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La recherche : Genre et rapports sociaux dans les espaces lusophones
Le genre à la maison, au travail et dans la maison

Hommes d’affaires et gestionnaires familiales

Complémentarités et asymétries de genre dans une élite de Lisbonne*
Homens de negócios e gestoras familiares. Complementaridades e assimetrias de género numa elite de Lisboa
Businessmen and Female Family Managers. Gender Complementarity and Asymmetry in a Lisbon Elite
Antónia Pedroso de Lima
p. 191-202

Résumés

Dans le cadre des grandes entreprises familiales de Lisbonne, il existe une distinction très claire entre famille et affaires : les affaires sont clairement du domaine des hommes et la famille est l’affaire des femmes. Basée sur un travail de recherche empirique réalisé auprès de sept grandes familles d’entrepreneurs de Lisbonne, cet article a pour objectif d’analyser la façon dont les distinctions de genre mentionnées (imposées dans un contexte social caractérisé par un fort accent symbolique mis sur la lignée mâle) s’installent au quotidien, donnant naissance à une situation de complémentarité où les hommes et les femmes participent au projet économique qu’ils partagent.
Cet argument est illustré sur la base de l’analyse des processus à travers lesquels les femmes, bien qu’écartées d’une participation active dans la vie professionnelle de leurs entreprises, jouent un rôle fondamental dans le maintien des relations sociales à l’intérieur du groupe social d’élite auquel elles appartiennent, acquérant ainsi une importance décisive dans la continuité du projet économique familial.

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Texte intégral

  • * Traduction de l’auteur. Révision et adaptation par M. Cahen.
  • 1 . Cette recherche a été menée au sein d’un projet de recherche orienté par João da Pina-Cabral et f (...)

1« Non, je ne suis pas une femme au foyer. Je suis une gestionnaire familiale ». C’est ainsi qu’une femme de quarante-deux ans, mère de quatre enfants, s’est présentée à moi. « Gestionnaire familiale » est, en effet, une expression très appropriée pour caractériser les femmes des grandes familles entrepreneuriales de Lisbonne, car elle n’implique pas que les personnes ne travaillent pas ou qu’elles s’adonnent au seul loisir. Cette précision est particulièrement importante dans ces milieux où la distinction est nette entre famille et affaires ; les affaires sont à la charge des hommes et la famille à la charge des femmes. Ainsi, l’association entre ces dimensions sociales d’action et la différenciation des genres illustre une profonde asymétrie dans la façon dont les hommes et les femmes participent aux projets économiques qu’ils partagent. La réification de la distinction entre ces deux domaines, négatrice de rapports existant entre eux, est constitutive des processus économiques dans ces familles. Elle puise dans une division normative du genre, naturalise l’assignation des hommes et des femmes à des sphères d’action séparées, et hiérarchise les rapports sociaux et les statuts symboliques. À l’appui de cet argument, j’utiliserai la recherche empirique réalisée auprès de sept grandes familles entrepreneuriales de Lisbonne, propriétaires de grandes entreprises œuvrant depuis au moins trois générations1.

2Comme dans toutes les affaires familiales, les rapports familiaux et professionnels se croisent constamment dans ces grandes entreprises. À vrai dire, l'existence même d’une affaire familiale implique inévitablement l’existence de deux genres d’intérêt qui sont souvent perçus comme opposés, aussi bien par leur nature (intérêts économiques, d’un côté, et partage d’une substance commune, de l’autre), que par leurs objectifs (bénéfices et solidarité désintéressée, respectivement). Néanmoins, la recherche a montré que dans ces entreprises, les rapports familiaux se construisent sur un réseau d’intérêts économiques qui unissent des personnes ayant fréquemment des intérêts opposés. Simultanément, les valeurs familiales y sont des éléments cruciaux de l’organisation de l’activité économique. Les multiples processus par lesquels ces familles arrivent à reproduire leur appartenance à un groupe de statut économique et social élevé, ainsi qu’à maintenir la gestion et la propriété de leurs entreprises, découlent, en grande mesure, du fait qu’elles considèrent ces investissements économiques comme la concrétisation d’un projet d’identité familiale (Lima 2003). C’est le succès de cette articulation entre famille et affaires qui permet la continuité de ces grands groupes d’entreprises familiales qui font face aux défis de l’économie capitaliste moderne.

Produire des différences dans un système égalitaire

3La plupart des femmes de ces grandes familles ne travaillent pas dans les entreprises dont elles sont actionnaires : elles se dédient à la maison, à la famille et à l’éducation de leurs enfants. De leur côté, les hommes sont éloignés des décisions concernant la gestion quotidienne de l’univers d’action familial. La participation différente des uns et des autres au projet économique qu’ils partagent est, en grande mesure, le résultat de constructions idéologiques et de valeurs culturelles qui attribuent la primauté symbolique aux rapports masculins.

4Mais comment cette séparation idéale devient-elle un élément constitutif des parcours de vie des jeunes dans ces familles ? Puisque l’on ne peut présumer que les garçons naissent avec un penchant gestionnaire et les filles avec des aptitudes familiales spéciales, il faut analyser comment et pourquoi les uns et les autres intègrent ces parcours aux objectifs capitalistes et de continuité familiale qui engagent leurs existences respectives.

  • 2 . Notons que, en termes économiques, les héritages reçus par les garçons et par les filles doivent (...)

5Les valeurs culturelles qui associent les hommes aux affaires et les femmes à la famille constituent l’univers cognitif à partir duquel les uns et les autres accepteront leurs rôles dans le projet collectif du groupe familial, de façon à ce que seuls les hommes deviennent les successeurs à la tête de l’entreprise. Une telle différenciation est le produit d’héritages culturels et éducatifs substantiellement distincts2, selon qu’il s’agit de garçons ou de filles, de processus au travers desquels elles et ils se constituent comme personnes, développant un certain habitus. Les différences se construisent aussi bien au niveau de l’éducation « formelle » (par l’amplitude et le type des parcours scolaires respectifs) que dans le cadre de l’éducation « informelle » (dans les espaces, les expériences et les connaissances qui sont offerts aux uns et aux autres dans leur milieu familial et social).

  • 3 . Le fait que les hommes parlent sur des thèmes différents de ceux qui dominent les conversations e (...)

6Le fait que les garçons et les filles sont, dès leur enfance, traités d’une manière différente en fonction des rôles distincts dans les destins de leurs familles et de leurs entreprises, est apparu manifeste dans les entrevues. L’un des thèmes le plus fréquemment mis en avant par les femmes était la manière dont elles aidaient leurs mères ou grandes mères à organiser des thés ou des dîners importants, apprenant ainsi quelle vaisselle il fallait utiliser à chaque moment, quelle était la nappe la plus convenable pour l’occasion, ou à quelle place les invités devaient s’asseoir à table. La centralité des thèmes de la famille et de ses membres dans les conversations des femmes interrogées est manifeste. Il en est de même avec les hommes, dont les déclarations étaient centrées autour d’affaires liées à l’histoire de l’entreprise familiale3 :

« Quand mon père a construit les réservoirs de P. B, nous (moi et mon frère), nous allions tous les week-ends visiter le chantier avec lui. Pour nous, c’était une fête. Pour lui c’était une manière de nous avoir auprès de lui, de nous faire voir la croissance de l’entreprise » (Luís).

7Cette affirmation illustre bien comment les moments informels d’apprentissage contribuent à créer des liens forts entre les jeunes et les projets des entreprises de la famille, en lançant ainsi le processus au travers duquel ils seront « hérités par l’entreprise » : en les associant au processus qui assure la continuité de celle-ci (Lima 2003). Leur insertion progressive dans les entreprises, commencée de cette façon « naturelle » et ludique, capte les jeunes garçons. La transmission des connaissances et sentiments qui forment cette vocation chez les garçons est activée bien avant qu’ils soient formellement liés à ces organisations, dans une sphère d’action qui exclut la participation des femmes.

8On peut illustrer cela par des parcours de vie concrets. Paulo André a obtenu son diplôme d’économie à Lisbonne. Dès le début, il a commencé à être préparé par son père à assumer la direction du groupe familial, ce qui est arrivé lors de la mort de ce dernier. La vie professionnelle de Paulo André a commencé dans la capitale, dans un département de la Banque, et il est monté dans la hiérarchie au fur et à mesure qu’il était préparé à cela. Néanmoins, sa vocation professionnelle et son processus d’apprentissage pour devenir « banquier », ont démarré bien avant, et en un autre lieu. Ils ont commencé dès sa naissance à la maison, sur les genoux de son père, en l’écoutant discuter avec les clients, les parents et les amis qui fréquentaient la maison de famille. Ils ont été consolidés par les conversations, qu’il écoutait, entre son père et ses oncles, les affaires de la Banque étant toujours discutés en présence des jeunes héritiers. Ces moments familiaux ont été au moins aussi décisifs pour la formation de la vocation de Paulo André comme banquier, que sa formation scolaire et professionnelle. Sa vie familiale a constitué, en effet, un processus d’acquisition de savoirs au travers des pratiques quotidiennes. Les apprentissages dont il avait besoin pour devenir ce prestigieux banquier ont été faits aussi bien de cette façon informelle que par l’activité pratique à la Banque ou par sa formation académique.

9Clara est la petite-fille aînée d’un important homme d’affaires portugais qui a été, simultanément, un grand amateur et connaisseur d’art. Dès son enfance, Clara a pris l’habitude d’accompagner son grand-père chez les antiquaires et chez les particuliers, où il voyait et achetait de nouvelles pièces. Les antiquités et les objets d’art précieux faisaient partie de sa vie quotidienne depuis sa naissance. Pendant les années qu’elle a vécues en Angleterre et au cours des voyages en Europe faits avec sa famille, le contact avec les lieux de culte de l’art européen a consolidé son sens esthétique et ses connaissances sur l’histoire de l’art qui ont marqué dès lors son éducation et que, plus tard, elle approfondit par un cours à Florence. Actuellement, Clara est restauratrice de porcelaines et donne des cours d’histoire de l’art et de restauration dans une grande école professionnelle d’arts à Lisbonne.

10Le parcours professionnel de Clara souligne l’importance de plusieurs aspects de sa vie quotidienne, comme éléments formatifs de sa « vocation » artistique. Le fait d´être née et d’avoir grandi dans ce contexte familial et social a eu une profonde influence sur la manière dont elle s’est constituée en tant que personne. Son parcours personnel et professionnel montre bien comment, au sein de ces familles, le contact avec l’art, avec la « culture », mené dans leurs propres maisons, dans des espaces de grande familiarité, le même espace où l’on construit les identités individuelles, a une efficacité puissante, qui les constitue en tant que personnes caractérisées par une indéniable distinction (Bourdieu 1979).

11Il y a une autre dimension importante dans cette différenciation programmée. En effet, 1974 marque un tournant dans la scolarisation de ces filles de familles. Tandis que pour les garçons la scolarisation avait toujours été très valorisée, l’éducation des filles s’arrêtait le plus souvent à la fin du lycée, leur éducation étant complétée – normalement à la maison, avec des professeurs privés de langues et de piano – par l’apprentissage des connaissances considérées nécessaires pour qu’elles deviennent des dames de la société qui devaient se marier et avoir des enfants :

« Mes sœurs n’ont pas beaucoup étudié. Elles ont fait le lycée puis elles se sont mariées et, comme c’était naturel à l’époque, elles ont assumé leurs fonctions et les activités de femmes de société mariées » (Paulo José).

12Parmi les familles analysées, seules deux femmes ont eu un diplôme avant 1974. Néanmoins, aucune n’a exercé sa profession. Elles se sont mariées, elles ont eu des enfants et se sont dédiées à la famille. Le cas de Marilia est un bon exemple des expectatives quant au parcours de vie des femmes de ces familles d’élite. Marilia a suivi le cours d’économie dans l’Institut supérieur d’Économie et de Finance de Lisbonne ; elle a d’ailleurs été l’une des premières femmes à en obtenir le diplôme, comme ses frères qui président actuellement l’entreprise de famille. Marilia n’a cependant pas exercé une profession en rapport avec la maîtrise qu’elle a eue et n’a jamais participé à la vie des diverses entreprises dont elle est une associée. Elle s’est mariée et a toujours accompagné son mari, médecin, dans ses différents postes dans le pays. Plus tard, le mari a commencé à travailler dans les entreprises du père de Marilia, ayant même réussi à présider l’une des plus importantes. La séparation des tâches masculines et féminines dans le projet familial où ils étaient tous engagés n’était pas questionnable, même par les filles diplômées.

13Alors que l’on attend des hommes une bonne performance professionnelle, une bonne gestion de leurs entreprises, la contribution principale des femmes est celle de maintenir leur famille « saine », aussi bien leur famille conjugale que l’univers des parents proches, de prendre soin de leurs maisons, de l’image publique et visible de leur prestige collectif. Pour être considérée « véritable dame », elles doivent passer par un long processus d’apprentissage qui a lieu surtout au sein de leur vie familiale.

14Les cas de Marilia et de Clara sont des exceptions dans cet univers social où la plupart des femmes ne montrent aucun désir d’acquérir des connaissances professionnelles, ou de participer à leurs entreprises. Socialisées au milieu de constructions idéologiques et de valeurs culturelles fondées sur une valorisation symbolique de la masculinité légitimée par des principes patriarcaux et par une autorité genrée, les femmes finissent par défendre l’importance de leur rôle exclusivement familial.

15La Société Manuel Mendes Godinho & Filhos fournit un exemple des conséquences pratiques de cet idéal d’éloignement des femmes du monde des entreprises. Bien que presque toutes les femmes de cette famille soient les principales actionnaires de l’entreprise, aucune d’elles n’a jamais exercé un poste important – seulement quelques postes de secrétariat ou de participation à l’assemblée générale annuelle de la société. Même à cette Assemblée, lieu où tous les actionnaires devraient pouvoir exprimer publiquement leur opinion sur les affaires, la participation des femmes était, en raison des statuts, très limitée :

« N’importe quelle femme actionnaire est admise à voter à l’Assemblée Générale à partir du moment où son mari n’est pas présent. Au cas où le mari est présent, le vote lui revient aussi bien en ce qui concerne les actions en son nom, que celles de sa femme, ou celles des deux ensemble » (Statuts de la Société, 1960).

16Les empêchements à la participation des femmes mariées à la vie des entreprises ne sont évidemment pas spécifiques à cette famille. Ils résultaient de l’application du principe général en vigueur sur « l’incapacité de la femme mariée du point de vue patrimonial », conformément à l’article 1193º du Code civil de 1867. Cet article établissait que « la femme ne peut pas acquérir ou aliéner des biens, ni acquérir des obligations, sans l’autorisation du mari, à l’exception des cas où la loi le permet spécialement » (Varela 1955: 192).

17Jusqu’à l’approbation du nouveau Code civil, en 1966, la loi portugaise imposait des restrictions si vastes et rigoureuses à la capacité juridique de la femme mariée qu’elle était en pratique affectée par une incapacité juridique générale. Même avec le nouveau Code civil, la situation ne subit aucune modification essentielle : le mari continua à devoir donner son consentement pour que la femme puisse exercer des activités commerciales (article 1686º), à pouvoir sans être pénalisé résilier n’importe quel contrat de travail signé par sa femme, sans le consentement préalable de celle-ci (article 1676º). Ces aspects ne furent substantiellement modifiés dans la législation portugaise qu’après la reformulation du Code civil en 1977. Jusqu’alors, la loi assignait au rôle social de la femme les fonctions considérées comme « inhérentes à leur nature » (Varela 1955: 192-193).

18Les restrictions légales à la participation des femmes à la vie économique reflétaient une vision plus globale de la société basée sur les principes moraux de l’État Nouveau, à savoir une conception de la femme et de l’homme comme citoyens « naturellement » différenciés. Bien que la première Constitution de l’État Nouveau, en 1933, proclamait l’égalité des citoyens devant la loi et « la négation de n’importe quel privilège de naissance, noblesse, titre de noblesse, sexe ou condition sociale », le texte constitutionnel précisait en son cinquième article « relativement à la femme, les différences résultant de sa nature et du bien de la famille ». En légitimant le mari comme chef de famille, la Constitution de 1933 proclamait simultanément, l’égalité entre les hommes et les femmes et la déniait dans les « natures » différentes masculine et féminine.

19Néanmoins, il serait erroné d’affirmer que le manque de participation de ces femmes à la vie économique de leurs entreprises se produisait surtout à cause des empêchements légaux. En effet, aujourd’hui, dans un contexte de pleine égalité juridique entre hommes et femmes, une grande partie des femmes de ces grandes familles continuent, en sens inverse de la tendance générale, à ne pas exercer d’activité professionnelle : en 1991 déjà les femmes constituaient 44,6 % de la population active du pays (Costa & Machado 1998 : 30). L’exclusion résulte surtout de l’ensemble des valeurs sociales, religieuses et culturelles, par lesquelles ce groupe statutaire définit le contenu culturel de la catégorie sociale de femme, dans un modèle idéologique indépendant du cadre légal où elles sont insérées, bien qu’elles puissent parfois coïncider, comme pendant l’État Nouveau.

20Outre l’exclusion des femmes de l’univers entrepreneurial, on trouve une autre source importante de leur différenciation dans leurs rapports aux parents. En raison des impositions idéologiques qui écartent les femmes actionnaires des activités de leurs entreprises, celles-ci donnent fréquemment leurs biens aux maris, aux frères (au cas où elles ne sont pas mariées), pour qu’ils les gèrent. En conséquence de ce transfert de pouvoirs des femmes actionnaires vers les hommes, ceux-ci augmentent leur pouvoir et les excluent d’autant plus, les rendant plus dépendantes dans la définition de leur position et de leur identité sociale. Cette exclusion facilite l’accumulation de capital et sa concentration chez les hommes de la famille, en parallèle à la gestion de l’entreprise.

  • 4 . Ce processus de naturalisation des différences attribuées à des catégories sociales de genre a ét (...)

21L’éloignement des femmes de ces grandes familles du marché du travail salarié est une attitude conforme aux valeurs défendues par leur groupe social et non le produit d’une survivance de régimes politiques ou légaux antérieurs. La naturalisation des obligations domestiques, transforme l’imposition d’un modèle culturel en une caractéristique de l’essence même de l’être féminin4. Ce modèle idéologique était hégémonique dans la société portugaise jusqu’en 1974. Néanmoins, le processus de démocratisation consécutif à la révolution de 1974, a dilué ce modèle dans tous les domaines de la vie sociale en contribuant à une profonde modification dans la structure catholique et conservatrice de la famille et des rapports familiaux (Lima 2003).

« Gestionnaires familiales » : des rapports familiaux comme forces productives

22Bien que les valeurs idéales de ce contexte social suggèrent une prédominance symbolique masculine, au quotidien la grande famille est une structure fortement centrée sur les rapports établis entre femmes, et qui conjugue un large éventail d’activités. Cette question oblige à orienter l’analyse vers une autre dimension de la différenciation de genre dans le contexte de l’élite portugaise.

23Pendant une interview où Mariana énumérait les membres de la famille qui avaient une participation active dans les diverses entreprises, j’ai fait la remarque que les femmes de la famille avaient une participation très réduite. Elle a répondu de la sorte :

« Non, non. Bien au contraire, les femmes sont toujours présentes dans les événements officiels. Elles peuvent ne pas participer professionnellement, mais elles sont toujours là. Celles qui sont actionnaires ont toujours quelqu’un pour les représenter. Les clients aiment ça, vous savez. Les femmes sont bonnes à ça. Quand un client important arrive, on fait un dîner à la maison de famille. On fait tout à la maison, très simplement, très discrètement, sans publicité » (Mariana).

24Mariana attirait l’attention sur le fait que les femmes exercent des activités de grande importance pour le fonctionnement des entreprises, telle l’organisation d’événements sociaux qui facilitent les rencontres d’affaires de leurs maris, pères et frères. Ces activités, bien que moins visibles et clairement distinctes de celles qui caractérisent l’action professionnelle des hommes, contribuent à l’aboutissement des projets économiques de la famille, en parfaite articulation avec les activités développées par les hommes.

  • 5 . Dans les années 1970 et 1980, en repensant les liaisons entre famille, travail et économie, des i (...)

25La fréquence et l’intensité des rapports uxorilatéraux qui unissent quotidiennement mères et filles, sœurs et grand-mères, sont importants pour l’accomplissement du projet de continuité des entreprises et des familles et introduisent une apparente contradiction dans le cadre d’une organisation familiale dont l’identité sociale est construite au travers d’une valorisation symbolique de la masculinité. Nonobstant, cette contradiction n’existe que si l’on utilise un concept strictement économique de travail. Si l’on opte, par contre, pour une notion plus ample qui considère comme travail toutes les activités qui produisent une plus-value, qu’elle soit matérielle, financière, culturelle, relationnelle ou sociale, on peut affirmer que les femmes de ces familles travaillent, et beaucoup, dans l’espace de leur univers familial5. En vérité, les activités de ces femmes sont non seulement fondamentales pour la continuité des rapports au sein de la grande famille mais, aussi, souvent décisives pour la continuité du prestige des entreprises de la famille.

26En comprenant comment les femmes constituent des liens reproductifs centraux pour la continuité du projet familial, on perçoit mieux comment fonctionne l’hégémonie masculine dans ce contexte social. Malgré la contribution que femmes et hommes apportent au projet qu’ils partagent, les idéaux hégémoniques de ce groupe social soulignent la primauté symbolique masculine. La classification des femmes comme « non travailleuses » contribue beaucoup à les réduire à la position de consommatrices et dépendantes, comme si elles étaient un élément marginal de la reproduction du projet collectif. Ce modèle étant un modèle hégémonique, les « dominées » ne se sentent pas lésées, mais sentent plutôt qu’elles atteignent leur propre idéal de vie. Toutefois, l’hégémonie n’est pas inflexible comme le démontre la création de la catégorie de « gestionnaires familiales », révélatrice du fait que les femmes de ces familles, non seulement ont la notion de leur contribution au projet collectif, mais partagent aussi les idéaux d’hégémonie de leur groupe social, en contribuant à sa reproduction.

De nouvelles pratiques pour de valeurs traditionnelles

27Bien qu’actuellement le déclin des constructions idéologiques de l’État Nouveau soit manifeste, la préservation de ces valeurs constitue un objectif important des grandes familles – au moins celles avec lesquelles j’ai travaillé. Toutefois, leur utilisation n’est pas immune aux profondes transformations qui ont eu lieu dans la société portugaise ces derniers temps. Les femmes des nouvelles générations de ces grandes familles ont une formation scolaire plus poussée, qu’elles utilisent pour construire en parallèle une vie professionnelle et une vie familiale.

28Il faut souligner néanmoins que la participation grandissante des femmes à la vie active de leurs entreprises, avérée dans les années 1990, concerne surtout des postes de peu de responsabilité, qui ne leur donnent pas de pouvoir de décision sur les destins des entreprises dont elles sont actionnaires. Quelques cas illustrent cette situation :

« Ce n’est qu’après la mort de mon père, en 1991, que [mes sœurs] sont venues me demander [i.e. demander au frère aîné la permission] d’avoir une certaine activité dans les entreprises de la famille. On leur a donné une place au sein de l’administration du holding de la famille où elles font surtout la gestion des immeubles et de ce genre d’affaires. Il a fallu trouver pour elles des activités pas très spécialisées, dans lesquelles elles puissent exercer sans problème » (Paulo José).

29Un autre exemple qui révèle bien cette situation est celui d’une jeune fille de dix-huit ans, qui a commencé l’interview comme suit :

« Ma famille est très machiste. Ils pensent que seuls les hommes sont bons [professionnellement], et que les femmes restent à la maison pour les soutenir. Je suis une bonne élève et je veux être économiste, et occuper la place de mon grand-père dans le groupe. Mais tout le monde me dit : "Oui, ma fille, tu peux avoir une place importante et aider ton frère". Vous voyez ? J’adore mon frère. Nous sommes super amis. Il est super intelligent et bon élève. Mais moi aussi, et en plus je suis plus âgée. Je ne vais pas leur donner le plaisir d’entrer dans le groupe une fois terminé mon diplôme. Je m’en vais en Afrique, qui est ma passion comme c’était la passion de mon grand-père. Je vais gagner de l’expérience. Et quand je reviendrai, je rentrerai dans le groupe, mais par le haut. Directement à la place de mon grand-père » (Leonor).

30À part une certaine ingénuité et une énorme détermination, les commentaires de cette jeune fille permettent de s’arrêter sur quelques questions dignes d’intérêt. D’abord, on ne peut que remarquer les valeurs de la primauté symbolique aux hommes dans la préservation du projet identitaire familial. Les quelques femmes qui participent aux affaires de la famille sont en permanence confrontées à la hiérarchie des catégories sexuelles associées à des rôles professionnels au sein de l’entreprise. Le cas précédent montre que, indépendamment de la qualité de leur performance professionnelle, tout le monde sait que le garçon est le candidat aux plus grandes probabilités d’atteindre la direction du groupe, tandis que Leonor est écartée de la compétition par le simple fait qu’elle est une fille.

31Bien qu’actuellement on assiste à l’augmentation du nombre de femmes qui occupent des postes d’importance dans de grandes entreprises portugaises, la possibilité d’occuper de tels postes reste interdite aux femmes de ces grandes familles. La base familiale de leurs entreprises, dont la continuité s’appuie sur le maintien d’une idée traditionnelle de la famille, perpétuée au travers des critères agnatiques, reproduit l’idéal de séparation entre les destins sociaux des groupes de genre.

32À l’inverse, dans les entreprises portugaises non familiales, y compris de grande dimension, dont la continuité n’est pas articulée sur un projet identitaire et dont le leadership ne se fonde pas sur ces valeurs traditionnelles, cette association de rôles et de catégories de genre n’existe pas, et beaucoup de femmes sont dirigeantes.

Hommes d’affaires et gestionnaires familiales : la production d’une double asymétrie

33J’ai essayé de démontrer que, malgré le poids culturel de la séparation entre famille et entreprise, entre univers d’action sociale féminins et espaces professionnels masculins, la vie de ces grandes entreprises doit être comprise comme un investissement symbolique et familial de la part de leurs propriétaires, et dans l’idée que les hommes et les femmes constituent dans un rapport de complémentarité spécifique.

34L’importance du rôle des femmes en matière de préservation du succès de l’entreprise se trouve plus au niveau de leurs tâches familiales que dans de classiques activités non économiques menées au sein de la vie des entreprises. Bien prendre soin de la maison, image publique et visible de leur prestige collectif ; bien élever leurs enfants et transmettre les valeurs de la famille patriarcale ; développer le sentiment d’appartenance à une lignée de chefs d’entreprise à succès et le désir de donner une continuité à ce projet familial, tout cela est une tâche essentielle au succès du projet. Bien qu’invisibles et considérées comme non lucratives, les activités de ces gestionnaires familiales constituent une condition essentielle au succès et à la continuité familiale : si elles n’en partageaient pas le modèle et les valeurs, elle serait très difficilement remplie.

35Pour comprendre la concrétisation de ce projet familial et entrepreneurial, il faut abandonner un ensemble de dichotomies et de définitions qui informent les analyses relatives au travail, à la famille, à l’économie et à la parenté dans les économies capitalistes. Les modèles de la société capitaliste tendent à présenter l’économie comme la base du système social et la parenté comme une force déstabilisante qui la mine. Je soutiens au contraire qu’une part importante de l’économie portugaise moderne se mobilise au travers de valeurs culturelles associées à la famille qui agissent comme une force de développement capitaliste. Certains processus au cœur de l’économie capitaliste sont construits autour des rapports personnels, émotifs et familiaux. En effet, on ne peut comprendre la continuité des rapports économiques qu’en analysant aussi les conditions d’existence et les visions du monde des acteurs qui les mettent en avant. La motivation capitaliste et les capacités de gestion et d’investissement des membres de ces familles se construisent socialement et culturellement dans le cadre de leurs aspirations et idéaux familiaux. Ainsi, le travail réalisé par les femmes de ces familles produit les bases émotionnelles et les motivations personnelles qui garantissent la continuité des idéaux et des sentiments qui donnent un sens à la préservation du projet économique collectif. Sans elles, il est bien possible que ces entreprises n’auraient pas eu la longévité qui est leur aujourd’hui.

36La différence de statut et de pouvoir entre les hommes et les femmes de ces familles renvoie néanmoins à la valorisation symbolique inégale associée aux sphères de l’économie et de la parenté. Les valeurs patriarcales basées sur une idée aristocratique et catholique de la vie de ces familles, légitiment et reproduisent la séparation claire entre les destins et le pouvoir des groupes de genre. Bien que les femmes soient responsables du fonctionnement quotidien de la famille, de son unité et de son caractère émotionnel, le chef de famille est toujours l’homme. Comme l’a observé Sylvia Yanagisako, « cette division n’est pas égalitaire car l’entreprise est la famille moins les femmes, et la famille n’exclut pas les hommes » (Yanagisako 2003 : 182). Ainsi, la double asymétrie que cette situation contribue à produire réitère la subordination féminine même l’univers familial. Étant un élément constitutif des individus, le genre met en avant des formes de différenciation qui traversent toutes les dimensions de l’action sociale. Plus qu’une distinction entre sphères d’action préférentielles de catégories de genre, l’asymétrie symbolique entre hommes et femmes sous-tend les rapports économiques sur lesquels se construit le pouvoir social et économique qui place ce groupe social au sommet de la hiérarchie nationale.

37Février 2005

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Notes

* Traduction de l’auteur. Révision et adaptation par M. Cahen.

1 . Cette recherche a été menée au sein d’un projet de recherche orienté par João da Pina-Cabral et financé par la Fondation pour la Science et la Technologie (FCT) [projet PCSH/C/ANT/851/95]. Les noms des entreprises étudiées sont cités, mais tous les noms d’individus sont des pseudonymes.

2 . Notons que, en termes économiques, les héritages reçus par les garçons et par les filles doivent être équivalents, car la loi portugaise établit un traitement égalitaire entre hommes et femmes. Néanmoins, il y a des manières absolument légales d’établir des distinctions quantitatives entre ce que chaque héritier reçoit.

3 . Le fait que les hommes parlent sur des thèmes différents de ceux qui dominent les conversations entre femmes, indique les expectatives du groupe social envers les catégories de genre, ainsi que les résultats de ces attentes dans la construction des parcours de vie. J’ai pu vérifier que les femmes savaient raconter des histoires de l’entreprise aussi bien que les hommes savaient raconter les épisodes centraux de l’histoire de la famille. C'est-à-dire que bien que les femmes et les hommes aient de vastes connaissances sur l’univers d’action de la catégorie de genre auxquels ils n’appartiennent pas, ni les uns ni les autres n’étaient disposés à en parler. Les thèmes abordés et les affaires passées sous silence signifient que nous sommes face à quelque chose d’autre qu’un simple ensemble de connaissances spécifique à chaque catégorie de genre, car ce sont pas les connaissances de certaines réalités qui sont absentes chez chacune de ces catégories, mais bel et bien la disposition à agir sur cette connaissance spécifique.

4 . Ce processus de naturalisation des différences attribuées à des catégories sociales de genre a été amplement analysé dans la littérature anthropologique (Collier & Yanagisako 1987, Howell & Melhuus 1996). Comprendre les idéologies qui définissent les catégories sociales de genre permet de démontrer que celles-ci ne sont pas un fait naturel. De la même façon, ceci permet de comprendre les processus de mise en place de la différenciation sociale qui naturalisent les différences sociales et créent une illusion d’inévitabilité du fait qu’ils soient basés sur des catégories soi-disant biologiques.

5 . Dans les années 1970 et 1980, en repensant les liaisons entre famille, travail et économie, des intellectuelles féministes ont soutenu l’idée que le travail des femmes au sein de la famille comprend non seulement les travaux ménagers mais aussi leur travail émotionnel employé à créer un foyer et une famille qui donne sens au travail rémunéré, en démontrant ainsi que ce secteur considéré comme « non capitaliste » est crucial pour la production et la reproduction des rapports de production capitalistes.

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Pour citer cet article

Référence papier

Antónia Pedroso de Lima, « Hommes d’affaires et gestionnaires familiales »Lusotopie, XII(1-2) | 2005, 191-202.

Référence électronique

Antónia Pedroso de Lima, « Hommes d’affaires et gestionnaires familiales »Lusotopie [En ligne], XII(1-2) | 2005, mis en ligne le 30 mars 2016, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lusotopie/1241 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1163/17683084-0120102014

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Auteur

Antónia Pedroso de Lima

Instituto superior de Ciências do Trabalho e da Empresa. Departamento de Antropologia. Centro de Estudos de Antropologia Social (Lisbonne)

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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