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La chronique des lectures
Les comptes rendus

Atilio Boron, Raul Zibechi, Emir Sader & Francisco Rhon Davila (eds), Mouvements et pouvoirs de gauche en Amérique latine

Paris, Syllepse – Centre Tricontinental, 2005, 222 p. (« Alternatives Sud », XII-2).
Robert Cabanes
p. 181-185
Référence(s) :

Atilio Boron, Raul Zibechi, Emir Sader, & Francisco Rhon Davila (eds), Mouvements et pouvoirs de gauche en Amérique latine, Paris, Syllepse – Centre Tricontinental, 2005, 222 p., ISBN : 2-84950-044-5 (« Alternatives Sud », XII-2).

Texte intégral

1L’article de Bernard Duterme, « Conditions formes et bilans du retour de la gauche en Amérique latine », analyse le contexte des dynamiques de gauche dans neuf pays : cinq où le pouvoir politique a été conquis par la gauche, Venezuela, Brésil, Bolivie, Argentine, Uruguay et quatre où il pourrait l’être : le Mexique à travers une possible alliance entre le Parti de la Révolution démocratique et l’Armée zapatiste de libération nationale, l’Équateur où le mouvement indigène n’a pas dit son dernier mot, le Nicaragua et le Salvador du fait du poids électoral que représentent encore les anciennes gauches révolutionnaires. Pas d’examen des pays où ces dynamiques sont absentes ou faibles et sur les raisons de ces faiblesses (République dominicaine, Haïti, Paraguay, Pérou, Colombie, Costa-Rica, Honduras, Guatemala, Panama, Belize) ; pas d’examen non plus du Chili qui a récemment confirmé son évolution à gauche, ni de Cuba. On peut le regretter mais c’est néanmoins un panorama très stimulant que nous livre la revue autour des questions suivantes :

2– l’hégémonie réelle et symbolique du néolibéralisme aurait-elle fait long feu après deux décennies d’applications pratiques qui ont laissé intactes ou ont aggravé la pauvreté et l’inégalité ?
– est-ce que l’abandon de responsabilités sociales et politiques des États est devenu à ce point insupportable qu’il serait contraint à une intervention de type nationaliste dans l’économie ?
– comment qualifier les nouveaux acteurs qui, souvent à la place des partis et mouvements classiques (ouvriers, paysans, étudiants) agissent dans cette direction ? Sous-prolétariat urbain, femmes, sans-terre, mouvements indigènes ? Ces derniers pourraient incarner la nouveauté politique majeure car ils associent à une résistance culturelle une revendication moderne (révolutionnaire ?), de justice sociale.

3Certes, comme les autres mouvements de chômeurs urbains ou de sans-terre, ils oscillent entre une tradition anarcho-syndicaliste et une inspiration sociale-démocrate, mais le problème n’est-il pas qu’ils sont souvent minoritaires au sein de leur propre milieu social ? Les bilans de leurs premières expériences sont encore incertains au Mexique ou en Équateur. Et les nouvelles configurations de la gauche au pouvoir en Argentine, au Brésil, au Venezuela, en Uruguay (en Bolivie et au Chili après la parution de l’ouvrage) sont trop hétérogènes pour être analysées globalement.

4Atilio Boron, secrétaire exécutif du Conseil latinoaméricain de Sciences sociales (CLACSO), traite des « défis de la gauche latino-américaine à l’aube du xxie siècle » et note la contradiction entre une consolidation du néolibéralisme au plan économique et politique et son affaiblissement, depuis 1995 environ, au plan de la culture et de la conscience civique et politique. Les mouvements sociaux qui illustrent cet affaiblissement et l’échec des capitalismes démocratiques de la région (piqueteros argentins, sans-terre brésiliens, « indigènes » mexicains, équatoriens et boliviens) et qui ont pu entraîner avec eux des classes moyennes en voie de paupérisation, trouvent cependant mal leur expression politique dans les partis et syndicats traditionnels. Comme si les « classes » avaient disparu, du fait de l’impossibilité de leur expression dans le travail, avec le langage d’un xxe siècle révolu ; comme si elles étaient seulement capables de s’exprimer, grâce à la crise du néolibéralisme dans la culture et les consciences, de manière déviée, à travers des conditions ou des identités toujours spécifiques ou segmentées (ethniques, linguistiques, de genre, d’âge, de sous-prolétariats divers), parfois prises en relais par des organisations mondialisées. Syndicats et partis sont en difficulté pour prendre en charge ces changements et les synthétiser d’abord à chaque niveau national. En même temps, pour faire face à l’ampleur de la crise, la reconstruction des États et des marchés intérieurs, et l’adoption de politiques fiscales frappant les riches paraissent inévitables. Le Brésil, principal pays qui présente les conditions politiques économiques et culturelles favorables à la mise en œuvre de ces politiques, reste encore timide après deux ans et demi de pouvoir : a-t-il dit son dernier mot ? L’actuel gouvernement argentin semble encore capable de susciter l’imagination, publique et populaire, par-delà le « possibilisme des marchés », parce qu’il est issu d’une crise politique et sociale longue et cruelle. Cuba et le Venezuela peuvent offrir, ouvrir, des voies, même partielles. L’auteur en conclut que sans un volontarisme de tous les instants de la part des pouvoirs politiques élus, il n’y a pas d’avancée.

5Quel volontarisme ? C’est cette question qui intéresse Beatriz Stolowics, professeur à l’UNAM de Mexico : « La gauche latinoaméricaine entre épreuve du pouvoir et volonté de changement ». Elle note la montée des forces électorales de gauche depuis 2000 dans toute l’Amérique latine et le développement de mouvements sociaux de résistance, dispersés mais clairement opposés à la mondialisation, en appui de l’État national. Leurs capacités d’action restent cependant limitées, même lorsque des alliances de gauche accèdent au pouvoir, parce qu’elles ne savent répondre ni aux défis « du haut » (présenter des alternatives aux processus de mondialisation) ni aux défis « du bas » (articuler et synthétiser des actions sociales dispersées). Elle en trouve l’explication dans le souci de « la gauche au pouvoir » de conforter les libertés durement acquises après les dictatures en mettant en attente le souci d’égalité pour lequel elle a été aussi élue. Ainsi pourrait-on expliquer que nombre d’expériences de développement et d’administration locales, où les formes d’autogestion populaires alternatives ont pris une réelle ampleur, en restent au plan « pédagogique » en l’absence d’un processus national qui les valorise et les démultiplie. L’idée de gouvernabilité se substitue alors à celle de démocratie, image d’un consensus « post-libéral », nouvel habillage du consensus de Washington.

6Emir Sader (Université de Rio de Janeiro) note de son côté trois séries de causes dans l’échec des luttes contre le néolibéralisme : la frilosité des gouvernements de gauche au pouvoir, le manque d’articulation politique des mouvements sociaux, ou à l’inverse la perte d’autonomie de ces derniers. L’articulation vertueuse entre mobilisations populaires, plateformes alternatives, alliances sociales hégémoniques et directions politiques capables d’insuffler une politique nationale fondée sur l’affirmation de droits universels n’est encore réalisée nulle part mais elle apparaît par bribes et semble possible à un horizon peu éloigné. Horizon que Teotónio dos Santos (Université de Rio de Janeiro) voit également de manière assez proche puisqu’il ne s’agit, au fond, que de réactualiser l’agenda « développementiste » des années 1960 et 1970, dans le contexte de nouvelles conditions économiques internationales où la compétition entre nations mettra nécessairement à nu les racines inégalitaires et autoritaristes de chaque société nationale (on peut se demander par quels processus ?).

7Hernan Ouviña, sociologue de l’Université de Buenos-Aires s’attache à décrire la nouveauté de quelques-uns de ces mouvements sociaux, zapateiros mexicains, piqueteiros argentins et sem terra brésiliens. Leur nouveauté résiderait dans le fait que la protestation sociale dépasse la problématique de la production et du travail en y associant la reproduction (logement, alimentation, écologie, services publics, droits de l’homme, valeurs traditionnelles). Se substituant en quelque sorte aux partis qui ont accepté le processus de recul de l’État, ils associent à leurs formes d’organisation non autoritaires des objectifs de transformation radicaux. Ils diffèrent, selon l’auteur, des nouveaux mouvements sociaux des pays capitalistes du centre (féminisme, écologisme, altermondialisme), parce qu’ils sont issus de la périphérie et des « exclus » de faible niveau éducatif et non de classes moyennes, parce qu’ils rejettent le processus électoral et le parlement comme instance décisionnelle prioritaire (à la différence des Occidentaux), et enfin parce qu’ils mettent en pratique « ici et maintenant » une transformation concrète de la vie par leurs coopératives rurales, industrielles ou urbaines. Marginalités des acteurs, pratiques assembléistes, autogestion productive, souci exigeant de dignité sans nul besoin d’autoproclamation d’une avant-garde, ne facilitent pas les médiations avec les régimes de démocratie représentative de chaque pays. La principale perspective devient, dès lors, internationaliste, malgré les difficultés dues aux différences avec les mouvements occidentaux

8L’examen des conjonctures pays par pays mélange doutes et espoirs. Maristella Svampa (Université General Sarmiento, Buenos Aires) montre la grande diversité des origines des mouvements piqueteros, syndicale, politique, locale, corporatiste, et leur efficacité pendant l’année 2001 qui vit le renversement de deux gouvernements en l’espace de six mois. Ensuite, la réponse de l’État, plans sociaux et assistance alimentaire dans un premier temps, stratégies d’intégration, de cooptation, d’isolement, de canalisation dans un second, porta ses fruits : elle fit apparaître l’ensemble du mouvement, avec le temps, comme un simple expert en clientélisme, avant de porter devant la justice certaines de ses actions illégales. Le mouvement piquetero se divisa alors entre ceux qui faisaient allégeance au populisme du pouvoir, ceux qui continuaient à croire à la mobilisation permanente, et ceux qui entreprirent un projet de formation politique dans une perspective de plus long terme.

9Gilberto Lopez y Rivas (Institut national d’Anthropologie et d’Histoire de Mexico) examine les raisons de l’isolement du mouvement zapatiste au sein des gauches mexicaines et les possibilités d’extension de l’idée de peuple-nation qu’il incarne. Comment les gauches, toutes les gauches, pourraient-elles prendre en compte, outre les contradictions et luttes économiques, les nécessités d’une démocratie pleine où les acteurs les plus faibles ou ignorés doivent prendre place (enfants, femmes, immigrants, minorités sexuelles) ? N’est-ce pas l’abandon de ces prémisses théoriques égalitaires au profit de modèles hypertrophiés de commandement, avec leur cortège de corruptions en tous genres, qui explique la perte des références morales, qu’en revanche l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) conserve encore, fournissant des stimulants de résistance à toute gauche qui, au Mexique ou dans le monde, se respecte ? Outre l’administration d’un territoire qu’elle gère au mieux de ses principes démocratiques, l’EZLN repousse ou détourne les projets nationaux capitalistes issus de l’État national qui touchent sa région ; cette autonomie concrète n’est pas négligeable même si la pensée de sa généralisation paraît incertaine. Serait-elle réalisable dans le cadre d’une alliance des gauches qui accéderait au pouvoir national ?

10En Uruguay (Raul Zibechi, Université Franciscaine), trois décennies d’hégémonie culturelle de « la » gauche se sont enfin terminées en hégémonie politique aux élections de 2005. Chacun s’attend au renforcement de l’État, à la fin des privatisations, à une participation politique populaire accrue. Chose attendue également, avec plus de pessimisme, au Brésil (Plinio de Arruda Sampaio, directeur du Correio da Cidadania) où le gouvernement de gauche arrivé en 2003 poursuit une politique économique libérale pour garder la confiance nationale et internationale, et tarde à se lancer dans les politiques sociales et civiques annoncées.

11En revanche, la Bolivie, après quinze ans d’hégémonie néolibérale et une succession de pactes bancals entre gouvernements de droite et forces syndicales en déclin (mineurs en particulier) ou en développement (les cocaleros), voit la gauche se recomposer à l’occasion de luttes de résistance nationales (contre la privatisation de l’eau en 2000, celle du gaz en 2003) en même temps que naissent partis politiques et leaders de gauche « indigénistes », plus nationalistes qu’indigénistes semble-t-il si l’on en juge par leur désir de mettre un terme à l’enfermement dans le consensus néo-libéral.

12Désirs pas si faciles à réaliser au regard de l’histoire récente de l’Équateur qui après une décennie de dictature (années 1970) et une décennie démocratique (années 1980), voit se développer simultanément l’insertion néolibérale et le mouvement indigène. Ce dernier se constitua au cours de la réforme agraire et de la transition qui vit la décomposition de l’hacienda privée dont les Indiens étaient dépendants, en paysanneries autonomes ; il est issu de la démocratie chrétienne des années 1970 présente dans certaines régions rurales, de l’action plus récente des évangélistes organisés en une fédération d’Églises qui entretient des liens étroits avec les gouvernements, des organismes nés de l’extension de la sécurité sociale en milieu rural, et il fut couronné, depuis 1986, par la Confédération des nationalités indigènes d’Équateur (Conaie). C’est dans les luttes de cette transition que le mouvement se forge, dans les différences régionales, et qu’il prend une dimension nationale (prise de position contre les privatisations). D’emblée inséré dans les politiques publiques, il doit faire face aux changements de tendance et de majorités politiques, à l’intervention des militaires, aux manipulations de l’ethnicité, tout en portant l’expression d’une population qui sort d’un quasi-esclavage, et dont personne ne connaît l’exacte importance (entre 10 et 35 % de la population totale), bien qu’elle soit devenue un acteur politique incontournable.

13Selon Edgardo Lander (Université centrale du Venezuela), le président Chavez, élu en 1999, met en œuvre une politique économique mesurée fondée sur la nationalisation de l’industrie pétrolière, le développement de l’industrie de substitution d’importations et une politique sociale publique de visée universaliste. L’orientation internationale de la politique économique est orthodoxe : remboursement de la dette et ouverture à l’investissement étranger. Mais l’affichage politique est ouvertement nationaliste et indépendantiste : le risque-pays augmente, la fuite des capitaux aussi, l’investissement et le PIB chutent, le chômage monte. Au lieu de battre en retraite le gouvernement fit approuver des lois garantissant l’exploitation à des fins sociales de la pêche et de l’aquaculture, de la terre et de l’agriculture (amorce d’une réforme agraire), la troisième mesure stimulant la formation de capital national pour le développement aval de l’industrie pétrolière (50 % de capital national minimum et redevance participative de 30 % pour l’État). Autant d’orientations opposées au néolibéralisme dominant ; la tentative de coup d’État du capital international et des classes moyennes locales, ostensiblement appuyée par les EUA en avril 2002 tourna court et se termina par un plébiscite électoral et l’approfondissement des politiques mises en œuvre avant le coup d’État en matière de santé, éducation et participation populaire à la gestion publique. Si la fragilité de ce système renvoie à la fragilité des relais sociétaux (partis, syndicats, organisations) entre le peuple et le président, il n’en reste pas moins que cet exemple illustre la capacité de la sphère politique à s’imposer face aux « lois » de l’économie, dans un contexte il est vrai où l’État contrôle la principale ressource nationale.

14Mars 2006

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Pour citer cet article

Référence papier

Robert Cabanes, « Atilio Boron, Raul Zibechi, Emir Sader & Francisco Rhon Davila (eds), Mouvements et pouvoirs de gauche en Amérique latine »Lusotopie, XIII(2) | 2006, 181-185.

Référence électronique

Robert Cabanes, « Atilio Boron, Raul Zibechi, Emir Sader & Francisco Rhon Davila (eds), Mouvements et pouvoirs de gauche en Amérique latine »Lusotopie [En ligne], XIII(2) | 2006, mis en ligne le 10 avril 2016, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lusotopie/1335 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1163/17683084-01302011

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