toujours universaliste, alors même qu'au moins de larges fractions des directions de ces mouvements anciens pouvaient être d'abord et essentiellement nationalistes, voire aussi « ethno-nationalistes » que d'autres qu'on catalogue ainsi aujourd'hui. Même s'il ne faut pas voir dans l'adoption d'un tel discours un simple effet d'imposition mais aussi une appropriation pour des besoins de légitimation propres, et même une véritable adhésion, il est clair que nombre de mouvements du Tiers-monde ont employé le langage alors pour eux nécessaire (comme aujourd'hui celui de l'État de droit et de la bonne gouvernance) sans se sentir pour cela obligés de tenter de le mettre en œuvre. Chaque cas requiert en tout cas une démonstration propre, mais on peut déjà noter que ceux de plus grande polarisation internationale ne sont pas gage d'une particulière profondeur de la résonance de ces idéologies au niveau du conflit43.
61– L'existence toujours, dans les mouvements de mobilisation, d'ordres de discours différents, allant du discours universaliste des relations internationales des organisations armées (ou de gouvernements) à celui tenu à l'égard des guérilleros et des populations, et cela même quand un effort est fait de « politisation » des guérillas. Les grandes idéologies de libération ont le plus souvent fait l’objet d’une traduction dans les idiomes politiques nationaux ou locaux et, sauf à ignorer cet important travail de reformulation, on perd clairement les ressorts de la guerre.
- 44 Quel mouvement rebelle arrive, dans quelles circonstances pour cette population précise, et avec qu (...)
- 45 Sur cette question, voir notamment les travaux de J. Scott, The Moral Economy of the Peasant: Resis (...)
- 46 Le rôle des spirit mediums dans la mobilisation paysanne contre le régime de Ian Smith n'en est qu' (...)
62– La question des dynamiques « idéelles » de l’adhésion de la population est autrement plus complexe. Elle relève de rationalités multiples qui ont souvent peu à voir avec la référence aux oppositions globales que le conflit est censé exprimer. Même quand le but social et national de la rébellion est indéniable, ce ne sont pas seulement les membres des catégories sociales y ayant intérêt (intellectuels, jeunes, opprimés, cadets sociaux, etc.) qui s'y joignent à l'échelle nationale ou plus locale. Ce sont aussi des communautés, dont les raisons d'entrer en rébellion renvoient moins à l'accord sur les revendications portées par tel ou tel mouvement qu'à la convergence de leurs revendications et espoirs propres avec ceux-là. Outre la question des options concrètes de choix44 qui se présentent localement aux populations, les modes de mobilisation ont toujours été locaux et les conflits pour de grandes causes en ont toujours épousé d'autres qui renvoyaient à des histoires de terroir plus qu’à des mobilisations universalistes, et ce selon notamment la tradition de leurs rapports avec l'État et avec d'autres communautés, particulièrement les communautés voisines. Même quand l’adhésion, volontaire, se fait à des rébellions marxistes-léninistes particulièrement orthodoxes, elle renvoie à la fois à ces autres intérêts concrets et à l'adéquation réelle ou supposée de cette idéologie universaliste – ou simplement de la lutte elle-même, ou de la dissidence qu'elle permet – aux valeurs de l'économie morale45 propre des populations46. On pourrait d’ailleurs, comme le suggère S. Kalyvas, faire un parallèle avec les processus de conversion, dont les modalités suivent bien rarement les logiques doctrinales et bien plus des enjeux matériels et sociaux tout à fait concrets, comme l’accès au sol, l’intégration dans une communauté dominante, etc.
- 47 M. Kaldor, New and Old Wars…, op. cit. : 98.: « allegiance to a label rather than an idea ».
63Sans vouloir réduire à l'identique toutes les idéologies présidant aux conflits civils, il ne semble pas possible de tracer une différence de nature entre les idées universalistes des anciennes guerres et les marqueurs (labels47) identitaires, ni à la base au niveau des guérilleros et des populations, ni même totalement au niveau des directions. Où d'ailleurs, faut-il la tracer, à quel degré d'universalisme ou d'autochtonisme ? Affirmer une opposition aussi tranchée revient à dénier par un simple moyen sémantique la qualité d'idées à ces idéologies. Cela signifie les renvoyer dans les mêmes ténèbres que les guérillas de pure violence et enlever ainsi arbitrairement à ces marqueurs toute possible légitimité comme expression d'une demande de dignité contre la négation des fondements moraux de leur existence sociale et d'une protestation contre des discriminations. Quid de la situation des Kosovars sous la domination de S. Milosevic dans ce cas ? Une telle disqualification péremptoire est d'autant plus contestable quand une telle légitimité est reconnue aux anciennes rébellions luttant précisément pourtant, au nom du droit à l'autodétermination, pour des objectifs du même ordre contre des pouvoirs coloniaux niant identité et droits des populations dominées.
64On voit bien, de plus, comment, aujourd'hui même, la qualification de mouvements exclusivistes très similaires peut varier en fonction de considérations qui ne sont pas intellectuelles mais stratégiques, et comment le label d'obscurantisme, de fondamentalisme, est propre à disqualifier l'ennemi. Ce dernier a certes, depuis la fin de la Guerre froide, l'avantage de faire l'unité de tous les nouveaux démocrates que nous sommes, mais il a été utilisé dans de nombreux mouvements de libération par des fractions se disant modernistes, il l'est à l'envi par tous les gouvernements qui, face à leur rébellion, disent se ranger du côté de l'ordre démocratique. Sans évoquer ici l’Algérie, on mentionnera l'impitoyable guerre de nettoyage menée en Tchétchénie contre le « terrorisme fondamentaliste » par Moscou. La communauté internationale est discrète, s'agissant de cette nouvelle grande mais embryonnaire démocratie qu'est la Russie.
Du soutien populaire des anciens conflits et de la violence gratuite ou délibérée des nouveaux
- 48 Voir l'introduction de P. Richards, Fighting for the Rain Forest, Londres, James Currey, 1996.
65Les images horribles d’amputations, de cadavres, apparaissent de manière récurrente sur les écrans de télévision, résumant l’annonce de génocides, d’épurations ethniques, de massacres, d’assassinats barbares. Pourtant les chercheurs doivent faire preuve d’une grande prudence méthodologique. D'abord parce que, malgré les Balkans au cœur de la vieille Europe si civilisée, il y a une tendance très forte à renvoyer l’Afrique à ses ténèbres. Le Heart of Darkness de Joseph Conrad sert d’inspiration sommaire à bien des descriptions brutes de la violence jointes à des considérations sommaires sur les nouveaux barbares48 qui ne s'embarrassent souvent pas d'un examen sérieux de l’usage de cette violence. Ensuite, ce discours sur la violence barbare est aussi, comme celui sur le fondamentalisme, l’un des moyens les plus aisés pour criminaliser à bon compte des acteurs armés, et il a été utilisé, avant et après la Guerre froide, par toutes les propagandes, même démocratiques et universalistes (de Timisoara aux supposées pouponnières du Koweït).
- 49 Neuf à dix millions de morts. En moyenne, pour ne prendre que les deux puissances les plus touchées (...)
- 50 Si l’on suit le politologue américain Rudolf Rummel, les guerres de 1900 à 1985 (y compris les deux (...)
66Cette disqualification des nouveaux faiseurs de conflits notamment par la barbarie de leur violence est aussi l’effet d’une euphémisation extrême des violences des guerres anciennes, telles qu’elles se sont concrètement menées même en Europe au xxe siècle. L’inconcevable boucherie de la Première Guerre mondiale49, le génocide des Juifs et des Tziganes50, les morts d’Hiroshima et de Nagasaki, la conduite des guerres coloniales ou quasi-coloniales en Algérie ou en Indochine, ou même les milliers de morts irakiens de la guerre du Golfe devraient nous inciter à plus de recul. Il suffit de reprendre les grandes guerres qui se sont déroulées durant la période de la Guerre froide, que ce soit les guerres entre États (Iran-Irak), les conflits civils (Grèce, Soudan), les guerres dites « régionales » (Vietnam, Afghanistan), pour montrer une fois de plus que les massacres menés par des mouvements insurgés mais aussi par les armées de gouvernements, même démocratiques, sont une pratique bien ancrée.
- 51 T. Wickham-Crowley, « Terror and Guerrilla Warfare in Latin America, 1956-1970 », Comparative Studi (...)
67Au-delà de cette « barbarie » naguère encore très partagée, il apparaît qu’il y a tant chez Mary Kaldor que chez les autres analystes des nouvelles guerres une certaine mythification du soutien populaire dont ont bénéficié les anciennes rébellions – en omettant ou minimisant les moyens de coercition et d’encadrement des combattants et des populationsutilisés par celles-ci. Bien des mouvements (pour ne pas parler des États) « révolutionnaires » ont violemment éliminé leurs oppositions, y compris les anonymes partisans populaires de celles-ci, la répression interne étant plutôt la règle que l'exception, et étant souvent impitoyable51.
- 52 T. Ranger, « Bandits and Guerilla : The Case of Zimbabwe » in D. Crummey, Banditry, Rebellion and S (...)
68Les mobilisations générales, tant par les gouvernements que par les groupes rebelles, sont rarement conformes à l'image qu'en donnent les drapeaux agités par des foules enthousiastes. États comme rébellions en guerre ont eu naguère comme aujourd'hui recours à la conscription forcée, qui est une réalité majeure de la plupart des conflits avant et après la Guerre froide, comme le sont aussi les désertions et leur répression meurtrière… Cette mobilisation coercitive est aujourd'hui comme hier une des grandes pourvoyeuses de déplacés et de réfugiés la fuyant. La lutte pour l'accès aux populations réfugiées hors des frontières et prises en charge par des organisations humanitaires et leur transformation en terrains d'extorsion et d'enrôlement plus ou moins forcé, l'existence de bras policiers des mouvements de libération chargés du recrutement, souvent avec l'aide des polices des pays alliés, sont une pratique ancienne. Cela n'est pas la nouveauté que découvre avec inquiétude tel mouvement humanitaire ou organisation internationale. Alors que la guerre met radicalement en cause la sécurité et le droit à la vie des populations, le soutien de telle ou telle communauté au gouvernement ou à la rébellion renvoie aussi souvent, avant comme maintenant, outre aux raisons « idéologiques » qu'on a mentionnées, à un calcul de plus grande sécurité ; et les rapports entre guérilla, révolutionnaire ou non, et paysannerie alliées contre un ennemi commun sont loin d'avoir été toujours idylliques52.
69De plus, la barbarie, l'extrémisme de la violence ne nous semblent pouvoir être érigés en caractéristique des nouvelles guerres par opposition aux anciennes qu'en ignorant l'emploi de la terreur comme politique délibérée avant la globalisation et la fin de la Guerre froide, et pas seulement par les « sauvages à machettes » du Rwanda, les « Rambos drogués à la cocaïne et aux films de kung-fu » de Sierra Leone ou de Brazzaville, ou de sinistres miliciens. Il faut rappeler que de telles pratiques ont été le fait depuis longtemps de forces d'élite avec le consentement ou même à l'initiative tant d'états-majors d'armées même de grands pays démocratiques jugeant nécessaire de « terroriser les terroristes » et les populations qui les soutiennent, que de guérillas révolutionnaires voulant ainsi punir les traîtres ou faire choisir le bon camp aux populations.
- 53 Ainsi la Renamo, forte aussi du fait qu'on lui attribuait une maîtrise des esprits « les plus forts (...)
- 54 Comme le suggère L. Malkki : « How it could be possible to know a person’s identity with certainty (...)
- 55 G. Simmel, Le conflit, Strasbourg, Circé, 1992.
- 56 A. Appadurai, « Dead Certainty : Ethnic Violence in The Era of Globalization », Public Culture, X ( (...)
70On ne peut non plus négliger complètement de s'interroger sur les aspects culturels différenciés de la violence et de ses usages comme des jugements sur sa barbarie. Les meurtres à la machette sont-ils, déjà, si évidemment plus barbares que les bombardements au napalm ? Au-delà, la vision très rationalisante et uniforme de la violence qui s'exprime dans les qualifications faites des nouvelles guerres ne tient pas compte de ce que diverses études montrent. Celle-ci s’exerce souvent pour contrôler moins le monde du visible que celui de l’invisible et sert à démontrer parfois la maîtrise des esprits et donc l'invincibilité de ceux qui l'emploient53, et elle renvoie dans différents cas à des configurations culturelles particulières. Sans adhérer complètement à ce courant d’analyse, on ne peut ignorer ce que décrivent certains travaux qui lient la violence ethnique à une certaine forme de connaissance, les corps des personnes individuelles étant alors métamorphosés en spécimen d’une catégorie ethnique à laquelle elles sont censées appartenir54, ou au contraire mettent l’accent sur le doute, l’indétermination quant à l'identité de l'ennemi qui mérite la mort, comme le suggère G. Simmel55 et le développe A. Appadurai56. La violence irrationnelle, arbitraire, l'est toujours simplement d'abord de ce qu'on ne la comprend pas, qu'elle est celle de l'autre, même si elle a sa propre logique.
71Sur cette question de la violence, de ses modes et de ses buts, comme sur celle des « idées », il faut évidemment, on le voit, faire des différences entre les rébellions, mais qui ne peuvent être celles qualitatives entre un avant et un après faites par les tenants de ce courant d'analyse.
Mobilisation des ressources versus informalité des trafics et prédation
- 57 J. Delarue, Trafics et crimes sous l’Occupation, Paris, Fayard, 1993.
72La vision commune que ces auteurs présentent d'une centralisation, voire d'une autarcie d'une production à la fois intensifiée et orientée vers la guerre dans les anciens conflits peut à un certain niveau correspondre à la situation de pays engagés par exemple dans des guerres internationales où les échanges économiques habituels sont affectés. Encore faut-il, même dans ce cas, ne pas trop simplifier. De telles situations se caractérisaient, elles aussi, par le regain de l'informel et de l'illégal, du dispersé et du transfrontalier, sous la forme de la contrebande et du marché noir, et elles n'excluaient pas la prédation. Le pillage, l'extorsion et la confiscation des biens ennemis sont une caractéristique des guerres de conquête et même des guerres stratégiques centrales57 (les réparations exigées des vaincus ensuite viennent d'ailleurs même légaliser cette extorsion). Et le sac et le pillage des populations du camp ennemi ont jalonné à la base toutes les guerres civiles.
73De plus, seule une acceptation naïve du slogan « compter sur ses propres forces » repris par nombre de mouvements armés révolutionnaires du temps des guerres d'indépendance ou de la Guerre froide peut faire oublier la très forte implication transfrontalière et internationale dans l'économie de ces conflits, et là encore son informalité et son illégalité. Pour ce qui concerne plus particulièrement les conflits qui s'intégraient dans la Guerre froide (et tandis que d'autres rébellions « oubliées » se sont « débrouillées » par les moyens possibles : production collective, vols et commerce, otages, etc.), les mouvements armés (et réciproquement les États) recevaient des grands parrains ou de leur relais locaux, des pays voisins, des armes, fonds, conseillers, « mercenaires », médicaments, facilités diverses. Cette aide transfrontalière cachée et non légale pouvait d'ailleurs permettre à ces rébellions d'alors de ne pas trop vivre sur la population qu'elles encadraient. Mais elle n'empêchait ni l'exploitation et le commerce des ressources des territoires contrôlés au profit des mouvements armés, ni l'imposition d'un impôt révolutionnaire, c'est-à-dire des méthodes de sustentation qu'on appelle aujourd'hui uniment prédation et pillage…
74La qualification du nouveau dans l'économie des conflits actuels apparaît donc improprement située quand elle met en exergue une transnationalité, une informalité, une illégalité qui ne sont pas en soi nouvelles. Il y a bien des différences à faire entre les moyens économiques des rébellions armées. Mais celles-ci doivent être spécifiées à la fois en fonction des conditions générales de leur apparition – notamment dans les processus d'informalisation et de privatisation de l'économie internationale, et ce dans la paix avant de l'être dans la guerre – et en relation, dans ce cadre, avec les fonctionnements économiques des États eux-mêmes. Là encore, ce ne sont pas un après et un avant homogènes qu'on peut distinguer. Quant à faire de cette informalité un facteur belligène par essence, il y a un pas qu’on ne peut franchir. La fantastique expansion du secteur informel en Italie du Nord à la fin des années 1970 n’a pas conduit à un conflit : peut-être est-ce un autre « miracle italien » ? Même le Zaïre (paradigme de l’informel) d’un Mobutu affaibli par la fin de la Guerre froide n’a connu la guerre civile que par le débordement de la crise rwandaise et l’arrivée d’armées étrangères sur son territoire.
- 58 J. Sheridan, China in Disintegration : The Republican Era in Chinese History 1912-1949, New York, F (...)
- 59 W. Reno, Warlord Politics and African States, Boulder (Co), Lynne Rienner, 1998.
75Par ailleurs, pour les anciens « conflits régionaux » ou pour les actuelles « petites guerres », le recours à des ressources autres que l'aide extérieure « idéologique », et notamment à l'exploitation intensive de matières premières échangeables contre des armes, qu'il s'agisse du bois, du diamant ou de la coca, ne transforme pas obligatoirement ces ressources en buts de guerre. Or nombre d'analystes des nouveaux conflits passent eux aussi (comme le fait P. Collier) sans ambages du moyen à la fin. Ils n'opposent pas seulement aux anciennes rébellions, nourries volontairement et sans abus par les populations gagnées à la cause, les nouvelles alimentées par la mise au travail forcé de populations venant enrichir non seulement la lutte armée mais les dirigeants rebelles. Ils transforment ceux-ci en « seigneurs de la guerre », en warlords. On ne peut qu'être perplexe sur la façon dont l'usage du terme s'est généralisé dans la communauté scientifique. La référence aux études classiques sur les seigneurs de la guerre chinois58 est obligée, tous les auteurs la font, mais, à l’exception de W. Reno59, personne ne se préoccupe d'en donner une définition adaptée au terrain africain. Surtout, son usage (y compris chez Reno) est d’autant plus étonnant que les warlords chinois ont certes mené la guerre plus qu’il n’est de raison mais ils ont administré des territoires, les ont quelquefois développés sans commune mesure avec la situation qui leur avait été léguée lors de l’effondrement dynastique chinois. Sous le même emblème, c'est une tout autre thèse que reprennent pourtant les analystes des nouvelles guerres. Celle des nouveaux entrepreneurs militaires, des grands prédateurs (le modèle est inspiré du personal rule) qui ne luttent pas même pour le pouvoir, n'y ont pas intérêt puisqu'ils sont déjà à la tête de quasi-États et en reçoivent autant au moins d'avantages : ils font donc la guerre pour la guerre ou, ce qui est équivalent, la guerre pour la prédation. On reviendra sur les implications d'une telle appellation et de cette analyse, mais on peut déjà noter qu'un paradigmatique warlord des nouveaux conflits, Charles Taylor, a préféré entrer à Monrovia et se faire élire chef d'État, sans qu'on sache qu'il ait abandonné ses ambitions prédatrices… ni qu'il ait fait – malgré quelques frémissements de la communauté internationale – un mauvais calcul.
Analyse des conflits ou construction d'un syndrome ?
76L'idée d'une modification des conditions et de la nature des conflits, notamment civils, dans le monde est évidemment à l'ordre du jour pour les analystes comme pour la communauté internationale, après la Guerre froide et à l'ère de la globalisation. Et des éléments d'analyse, des idées avancées par ce troisième courant présentent un intérêt certain. Cependant, la confrontation de la thèse – l'opposition terme à terme d'anciens et de nouveaux conflits – avec la réalité des rébellions et conflits anciens et nouveaux n'est pas probante. Nous voudrions indiquer brièvement ce qui, à la lecture de ces auteurs, nous apparaît comme les principales défaillances de leurs analyses et raisonnements.
Des objets et des analyses différents pour une même théorie
77La première remarque est que Mary Kaldor et la plupart des tenants de la nouveauté des conflits de l’après Guerre froide parlent bien dans les mêmes termes des conflits nouveaux et des conflits anciens, mais qu'ils ne parlent pourtant vraiment ni des mêmes guerres anciennes, ni des mêmes nouvelles guerres.
78Il est clair, d'abord, que ce courant s'est constitué à partir de deux sources disciplinaires, et aussi de deux types de terrains d'étude, différents : celui des études internationales et stratégiques et celui de l'analyse historique, sociologique, anthropologique, des « guerres révolutionnaires » et des États du Tiers-monde. Ces deux types de zones se retrouvent aujourd'hui, à des places non égales certes, à la périphérie de l'Occident moteur du nouvel ordre international, dont ils n'avaient, à des titres divers, pas fait partie : Tiers-monde ex-colonisé et subsumé sous la Guerre froide, ou ex-bloc communiste en décomposition-globalisation. Mary Kaldor fait un parallèle entre ces deux situations et appuie sur celui-ci la validité générale de son modèle, mais il mériterait cependant d'être examiné précisément et non seulement évoqué.
79Mais, au-delà de ces origines et démarches d'analyse différentes, on voit bien que le socle de la comparaison des conflits actuels n'est pas constitué pour les différents auteurs par les mêmes anciennes guerres. Quand Mary Kaldor oppose leur centralisation économique et leur autarcie à l'informalité et à la transnationalité des nouvelles, elle se réfère à ces États européens engagés dans des guerres internationales qui resserrent leur contrôle sur l'économie alors que les échanges sont en déclin du fait de la guerre et des blocus. Même si elle mentionne les anciennes guérillas révolutionnaires dans sa comparaison, ce n'est pas sur elles que cette thèse est fondée. Les analystes des guerres prédatrices d'aujourd’hui les comparent, quant à eux, à d'autres conflits du Tiers-monde, et plus particulièrement aux guérillas qui se sont inscrites dans le cadre de la Guerre froide et en ont épousé les buts ou le discours. C'est en fait plus précisément aux anciennes guérillas révolutionnaires qu'ils opposent les nouvelles. L'objet ancienne guerre n'est ainsi pas le même pour l'une ou les autres, et les qualificatifs identiques employés pour le caractériser sont d'une part plus ou moins légitimes et, de l'autre recouvrent à l'évidence des réalités trop hétérogènes pour fonder une comparaison rigoureuse.
80Mais ces auteurs ne parlent finalement pas non plus des mêmes nouvelles guerres ou, quand ils le font, ils ne les analysent pas vraiment de la même façon, même si l'on s'en tient aux seules guerres civiles. Cette vision des nouvelles guerres regroupe en effet deux variantes de conflits civils qu'il conviendrait, au moins à titre d'hypothèse, de distinguer. Celle de l’identity politics, du fondamentalisme, de l'ethno-nationalisme, c'est-à-dire de guerres politiques, un politique rétrograde et exclusif d'un côté, et de l'autre celle de la fin du politique qu'exprime la guerre sans but sinon elle-même et la prédation. Les exemples en seraient pour la première le conflit dans les Balkans et le génocide des Rwandais tutsis et pour la seconde les guerres au Libéria et en Sierra Leone, où le conflit armé n'oppose pas des camps ethniques ou raciaux. De même conviendrait-il de distinguer a priori entre deux types de cette violence extrême censée être caractéristique des nouvelles guerres : la violence d'élimination, délibérée (version Mary Kaldor), qui découlerait intrinsèquement de l'idéologie rétrograde et exclusiviste, et la violence anomique, gratuite et généralisée, manifestant elle (au contraire) l'absence du politique. Mais de telles distinctions ne sont pas plus faites que celles portant sur les modes économiques précis de sustentation. Une telle coexistence de deux contenus différents pour l'affirmation d'une même thèse montre là encore pour le moins l'insuffisance d'analyse.
81En outre, ce qui est censé marquer le tournant entre anciens et nouveaux conflits – et donc la signification de cette coupure, ses dimensions et conséquences précises – est rarement spécifié, moins encore analysé. Le fait qu'on renvoie le changement dans la nature des conflits à la globalisation ou à la fin de la Guerre froide entraîne déjà des différences d'échantillon. Tous les conflits des années 1980, anciens pour les tenants de la coupure de la Guerre froide, sont nouveaux pour ceux invoquant la globalisation, sans que cela semble avoir d'importance pour l'analyse, ce qui laisse quand même un peu perplexe… Mais, surtout, il ne s'agit pas là de deux phénomènes du même ordre, même si la fin de la Guerre froide donne un cours plus libre à la globalisation, et ils ne renvoient donc pas, sauf à en parler vaguement, aux mêmes transformations. Ce sont donc les conditions globales et internationales censées contribuer à expliquer le surgissement et les formes différentes des nouveaux conflits qui ne sont pas vraiment les mêmes pour différents auteurs de ce courant. On reviendra plus loin sur cette question, car il nous semble que cette carence d'analyse approfondie de la recomposition en cours internationalement pèse gravement sur l'analyse des conflits. Mais on peut déjà noter des insistances assez distinctes : celle de Mary Kaldor sur certains aspects de la globalisation comme la dérégulation et la fragmentation, la déliquescence des États, et celle d'autres auteurs sur certaines dimensions de la fin de la Guerre froide, qui peuvent aller de la disparition du camp socialiste et de celle des idéologies révolutionnaires, à la disparition du carcan qu'aurait constitué la Guerre froide pour des oppositions ethniques dormantes et désormais réveillées, ou encore, au niveau économique, à la disparition de la rente stratégique pour certains États ou rébellions.
Des amalgames invalidants
82On a dit que la plupart des auteurs de ce courant ne prennent pas la peine de construire une argumentation et se contentaient d'évoquer voire d'invoquer d'anciens conflits auxquels ils opposent les nouveaux. Ce n'est pas cependant le cas de Mary Kaldor. Son raisonnement général n'en souffre pas moins de deux amalgames qui, joints à une impasse sur les acquis de la réflexion classique sur la guerre, nous semblent remettre en cause la validité même de la construction du paradigme ancien/nouveau, et amener à confondre des guerres qui ne sauraient l'être.
- 60 On pourrait se référer à nombre de travaux classiques. On peut également renvoyer à des œuvres fran (...)
- 61 Voir sur ce thème, la très stimulante réflexion de K. Nabulsi, Traditions of War : Occupation, Resi (...)
- 62 Même s'il faut noter une préoccupation très récente sur cette dimension par les Nations unies.
- 63 S. David, « Internal War : Causes and Cures », World Politics, XLVIIII (4), 1997.
83L'impasse est celle sur une distinction parmi les plus solidement classiques de la sociologie et de la philosophie politique et même… des relations internationales. C’est celle établie entre les guerres entre États et les guerres civiles à l'époque moderne, et sur la caractérisation qui y est faite de ces dernières, comme foncièrement inciviles et sans loi60 – ce que montrent par ailleurs les études historiques qu'on a citées. Les guerres entre États ont progressivement donné lieu, au cours des siècles, à l'établissement d'un droit de la guerre61, à des conventions, des normes, des limites qu'a permis d'établir la reconnaissance de l'égale souveraineté des États. Les guerres civiles, rompant elles anormalement l'ordre fondateur de l'État – le monopole effectif de la violence légitime – sont des guerres sans droit et sans loi, sans conventions de Genève protégeant les civils62, épargnant les prisonniers, distinguant les armées et les milices, les uniformes et les grades… Ce sont par définition des guerres inciviles. Sans doute, à l'époque de la globalisation, conviendrait-il de retravailler cette distinction qualitative, d'essence, tracée entre guerres civiles et guerres entre États à l'époque moderne, mais il nous semble qu'on ne peut simplement ni choisir de l'ignorer, ni, surtout, l'ignorer pour prendre le parti de tout confondre. Qu'une telle confusion résulte en partie de l'arrivée soudaine dans le domaine d'étude des conflits civils de spécialistes des relations internationales est possible63. Mais l'on voit déjà combien une telle référence critique aux analyses classiques, nécessaire, aurait été de toute façon fructueuse : pour éviter de baptiser nouvelle une barbarie civile qui est foncière, pour resserrer davantage l'analyse de ce qu'il y a de vraiment nouveau dans les guerres d'aujourd'hui, et aussi pour examiner plus sérieusement ce qui pouvait éventuellement faire la spécificité (peut-être moins barbare ?) des guerres révolutionnaires parmi toutes les guerres civiles – ou plus probablement, aujourd'hui comme hier, de certains types de rébellion. La question d'une typologie est posée de part et d'autre de la coupure instaurée par ce courant.
- 64 Voir l'introduction de son ouvrage et son hésitation sur le qualificatif de « post-moderne ».
84Cette impasse sur la théorie autorise Mary Kaldor à faire un premier amalgame. Elle compare, en effet, aux nouvelles guerres qui lui servent pour construire son modèle (Bosnie et Nagorny-Karabakh) indifféremment ce qu'elle appelle les « anciennes guerres idéologiques ou géo-stratégiques », c'est-à-dire à la fois des guerres civiles, dont les guerres d'indépendance, et des conflits inter-étatiques d'avant la globalisation, dont les deux guerres mondiales et l'affrontement de la Guerre froide. Une telle comparaison dans le temps de deux ensembles non homogènes nous semble franchement indue et ne peut qu'être très malheureuse pour mener l'analyse. Aussi ne peut-on s'étonner que Mary Kaldor ait finalement choisi, au terme d'un examen confus et rapide des autres théories sur les nouvelles guerres, de les qualifier seulement de… nouvelles64. A priori et a posteriori, cet amalgame de guerres mondiales, de conflits géostratégiques, de rébellions identitaires locales, de guerres de pouvoir, etc., ne nous semble ni acceptable scientifiquement, ni heuristique, ni de fait éclairant… Il interdit par exemple d'emblée à M. Kaldor de mener vraiment une comparaison entre anciennes et nouvelles guerres civiles, même si elle prétend en rendre compte par son modèle globalisant et si les tenants des guerres post-Guerre froide peuvent y adhérer.
- 65 Là encore, on peut penser qu'il peut être influencé par la discipline des « relations international (...)
85Le deuxième amalgame, qui résulte en partie seulement de l'existence du premier65, est que Mary Kaldor analyse sous l'intitulé de « nouvelles guerres civiles » deux types de conflits qui ne sauraient eux non plus être analysés ensemble sans faire la démonstration que ce regroupement est légitime. Le problème de méthode le plus important à nos yeux ici n'est pas de savoir si l'on peut qualifier ces guerres de civiles dès lors qu'elles s'exercent surtout contre les civils, même si cela est évidemment une dimension qu'il faut prendre en considération et qui peut amener à différencier parmi les guerres civiles. Ni même de constater qu'elles ne sont pas seulement civiles, mais qu'elles peuvent déborder ou s'exporter hors des frontières étatiques : il y a là aussi un problème d'analyse concrète d'abord, et la nécessité d'un effort de conceptualisation, en termes de systèmes de conflits (intérieurs et trans-étatiques), peut-on penser. Le problème de méthode est de ne pas dissocier deux types de conflits armés civils qui nous paraissent relever de ressorts, de raisons, de motivations différents, et également présenter des caractéristiques, et avoir sur les sociétés des conséquences très différentes.
86Le premier type recouvre les conflits que nous qualifierons provisoirement de « guerres de nettoyage », et qui sont menés à l'initiative de pouvoirs d'État, dans leur territoire national ou chez (ou jusque chez) les voisins. C'est d'ailleurs au regard de ces guerres des Balkans que Mary Kaldor singularise parmi tant d'autres ses trois caractéristiques des nouvelles guerres, c'est pour en rendre compte qu'elle s'attache aux changements introduits par la globalisation en termes surtout de dérégulation et d'illégalismes, de déliquescence des États et de discrédit des classes politiques, et c'est à leur sujet précisément qu'elle parle d'identity politics. Mais la généralisation de cette théorie aux nouvelles guerres (et même, chez Mary Kaldor, à toutes les nouvelles guerres, civiles et internationales !) ne nous semble légitime ni en théorie, ni en fait. Il ne paraît pas en effet que de telles guerres lancées par des pouvoirs d'État, et dont la direction serbe de S. Milosevic est l'emblème, relèvent de la même analyse que la grande majorité des rébellions actuelles. Ni, à l'évidence, que la guérilla zapatiste ou que la violence gratuite imputée par les tenants des nouvelles guerres aux « tueurs drogués du RUF », ni que les mouvements armés très actuels qui continuent à se revendiquer par exemple de variantes des idéologies communistes, ni même que ceux dont soit la base sociale, soit même les aspirations, sont « identitaires » parfois sécessionnistes, mais qui sont pourtant l’expression d’une revendication non satisfaite de droits et de reconnaissance dans des États où la contestation pacifique est impossible. Les seules rébellions armées auxquelles on devrait à certains égards comparer ces entreprises guerrières sont celles qui, comme de tels pouvoirs d'État, sont déterminées dans leurs objectifs, engagées dans une guerre de terreur et soudées par une idéologie fondamentaliste (comme celle du GIA en Algérie). Cependant, ces gouvernements et ces rébellions pareillement exclusivistes et « rétrogrades », et qui prennent aussi massivement pour cible les civils, n'ont pas les mêmes moyens et ressources ; et le recours à la guerre ne renvoie pas dans les deux cas aux mêmes ressorts. Ce qui pousse un gouvernement, un pouvoir d'État, à construire par le nettoyage une « Grande » terre expurgée de ses allochtones ou de ceux qu'elle déclare ses ennemis raciaux peut-il être sans autre forme de procès rendu équivalent à ce qui amène la constitution, et l'armement, d'une rébellion fondamentaliste ? Les ressemblances ne seraient-elles pas plus significatives avec les entreprises génocidaires des « États totaux », qui n'auraient, « simplement », pas rencontré d'opposition armée (nécessairement armée…) ?
87La confusion entretenue nous paraît en tout cas une fois encore interdire que soit rigoureusement menées tant l'analyse de l'évolution des rébellions anti-gouvernementales que celle des États (ceux qui s'engagent dans des guerres de nettoyage et ceux contre lesquels se forment des rébellions, éventuellement fondamentalistes), et de leur évolution à l'ère de la globalisation.
Une construction de syndrome
88Ainsi, en reprenant plus attentivement les arguments développés tant par Mary Kaldor que, de façon moins élaborée certes mais aussi forte, par tant d'autres penseurs des nouvelles guerres, on voit comment ils ne se sont pas attachés, ou ne sont pas parvenus, à construire vraiment deux types de guerre sur la base d'un examen approfondi des facteurs de changement et de l'établissement analytique d'une série de caractéristiques des unes et des autres. On vient de le voir, les facteurs de changement, quand ils sont sérieusement évoqués, ne sont pas les mêmes pour les divers auteurs et certains sont qualifiés de façon insuffisante ou erronée. Les distinctions qualitatives affirmées entre nouveaux et anciens ne résistent-elles pas à l'analyse, alors que beaucoup des caractéristiques attribuées aux anciens conflits ne sont pas avérées, que celles imputées aux nouveaux regroupent souvent, sous des mots communs, des contenus incomparables ; en outre, les trois grandes variables distinguées comme caractéristiques ne vont pas obligatoirement de pair.
89On est donc bien plutôt en présence de la constitution de deux syndromes. Chacun de ces syndromes est bien défini par les auteurs par un ensemble de symptômes, cependant cet ensemble ne présente pas de lien nécessaire : ainsi, on l'a vu, n'y en a-t-il pas entre l'existence d'une idéologie inclusive et celle d'un soutien populaire, entre cette idéologie et/ou ce soutien et l'absence de coercition, entre les uns et les autres et l'accaparement des ressources existantes pour la guerre… Nous ne sommes pas non plus en mesure, malgré les références à tel ou tel aspect de l'après – Guerre froide ou de la mondialisation, d'établir un lien entre cet ensemble et des facteurs qui expliqueraient son émergence. Et donc, et là encore en dépit des conclusions et conseils qui nous sont prodigués en la matière, nous n'avons pas vraiment les moyens de trouver la cure, le traitement de ces nouvelles guerres.
90On se retrouve d'ailleurs devant un mode de construction théorique paradoxal. Car l'objet d'étude de tous ces auteurs n'est pas la comparaison entre l'avant et l'après un événement marquant un tournant, et il n'est pas non plus les guerres dites anciennes ; il est manifestement les guerres actuelles – et c'est précisément pour analyser celles-là que des institutions internationales ou des think tanks divers ont fait appel à ces chercheurs (comme d'autres à Paul Collier). Mais ce qui les amène à construire le même paradigme ne se trouve pourtant pas dans l'analyse commune des nouvelles guerres – ils n'analysent pas les mêmes, ne construisent pas leur modèle général à partir d'objets du même type (toutes les guerres, les guerres civiles, les guerres « génocidaires » ou les rébellions, etc.) et ne leur attribuent en fait pas les mêmes caractéristiques principales (fondamentalisme et ethno-nationalisme, ou violence sans but ou prédatrice, etc.).
91Ce qui, finalement, fait l'unité des tenants de cette thèse apparaît bien ainsi comme la constitution d'un même syndrome des anciennes guerres. Et celui-ci apparaît en fait construit non sur une étude empirique des caractéristiques des anciennes guerres, pas non plus sur un examen des conditions internationales et autres leur ayant donné naissance, mais bien autour d'une caractéristique princeps, de laquelle découleraient toutes les autres. Avant, ce qui était à la source des guerres et des rébellions, menait les soldats comme les guérilleros et leurs chefs, des deux côtés de la Guerre froide et des tranchées des dits conflits régionaux, c'étaient ces idéologies universalistes, inclusives, cosmopolites. Même si l'examen historique, on l'a vu, le dément dans tant de cas, il en résultait que la violence était contrôlée, le soutien populaire assuré, les ressources mobilisées sans vol ni contrainte. Et l'on pourrait de fait presque résumer ce syndrome en termes de jugement moral : la légitimité des buts portés par des idéologies universalistes aurait alors impliqué la correction (pas de violence, pas de pillage) des révolutionnaires – ou, au choix, des « combattants de la liberté » – et l'adhésion massive et enthousiaste des populations à la construction de l'homme nouveau dans les zones libérées d'abord, voire ensuite, pour les mouvements arrivés ainsi au pouvoir d'État, dans les États du peuple tout entier.
92Nous caricaturons, bien sûr, mais c'est bien sans doute cela surtout, cette vision un peu idyllique, citoyenne et rustique à la fois, assez nostalgique, qui rattache dans un même courant cet ensemble de chercheurs venus d'horizons et de disciplines universitaires différents et qui réfléchissent assez différemment en fait sur des genres de conflits actuels eux aussi différents. Et il n'est donc pas improbable que cette communauté de vue renvoie, autant qu'à des convergences d'analyse, à des sensibilités communes, résultant peut-être de trajectoires intellectuelles et exprimant des engagements passés eux aussi proches : de concerned scholars, progressistes, de gauche et, pour les analystes des conflits du Tiers-monde, de sympathisants, voire de compagnons de route d'anciennes rébellions socialisantes. L'attention portée aux facteurs sociaux, politiques, culturels, est en tout cas très différente de celle d'un Collier, ou d'un Kaplan.
93Il n'en reste pas moins que c'est au bout du compte surtout sur un impensé que repose la cohérence du paradigme des « vieilles guerres/nouvelles guerres » : car ces dites anciennes guerres ne sont pas l'objet, par aucun de ces penseurs des nouvelles guerres, d'une analyse propre, elles viennent en contrepoint pris pour acquis de l'examen des nouvelles. Elles ne sont, en particulier, pas soumises à un réexamen à la lumière du regard éclairé que ces chercheurs jettent sur les guerres d'aujourd'hui. C'est même ce réexamen qui est exclu par la construction d'une telle opposition entre anciennes et nouvelles guerres.
- 66 Dans son versant officiel facilement manipulable et de plus en plus manipulée par les pouvoirs d’Ét (...)
94Ce faisant, malgré tous ses avantages par rapport à des thèses univoques et lapidaires comme celles de P. Collier, ou polymorphes et catastrophistes comme celles de Kaplan, en dépit de toutes les divergences d'analyse explicites ou sous-jacentes avec celles-ci, cette analyse des conflits ne les interdit pas. Elle ne s'y confronte pas, d'ailleurs, et vient en fin de compte les nourrir dès lors qu'elle met en avant elle aussi le fondamentalisme, la barbarie et la prédation, et penche elle aussi logiquement vers une solution de ces conflits en termes de justice et de police. Certes le chapitre que consacre M. Kaldor à une issue cosmopolite n’épargne pas les États ni une certaine diplomatie de pompier-pyromane. L'action qu'elle propose, portée par les sociétés civiles locales appuyées sur la société civile internationale et mue par des valeurs cosmopolites, est dans l'esprit très différente de celle découlant des positions des deux autres courants. Cependant l’existence des sociétés civiles66 dans l'acceptation homologuée du discours international est postulée par elle dans tous les cas (on y retrouve l'idée du peuple bon, toujours présente dans les idéologies de gauche), mais elle évacue complètement les profondes divisions qui s'expriment dans le conflit et que celui-ci creuse ou provoque dans une société certes « civile » mais pas pour cela dotée de la force et de l'autonomie, voire du désir de paix, qu'on lui prête (et qui n’a pu notamment empêcher la militarisation de la confrontation). Ainsi, sans même évoquer l’aversion assez répandue de diplomates à mener leurs actions dans un tel cadre civil, la thèse de M. Kaldor peut-elle, par inadéquation à la réalité, n’offrir d’autre solution que d'en revenir aux pratiques les plus réalistes, dont le renforcement des États.
* * *
- 67 L. Valensi, Venise et la Sublime Porte, Paris, Hachette, 1987.
95Lucette Valensi montre67 qu'à partir du xviie siècle se profile derrière l’image du Turc la question toute européenne du despotisme et qu'il en résulte une déformation de la réalité et des enjeux proprement ottomans. À lire les théorisations des conflits présentées ici, on perçoit pareillement comment le contexte intellectuel et moral dans lequel elles ont émergé est facteur de distorsions. C’est sur cet aspect que nous voudrions revenir en conclusion, avant de présenter un certain nombre de thèmes de réflexion qui nous paraissent importants.
96Il peut être utile pour illustrer les perceptions spontanées que ces théorisations mobilisent et les glissements de sens et de qualification selon lesquels elles procèdent, de revenir brièvement sur le cas de la Résistance nationale mozambicaine (Renamo). À bien des égards, la rébellion de la Renamo ressemble aux nouvelles guerres. Surtout, elle a été en son temps décrite sous les mêmes espèces que celles-ci : l'image qu’on en donnait, la renvoyant à un nouveau Moyen-Âge, était celle d’une guerre menée par des « fantoches », des « bandits armés », sans idéologie ni soutien populaire, utilisant une violence et une terreur barbares, la coercition la plus brutale, menant la guerre pour la guerre et ne pouvant survivre que dans sa reproduction. Néanmoins, il s'agit bien d'un « ancien conflit », typique de la Guerre froide. Il est même de ceux qui se sont éteints avec la fin de celle-ci, après qu’un accord de paix fut signé et des élections tenues. Elle est aussi, ce qui n’est sans doute pas indifférent à la représentation faite de sa réalité, l'exemple d'un mouvement armé contre un État « progressiste » issu d’un mouvement de libération nationale.
- 68 Voir notamment le dossier établi par M. Cahen : « Mozambique : guerre et nationalismes », Politique (...)
- 69 C. Geffray, La cause des armes. Anthropologie d’une guerre civile, Paris, Karthala, 1990.
97À l’époque pourtant, Michel Cahen68 d'une part expliquait les raisons d'être de la dissidence dans l'agression représentée par la construction de l'État-Frelimo (alors marxiste-léniniste) à la campagne, poussant certaines communautés paysannes à se rallier à un groupe créé par les services secrets rhodésiens et sans la présence duquel il n'y aurait probablement pas eu militarisation de ces contradictions sociales. Christian Geffray69 mettait en évidence en quoi cette politique de l'État représentait un déni de l'existence et de l'identité sociales de la paysannerie, et il étudiait sur place, dans la zone de guerre, la façon dont certaines communautés, en fonction de clivages historiques locaux et de leur relation à l'État, avaient décidé de passer à la dissidence et utilisaient pour ce faire ce groupe armé venu de l'extérieur. Il tenait compte, comme M. Cahen, de l’usage du rapt comme moyen principal de recrutement et de celui de la terreur. Mais il analysait celle-ci : à la fois comme mode de recrutement et de socialisation des jeunes combattants, et comme moyen militaire dans les zones où il n'y avait pas de soutien populaire. Il relativisait aussi cette terreur et la prédation dans les rapports avec les populations ralliées, en décrivant le fonctionnement du système d'administration indirecte mis en place par l'armée Renamo et passant par les chefs traditionnels légitimes. Enfin, il mettait au jour les « idées » de la Renamo, et montrait en quoi celles-ci convergeaient suffisamment avec l'économie morale des populations paysannes pour que celles-ci y adhèrent (avec les malentendus inhérents à une telle rencontre, qu'on a évoqués) et que certaines se rallient volontairement. Ces « idées » n'avaient certes rien à voir avec le discours des lobbies sud-africains ou américains de la Renamo qui voulaient en faire (Guerre froide oblige) des tenants de l'économie de marché et de la démocratie parlementaire… Et rien non plus, en effet, avec celle des rébellions progressistes, à l'idéologie universaliste – celle notamment du Frelimo qui avait vaincu un peu plus tôt au Mozambique et avait construit l'État-parti contre lequel la Renamo avait pris les armes, trouvant des soutiens dans le peuple.
- 70 Voir, sur cet aspect, le chapitre sur le Mozambique in R. Marchal & C. Messiant, Les chemins de la (...)
- 71 M. Cahen, « Mozambique : l’instabilité comme gouvernance ? », Politique africaine, 80, décembre 200 (...)
98La Renamo a ainsi, de fait, beaucoup de caractéristiques communes avec les dites « nouvelles guerres », mais pas cependant toutes celles dont on l'a qualifiée, elle n'en est pas pour autant dépourvue de soutien populaire, ni même d'idéologie, si l'on veut bien accorder le statut d'« idées » à d'autres que les nôtres. Pire, devrait-on dire, pour la logique de l'argument, malgré toutes ses indéniables tares et les atrocités commises, son idéologie rétrograde, l'incompétence étatique totale de sa direction, elle a pu négocier et, en 1992, signer un accord de paix, qu’elle a respecté : elle s'est « civilisée », des milliers de jeunes « tueurs » sont rentrés dans leur village. Elle a même obtenu aux premières élections multipartites en 1994 un soutien populaire très significatif, absolument inattendu par ces analystes70. Elle vient d'en retrouver un aussi fort aux élections de décembre 1999. Et si aujourd'hui des risques de remilitarisation ressurgissent, ils ont moins à voir avec la nature de la Renamo qu'avec le maintien, sous multipartisme, par le régime du Frelimo, d'un État-parti confisquant les positions dans l'État et l'économie71.
99On comprend que les anciens analystes des anciennes guerres, nouveaux analystes des nouvelles, soient mal à l'aise : au-delà même des sympathies ou antipathies qu'on peut avoir à l'égard de la Renamo, c'est bien la construction intellectuelle de la thèse – de l'attribution de caractéristiques « barbares » à l'idée qu'il est impossible de conclure une paix durable, et donc, volens nolens, à des solutions d'aide au renforcement des gouvernements et à l'éradication par ceux-ci des rébellions sans foi ni loi – qui est remise en question par cet exemple… On voit aussi combien serait utile à une analyse des guerres actuelles un réexamen sérieux de cet ancien conflit et des autres.
100Nous pensons en effet que les guerres civiles ont connu d'importantes transformations. Mais au terme de notre lecture critique de ces différents paradigmes des conflits, il nous paraît essentiel, quitte à désespérer – provisoirement au moins – les généralistes ou les théoriciens, de ne pas répéter sous d’autres modes des erreurs qui ont dans le passé trop gravement affecté l’étude des guerres internes, et donc de ne pas faire l'économie de certaines analyses. Comme le laisse entrevoir la perception qui était naguère dominante de la Renamo, il y a en effet dans les nouvelles théorisations des points aveugles, même s'ils ne sont plus les mêmes.
Trajectoires intellectuelles et nouveaux paradigmes
101Il nous semble important, au terme de notre lecture, de nous arrêter sur le contexte de la formation de ces trois courants et de l'émergence de la nébuleuse qu'ils forment, qui peut aider à comprendre ses communautés de vue au-delà de désaccords significatifs. Pour disparate qu'il soit, cet ensemble de théories n'en finit pas moins en effet par constituer une nouvelle problématique légitime, opposable à tout analyste. Ce contexte peut aider aussi à comprendre les implications qui en résultent presque naturellement quant à l'attitude à adopter par une communauté internationale qui est aussi, par le biais de divers organismes, le demandeur de ces analyses. Certes, nous ne considérons pas, sauf exception, que ces auteurs sont déterminés par leur position ou seraient en quelque sorte les « intellectuels organiques » du nouvel ordre international ; tel n'est pas notre point de vue. Mais il est frappant que, au-delà des divergences d'analyses, des différences de sensibilité, et alors que les politiques de prévention restent souvent non élaborées, il n’y ait de fait pour mettre un terme à la guerre que deux types d'action « nouveaux » qui paraissent efficaces et légitimes à tous ces courants. Ils sont censés correspondre à la nouveauté des conflits, et pouvoir répondre aux désillusions et impuissances de l'action internationale dans ses modes antérieurs : la judiciarisation des responsabilités et l’éradication de la guerre – qui tend à n’être en fait le plus souvent que celle du mouvement rebelle.
102« La guerre froide est terminée ». Pour certains, elle a été gagnée sur « les forces du mal », aux yeux des libéraux la démocratie, au moins la démocratie de marché, a triomphé, même si son règne tarde à venir dans certaines périphéries, ou si – comme incline à le penser R. Kaplan – le monde démocratique civilisé doit se préparer à l'assaut de nouvelles « forces du mal ». D'autres ont eu une autre trajectoire, plus souvent de gauche et, parfois, après avoir soutenu les mouvements de libération du Tiers-monde, ont tardé à se rendre compte qu'une fois au pouvoir beaucoup s'étaient transformés en dictatures. Ils ne doutent pas aujourd'hui que la dictature même populaire régnant dans le bloc communiste était nocive et qu'elle est inacceptable : ils sont les « nouveaux démocrates ». Contrairement aux premiers, ils regrettent cependant l’éclipse des grandes idéologies de transformation sociale et interprètent ce vide comme un manque de sens. Alors qu'ils ne peuvent plus aujourd'hui voir les mouvements rebelles comme ils les voyaient hier, en libérateurs (dont en outre ils pouvaient partager les idéaux), ils se montrent plus sourcilleux en matière de droits de l'homme et s'attachent d'autant plus, quand ils observent les rebelles, à la violence, à la prédation.
- 72 A. Blin, Géopolitique de la paix démocratique, Paris, Éditions Descartes & Cie, 2001.
103Tous, anciens ou nouveaux démocrates, par ailleurs physiquement et mentalement « au cœur du cœur de l'ordre global », sont convaincus que l'utilisation de la violence amène intrinsèquement la perversion d'objectifs même nobles. Ils considèrent en outre qu’il y a toujours de meilleurs moyens que la guerre dans un nouvel ordre international de plus en plus civilisé, où des pays en nombre croissant ont embrassé le modèle démocratique, multipartiste, de gouvernement, reconnu les droits fondamentaux et sont, de plus, désormais sous le regard de la communauté internationale. « Les démocraties ne se font pas la guerre », affirmait le président Clinton et, de fait, l’idéal d’une paix universelle démocratique fait aujourd’hui partie de notre horizon idéologique72. Cette conviction est renforcée par l'idée internationalement acquise de l'importance pour la démocratie et le progrès de la société civile, et le fait que les sociétés civiles locales peuvent aujourd’hui s’appuyer sur une société civile internationale pour que soient satisfaites leurs attentes les plus justifiées. Grâce à la configuration actuelle du système international, sous toutes ses formes (ONU, mais aussi OMC, FMI, ONGs, etc.) on peut peser sur les États, sur lesquels on dispose de moyens de pression, auxquels (contrairement aux rébellions) on peut imposer des conditionnalités qui les obligeront finalement à céder aux revendications démocratiques, voire à soutenir eux-mêmes les fameuses sociétés civiles vibrantes célébrées dans les documents internationaux.
104Sur la question des moyens combinés (intérieurs et internationaux) de ce progrès de la démocratie, des sensibilités diverses coexistent voire s'affrontent et elles sont en partie le reflet des trajectoires diverses des démocrates que nous sommes. Certains accordent une priorité irréductible aux droits de l'homme, à la liberté de la presse ou aux droits sociaux ; certains entendent œuvrer surtout à la construction d'une justice internationale ; certains encore estiment que le marché est « la mère de toutes les démocraties » et les entreprises les principales forces vives de la société civile, et croient plutôt à une collaboration entre États et multinationales dans le sens d'une plus grande gouvernance ; certains, enfin, prônent et préparent la guerre juste contre les nouvelles menaces, notamment les États voyous. Il s’agit donc de plus que de différences de sensibilité.
- 73 Voir l’analyse qu’en proposent B. Boëne & C. Dandeker dans l’ouvrage qu’ils co-dirigent : Les armée (...)
- 74 C’est la fameuse option double zéro. Pour une analyse dans le cas américain, voir J. Vaisse, « Les (...)
- 75 On devrait évoquer ici le rôle très ambivalent des ONGs internationales qui aujourd’hui se déploien (...)
105Même si les sociétés occidentales connaissent en la matière des différences encore appréciables, l'évolution qu'a connue la culture de la guerre en Occident, qui a débuté avec la construction de l’arme nucléaire et l’évolution fordiste des sociétés occidentales depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, s'est faite dans le sens d'une débellicisation relative et d'une délégitimation de la violence excessive dans la guerre73. Or cette transformation se situe en exacte contradiction avec celle qui se donne immédiatement à voir dans les nouveaux conflits. Alors que se déroulent en Afrique, en Asie, des massacres de masse qui n'arrêtent pas les guerres, qui sont même intégrés à la vie quotidienne de peuples entiers, la mort de quelques dizaines de soldats peut modifier la politique des États-Unis74. Les exclus du nouvel ordre global sont en cela véritablement d'un autre monde, incompréhensible, barbare. D'où une certaine réceptivité à des solutions certes aussi chirurgicales que possibles mais parfois radicales à leur endroit, dès lors que c'est pour le bien de la démocratie et de l'humanité et que les dégâts humains ne sont que collatéraux75.
106Nous vivons aujourd'hui, chercheurs comme diplomates ou simples citoyens de l'Occident, dans cette idéologie ambiante. Là encore, on le voit, il s'agit plus d'une nébuleuse que d'une idéologie dominante, et certainement pas d'une pensée unique. Elle tire d'ailleurs sa force de ne pas l'être. Elle laisse notamment à ceux qui adhèrent aujourd’hui à ces mêmes rejets le loisir de ne pas devoir se retourner sur leur passé, de ne pas voir remuer les fers dans les plaies des « vieux massacres » de chacun, et même de cultiver ses propres nostalgies (« il faut sauver le guérillero Fidel » tout comme le « héros de la Corée »). À cet égard, et pour ce qui concerne particulièrement la communauté intellectuelle, on ne peut cependant qu'être consterné par la coexistence très pacifique de deux thèses radicalement différentes, en ce qui concerne les conflits tout récents de la Guerre froide, chez des auteurs qui ne sont pourtant pas des chercheurs isolés mais travaillent les uns et les autres pour telle ou telle institution de la communauté internationale : d’aucuns continuent à voir ces conflits comme mus par des causes progressistes, aspirant au bien commun et utilisant des méthodes elles aussi légitimes et bienveillantes pour les peuples, d’autres, à l’instar d’un P. Collier, ne veulent pas les considérer comme moins criminels que les autres ! Mais « tout cela » n'est pas bien grave, apparemment, entre institutions et chercheurs civilisés… En revanche, cette idéologie est évidemment d'une efficacité redoutable pour tout ce (ceux) qui en constitue le dehors (l'autre, l'ennemi) commun : les idéologies rétrogrades, fondamentalistes, les « seigneurs de la guerre », l'irrationnel, le vol et le crime.
107Mais la problématique légitime qu'elle informe en matière de conflits repose elle-même sur des impensés. En particulier, qu'elle décide de l'ignorer (Kaplan, Collier) ou qu'elle ne la prenne que très partiellement en compte (Kaldor), elle s'interdit, par les procédés et oublis que nous avons évoqués plus haut, de penser beaucoup de ce qui est intérieur au nouveau « camp » (celui de la démocratie et de la loi) qu'elle oppose en commun aux différents barbares qu'elle reconnaît.
108C'est le cas, avec des conséquences tout particulièrement graves nous semble-t-il pour une éventuelle prévention ou résolution des conflits, pour tout le versant sombre, illicite, voire criminel du nouvel ordre international. On voit pourtant bien, d'une part que ce dernier existe « sous » son versant légal (et avec parfois les mêmes protagonistes : des entreprises, voire des multinationales, des gouvernements), et de l'autre qu'il touche au monde lui stigmatisé et poursuivi des trafics et du crime international. À cet égard le cas angolais venu ces derniers mois sous quelque lumière est pourtant extrêmement intéressant. Contrairement à ce que colporte la grande presse, il n'y a pas une guerre menée du côté gouvernemental avec et pour le pétrole et de l’autre avec et pour les « diamants de sang ». Il y a une guerre qui, avec aujourd'hui d'autres ressources que du temps de la Guerre froide, est toujours une guerre pour le pouvoir. Il y a des diamants illégaux à la fois du côté de l'Unita et du gouvernement, de sa nomenklatura. En outre, tous, dont ceux de l'Unita, circulent par les circuits légaux du commerce mondial du diamant, et sont blanchis et échangés contre des armes par l'intermédiaire de sombres trafiquants mais aussi de chefs d'État (notamment africains et amis de la France). Quant au pétrole, peut-être est-il désormais plus clair que les grandes multinationales (et pas seulement Elf) qui s'engagent par ailleurs ostensiblement dans des efforts de corporate governance ont versé à la présidence angolaise des sommes fabuleuses (comparées aux budgets de nombre de pays africains) sans se préoccuper d'en faire état ou s'inquiéter qu'elles soient versées au budget angolais, en toute illégalité démocratique, au Nord comme au Sud. On sait maintenant que ces sommes ont servi à l'achat d'armements en même temps qu'à l'enrichissement largement illégal, selon les lois nationales et internationales, d'hommes d'affaires étranges, troubles sans doute, mais munis de vrais passeports diplomatiques et de fortes relations gouvernementales, et, à des niveaux moindres mais quand même enviables, de personnes d'influence du Nord (en l'occurrence françaises) ayant occupé des postes gouvernementaux ou internationaux.
109Le deuxième point aveugle est lié au premier : c'est celui sur l'État, sur les États, ces entités dont la souveraineté est reconnue par le système des Nations unies et qui le composent. Il n'y a certes pas silence, sur ce point, de la part de Mary Kaldor, puisqu'elle construit son modèle à partir précisément du cas de pouvoirs d'État qui mènent des guerres d'élimination contre une partie de leur peuple. On a là un heureux désaveu des thèses de P. Collier sur le caractère toujours relativement bénin de la prédation étatique. Cependant, si elle généralise, à partir de ce terrain, sur « les nouvelles guerres », elle ne le fait pas au sujet des États. Si bien que d’un côté, cette théorie peut servir à disqualifier sans plus de remède que pour Kaplan ou Collier les « nouvelles rébellions » dans la mesure où elle conforte la figure des « seigneurs de la guerre » sans cause, sans foi ni loi. De l’autre, cette analyse tend aussi à consolider la thèse, elle politique plus qu’intellectuelle, des « rogues States », dès lors qu'elle s'arrête à ces États-là, sans prêter attention aux conséquences qu'a la globalisation bien au-delà de ces cas, non seulement en termes d'affaiblissement des États mais plus généralement de leur privatisation et informalisation, voire de leur implication dans la criminalité politique et économique, voire la criminalité banale. Un tel examen sérieux, approfondi et général, est cependant tout à fait indispensable si l'on veut comprendre pourquoi, dans le nouvel ordre global et en voie de démocratisation, des oppositions s'arment face à certains types de pouvoirs, même formellement démocratiques, ainsi que les caractéristiques de ces rébellions, éventuellement leur fondamentalisme. Autant, en effet, il apparaît illégitime de confondre États et rébellions pour mener une analyse « des nouveaux conflits », autant une analyse qui les dissocie fait apparaître que le fondamentalisme peut « répondre » à la confiscation réelle du pouvoir par certains groupes, que la prédation et la criminalisation de certaines rébellions sont largement le miroir de celles de l'État auquel elles s'opposent, de même que le type de trafics transnationaux et internationaux dans lesquels elles sont engagées sont en partie homologues à, et se croisent avec, ceux d'États, voire de « leurs » États.
- 76 D’autant qu’historiquement (au moins dès la période coloniale) en Afrique, et ailleurs sous d’autre (...)
110Se surajoutent à cela un silence ou un bilan non fait sur les aléas des processus de démocratisation, les échecs, succès, demi-succès, etc., des opérations de maintien de la paix et des ingérences humanitaires comme dispositifs de sortie de crise en Afrique et dans les Balkans notamment. Le mode d’intervention que propose M. Kaldor, fondé sur les valeurs cosmopolites et les sociétés civiles locales, est certes une prescription politique qui contraste avec celles découlant des positions des deux autres courants. Mais il n’intègre pas de bilan sinon le constat d’échec des interventions internationales traditionnelles. De plus, M. Kaldor postule le caractère universel de ces valeurs et l’existence de sociétés civiles unies dans leur opposition au pouvoir des « seigneurs de la guerre ». Que faire, alors ? Dans les cas où le conflit s'exprime dans des termes identitaires, la diplomatie hésite entre les solutions « réalistes » (en substance : arrêter les massacres par la séparation – en d'autres termes possibles : légaliser l'épuration ethnique) et les solutions « de droit » (imposer le droit des minorités et d'autres procédures démocratiques), et trouve le plus souvent le compromis consistant à faire coïncider nationalité et citoyenneté. A fortiori dans les cas où le conflit n'est ni ethnique/racial/national, ni territorial, la seule réponse qui puisse compenser l'impuissance reste celle du droit, des droits de l’homme. Mais cette solution implique, outre une évacuation souvent du politique (ainsi que de l’histoire et du social), une définition du légal et de l’illégal qui n’a rien d’évident76. Et faute de pouvoir imposer ces droits, le recours risque d'être, au-delà des cours pénales internationales, la judiciarisation des conflits. Et comme la justice a besoin d'une police, le dernier recours est celui des « guerres justes ».
Sur quelques questions cruciales
111Nous n’entendons pas en conclusion de ce texte de lecture critique présenter une nouvelle théorisation. Nous ne pensons pas non plus qu'il soit possible de faire véritablement une étiologie des conflits : toutes choses égales par ailleurs, tel facteur, telle conjoncture, tel événement, peut précipiter la militarisation de conflits dans un cas et pas dans un autre apparemment très semblable. Nous ne voulons pas même proposer un nouvel ordre du jour des recherches à mener sur les conflits. Seulement insister sur quelques points qui, alors qu'ils nous paraissent cruciaux tant pour l'analyse des guerres que pour l'élaboration de solutions menant à la « paix durable » souhaitée par la communauté internationale, ne sont pas ou mal pris en compte par les nouvelles théorisations.
- 77 Cf., entre autres exemples, le qualificatif de « bon élève » des institutions internationales.
112• Il faut prendre la mesure générale et exacte des changements de période liés à la nouvelle phase de globalisation et à la fin de la Guerre froide, qui sont bien deux facteurs essentiels affectant le surgissement et les caractéristiques des conflits. Cela dit, ils ne les affectent cependant l'un et l'autre ni de la même manière, ni au même niveau, et surtout pas du tout uniment à l'échelle ne serait-ce que des nouvelles périphéries. L'image de la « levée du couvercle » de la Guerre froide nous semble critiquable au moins sur deux plans. Elle est à la fois ambiguë dans ses connotations, celles de vieilles haines identitaires et d'une atavique barbarie humaine contenues par la Guerre froide – comme elles l'auraient été par la colonisation –se donnant dorénavant libre cours. Au-delà, elle fait fi de la mise en place, pendant la Guerre froide et sous la guise universaliste d'États, de systèmes d'inégalité et de domination qui ont souvent entretenu ou configuré, quand ils ne les créaient pas, des discriminations d'ordre identitaire ou culturel. De même l'image répandue de la fin de la rente stratégique nous semble-t'elle fausse dans son utilisation la plus courante. D'abord parce que ce ne sont pas seulement, outre des rébellions, d'« anciennes dictatures » qui ont perdu cette rente, mais aussi nombre de pouvoirs désormais élus, voire démocratiques, dont l'autorité et la légitimité sont par ailleurs minées par certains aspects de la globalisation. Parce qu'ensuite cette rente n'a pas complètement disparu. D'une part, si les anciennes lignes de front ont été abandonnées, d'autres existent et dotent certains États d'un nouvel intérêt stratégique dans la configuration actuelle. Tel est le cas pour les pays utiles pour le containment des rogue States, tandis que les États économiquement stratégiques, notamment pétroliers, sont renforcés. En ce sens, ce changement de période amène surtout une recomposition des places stratégiques des différents pays, et l’instauration entre eux d'autres types d'inégalités, notamment régionales. La marge de manœuvre accrue qui en résulte ouvre la voie, en Afrique par exemple, moins à une « renaissance » en général qu'à une montée en puissance de certains États seulement, dont les politiques d'hégémonie ne vont pas obligatoirement, dans de telles conditions, dans le sens d'une pacification et d'une stabilisation régionale. D'autre part, la rente internationale n'a pas disparu même si ses formes ont changé : la communauté internationale continue par une panoplie de moyens à soutenir tel ou tel pays plus que tel autre, en fonction de critères multiples et pour le moins flexibles en matière de légitimité77. La marginalisation économique et politique fonctionne de manière complexe et contradictoire, et la communauté internationale n'est pas tout à fait absente de l'émergence de conflits, civils ou internationaux, par exemple en Afrique centrale, pas plus qu'elle ne l'est de leur issue : pourquoi une telle épreuve de force internationale pour faire respecter le mandat onusien en Sierra Leone et tant d’hésitations et d’atermoiements en Angola ou en RDC ? Et l'on voit bien aussi comment les « nouvelles » rivalités économiques et stratégiques des puissances mondiales anciennes ou émergentes, elles aussi libérées du carcan de la Guerre froide et exacerbées par la mondialisation, ne jouent pas toujours dans le sens de la démocratisation des périphéries ni de la pacification des conflits politiques et sociaux dans celles-ci. La recomposition profonde résultant de la fin de la Guerre froide doit donc être examinée dans ses aspects non linéaires, paradoxaux, et, surtout, dans ses manifestations singulières dans chaque cas précis.
113De même le processus de globalisation est-il hétérogène, et pas seulement intrinsèquement paradoxal en ce qu'il produit aussi, dans les marges, de la fragmentation, du local, du communautaire et de l'identité. Ce n'est pas le lieu d'en discuter ici, mais on voudrait au moins relever trois points concernant les conflits. Le rapport local/global qui est souvent une dimension essentielle de la guerre a certes été grandement reconfiguré mais on doit prendre garde de ne pas invoquer le local et le global dans des significations figées et décontextualisées par rapport aux situations de guerre et à l’histoire des sociétés. Ainsi, les notions de local et de global en Somalie ou en Sierra Leone ne renvoient pas aux mêmes types d’espaces, de temporalités, de sujets et de fonctionnements sociaux. Délicats à analyser sont également les effets de la mise à disposition de sub-cultures violentes qui, auparavant enracinées dans des terroirs spécifiques, sont aujourd’hui disponibles pour tous les emprunts. Il faudrait réfléchir sur la généralisation de références à des types d’action « génocidaires » depuis 1994, que cela soit (entre milles autres exemples) dans la crise somalienne ou celle pourtant moins dramatique en Côte-d’Ivoire : le génocide sous diverses représentations est entré dans le répertoire le plus banal du discours de la violence, peut-être aussi dans celui des pratiques possibles… Il conviendrait aussi d'analyser la constitution d’un « second marché » des systèmes d’armement où les opérateurs sont de moins en moins liés aux États et à des politiques spécifiques : si la « traçabilité » de systèmes d’armes relativement complexes est possible, la volonté politique des États de reprendre le contrôle de ce marché est douteuse et pour le moins flexible, comme on en a une claire illustration avec l’affaire Falcone-Gaydamak en France.
114Fin de l'affrontement bipolaire et globalisation constituent ainsi à la fois le contexte pesant, en partie structurant, mais aussi de simples paramètres, d'intensité très variable, dans les dynamiques des conflits singuliers et l’on ne peut les invoquer de manière univoque dans l’analyse. C’est sans doute tout l’enjeu de la réflexion que d’en prendre l’exacte mesure et un réexamen des anciennes guerres selon les nouveaux angles de vue y contribuerait certainement.
115• Il importe de même de dépasser l'idée vague de la « crise de l’État », évoquée ad nauseam à propos de l’Afrique. On voit bien, d'abord, comment est profond et complexe l'impact des changements au niveau international sur les États – notamment ceux hérités de la colonisation, dont les modalités essentielles demeurent profondément internes et autochtones. En même temps, tout particulièrement en ce qui concerne les conflits, on ne peut sous-estimer la force que donne aux États le fait d'être des composantes du système international, la légitimité et les ressources qu'en tirent ceux qui n'ont pas été décrétés parias. De même est-il indispensable de différencier entre les États, et pas seulement les États rentiers et les autres : il est clair, pour aller vite, que le pétrole off-shore, dont les revenus sont verrouillés par le sommet de l'État, ne donne pas la même importance ni les mêmes caractéristiques au contrôle de celui-ci que les diamants présents dans des provinces périphériques et transportables et négociables par n'importe qui.
116On ne peut, surtout, pas continuer à confondre – tendance particulièrement lourde de la diplomatie – les États et les pouvoirs qui les détiennent, au risque sinon, sous prétexte de « renforcement de la capacité institutionnelle » des premiers, de prêter la main à un renforcement des pratiques et fonctionnements illicites, voire criminels, que certains pouvoirs développent à l'ombre de l'État, tandis que la libéralisation économique internationalement prônée peut, elle aussi, soutenir une appropriation et une confiscation du bien public. On ne peut faire l'impasse sur ces changements, qu'accélère (et rend moins facilement lisibles) le mouvement de globalisation. Comme on l'a évoqué, ce ne sont pas seulement les rébellions qui sont impliquées dans des échanges illégaux, mais nombre d'États, et pas seulement des États en guerre et à cause du conflit, mais des États en paix et dits démocratiques. L’homologie relative entre États et mouvements armés dans la guerre ne signifie ni qu’ils disposent des mêmes ressources ni qu'ils se comportent de la même manière, mais c’est à l’analyse d’en rendre compte, pas au présupposé implicite. Ce jeu de miroir entre l’État et les organisations insurgées se manifeste notamment dans les formes de désinstitutionnalisation du pouvoir, les extorsions arbitraires, les régulations violentes du champ politique et social, les formes de recrutement, les répertoires de violence. De telles pratiques qui pré-existent dans l'État en paix font partie des facteurs de la guerre, elles impriment leur marque aux rébellions, de même qu'elles contribuent à créer un rapport extrêmement ambivalent des populations à la guerre. Une telle analyse des États réels permet aussi de rendre compte de l’indétermination des statuts de plus en plus flagrante dans les conflits, tant entre soldats et rebelles qu'entre civils et gens en armes. Aussi est-il fondamental de se départir dans l’analyse de l’aveuglement ou de l’hésitation méthodologique qui consiste à questionner une des parties sans soumettre l’autre aux mêmes interrogations. Ce rappel devrait aller de soi mais on a vu comment se construit une criminalisation des mouvements armés sans vouloir prendre en considération, sauf dans le cas d'un État génocidaire ou épurateur, les pratiques réelles voire criminelles de pouvoirs d'État.
- 78 En ce sens, il nous paraît intéressant de souligner la réflexion entamée par J. Roitman, par exempl (...)
117• La guerre ne se réduit ni à ses causes ni à ses conséquences, elle est une durée, un espace, une production sociale, une construction de nouvelles légitimités, et doit donc être analysée comme telle. Elle ne peut être vue seulement comme le moment d’une destruction ou de l’anomie mais également comme celui de la construction de nouvelles formes régulatrices, de statuts sociaux, d’un champ économique spécifique78. Elle ne peut non plus faire table rase de toutes les dynamiques sociales qui avaient pris forme avant le conflit : celles-ci peuvent certes éventuellement disparaître, mais elles sont plus souvent déplacées, affaiblies tandis que d’autres prennent forme ou se renforcent. On doit aussi s’attacher à considérer les fonctionnements sociaux et économiques au regard des subjectivités et de l'économie morale des populations et groupes concernés. Seul un pareil détour permettra d’éclairer les dynamiques de la guerre, le positionnement des populations, l’attitude des gens en armes, et non l’invocation de la théorie du choix rationnel ou celle de la violence absolue purificatrice ou destructrice, ou celle encore de la globalisation.
118Le statut des populations dans les conflits fait d'ailleurs l’objet d’étranges paradoxes. Ou bien elles sont passives, soumises, taillables et corvéables à merci, ou bien leurs intérêts sont exprimés par les acteurs armés. Si la jeunesse échappe à cette étrange trigonométrie dans les visions contemporaines, c’est parce que les jeunes sont censés ne pouvoir que se battre, être la piétaille des prédateurs, ou au contraire vouloir se défaire par la guerre de leur statut de cadets sociaux. Or il nous semble que les relations des populations, et notamment de la jeunesse, avec les parties armées constituent au contraire l’un des enjeux essentiels de l’analyse du conflit, et qu'elles ne peuvent être subsumées sous l’émergence d’une société civile cosmopolite ou au contraire sous l’adhésion à des idéologies identitaires sur le mode de la fausse conscience. C’est, entre autres, sous cet angle que la question de la généralisation des milices (milicianisation à la fois des armées, et des populations) doit être examinée, en liaison avec les formes de désinstitutionnalisation et dans cette condition essentielle que constitue l'insécurité. Il est important d’explorer le cas des guerres dans des États rentiers où l’État ou, bien plus rarement, le mouvement armé peut faire la guerre pratiquement sans elle, c'est-à-dire soit sans lui imposer un niveau d'extorsion considérable – voire en lui assurant une promotion sociale enviable – soit au contraire en se permettant de la faire contre elle. Cela implique aussi de penser la guerre comme un processus social dont les bénéficiaires ne sont pas forcément ou uniquement les gens en armes et non comme un jeu à somme nulle pour ceux qui décident de la mener. Il faut aussi précisément rendre compte des divisions qui se créent par rapport au conflit et aux camps en guerre au sein des populations – et parfois de petites communautés, de villages, d' « ethnies » –, et des trajectoires spécifiques de groupes sociaux qui ne pas sont simplement des classes d’âge ou des groupes ethniques ou religieux. Les formes, les conditions, du soutien ou de l’opposition de populations à la guerre, au gouvernement ou à la rébellion, la question de la coercition qui est exercée contre elles ne sont que les prémisses d’une analyse qui souvent manque dramatiquement dans les analyses proposées ci-dessus.
119• La question de l'économie est essentielle, et l'on a déjà indiqué l’impact qu’a eu pour certains conflits la fin de la Guerre froide sur le renforcement de la prédation. Mais il faut là aussi répéter que ces pratiques prédatrices peuvent s’inscrire dans une réalité antérieure au conflit et qu’elles sont recomposées par lui, et que, le plus souvent, les comportements des groupes armés ne font que reproduire à l’échelle qui est la leur celles des gouvernements. De même, l'analyse des « économies de guerre » ne doit pas résumer celle de l'économie dans la guerre, tant des États que des rébellions. Autant l'économie politique des États peut différer de l'image qu'en donnent les institutions internationales, autant la pratique économique des rébellions doit être analysée au-delà de la seule criminalisation et non en fonction de sa simple légalité ou illégalité. Les rebelles ne font en outre pas que piller et extorquer mais parfois redistribuent, parfois assurent la sécurité de la production économique, celle de la vie sociale. Comme on l'a dit, la nécessité pour les rébellions d'avoir des ressources n'implique pas que la possession des richesses soit leur objectif, ni que la ressource économique soit le principal capital convoité, l'accession au pouvoir d'État restant, quoi qu'il en soit de la globalisation, la meilleure garantie de stabiliser un mode de répartition des richesses et d'assurer l'impunité d'un ordre injuste et violent. L'État peut également choisir de faire durer le conflit, pour maintenir sa cohésion, accroître ou assurer son impunité, ou encore augmenter sa capacité de manœuvre lorsque la paix sera à l’ordre du jour. Pour des États comme pour des rébellions, la guerre peut à certaines périodes viser très fortement la prédation, et durer pour cela, sans que le problème du pouvoir soit réduit à un statut subalterne pour autant. C’est notamment à ce niveau qu’intervient la caractérisation de la période actuelle, avec de nouveaux réseaux internationaux et transnationaux ainsi que des dispositifs de diffusion du conflit qui sont sans nul doute très modernes.
- 79 Voir M. Ayoob pour l'analogie à cet égard avec les conflits en Europe dans la période pré-westphali (...)
120• Nous ne sommes pas entrés dans une période où les guerres inter-étatiques auraient disparu. Mais dans bien des cas ces guerres inter- ou transétatiques sont intimement liées à des conflits civils, avec lesquels elles forment système. On peut en effet parler de système de guerres quand des conflits armés produits de conjonctures nationales distinctes, relevant d’acteurs, de modalités et d’enjeux différents, s’articulent les uns aux autres et brouillent les frontières spatiales, sociales et politiques qui les distinguaient initialement. Ces conflits entrent en résonance et s’imbriquent les uns dans les autres, transformant leurs conditions de reproduction et, surtout, les parties qui s’affrontent, les enjeux de la lutte et les objectifs poursuivis. Une telle intrication de violences armées civiles et internationales fait ainsi système et rend extrêmement complexes les logiques des acteurs, obscurcit le jeu d'alliances qui peuvent paraître, elles aussi, sans logique. Il nous semble que de tels systèmes de conflits, en cours en Afrique centrale et peut-être en voie de constitution en Afrique de l’Ouest autour de la guerre en Sierra Leone, sont des objets nouveaux rendus possibles et fonctionnels par la fin de la Guerre froide et la globalisation79. La guerre en République démocratique du Congo, elle-même « produite » par l'exportation du conflit civil non terminé au Rwanda après le génocide, est une très bonne illustration de cette situation. On peut y distinguer au moins trois types de conflits : une guerre inter-étatique, dans laquelle divers pays sont entrés en fonction souvent de préoccupations politiques intérieures, mais qui a pris une autre dimension et vise maintenant aussi à définir de nouveaux rapports de force en Afrique centrale ; une guerre inter-congolaise dont l’enjeu est le pouvoir à Kinshasa ; et une constellation de guerres locales engageant des populations qui s’affrontent pour l’accès à certaines ressources comme la terre, dans des conditions que la politique nationale et la guerre exacerbent et infléchissent. Ces trois niveaux de conflit ont des origines distinctes, des temporalités différentes et des acteurs initialement autonomes, mais se sont imbriqués d'une manière qui les a, les uns et les autres, profondément modifiés. Aussi une solution est-elle rendue extrêmement difficile dès lors qu'elle devra démilitariser des acteurs multiples aux statuts diffèrent et dont les accords et désaccords influent également sur des dimensions du conflit, alors que des liens ont été volontairement ou non tissés entre des enjeux de nature très différente, avec un pouvoir de déstabilisation qui va bien au-delà de leur capacité initiale.
121Ces quelques points, comme d'autres analysés par certains auteurs cités ou développés dans la discussion que nous en faisons, nous paraissent des éléments cruciaux d’une réflexion qu'il importe de maintenir ouverte, d'un débat qu’il importe de ne pas clore trop rapidement.
1226 mars 2001
Notes
1 S. David, « Internal War. Causes and Cures », World Politics, 49, juillet 1997.
2 L'arrivée de très nombreux spécialistes des relations internationales dans l'analyse des conflits civils n'est évidemment pas étrangère à la relative abondance d'études généralistes, construites à partir de (quelques) études de cas, souvent déjà d'indicateurs ou de comparaisons.
3 Des 164 guerres recensées entre 1945 et 1995, 77 % sont des guerres internes. K. Holsti, The State, the War and the State of the War, Cambridge, Cambridge University Press, 1996 : 21-23.
4 Du moins ceux qui ne bénéficient pas pour des raisons stratégiques diverses d'un traitement particulier, ou ne sont pas, à l'opposé, relégués à l'insignifiance internationale.
5 R. Kaplan, Balkan Ghosts : A Journey through History, New York, St Martin’s Press, 1993.
6 R. Kaplan, «The Coming Anarchy. How Scarcity, Crime, Overpopulation, Tribalism and Disease are Rapidly Destroying the Social Fabric of Our Planet », The Atlantic Monthly, February 1994.
7 Outre les articles cités plus loin, voir le numéro spécial de Journal of African Economies, IX (3), octobre 2000.
8 On doit relever cependant que Mary Kaldor écrit son plus célèbre ouvrage sur la base d'enquêtes menées non à titre d'universitaire mais dans le cadre de consultant de divers organismes internationaux. La trajectoire est cependant différente : elle n'est pas un fonctionnaire international et elle est recrutée sur la base de sa compétence universitaire antérieure et de son implication dans les mouvements pacifistes anti-nucléaires.
9 M. Kaldor, New and Old Wars. Organized Violence in a Global Era, Londres, Polity Press, 1999.
10 M. Shaw, The Sociology of War and Peace, Londres, Macmillan 1987 ainsi que Post-Military Society : Militarism, Demilitarization and War at the End of the Twentieth Century, Cambridge, Cambridge University Press, 1991, et « The New Wars », New Political Economy, V (1), 2000.
11 J.-F. Bayart, B. Hibou & S. Ellis, La criminalisation des États, Bruxelles, Complexe, 1999.
12 Pour une synthèse de cette problématique, voir T. Hower-Dixon, Environment, Scarcity and Violence, Princeton, Princeton University Press, 1999.
13 R. Preston, The Cobra Event, New York, Random House, 1998. Cette nouvelle décrit une attaque biologique sur New York grâce à un virus fabriqué par un groupe terroriste. Pour des commentaires sur cette question, se reporter à R. Lipschutz, « Terror in the Suites : Narratives of Fear and the Political Economy of Danger », Global Society, XIII (4), 1999.
14 Cf. par exemple l'argumentation cohérente que développe Martin Shaw, qui parle lui aussi depuis le « centre » du « centre » du global, et avec une superbe assurance quant à la supériorité de ces valeurs.
15 H.M. Enzensberger, Civil Wars. From L. A. to Bosnia, New York, The Free Press, 1994.
16 M. van Creveld, La transformation de la guerre, Paris, Éditions du Rocher, 1998 [publié en 1991 en langue anglaise].
17 P. Collier & A. Hoeffler, Greed and Grievance in Civil War, Washington, Development Research Group, Banque mondiale, 4 janvier 2000, multigr.; P. Collier, Economic Causes of Civil Conflict and their Implications for Policy, Banque mondiale, 15 juin 2000, multigr. ; P. Collier & A. Hoeffler, On the Incidence of Civil War in Africa, Banque mondiale, 16 août 2000, multigr. ; P. Collier, « Greed and Grievance » in M. Berdal & D. Malone (eds), Greed and Grievance : Economic Agendas of Civil Wars, Boulder (Co), Lynne Rienner, 2000. Les trois premiers textes sont disponibles sur le site suivant: <http://www.worldbank.org/>.
18 P. Collier, Economic Causes of Civil Conflict… , op. cit. : 7.
19 Ibid. : 5.
20 En fait, P. Collier procède comme pour les sondages : une proportion assez considérable des interrogés, et ici des conflits – un tiers, en gros – « ne répondent pas » aux sondeurs. Les pourcentages sont ensuite construits entre les « répondants » et les votants.
21 P. Collier & A. Hoeffler, On the Incidence of Civil…, op. cit. Remarque faite en note p. 1.
22 P. Collier, Economic Causes of Civil Conflict… , op. cit. : 4.
23 op. cit. : 2.
24 C. Tilly, « State Making and War Making as Organized Crime », in P. Evans, D. Rueschmeyer & T. Skocpol (eds), Bringing the State Back In, Cambridge, Cambridge University Press, 1985, chap. 5.
25 Qu'il y ait discontinuité est pour nous indéniable, et ce sont rarement les mêmes acteurs qui s'engagent, parfois simultanément, dans la protestation pacifique et l'action armée. Mais Collier n'analyse pas les choses ainsi.
26 Décidément, les rébellions ont toujours une origine douteuse : si, par infraction au modèle (!), elles ne sont pas mues par une avidité effrénée, elles sont le résultat d'avortements…
27 M. Olson, Logique de l’action collective, Paris, Presses Universitaires de France, 1987 [1978].
28 P. Collier, Economic Causes of Civil Conflict… , op. cit. : 8.
29 On peut d’ailleurs s’interroger sur le nombre de pays au monde où les implications d’une grève sont aussi anodines…
30 P. Collier, Economic Causes of Civil Conflict… , op. cit. : 9.
31 Les victimes, c'est bien connu, ont aussi souvent le discernement gravement affecté !
32 P. Collier, Economic Causes of Civil Conflict… , op. cit. : 9.
33 Dont les travaux de H. Eckstein, « On the Ethiology of Internal Wars », History and Society, IV (1), 1964.
34 P. Collier, in M. Berdal & D. Malone, op. cit. : 95.
35 J.-C. Willame, « Banyarwandais et Banyamulenge. Violences ethniques et gestion de l'identitaire dans le Kivu », Cahiers africains, 25, 1997.
36 R. Bazenguissa, « Milices politiques et bandes armées à Brazzaville : enquête sur la violence politique et sociale des jeunes déclassés », Les Études du CERI (Paris), 13, 1996.
37 M. Kaldor, New and Old Wars : Organized Violence in a Global Era, Cambridge, Polity Press, 1999.
38 S. Kalyvas, « "New" and "Old" Civil Wars : Is the Distinction Valid? », Colloque La guerre entre le local et le global. Sociétés, États, systèmes, 29 et 30 mai 2000, Paris, CERI. Disponible sur le site : <http:www.ceri-sciences-po.org.>
39 M. Kaldor, New and Old Wars…, op. cit. : 77-78.
40 Ibid. : 98 : « ... Anyone else has to be eliminated […]. This is why the main method of territorial control is not popular support as in the case of revolutionary warfare, but popular displacement – getting rid of all possible opponents ».
41 On reprend ici mot pour mot la définition du Petit Robert.
42 S. Kalyvas construit un modèle à quatre dimensions en séparant les deux questions du « soutien populaire » et de la violence, que nous avons regroupées en suivant le modèle de Mary Kaldor, mais on voit en quoi les deux constructions se recoupent.
43 On pourrait prendre le cas de l'Angola, où les idéologies très calquées sur l'affrontement des camps de la Guerre froide (Est-Ouest, mais aussi URSS-Chine) adoptées par trois mouvements nationalistes concurrents ont aussi répondu aux besoins et possibilités de légitimation comme représentants « du peuple » de trois élites socio-culturellement distinctes et rivales pour la direction du mouvement nationaliste. Ou celui des mouvements nationalistes d’opposition éthiopiens sous Mengistu Haïle Mariam.
44 Quel mouvement rebelle arrive, dans quelles circonstances pour cette population précise, et avec quel comportement à son égard?
45 Sur cette question, voir notamment les travaux de J. Scott, The Moral Economy of the Peasant: Resistance and Subsistence in South East Asia, New Haven – London, Yale University Press, 1976. Ainsi que B. Berman & J. Lonsdale, Unhappy Valley, Londres, James Currey, 1992.
46 Le rôle des spirit mediums dans la mobilisation paysanne contre le régime de Ian Smith n'en est qu'un exemple. D. Lan, Guns and Rain. Guerillas and Spirit Mediums in Zimbabwe, Londres, James Currey, 1985. J. Young, Peasant Revolution in Ethiopia, Cambridge, Cambridge University Press, 1997.
47 M. Kaldor, New and Old Wars…, op. cit. : 98.: « allegiance to a label rather than an idea ».
48 Voir l'introduction de P. Richards, Fighting for the Rain Forest, Londres, James Currey, 1996.
49 Neuf à dix millions de morts. En moyenne, pour ne prendre que les deux puissances les plus touchées, près de neuf cents Français et treize cents Allemands sont morts chaque jour entre 1914 et 1918. Voir par exemple S. Audoin-Rouzeau & A. Becker, 14-18, Retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2001, chap. I.
50 Si l’on suit le politologue américain Rudolf Rummel, les guerres de 1900 à 1985 (y compris les deux guerres mondiales) ont fait 35 millions de morts, alors que le nombre de victimes des génocides, du goulag et des camps de concentration s’élève à 150 millions…
51 T. Wickham-Crowley, « Terror and Guerrilla Warfare in Latin America, 1956-1970 », Comparative Studies in Society and History, XXXII (2), 1990.
52 T. Ranger, « Bandits and Guerilla : The Case of Zimbabwe » in D. Crummey, Banditry, Rebellion and Social Protest, Londres, James Currey, 1986. T. Ranger y explique notamment que si les paysans ont accepté pendant des années les mauvais traitements et la prédation des « combattants de la liberté », c’était dans l’espoir stratégique que le changement de pouvoir amènerait une réforme agraire aux contours imprécis mais qui leur donnerait les moyens de vivre. Sur la guerre au Zimbabwe, voir aussi N. Kriger, Zimbabwe’s Guerilla War. Peasant Voices, Cambridge, Cambridge University Press, 1992.
53 Ainsi la Renamo, forte aussi du fait qu'on lui attribuait une maîtrise des esprits « les plus forts », ceux des Ndau, a-t-elle vu naître contre elle des milices censées être elles aussi liées au monde de l'invisible, les Naparamas (cf. K. Wilson, « Cults of Violence and Counter-Violence in Mozambique », Journal of Southern African Studies, XVIII (3), September 1992.
54 Comme le suggère L. Malkki : « How it could be possible to know a person’s identity with certainty enough to kill », L. Malkki, Purity and Exile : Violence, Memory, and National Cosmology Among Hutu Refugees in Tanzania, Chicago, University of Chicago Press, 1998.
55 G. Simmel, Le conflit, Strasbourg, Circé, 1992.
56 A. Appadurai, « Dead Certainty : Ethnic Violence in The Era of Globalization », Public Culture, X (2), 1998 : 242 : « As large populations occupy complex social spaces and as primary cultural features (clothing, speech styles, residential pattern) are recognized to be poor indicators of ethnicity, there tends to be a steady growth in the search for "inner" or "conceale" signs of a person’s real identity. The maiming and mutilation of ethnicized bodies is a desesperate effort to restore the validity of somatic markers of "otherness" in the face of the uncertainties posed by census labels, demographic shifts, and linguistic changes, all of which make ethnic affiliations less somatic and bodily, more social and elective ».
57 J. Delarue, Trafics et crimes sous l’Occupation, Paris, Fayard, 1993.
58 J. Sheridan, China in Disintegration : The Republican Era in Chinese History 1912-1949, New York, Free Press, 1975. J. Sheridan, Chinese Warlord : The Career of Feng Yü-hsiang, Stanford, California University Press, 1966. J. Ch’en, « Defining Chinese Warlords and their Factions », Bulletin of SOAS, XXXI (3), 1968.
59 W. Reno, Warlord Politics and African States, Boulder (Co), Lynne Rienner, 1998.
60 On pourrait se référer à nombre de travaux classiques. On peut également renvoyer à des œuvres françaises, notamment celle de G. Bouthoul : Traité de polémologie : Sociologie des guerres, Paris, Payot, 1991. Pour une vision plus anthropologique, voir par exemple M. Adam, « La guerre », in M. Abéles & H.-P. Jeudy (eds), Anthropologie du politique, Paris, Arman Colin, 1997.
61 Voir sur ce thème, la très stimulante réflexion de K. Nabulsi, Traditions of War : Occupation, Resistance and the Law, Oxford, Oxford University Press, 1999.
62 Même s'il faut noter une préoccupation très récente sur cette dimension par les Nations unies.
63 S. David, « Internal War : Causes and Cures », World Politics, XLVIIII (4), 1997.
64 Voir l'introduction de son ouvrage et son hésitation sur le qualificatif de « post-moderne ».
65 Là encore, on peut penser qu'il peut être influencé par la discipline des « relations internationales » : dans celles-ci, ce sont toujours des États qui sont en guerre, deux entités de même type, qu'il n'y a pas à différencier.
66 Dans son versant officiel facilement manipulable et de plus en plus manipulée par les pouvoirs d’État.
67 L. Valensi, Venise et la Sublime Porte, Paris, Hachette, 1987.
68 Voir notamment le dossier établi par M. Cahen : « Mozambique : guerre et nationalismes », Politique africaine, 29, mars 1988.
69 C. Geffray, La cause des armes. Anthropologie d’une guerre civile, Paris, Karthala, 1990.
70 Voir, sur cet aspect, le chapitre sur le Mozambique in R. Marchal & C. Messiant, Les chemins de la guerre et de la paix, Paris, Karthala, 1997.
71 M. Cahen, « Mozambique : l’instabilité comme gouvernance ? », Politique africaine, 80, décembre 2000.
72 A. Blin, Géopolitique de la paix démocratique, Paris, Éditions Descartes & Cie, 2001.
73 Voir l’analyse qu’en proposent B. Boëne & C. Dandeker dans l’ouvrage qu’ils co-dirigent : Les armées en Europe, Paris, La Découverte, 1998.
74 C’est la fameuse option double zéro. Pour une analyse dans le cas américain, voir J. Vaisse, « Les États-Unis entre zéro mort, jacksonisme et maintien de l'ordre », Colloque La guerre entre le local et le global. Sociétés, États, systèmes, Paris, CERI, mai 2000. Disponible sur le site <http : www.ceri-sciences-po.org>
75 On devrait évoquer ici le rôle très ambivalent des ONGs internationales qui aujourd’hui se déploient souvent dans les zones de guerres, au moins là où arrivent des réfugiés « au bout de l'horreur », et qui ont une influence considérable sur les représentations des conflits des journalistes et donc sur l’opinion publique internationale.
76 D’autant qu’historiquement (au moins dès la période coloniale) en Afrique, et ailleurs sous d’autres modalités aujourd'hui pudiquement confondues sous l'emblème de la libéralisation, les pratiques de chevauchement entre privé et public, légal et illégal caractérisent le fonctionnement du politique. Voir B. Hibou (ed.), La privatisation des États, Paris, Karthala, 1999.
77 Cf., entre autres exemples, le qualificatif de « bon élève » des institutions internationales.
78 En ce sens, il nous paraît intéressant de souligner la réflexion entamée par J. Roitman, par exemple, « The Garrison Entrepot », Cahiers d’Études africaines, 150-152, 1998.
79 Voir M. Ayoob pour l'analogie à cet égard avec les conflits en Europe dans la période pré-westphalienne. Cet auteur tombe cependant dans son analyse sur un écueil qu'il dénonce par ailleurs : la globalisation d'aujourd'hui ne peut être assimilée à l'anarchie d'antan, et elle constitue une donnée structurante.
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Référence papier
Roland Marchal et Christine Messiant, « Une lecture symptomale de quelques théorisations récentes des guerres civiles », Lusotopie, XIII(2) | 2006, 3-46.
Référence électronique
Roland Marchal et Christine Messiant, « Une lecture symptomale de quelques théorisations récentes des guerres civiles », Lusotopie [En ligne], XIII(2) | 2006, mis en ligne le 10 avril 2016, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lusotopie/1382 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1163/17683084-01302002
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