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Sophie Dulucq & Colette Zytnicki (eds), Décoloniser l’Histoire ? De « l’histoire coloniale » aux histoires nationales en Amérique latine et en Afrique (xixe-xxe siècles)

Saint-Denis (France), Société française d’Histoire d’Outre-Mer, 2003, 176p.
Alexis Wick
p. 272-273
Référence(s) :

Sophie Dulucq & Colette Zytnicki (eds), Décoloniser l’Histoire ? De « l’histoire coloniale » aux histoires nationales en Amérique latine et en Afrique (xixe-xxe siècles), Saint-Denis (France), Société française d’Histoire d’Outre-Mer, 2003, 176 p., ISBN : 2-85970-027-7.

Texte intégral

1Cet étonnant petit livre au titre interrogatif et provocateur, et à la conclusion audacieuse (s’inscrivant de lui-même dans la lignée des « récits hybrides qui […] mènent à son terme la décolonisation du passé » (p. 170) est un mélange d’excellents articles de recherche et de contestables polémiques intellectuelles sur l’ambiguïté et la complexité de l’écriture de l’histoire, entre colonialisme et nation.

2Classiquement partagée en trois thèmes (domination – relectures – construction), la problématique historiographique de Décoloniser l’Histoire ? affronte le problème du fossé épistémologique entre « centre » et « périphérie » dans la discipline historique, afin de combattre la tendance à associer l’histoire du centre à des formulations théoriques, dites universalistes, et l’histoire périphérique à des inspirations spécifiques et anecdotiques. Plus largement, il « s’agit de s’interroger sur les modalités du passage d’une historiographie coloniale […] à des histoires nationales » en mettant en parallèle des régions « qui ont en commun d’avoir été dominées par l’Europe et qui, chacune à son heure, a vu se transformer les conditions de production de son histoire » (p. 2).

3L’excellente première partie insiste sur l’étrange spécificité de l’histoire coloniale, qui est à la fois en avance et en retard sur son temps. Empreinte de rigueur scientifique alliée à la pluridimensionalité (intégrant à l’histoire, l’anthropologie, la géographie, l’archéologie, etc.), augmentée d’une expérience de terrain – une méthodologie à présent bien établie dans la discipline historique générale – l’histoire coloniale entretient malgré tout des relations intimes avec le pouvoir colonial. Force est de conclure que la discipline historique – tout comme l’histoire qu’elle cherche à narrer – ne suit tout simplement pas une courbe linéaire cumulative et téléologique.

4C’est ainsi que les deux autres parties s’efforcent de démontrer, de manière parfois convaincantes, que la transition de l’État colonial à « la nation » n’était pas un saut prophétique dans un idéal prédéterminé comme le voulait l’idéologie jacobine des mouvements nationalistes, mais plutôt une suite de glissements graduels chapeautés par une écriture dichotomique de l’histoire. Il y a donc beaucoup de parallèles entre les historiographies coloniales et nationales, la plus importante étant l’usage du passé, parfois ancien, pour expliquer et justifier le présent. Ainsi au Maghreb, où les historiens coloniaux insistent sur l’antiquité, la période gréco-romaine et une « âme africaine » (au détriment et en contraste avec la période arabo-musulmane) pour soutenir l’entreprise coloniale (un thème que J. Cantier aborde dans ce volume) et au Mexique, où les historiens nationalistes soulignent l’époque précolombienne et une « américanité » (au détriment du paramètre européen de la période coloniale) pour renforcer le « sentiment national » (M. Bertrand). Les deux modèles historiographiques colonial et national se retrouvent également par leur ancrage dans un cadre référentiel fondé sur l’opposition radicale d’un avant et d’un après, ontologiquement étanches et épistémologiquement opposés. Ce livre démolit la prémisse idéologique commune de « la Colonisation » et de « la Nation », selon laquelle leur avènement signifiait la finalité (et donc la fin) de l’histoire.

5Cela dit, s’il y a véritablement des effets miroirs entre les histoires coloniales et post-coloniales, ceci ne permet pas, comme le font J. Alexandropoulos et C. Picard (p. 100) de renvoyer dos-à-dos des historiens coloniaux français et post-coloniaux maghrébins qui seraient le produit pervers du « moment passionnel de la décolonisation ». De plus, ces auteurs ne documentent pas leurs propositions concernant les origines antiques directes de l’orientalisme moderne. On n’imagine tout simplement pas un Africain à la présidence de la France ou le prophète Muhammad sur la livre sterling, alors que l’équivalent romain existait bel et bien, comme le montrent les auteurs eux-mêmes (p. 89) : l’orientalisme moderne est unique en ce qu’il est géographique, racial, et naturalisé. Si la modernité s’inspire évidemment des Classiques, son orientalisme n’est pas une translation d’« une image construite de longue date dès l’Antiquité » (p. 86). Soulignons simplement l’erreur monumentale qui consiste à établir une trajectoire linéaire de l’Antiquité à l’Europe moderne, une approche téléologique qui postule le présent comme résultat naturel et nécessaire d’un passé que l’on relit en y insérant rétroactivement des événements et des interprétations pour concrétiser le procédé. On a affaire ici à une erreur historiographique, qui crée de surcroît une image essentialiste d’un Orient et d’un Occident en confrontation éternelle.

6Quant à l’article de G. Pervillé, il est truffé de graves accusations sans preuves et imbu de ce qu’on ne peut que pudiquement désigner comme de l’ethnocentrisme. La « contre-histoire nationale des Algériens » est réduite à de la simple propagande (p. 103), les historiens arabisants n’ont aucune « conception scientifique de l’histoire », laquelle n’est pour eux qu’un moyen d’éducation nationale et religieuse, une « histoire sainte » (p. 106), et les seuls historiens indigènes acceptables sont ceux formés par des Français, « en français et suivant des méthodes françaises » (p. 104).

7Notons en revanche l’admirable intervention de D. Nativel en fin de volume, qui mêle une réflexion théorique sophistiquée à une connaissance remarquable de son terrain (« historiographique » et « anthropologique ») pour nous offrir une méditation analytique sur la question du patrimoine « national » (à Madagascar) – problème vital s’il en est dans l’histoire de la construction des nations, en Afrique comme ailleurs.

8Il faut applaudir cette tentative de dépasser l’eurocentrisme, par lequel « les histoires des mondes extra occidentaux ne sont […] presque jamais prises en considération dans les panoramas historiographiques globaux, dont elles demeurent les angles morts » (p. 1). Il faudrait maintenant la contextualiser dans un cadre qui tiendrait compte des travaux du grand et regretté penseur palestinien Edward Said et des membres du Subaltern Studies Group, comme Ranajit Guha et Partha Chatterjee, qui ont secoué le monde académique de leurs foudres critiques il y plusieurs décennies déjà. Mais restons très prudent face à une jubilation prématurée, et rappelons l’inépuisable sagesse du mot de F. Fanon il y a plus quarante ans : « Pour le colonisé, l’objectivité est toujours tournée contre lui. »

9Juillet 2005

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Pour citer cet article

Référence papier

Alexis Wick, « Sophie Dulucq & Colette Zytnicki (eds), Décoloniser l’Histoire ? De « l’histoire coloniale » aux histoires nationales en Amérique latine et en Afrique (xixe-xxe siècles) »Lusotopie, XII(1-2) | 2005, 272-273.

Référence électronique

Alexis Wick, « Sophie Dulucq & Colette Zytnicki (eds), Décoloniser l’Histoire ? De « l’histoire coloniale » aux histoires nationales en Amérique latine et en Afrique (xixe-xxe siècles) »Lusotopie [En ligne], XII(1-2) | 2005, mis en ligne le 30 mars 2016, consulté le 17 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lusotopie/1290 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1163/17683084-0120102021

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