Navigation – Plan du site

AccueilNumérosXII(1-2)Les chroniquesChronique des archives 2005Il faut sauver les archives de Goa !

Les chroniques
Chronique des archives 2005

Il faut sauver les archives de Goa !

Ernestine Carreira
p. 265-269

Texte intégral

1La création des archives de Goa puise son inspiration dans le modèle de sa métropole, sa ville jumelle : Lisbonne. Bâtie dans la première moitié du xvie siècle pour être la capitale de l’empire maritime portugais d’Asie, à l’image de l’autre capitale atlantique (Lisbonne), Goa n’a pas été conçue comme capitale coloniale mais comme la capitale de l’Asie portugaise – d’où le jumelage des deux cités. Goa l’a imitée sur l’espace (sept collines – au bord d’un port fluvial) et les institutions. Pays centralisé administrativement, le Portugal a reproduit en Inde ses structures de fonctionnement : palais de gouvernement, vice-roi et sa cour, tribunaux suprêmes, archevêché…

2La centralisation a obligé très tôt (dès le xive siècle) les rois du Portugal à se constituer une mémoire administrative des contacts et engagements pris avec les villes et communautés vassales de la couronne…Dès la première moitié du xvie siècle, le palais royal, construit sur le port de Lisbonne, disposait d’un espace réservé aux archives (Torre do Tombo), lesquelles s’ouvraient régulièrement aux chroniqueurs chargés d’écrire l’histoire de l’expansion portugaise. Entre Histoire officielle et instrument de propagande expansionniste, ces textes représentent aujourd’hui la base de la mémoire de l’expansion portugaise.

Brève histoire d’une très vieille institution

3A la fin du xvie siècle, le chroniqueur Diogo do Couto reçoit pour mission d’écrire l’histoire de l’Inde portugaise de la seconde moitié du siècle. N’ayant pas assez d’éléments à Lisbonne (preuve de l’autonomie de Goa), il débarque dans la capitale indienne en 1589. Là, il s’aperçoit rapidement qu’il ne peut travailler en raison de la dispersion des documents nécessaires. Il demande et obtient le 25 février 1595 un décret royal instituant la constitution des archives de Goa « Tombo do Estado da índia ». À l’époque, le roi du Portugal est… Philipe II d’Espagne et les Habsbourg, qui viennent d’hériter de l’empire portugais en 1580, veulent absolument avoir plus d’informations sur ces espaces. Le décret ordonne de conserver ces archives dans le palais du vice-roi et Diogo do Couto obtient à la fois la charge de conservateur (Guarda-mor) et chroniqueur (historien officiel). Dès décembre 1596, les locaux sont prêts. Mais Diogo do Couto se heurte à une très forte résistance de l’ensemble des administrations qui refusent de se séparer de leurs archives. Résultat : peu de documents antérieurs à la fin du xvie siècle y sont conservés.

4En février 1602, un nouveau décret ordonne d’y transférer aussi tous les registres des conseils municipaux des villages de l’espace portugais de Goa. On envoie alors des clercs dans les villages pour traduire les documents du Marathi ou Kannada en portugais avant de les transférer aux archives. C’est toute la vie quotidienne des villages, conseils… qui apparaît alors. C’est à la même époque que les autorités portugaises ordonnent d’enseigner désormais le portugais aux Brahmanes afin de pouvoir disposer par la suite de documents en portugais. Outre Diogo do Couto, une autre grande personnalité s’y distinguera vraiment : António Bocarro. Venu en Inde en 1615 comme simple soldat, sans aucune formation, il dirige le Tombo dès 1631. Il sera l’auteur de plusieurs ouvrages (dès le xvie siècle il existait une imprimerie à Goa) sur les comptoirs de l’Asie portugaise. Dès 1667 les vice-rois dénoncent l’état pitoyable des archives de Goa. Ils font état de livres manquants, consumés par le temps, la moisissure, l’humidité des pluies. Un transfert du palais gouvernemental (insalubre) vers Panelim en 1695 provoque la perte de beaucoup de documents. Ce sera seulement en 1795 que l’on conclura à Panjim, future capitale, le nouveau palais gouvernemental où seront transférées les archives. Mais ce dernier est construit en bord de mer et de fleuve. Elles seront donc au fil du temps victimes de l’humidité et de la salinité.

Des années 1930 à la décolonisation

5En 1930, avec l’arrivée au pouvoir de Salazar au Portugal, le nouveau gouverneur de l’Inde portugaise, João Carlos Craveiro Lopes ordonne qu’on y envoie systématiquement les archives du secrétariat du gouvernement. Il renforce donc les archives administratives et politiques. L’ensemble reste, comme au xvie siècle, un instrument au service du politique. En 1931, le Dr Surendra Nath Sen, directeur des archives du Bengale, visite Goa et ses archives. Il est reçu par un érudit local hindou Panduronga Pissurlencar, lequel essaye alors de développer un projet de publication des documents des archives. M. Sen se montre choqué par le déplorable état de l’ensemble des documents et obtient des autorités portugaises que M. Pissurlencar soit nommé responsable des archives (le premier hindou à accéder à cette charge). Mais le manque de moyens est flagrant. P. Pissurlencar parvient tout de même à les installer dans un bâtiment séparé en 1955. On procède au cours des années 1960 à un travail de restauration sommaire d’une partie du fonds ancien. Il se lance ensuite dans la publication d’une histoire des relations luso-marathes, en utilisant la documentation dont il dispose. Ces fonds sont une véritable découverte pour la communauté des chercheurs indiens.

De l’indépendance aux années 1990

6Au moment de l’indépendance, les archives comptent 20 000 volumes de documents. Elles deviennent en 1961, les Historical Archives of Goa. Elles changent à nouveau de lieu en 1963, intégrant un bâtiment mieux adapté. L’année suivante, elles sont placées sous le contrôle administratif des National Archives of India, basé à Delhi. En 1968 on construit un bâtiment spécifique qui servira pour la conservation des archives et la création d’un musée archéologique. Après un nouveau déménagement, ces dernières passent enfin sous le contrôle du gouvernement de l’État de Goa. Entre les années 1960 et 1980, on rassemble des documents épars de toutes les institutions (hôpitaux, justice, communautés de villages, état civil, archives portuaires…) que l’on reverse aux archives, soit un total de plus de 200 000 volumes allant de 1498 aux années 1970. Les archives reçoivent actuellement tous les documents de plus de 25 ans destinés à la préservation permanente.

798 % du fond ancien est en portugais. Les fonds plus récemment intégrés ont beaucoup de documents en langues indiennes – mais aucun catalogue d’ensemble ne permet d’en prendre la mesure. Ces archives recouvrent l’histoire de tout l’Orient entre les xvie et les xixe siècles (Afrique, Chine, Indonésie (Timor), Malacca), ainsi que l’histoire de l’Inde (empire moghol, Gujarat, Maharastra, Coromandel, Ceylan, Bengale, Arakan). Elles concernent les royaumes indiens autant que les États européens de l’Inde.

8On trouve dans les principales collections :
– l’état civil et les registres de propriétés, sans doute la collection la plus consultée aujourd’hui
– les « Monções do reino » (1586-1914) : presque 500 volumes. Le fonds le plus connu et partiellement publié – lettres, instructions, administration, politique, diplomatie asiatique… un véritable observatoire du sous-continent indien et de ses relations avec l’Europe.
– « Reiz vizinhos », 28 volumes de 1619 à 1842. Correspondances entre les autorités portugaises et les principautés indiennes.
– « Assentos do Conselho de Estado » et « Senado de Goa », près de 200 volumes. La vie de la cité et de son port depuis le xvie siècle
– « Livros das comunidades »,1000 volumes de 1582 à 1887. Les plus anciennes séries montrent le système de gestion villageoise en Inde (vieilles pratiques et usages) codifiés par les Portugais dès 1526. Une mine pour l’histoire rurale de l’Inde.

Sélection et sauvegarde de la mémoire : les politiques historiques du xviiie au xxe siècle

9Au cours des xviie et xviiie siècles , ces archives vont être constamment pillées par les vice-rois eux-mêmes, qui souhaitent ramener des archives personnelles au Portugal, soit pour leurs propres références biographiques soit par curiosité. En 1755, la tragédie du tremblement de terre de Lisbonne emporte aussi les archives de la Torre do Tombo de Lisbonne et le Portugal perd la mémoire archivistique majeure de son épopée indienne. Le Marquis de Pombal, principal ministre du roi Dom José, commence alors un lent et patient travail de reconstruction à partir de sources au départ secondaires. Et il commence par faire venir les archives de l’outre-mer afin de les faire recopier. De Macao, il fait venir toutes les archives jésuites (quelques centaines de volumes) qui retracent l’épopée missionnaire des portugais en Chine. Il les fait copier et renvoie les originaux à Macao où l’ensemble disparaîtra entièrement en 1806 lors de l’incendie du couvent Saint-Paul. De Goa, il fait venir en 1777, 62 volumes de la vaste collection des Livros das Monções. Ces derniers ne sont jamais repartis. Ils sont aujourd’hui aux archives nationales de Lisbonne et ont été partiellement publiés au début du xxe siècle, puis entièrement catalogués à la fin de ce même siècle.

10Mais parallèlement, à partir du xixe siècle, la communauté des érudits goanais prend conscience de l’importance de son patrimoine. L’historiographie est à la mode et la paléographie aussi. Des milliers de documents vont ainsi être transcrits et publiés chez des imprimeurs goanais (des versions en fac-simile ont vu le jour depuis une dizaine d’années). La création d’un lycée dans les années 1830 alimente jusqu’à nos jours la permanence d’une élite intellectuelle lusophone (pas forcément chrétienne d’ailleurs puisque les plus grands défenseurs indiens des archives ou été des hindous) qui œuvre pour la préservation et la diffusion de ces archives. Plusieurs revues et séries consacrées aux archives voient le jour à Goa à partir des années 1930, une tradition qui perdure aujourd’hui.

11À la veille de l’indépendance, une partie de ce fonds ancien (reis vizinhos et Monções) sera d’ailleurs microfilmée, et un catalogue sera établi à Lisbonne à partir de ces microfilms (publié dans les 50 volumes de la revue de la Filmoteca ultramarina). Bien que d’une extraordinaire préciosité pour les chercheurs, les documents édités ne représentent qu’une infime partie de la gigantesque mémoire historique que représentent les archives de Goa. Ils omettent par exemple les documents en langues locales, mais aussi les collections des institutions locales, les plus importantes pour l’analyse des sociétés.

Il faut sauver les archives de Goa !

12L’état général des archives de Goa s’est considérablement dégradé au cours du dernier demi-siècle et la détérioration s’aggrave actuellement à une vitesse telle que l’on peut sérieusement se demander si elles dépasseront le cap du milieu du xxie siècle. Elles sont déjà en partie illisibles, soit du fait de leur dégradation soit en conséquence des dégâts infligés aux manuscrits lors des dernières restaurations (papier adhésif de mauvaise qualité, encre au plomb…), documents mouillés car rangés près des fenêtres, collections conservées en sous-sol et ayant subi des inondations au cours de ces vingt dernières années… (le bâtiment actuel des archives se trouve à quelques mètres de la rivière Mandovi). Entre 1987 et 2003, certains documents que j’avais parfaitement consultés au départ étaient devenus illisibles.

13Plusieurs institutions portugaises ont souhaité microfilmer quelques fonds anciens, sans porter aucun intérêt particulier aux xixe et xxe siècles. Les relations politiques difficiles entre Lisbonne, le gouvernement de Goa et la direction des archives, ne permettent pas d’envisager une reproduction d’envergure. Le coût d’une restauration totale serait gigantesque. La conservation exige des conditions elles aussi fort coûteuses en raison de la chaleur et de l’humidité du pays. Les grands centres nationaux indiens possèdent des conditions de conservation plus importantes, mais il n’est pas envisageable pour l’instant que la mémoire de Goa se déplace vers Delhi. Le traumatisme serait profond pour une communauté locale déjà déstabilisée par une « indianisation » à marche forcée depuis une dizaine d’années et l’arrivée de populations étrangères à la culture locale.

14Lors de mon dernier séjour à Goa, en septembre 2003, on évoquait l’éventualité de la construction d’un centre de préservation des archives anciennes. Mais aucun élément concret ne se dessinait et l’absence presque totale de personnel formé, ou, plus grave encore, ayant des rudiments de connaissance des langues écrites dans ces archives nous permet de douter de l’efficacité d’un tel projet, même s’il venait à se concrétiser par la construction de nouveaux bâtiments.

15Les chercheurs gardent en mémoire l’extraordinaire personnage de Dona Teresina, présidente de salle et véritable catalogue oral des archives. Elle a veillé, des années 1960 à 1980, sur les manuscrits comme la louve sur ses petits et malheur au lecteur peu soigneux. Elle lisait pratiquement toutes les langues. Lors de ce dernier séjour j’ai eu le chagrin d’assister à des scènes « apocalyptiques » : la salle de lecture, fréquentée à la fois par les chercheurs et par une multitude de citoyens en quête de certificats de propriété, d’état civil… ne permet aucune surveillance des manuscrits et un lecteur peut parfaitement sortir dans le jardin ou ailleurs avec ses documents. Les registres du xviiie siècle, restitués après lecture, traînaient par terre pendant plusieurs jours, au risque d’être piétinés par les nombreuses personnes qui se pressaient dans la salle. Aucun président de salle ne connaît visiblement le fonds ancien, ni les catalogues. Beaucoup de fonds ne sont pas consultables car on ignore en quel lieu ils ont été rangés… La bibliothèque, autrefois importante, est en partie introuvable… Le personnel, non formé pour les fonds anciens, débordé, sans moyens (je n’ai vu qu’un ordinateur pour l’ensemble des archives) ne peut faire évoluer cette situation.

16La remarquable direction de M. S.K. Mhamai dans les années 1990 n’a pas résisté aux nominations politiques postérieures et n’a, hélas, pas permis d’amélioration substantielle. Les archives de Goa sont aujourd’hui un vaisseau en perdition et leur disparition est une éventualité que nous pouvons et devons commencer à envisager. Mais s’il est impossible de sauver les documents, notre époque permet néanmoins de sauver une partie de la mémoire qu’ils contiennent en les reproduisant. À condition que les institutions indiennes et européennes créent une chaîne de solidarité et se partagent cette immense tâche. Cet engagement sera vital pour sauver ce patrimoine de l’Inde, la mémoire de quatre siècles de son passé européen et oriental.

17C’est le message que m’ont demandé de transmettre en Occident les historiens et défenseurs indiens (chrétiens et hindous) du patrimoine de Goa. Ils représentent la dernière génération engagée dans cette action. Leurs enfants ne sont plus lusophones et bien souvent plus goanais, car une grande partie de cette communauté s’est expatriée. La relève nous incombe à tous.

18Mai 2005

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Ernestine Carreira, « Il faut sauver les archives de Goa ! »Lusotopie, XII(1-2) | 2005, 265-269.

Référence électronique

Ernestine Carreira, « Il faut sauver les archives de Goa ! »Lusotopie [En ligne], XII(1-2) | 2005, mis en ligne le 30 mars 2016, consulté le 15 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lusotopie/1276 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1163/176830805774719638

Haut de page

Auteur

Ernestine Carreira

Université de Provence

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search