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La chronique des lectures
Les comptes rendus

Salim Miguel (ed.), Cartas d’África e alguma poesia

Rio de Janeiro, Topbooks, 2005, 188 p.
Juliana Santil
p. 196-201
Référence(s) :

Salim Miguel (ed.), Cartas d’África e alguma poesia, Rio de Janeiro, Topbooks, 2005, 188 p., ISBN : 85-7475-110-3.

Texte intégral

1Au Brésil, ainsi qu’en Afrique, l’histoire demeure trop souvent enfouie dans les cartons oubliés de caves poussiéreuses de maisons de particuliers. Dans ces pays qui manquent de musées, d’archives, de centres de recherches, voire d’universités, et qui restent exposés aux mythes produits par des historiographies imposées, l’histoire se cache dans des lettres, des photos, des objets, des récits oraux, bref, dans des documents en général sensibles à l’érosion du temps car dépourvus de moyens de préservation. L’importance du livre Cartas d’África e alguma poesia réside justement en ce qu’il représente pour la conservation de l’histoire d’un épisode des relations entre le Brésil et les anciennes colonies portugaises d’Afrique, qui a été largement oublié. Pourtant il peut transformer la vision que nous avons habituellement de ces relations.

2Cartas d’África e alguma poesia est un recueil de documents, organisé par l’écrivain brésilien Salim Miguel, à propos du contact établi entre des écrivains d’Angola, du Mozambique et de São Tomé e Príncipe et un mouvement de jeunes intellectuels de la ville de Florianópolis, au Sud du Brésil, dans les années 1950. D’un côté, des écrivains importants comme António Jacinto, Luandino Vieira, Viriato da Cruz et Augusto Abranches. De l’autre, le groupe Sul, formé par des intellectuels comme Salim Miguel (chargé par le groupe d’établir les liens avec l’étranger), Eglê Malheiros, Walmor Cardoso da Silva, Aníbal Nunes Pereira, Ody Fraga, entre autres. Pendant plus d’une décennie, des lettres ont été échangées, des discussions littéraires ont été tissées, des originaux ont été envoyés pour publication de part et d’autre et des amitiés se sont construites. Le livre se compose donc d’une sélection de soixante-deux de ces lettres écrites entre 1952 et 1964 (et conservées « à la maison » par Salim Miguel et son épouse, Eglê Malheiros), de quatorze poèmes d’écrivains africains qui ont été publiés par la revue culturelle du groupe Sul, d’un conte, resté inédit en Angola ou en Europe, de Luandino Vieira également publié à l’époque par cette revue (« O homem e a terra », daté de 1957), et de quelques témoignages sur cette relation. En ce qui concerne les lettres proprement dites, celles en provenance d’Angola sont d’António Jacinto, Luandino Vieira (à ce moment appelé encore José Graça), Américo de Carvalho, Mário Lopes Guerra, Viriato da Cruz, Garibaldino de Andrade ; celles en provenance du Mozambique ont été envoyées par Augusto dos Santos Abranches (leur ont été adjointes celles qu’il envoya de São Paulo, quand il partit vivre Brésil en 1955), par Orlando Mendes, Manuel Filipe de Moura Coutinho, Domingos de Azevedo, Domingos Ribeiro Silveira, Dulce dos Santos ; celles en provenance de São Tomé e Príncipe sont de Fernando Reis.

3L’importance de ce contact s’éclaire à la lecture de ce matériau composite. En premier lieu, les lettres envoyées à Florianópolis dans les années 1950 démontrent la maturité de la réflexion politique de certains de ces jeunes écrivains africains, qui étaient déjà conscients du potentiel de l’action culturelle pour la transformation politique nécessaire à l’émancipation de leurs peuples, notamment, l’urgence de l’indépendance envers le Portugal. Luandino Vieira, redécouvrant ces lettres presque quarante ans après les avoir écrites, a ainsi déclaré :

  • 1 Entretien de Juliana Santil avec Luandino Vieira, le 2 et le 4 février 2004 à Lisbonne, et le 5 mar (...)

« Je me souvenais les avoir écrites, je gardais en mémoire cet épisode historique. Mais je m’attendais à des lettres bien plus naïves. Les premières sont très formelles. Mais ensuite, à partir de 1957, j’ai commencé à recevoir la revue et à lire les livres de Salim. Je vois que j’écrivais alors ces lettres avec beaucoup de précaution. Derrière ce discours culturel, il y avait une préoccupation politique. À première vue, il semble qu’il s’agit de jeunes qui veulent une place dans le monde des lettres. Mais dans l’une de ces lettres j’ai trouvé une référence qui m’a étonné à "l’asphyxie du monde colonial". Dans une autre, j’ai trouvé les termes suivants : "des jeunes qui veulent chanter les thèmes de leur terre et de leur peuple". Je ne m’attendais pas à ce que cette conscience fût déjà insérée dans une pensée de lutte nationaliste, qu’il ne s’agissait pas seulement d’une lutte littéraire. […] J’ai été surpris par la présence de cette conscience politique dans les lettres envoyées au Brésil. »1.

4Effectivement, les discours émaillant ces lettres permettent déjà de percevoir la formation de la conscience politique d’une génération qui plus tard, et spécialement en Angola, prendra la tête du mouvement indépendantiste apparu dans les villes côtières. Leur analyse aide à la compréhension de la manière dont leur idéal de nation s’est construit.

5En deuxième lieu, ces lettres nous apprennent comment ces jeunes intellectuels africains construisaient leur conscience politique, quelles étaient leurs sources de documents et de bibliographie, où ils puisaient du matériel pour développer leurs idées politiques. Dans cette correspondance, nous retrouvons des demandes explicites de matériel marxiste à Salim Miguel, qui essayait de trouver les exemplaires souhaités et de les envoyer par courrier. António Jacinto écrivait :

« Une fois de plus, je viens solliciter votre aide aimable. J’ai besoin de Trente ans du parti communiste chinois, de Hou Kiao-Mou et de How the tillers win back their land de Hsiao Chien » (p. 27).

6Dans une lettre de 1953 de Viriato da Cruz demandait aussi certains ouvrages :

« Je me suis permis de vous envoyer un chèque dont la valeur doit être d’environ deux cents et quelques cruzeiros. C’est pour que vous me rendiez le service d’acquérir auprès de l’agence Farroupilha les livres suivants (classés ici par ordre d’intérêt pour moi) : Dialética de la naturaleza, d’Engels ; O marxismo e o problema nacional e colonial, de Staline ; El metodo dialetico marxista, de Rosental (Iudin), Diccionário filosofico marxista (idem) ; Sobre os fundamentos do leninismo, de Staline ; Lenin e o leninismo léninisme (idem) ; Sobre o problema da China (idem) ; Marxismo e liberalismo (idem), Lénine, Stalin e a paz (idem) ». (p. 42)

7En troisième lieu, les lettres laissent transparaître l’environnement politique de répression auquel les intellectuels des colonies portugaises en Afrique étaient soumis. On y voit la détresse d’Augusto Abranches (p. 62) devant l’environnement de persécution politique (qui finit par l’emmener au Brésil, où il vivra jusqu’à sa mort), les recommandations de Viriato da Cruz pour que Salim Miguel prenne soin de masquer les indices de littérature marxiste dans les paquets envoyés en Angola (p. 43) ou même le sentiment de découragement exprimé par l’écrivain Fernando Reis, de l’île de São Tomé à propos des difficultés trouvées dans sa lutte culturelle :

« Je coordonne ici à São Tomé, une page littéraire dans notre hebdomadaire, me heurtant sans cesse à l’incompréhension de beaucoup de gens qui ne voient notre Afrique qu’avec des yeux mercenaires ». (p. 137)

8Finalement, les lettres montrent que le contact avec le groupe Sul constituait un véritable échange entre le Brésil et l’Afrique. Si, d’un côté, les écrivains africains envoyaient des originaux pour publication au Brésil, demandaient l’envoi de matériel littéraire et politique à partir du Brésil et cherchaient dans ce contact un moyen d’ouverture culturelle, de l’autre, pour les jeunes intellectuels brésiliens, le contact avec les Africains était aussi une source d’enrichissement. Salim Miguel envoyait aussi des originaux des écrivains du groupe Sul pour publication dans des journaux culturels du Mozambique et d’Angola. Il demandait à ses interlocuteurs africains des ouvrages, des exemplaires de magazines et des journaux. Il cherchait aussi dans ce contact de l’épanouissement culturel des écrivains de Florianópolis.

9C’est en ce sens, que le rapport entre Sul et les écrivains africains subvertit le paradigme des relations établies entre le Brésil et les pays colonisés par le Portugal en Afrique au long de leur histoire. Le Brésil a toujours été vu par ces pays comme modèle d’indépendance, d’autonomie culturelle, comme un frère aîné à copier. De même, le Brésil a toujours propagé cette « auto-image » pompeuse. Or, dans le contact avec Sul, il n’y avait pas de rapport de supériorité : il s’agissait de deux groupes de jeunes intellectuels en quête d’ouverture, d’auto-affirmation, d’épanouissement.

10L’absence de rapport de supériorité, habituellement présent dans les liens entre le Brésil et l’Afrique mène à une interrogation qui vient à l’esprit quand on lit Cartas d’África e alguma poesia : pourquoi cette liaison s’établit-elle avec Florianópolis ? Dans le livre, Salim Miguel présente cette interrogation dès l’introduction « Reflexos de um intercâmbio » : « Pourquoi Florianópolis, ville de faible présence africaine, et pas Rio ou, plus spécialement, Bahia ? » (p. 8). Effectivement, Florianópolis, bien qu’étant une des villes les plus importantes du Brésil, ne fait pas partie de l’axe culturel central (São Paulo, Rio de Janeiro et Salvador). De plus, c’est une ville qui se situe dans un État ayant eu peu de liens historiques avec l’Afrique : sa population a été largement formée d’immigrants allemands, italiens et açoriens, installés dans un régime de colonisation de peuplement, très différent de la colonisation d’exploitation qui a implanté des monocultures de canne à sucre (et plus tard, de café) à grande échelle au Nord et au Sud-Est du Brésil, et pour lesquelles les esclaves africains avaient été amenés. Pourquoi cette relation avec l’Afrique s’est-elle établie justement avec un groupe de jeunes intellectuels de Florianópolis ?

11Dans les années 1940 et 1950, le Brésil voit une multiplication de groupes culturels et l’apparition de plusieurs revues culturelles, semblables à la revue Sul. Les plus célèbres parmi elles étaient naturellement celles produites dans les centres culturels, tels que Rio et São Paulo. Ces revues plus connues ne cherchaient pas de contacts avec l’extérieur – cela ne les intéressait pas, elles n’en avaient pas besoin pour attirer l’attention. La revue Sul dans sa quête d’affirmation dans le paysage des mouvements intellectuels brésiliens, a trouvé dans le contact avec l’étranger un moyen d’autolégitimation. Le contact avec l’Afrique, quoique le plus long et le plus fructueux, n’a pas été le seul. Salim Miguel conserve aussi des lettres échangées avec l’Espagne, la Chine, la Tchécoslovaquie, l’URSS, les États-Unis, l’Uruguay, l’Argentine, le Portugal.

12Leur condition périphérique dans l’environnement culturel du Brésil a conduit ces jeunes de Sul à l’ouverture à l’extérieur. De plus, elle a façonné un comportement d’égalité envers les interlocuteurs africains : le groupe Sul avait aussi soif de ce qu’il pouvait apprendre dans ce contact. Sa condition périphérique a ainsi produit un renversement des paradigmes de relations entre le Brésil et l’Afrique. La partie brésilienne n’a pas agi comme si le Brésil était le centre du monde, comme s’il était un pays où la littérature était plus développée, où la politique était plus démocratique, où il y avait des exemples à copier. Leur Brésil était une entité en formation, qui voulait apprendre des expériences racontées par des Africains.

  • 2 P. Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Editions du Seuil, 2001.

13Cette liaison entre Florianópolis et l’Afrique synthétise ainsi tout le potentiel de la relation entre deux entités périphériques et, en dernière analyse, entre deux entités du Sud. Il est vrai, d’un côté, que la condition périphérique peut provoquer un comportement très propice à la domination : à force de subir autant de violences, l’être périphérique est contraint de reproduire les structures de la violence. Ce mécanisme de reproduction de la violence est ce que Pierre Bourdieu a appelé « violence symbolique »2. Mais inversement, quand cette condition est profondément radicale ou quand elle est exercée avec radicalité (ce qui peut vouloir dire liberté, créativité, fraîcheur ou sagacité), une rupture par rapport au centre s’opère, les positions du centre deviennent peu importantes, elles perdent le caractère de « référentiel » et la condition périphérique peut devenir vecteur d’une subversion profonde envers les paradigmes de comportement. C’est pourquoi la périphérie a un potentiel de renouvellement, ce qui fut largement démontré par les acteurs sociaux qui firent partie de ce contact entre Sul et les intellectuels africains.

14Cela ne veut pourtant pas dire qu’il s’est agi d’une relation complètement détachée des paradigmes des relations paternalistes entre le Brésil et l’Afrique. On lit, par exemple, en filigrane de certains discours des interlocuteurs de Salim Miguel, des images rêvées du Brésil, très semblables aux visions chargées d’idéologie qui propagent un Brésil « plus mûr » et « plus développé » que l’Afrique. On voit un enchantement inconscient pour le Brésil, ainsi qu’une vision selon laquelle le Brésil de l’époque était un lieu de liberté et de bonheur. La position occupée par les interlocuteurs africains de Salim Miguel au sein de leurs sociétés d’origine peut nous aider à expliquer et à comprendre certains traits de mythification dans les discours de ces lettres. Qui étaient les personnes qui, au sein des sociétés des colonies portugaises en Afrique, pouvaient écrire des lettres pour discuter de littérature avec des intellectuels brésiliens ? Dans la plupart des cas, il s’agit de personnes liées aux élites de ces sociétés, parfois des intellectuels issus des familles créoles, parfois de Portugais tout court (des immigrés enracinés dans les colonies), parfois tout simplement des personnes qui, pour une raison quelconque, avaient bénéficié d’un processus d’enrichissement et acquis une culture portugalisée. Cela veut dire que cet échange relaté par le livre Cartas d’África e alguma poesia ne représente pas un échange entre « le Brésil » et « l’Afrique », mais entre un Brésil très spécifique (élitaire, en quelque sorte, même si périphérique culturellement) et une Afrique très spécifique (celle constitué par une élite portugalisée, qui, bien que n’ayant pas d’autre patrie que l’Afrique, ne pouvait synthétiser en tant que telle, en dépit des prétentions de cette élite elle-même).

15Malgré ce conditionnement socioculturel, ces jeunes intellectuels africains exprimèrent dans ces lettres une grande ouverture à l’autre. La jeunesse de ces interlocuteurs, les espoirs qu’ils nourrissaient dans leurs esprits, la distance qui les sépare les uns des autres et qui séparaient chacun de ces jeunes du « centre du monde » (soit l’Europe ou les États-Unis, soit Lisbonne ou São Paulo), la fraîcheur de leur trajectoire artistique, la fraîcheur de leur trajectoire existentielle – tout cela contribua à ce qu’ils entretinssent, pendant ces échanges de correspondance une relation d’égal à égal.

16On parle surtout de littérature dans cette correspondance. De Guy de Maupassant à Graciliano Ramos, de Miguel Torga à Louis Aragon, de Noêmia de Sousa à Machado de Assis. Mais, en réalité, les choses dites ont une signification profondément politique, car nous sommes devant des personnes qui cherchent le droit de s’exprimer sur ce qu’ils souhaitent pour leurs sociétés. Des deux côtés, en dépit des différences de contextes politiques, il s’agit de personnes en quête de légitimité avec leurs propres mots.

17Le recueil de Cartas d’África e alguma poesia est précieux parce qu’il informe et préserve la mémoire de cette relation. Salim Miguel et Eglê Maheiros étaient déjà habitués à faire des photocopies de leurs archives personnelles pour les rares chercheurs qui arrivaient à avoir des informations sur cet échange et qui se penchaient sur cette histoire. Maintenant, avec ce petit livre-musée, ces documents sont accessibles à tous. Désormais, nous pouvons tous y entrer et connaître les pièces rares et précieuses qui y sont – précieuses parce qu’elles portent la mémoire d’un passé qui peut changer l’avenir des relations entre le Brésil et l’Afrique.

1817 février 2006

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Notes

1 Entretien de Juliana Santil avec Luandino Vieira, le 2 et le 4 février 2004 à Lisbonne, et le 5 mars 2004 à Vila Nova de Cerveira.

2 P. Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Editions du Seuil, 2001.

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Pour citer cet article

Référence papier

Juliana Santil, « Salim Miguel (ed.), Cartas d’África e alguma poesia »Lusotopie, XIII(2) | 2006, 196-201.

Référence électronique

Juliana Santil, « Salim Miguel (ed.), Cartas d’África e alguma poesia »Lusotopie [En ligne], XIII(2) | 2006, mis en ligne le 10 avril 2016, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lusotopie/1351 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1163/17683084-01302016

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Auteur

Juliana Santil

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