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Dossier : Islam en lusophonies
« Peuple postcolonial » et « nouveaux » immigrants : l'islam dans le Portugal contemporain

Les musulmans guinéens immigrés de Lisbonne

Évitement et fascination ambiguë pour « l’autre musulman »
Os muçulmanos guineenses imigrados de Lisboa. Evitação e fascinação ambígua pelo “outro muçulmano”
Immigrant Guinean Muslims in Lisbon. Avoidance and ambiguous fascination for the “other Muslim”
Eduardo Costa Dias
Traduction de Brigitte Lachartre
p. 181-203

Résumés

L’article est construit autour d’un ensemble d’entrevues réalisées à Lisbonne auprès de marabouts guinéens et de musulmans appartenant à leur cercle immédiat ; il s’interroge sur l’extension des relations qu’instaurent ces immigrés musulmans avec les autres membres de la communauté musulmane et, de façon plus précise, vise à analyser les raisons religieuses et culturelles qui font que les marabouts jouent le rôle principal dans la perpétuation de l’ambiguïté évidente qui caractérise ces relations.

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Texte intégral

  • 1  Le terme marabout – en usage dans le Maghreb pour désigner globalement les saints de l’islam maghr (...)

1Le propos de cet article est de traiter des relations que les immigrés musulmans guinéens de Lisbonne établissent avec les autres musulmans vivant au Portugal, et, de manière plus précise, du rôle de « frein » à l’extension de ces relations que semblent exercer au sein de la communauté musulmane guinéenne ceux que l’on nomme les marabouts, ou, dans le langage courant de Guinée-Bissau, les mouros1. Il s’agit d’une catégorie d’individus qui se distingue dans les milieux musulmans des diasporas, notamment par la profusion de l’appareil par lequel elle se fait connaître hors des circuits communautaires, par sa dimension de « professionnel du maraboutage ».

  • 2  Le maraboutage, à la différence de l’astrologie qui se fonde sur les relations et les influences n (...)

2Habituellement connu parmi les musulmans d’origine guinéenne sous le terme de « service » [ou « service de mouro »], le maraboutage, dans la région socioculturelle à laquelle appartient la Guinée-Bissau (la « Grande Sénégambie »), représente une activité courante de géomancie qui mêle savoirs religieux et connaissances en médecine traditionnelle, une activité de voyance et magie afro-musulmane et de croyances dont le savoir-faire ne dédaigne pas le sens des affaires2.

  • 3  À propos de la géomancie et de sa place dans le savoir musulman africain, voir l’excellente analys (...)

3Pourtant, comme on va le voir, à l’intérieur des différents groupes de musulmans guinéens immigrés à Lisbonne, cette dimension de professionnel de la géomancie, qui est considérée par tous comme importante et prestigieuse, non seulement n’éclipse aucune des autres dimensions de la figure traditionnelle du marabout, mais encore, aucune d’elles n’est pensable indépendamment des autres. Autrement dit, comme en terrain africain les marabouts, outre les services qu’ils rendent comme fabricants (réputés) de talismans (les gris-gris), sont devins et voyants ; ils constituent le véritable centre des communautés musulmanes guinéennes et les principaux dépositaires du savoir musulman. Leur activité en tant que professionnel de la géomancie ne prend pas le pas sur celle de leader ou de dépositaire du savoir religieux local. Chacune de ces fonctions essentielles (fabricant de talismans-devin-voyant, leader religieux, dépositaire du savoir religieux) se fond dans un rôle unique qu’il est impossible et inimaginable, pour l’ensemble des musulmans guinéens et sénégambiens, de dissocier3.

4Il ne s’agit pourtant pas, dans ce texte, d’analyser la dimension de « professionnel du maraboutage » des mouros de Guinée qui travaillent à Lisbonne ni les relations qu’ils établissent avec une clientèle africaine ou non africaine (savoirs et techniques utilisées dans l’exécution de leur activité, type de clientèles, attentes de celles-ci, etc.), mais plutôt d’étudier le rôle qu’ils remplissent comme catalyseurs des multiples petits cercles religieux existant au sein de la communauté musulmane guinéenne de Lisbonne et comme gestionnaires des identités religieuses et culturelles d’origine.

  • 4  Les termes « modèle guinéen » et « modèle sénégambien » sont ici employés dans le seul but de « po (...)

5Cet article ne traitera donc que des questions directement liées à celles que pose, dans un contexte européen (Lisbonne), la reproduction de ce qu’on appelle, pour simplifier, le « modèle » musulman guinéen, et de façon plus large, sénégambien4. Un modèle d’islam – d’origine éminemment rurale, avec une forte connotation ethnique, des gris-gris, peu versé dans les interprétations érudites des textes sacrés, centré autour de la figue du mouro – et qui se reproduit avec succès depuis des générations dans le contexte guinéen, comme j’ai tenté de le démontrer ailleurs à propos de la nature du savoir et des pratiques religieuses musulmanes chez les Mandingues et les Peuls du Kaabu (Dias 1992, 1999, 2001, 2002). Cependant, comme nous allons le voir, ce modèle commence, dans le cadre de l’immigration, à être soumis à diverses interpellations et sa reproduction à comporter certains signes d’ambiguïté.

  • 5  Le territoire de l’antique Kaabu est une unité politique qui a existé dans la région comprise entr (...)

6Sur la base de cinquante-deux entrevues réalisées entre janvier 2004 et avril 2005 dans la ville de Lisbonne et s’appuyant sur les travaux réalisés par l’auteur dans le Kaabu5, ce texte développera ses arguments autour de trois dimensions interdépendantes : la baraka, facteur de dépendance des croyants à l’égard du leader religieux ; la géomancie, facteur (incontournable) de prestige religieux ; et l’oralité, facteur par excellence de la transmission du savoir religieux. Ces trois dimensions constituent le fondement principal de la reproduction religieuse en Guinée-Bissau et quand elles sont « transférées » dans le contexte de l’immigration, elles font du marabout guinéen à Lisbonne un élément important de polarisation et de « ghettoïsation » religieuses, et l’une des entraves les plus significatives à l’intégration des musulmans guinéens à la communauté musulmane portugaise.

7Une première partie est consacrée à la présentation du « profil » des personnes interviewées ainsi qu’au contexte socio-religieux dans lequel elles s’insèrent ; la seconde analysera les rapports qu’instaurent ces interviewés avec le reste de la communauté musulmane en général et, plus particulièrement, avec le groupe qui tourne autour de la Mosquée Centrale de Lisbonne (MCL) qui contrôle, depuis sa création, la structure associative la plus représentative de la communauté musulmane de la ville, la Comunidade Islâmica de Lisboa (CIL).

Le profil des interviewés et le contexte socio-religieux

  • 6  Annonces du type : « Professeur Braima, grand voyant venant directement du Fouta Djalon » ; « Maît (...)

8La recherche sur laquelle repose cet article commence, stricto sensu, en janvier 2004, mais son histoire remonte à 1991 ou 1992 lorsque je me trouvais confronté, à l’aéroport de Lisbonne, à de véritables assauts d’individus « connus et inconnus », me demandant de transmettre telle ou telle commission à Pierre ou Paul, que je connaissais « au moins de vue », vivant dans telle tabanca (village) de la province Est de la Guinée-Bissau et, dans l’autre sens, à un nombre croissant de familles mandingues et peuls me demandant de transmettre lettres et messages à des parents immigrés au Portugal… et aussi, à l’importante augmentation du nombre d’annonces de marabouts offrant leurs services de géomancie dans des journaux de la capitale portugaise, dans le Correio da Manhã, le Diário de Notícias et, surtout, dans A Capital, aujourd’hui disparu6.

9De ces années, j’ai gardé en mémoire deux faits qui se révélèrent extrêmement utiles lors de la préparation de l’enquête et qui se confirmèrent par la suite. Premièrement, les familles musulmanes peules et mandingues de la province Est se divisaient en deux grands groupes selon le type d’activité exercé par les membres immigrés au Portugal : l’un, largement majoritaire, composé des familles dont les parents travaillaient (surtout) dans le bâtiment ; l’autre, minoritaire, composé des familles dont les parents immigrés ne travaillaient pas dans ce secteur, mais dans celui du « service de mouro ». En second lieu, nombre de destinataires des différentes commissions et courriers que je transportais à l’époque, de Guinée-Bissau à Lisbonne, ne vivaient pas aux adresses indiquées, mais y passaient cependant régulièrement. Ces logements étaient pratiquement sans exception des appartements situés dans quatre quartiers proches du centre de Lisbonne (Anjos, Colónias, Estefânia et Intendente), occupés par un va-et-vient incessant de Guinéens et autres nationalités, et qui, dans une demi-douzaine de cas, correspondaient aux adresses figurant dans les annonces des journaux de la capitale mentionnés plus haut.

  • 7  Les catégories « Amis de la tabanca » et « Assistants du marabout » utilisées dans ce travail renv (...)

10Je constatai également, à ce moment-là, que les personnes qui circulaient ou vivaient dans ces appartements se répartissaient en quatre catégories différentes (les clients, les « amis de la tabanca », les « assistants de marabout » et, naturellement, les marabouts eux-mêmes)7 ; mais aussi, que chacune des trois premières catégories établissaient des relations différentes avec les « marabouts résidents » et occupaient un espace différent dans l’appartement : les clients attendant dans la petite salle d’attente, les escaliers ou le hall d’entrée du bâtiment avant d’être appelés pour la consultation ; les amis de la tabanca circulant entre la porte d’entrée donnant sur la rue et la salle d’attente et n’ayant accès au marabout que lorsqu’il n’y avait pas de clients dans la file d’attente, tandis que les assistants de marabout circulaient dans tout l’appartement, avec de fréquentes incursions dans la petite salle d’attente ou dans la rue.

  • 8  Ces appartements sont généralement occupés sans aucun contrat formel, en sous-location, parfois mê (...)

11Il est évident que, dans ces espaces de travail servant fréquemment de résidence à certaines personnes du cercle restreint du marabout, la figure de celui-ci s’imposait et était au centre de toutes les attentions, même si, comme j’ai pu le vérifier ultérieurement, il n’était pas toujours le véritable locataire de l’appartement8. Tous autant qu’ils étaient, des clients aux amis de la tabanca et aux assistants de marabout, attendaient que celui-ci donne le signal, aux clients pour accéder à la petite salle de consultation, aux assistants de marabout et amis de la tabanca pour commencer les prières, fermer les portes et mettre fin à la séance, ou encore pour commencer à manger ou pour se séparer.

12Ces observations, tirées de ma fréquentation aléatoire de ces appartements pendant plusieurs années de la décennie 1990, me permirent, lors de la préparation de l’enquête, de répartir les entrevues à réaliser pour l’étude des profils, en trois grands groupes et, à l’intérieur de chaque groupe, de sélectionner un nombre d’interviewés correspondant à la véritable répartition ethnique et au nombre de personnes de chacun des groupes fréquentant réellement les appartements de « résidence-consultation » de chaque marabout interviewé ; elles me servirent aussi à structurer le guide d’entretien et le questionnaire.

  • 9  Il est vrai que le « biais » au niveau du « public-cible » et le nombre réduit des entretiens réal (...)

13C’est ainsi qu’entre janvier 2004 et avril 2005 furent organisées, à l’intérieur de chacun des appartements ou, pour les amis de la tabanca dans un autre endroit fixé préalablement, cinquante-deux entrevues : onze auprès de marabouts, dix-huit auprès des assistants de marabout et vingt-trois auprès des amis de la tabanca qui fréquentaient assidûment les appartements des quartiers Anjos, Colónias, Intendente et Estefânia où vivaient les onze marabouts en question (la répartition selon l’ethnie de l’interviewé et le lieu de résidence du marabout sont indiqués dans le tableau I9). Dans la même période, à deux reprises (avril 2004, décembre 2004) j’ai contacté ou rencontré de nouveau, en Guinée et en Casamance, des parents proches d’un certain nombre d’interviewés.

Tabl. I – Entrevues réalisées selon le type d’activités, l’ethnie et le lieu de l’entretien

Lieu de l’entretien

Marabouts

Assis. de marabout

Amis de la tabanca

Peul

Mandingue

Peul

Mandingue

Peul

Mandingue

Appt. 1 Bairro da Estefânia

1

1

2

Appt. 2 Bairro da Estefânia

1

1

1

2

Appt. 3 Bairro da Estefânia

1

2

Appt. 4 Bairro dos Anjos

1

2

2

Appt. 5 Bairro dos Anjos

1

2

1

2

Appt. 6 Bairro dos Anjos

2

1

3

1

1

Appt. 7 Bairro dos Anjos

1

2

1

3

2

Appt. 8 Bairro das Colónias

1

1

1

1

Appt. 9 Bairro das Colónias

1

1

1

2

Appt. 10 Bairro do Intendente

1

1

1

Total

4

7

7

11

13

10

Le guide d’enquête comportait une série de questions portant essentiellement sur les relations entre les musulmans guinéens et le reste de la communauté musulmane de Lisbonne. Simultanément aux entretiens, était rempli un questionnaire découpé en quatre sections, destiné à dessiner grosso modo le profil des différents membres de chaque groupe (données personnelles, religieuses, situation de travail, etc.) et dont les résultats sont présentés ci-dessous pour chacun des groupes (tableaux II, III, IV et V, suivis de quelques commentaires).

Tabl. II – Entrevevues par classe d’âge, pays d’origine, niveau de scolarité et état civil

Marabouts

Assis. de marabout

A. de la tabanca

Âge

Entre 20 et 30 ans

5

12

8

Entre 31 et 40 ans

6

6

10

Entre 41 et 50 ans

1

5

Pays d’origine

Guinée-Bissau

8

15

18

Sénégal

3

2

2

Gambie

1

3

Scolarité

Pas de fréquentation

8

Fréquentation ens. primaire

2

2

2

Diplôme ens. primaire

1

6

11

Fréquentation ens. secondaire

4

7

Diplôme ens. secondaire (neuvième classe)

1

3

État civil

Célibataire

5

2

Marié, 1 épouse

2

13

19

Marié, 2 épouses

7

2

Marié, 3 épouses

2

Comme on peut le voir à partir de l’information obtenue à partir des 52 questionnaires, et bien qu’il n’existe pas de disparités significatives entre les trois groupes pour deux des quatre critères (pays d’origine et classe d’âge), on note, pour les deux autres, des différences notables entre le groupe des marabouts et les autres : le pourcentage très élevé de marabouts qui ne sont pas passés par le système scolaire normal (8 sur 11) et la grande disproportion entre ce groupe et les deux autres du point de vue du nombre d’hommes mariés avec plus d’une femme (9 marabouts sur 12 contre 2 sur 23 dans le groupe des amis de la tabanca, et aucun parmi les 18 assistants de marabout). Par ailleurs, ces différences de profil entre le groupe des marabouts et les deux autres groupes se retrouvent également dans les détails et le statut de leur présence à Lisbonne. En effet, tout ou presque distingue les marabouts des autres groupes, en particulier celui des amis de la tabanca, s’agissant de la durée de séjour, du lieu de résidence, du droit de séjour au Portugal et du nombre d’interviewés accompagnés de femmes et d’enfants à Lisbonne.

Tabl. III – Situation à Lisbonne selon le travail, le logement, le statut, la famille et l’activité

Marabouts

Ass. de marabout

Amis de la tabanca

Durée de séjour au Portugal

Moins d’1 an

3

Entre 1 et 2 ans

2

10

4

Entre 2 et 3 ans

3

6

5

Entre 3 et 5 ans

4

4

8

Plus de 5 ans

2

1

6

Résidence

Permanente dans l’appt. référencé

11

6

Temporaire dans l’appt. référencé

6

1

Autres quartiers de Lisbonne

1

4

Environs de Lisbonne

5

18

Statut/droit de séjour

Visa de Touriste

7

4

2

Légalisé en tant qu’immigré

3

6

12

En voie de légalisation

1

4

6

Visa ou autorisation de résidence caduc

4

3

Situation familiale à Lisbonne

Seul

11

10

8

Avec femme

3

5

Avec femme et enfants

5

10

Activités

Maraboutage

11

Assistant de marabout

3

Assistant de marabout et autre emploi

2

Assistant de marabout et sans emploi

10

Ouvrier du bâtiment

13

Sans emploi

5

Étudiant

2

1

Autre situation

1

4

Dernier séjour

en Guinée-Bissau

Moins de 6 mois

5

2

Plus de 6 mois e moins d’1 an

4

5

2

Plus d’1 an et moins de 3 ans

2

8

4

Plus de 3 ans et moins de 5 ans

3

8

Plus de 5 ans

9

Par exemple, en ce qui concerne la résidence, non seulement aucun des amis de la tabanca ne réside de manière permanente dans les appartements qui servent de bureau et de logement aux marabouts, mais même dans le cas des assistants, seulement 6 sur 18 déclarent y avoir leur lieu de résidence permanente.

  • 10  Certains des marabouts interviewés ne demeuraient pas plus de sept à huit mois d’affilée au Portug (...)

14Au niveau des différences, il faut également noter le fait que, contrairement aux autres interviewés, la majorité des marabouts réside à Lisbonne avec un simple visa de tourisme et aucun n’est accompagné de femme et d’enfants. D’ailleurs, ces deux dernières situations, lorsque croisées avec le fort pourcentage de marabouts qui, à l’époque des entrevues, avaient voyagé en Guinée-Bissau moins d’un an auparavant (9 sur les 11), attestent du caractère pendulaire de leur présence à Lisbonne ainsi que de certaines raisons de leur venue pour pratiquer le maraboutage10.

15De ce point de vue, comme l’indique en détail les données du Tableau IV et surtout du Tableau V, leur séjour à Lisbonne s’insère dans une logique où leur itinéraire est en grande partie dictée par des raisons « commerciales », compte tenu du fait, qu’en terrain africain, non seulement la concurrence est forte, mais leur parcours, en raison du principe de priorité donnée au « plus vieux », est bloqué par les plus âgés ou par les plus prestigieux. Aussi bien, en Guinée-Bissau comme dans toute la Sénégambie, la logique des parcours de travail du maraboutage est-elle depuis toujours un point qu’ont en commun les marabouts les plus jeunes, les moins prestigieux ou les membres de familles comptant un grand nombre d’individus se consacrant au maraboutage, stratégie qui peut être considérée, le plus souvent, comme purement alimentaire.

16De fait, comme on peut le voir dans les tableaux IV et V, beaucoup des marabouts interviewés ne se situent pas, en ce qui concerne les connaissances religieuses et la capacité d’accéder à la lecture des textes religieux en arabe (la langue par excellence dans laquelle un « grand marabout » se doit de lire le Coran et les autres textes) vraiment au-dessus des individus composant les deux autres groupes : ils ont peu d’années d’étude du Coran, dans l’ensemble ils ne comprennent pas l’arabe et, pour certains, sont totalement illettrés.

Tabl. IV – Lieu d’étude, niveau de connaissances coraniques et de langue arabe, origine des parents

Marabouts

Assistants

de marabout

Amis de la tabanca

Études coraniques

Moins de 4 ans

1

15

21

Entre 4 et 6 ans

8

3

2

Plus de 6 ans

2

Lieu des études

À la tabanca

2

15

23

À la tabanca et ailleurs en GB

7

3

À la tabanca et en Gambie

1

À la tabanca en GB et au Fouta-Djalon

1

Connaissance

de la langue arabe

Aucune

8

13

Débutant

7

9

10

Lecture passable, écriture débutante

3

1

Bon niveau lecture et écriture

1

Connaissance du Coran

et autres textes religieux

Peu de versets du Coran mémorisés

2

11

20

Plusieurs versets du Coran mémorisés

5

7

3

Coran (lecture du Coran)

3

1

Coran et autres textes (lecture)

1

Pèlerinage à La Mecque

8

1

4

Origine familiale

Parents proches de marabouts

8

1

1

Parents lointains de marabouts

2

5

6

Non-marabouts

1

12

16

  • 11  L’école coranique traditionnelle ne sanctionne pas l’apprentissage par un diplôme quelconque. Avec (...)

Ceci étant, leur niveau d’étude coranique et surtout le parcours scolaire des marabouts présentent quelques différences par rapport aux individus des deux autres groupes qu’il faut souligner. D’un côté, c’est dans le groupe des marabouts qu’on trouve, en terme relatif et absolu, les individus ayant le plus d’années d’étude à l’école coranique11 et la meilleure connaissance de la langue arabe. C’est aussi dans ce groupe que l’on trouve les deux seuls individus ayant fait des études coraniques hors de Guinée-Bissau : en Gambie et dans le Fouta-Djalon, auprès de professeurs réputés (karamo) dans ces pays – détail important par le prestige qu’il confère et que les deux personnes en question ne cessèrent de mentionner durant les entretiens, chaque fois que la question du niveau de connaissances coraniques arrivait sur le tapis. En outre, pour ce qui est des symboles qui accroissent le prestige religieux, il ressort que des 13 interviewés qui firent le Hadji, 8 appartenaient au groupe des marabouts. Le pèlerinage à La Mecque, obligation inscrite dans les cinq piliers de la foi, est, entre autres aspects, par le prestige qu’il confère, un élément important dans la stratégie de reconnaissance pour le marabout qui s’y est plié. À dire vrai, il limite par exemple, certains des inconvénients occasionnés par une formation religieuse sommaire ou par la « mauvaise place » de l’individu dans l’échelle des âges au sein des familles maraboutiques. Un surplus de prestige qui peut, par exemple, permettre à un jeune marabout d’aspirer à pratiquer le maraboutage dans sa tabanca de résidence ou même à se positionner, le moment venu, dans la course à la succession à la charge d’imam de sa tabanca.

Tabl. V – Curriculum personnel et familial des marabouts interviewés dans l’activité de maraboutage

Nombre

Maraboutage

Depuis au moins 2 ans

1

Plus de 2 et moins de 5

2

Plus de 5 et moins de 10

5

Plus de 10 ans

3

Lieu d’exercice du maraboutage

autre que le Portugal

Tabanca de résidence

(0)

Tabancas proches de la résidence

1

Autres tabancas de la région où il habite

7

Autres localités de Guinée-Bissau

8

Gambie

3

Casamance

5

France

4

Guinée-Conakry

1

Italie

2

Espagne

2

Avec qui cette activité a été apprise

Grand-père/père/oncle

2

Frère/cousin

1

Grand-père/père/oncle et karamo

4

Frère/cousin et karamo

2

Karamo

1

Parents proches qui sont ou ont été aussi marabouts

Grand-père

10

Père

9

Oncle paternel/maternel

10

Frères

10

Cousins

10

Lieu principal d’exercice du maraboutage par les proches parents

Tabanca de résidence

5

Tabanca de résidence et autres lieux de GB

2

Tab. résidence, autres lieux de GB et Casamance/Gambie

4

Autres lieux GB et Casamance/Gambie

7

Autres Lieux GB, Casamance/Gambie et Europe

9

Parents proches qui occupent

la fonction d’imam de mosquée

Grand-père

1

Père

2

Oncle

2

Frère

1

Cousin

2

Parents proches qui occupent

une fonction de direction sectorielle ou régionale au CNI*

Père

1

Oncle

1

Frère

2

Cousin

5

*Conseil National Islamique de Guinée-Bissau

Comme l’indique le tableau V, aucun des marabouts de l’enquête ne pratique le maraboutage dans son village, et la très grande majorité est obligée de le faire loin de sa tabanca d’origine. Autrement dit, la pression, qui oblige la totalité des marabouts interviewés à s’éloigner de leurs lieux d’origine, est symptomatique, non seulement de l’existence d’une hiérarchie interne aux familles de marabouts, celle-ci étant basée avant tout sur les critères d’âge et de proximité familiale avec des marabouts très réputés, mais aussi du prestige social et du caractère relativement statutaire et héréditaire que revêt l’exercice de fonctions religieuses. L’accès en est normalement limité aux membres des familles qui possèdent déjà le statut de « proches de mouro ». D’où, comme le montrent les tableaux IV et V, la différence significative observée entre le groupe des marabouts et les deux autres groupes du point de vue de l’origine familiale, et le nombre très élevé de parents proches des marabouts de l’enquête qui pratiquent le maraboutage. Sur les 11, 10 avaient déjà des parents marabouts : pour 9 d’entre eux le père et pour 10, un grand-père.

17Le statut de marabout est sans doute, dans le contexte de l’islam guinéen et sénégambien en général, un élément de différenciation sociale important qui se reproduit de génération en génération, mais qui est aussi, comme l’indiquent les données du tableau V, la condition [quasi] nécessaire pour diriger une communauté ou une association musulmane de niveau supérieur à la tabanca. Des 11 marabouts du panel, 8 avaient un parent proche occupant la charge d’imam d’une mosquée de tabanca et 9 avaient un père, un oncle, un frère ou un cousin occupant un poste distinctif dans la direction de structures sectorielles ou régionales du CNI.

18De fait, les marabouts, indépendamment de leur importance, sont les principaux agents de médiation à l’échelle locale et le centre d’intégration des communautés où ils résident. Leurs pouvoirs s’inscrivent dans le schéma des formes d’appropriation de l’islam par les musulmans guinéens, une appropriation qui n’a pas entraîné la conversion de la plus grande majorité des Mandingues et des Peuls de Guinée-Bissau à la culture arabe et à l’esprit strict des textes coraniques. Les Peuls et les Mandingues sont des Peuls musulmans et des Mandingues musulmans, et pas simplement des musulmans. De ce fait tous les postes de prestige religieux sont en Guinée-Bissau tenus par des traditionalistes des pratiques locales de l’islam et, pour l’ensemble de la population musulmane guinéenne, le seul savoir donnant du prestige est celui des marabouts.

19Par ailleurs, s’agissant des pratiques islamiques des dignitaires religieux, l’islam pratiqué par la « masse » des croyants n’est pas, à la différence de ce qui existe, par exemple, en Afrique du Nord ou dans les pays du Moyen-Orient où il existe une séparation claire, un islam qu’on pourrait qualifier de populaire et qui suppose une démarcation claire entre croyants anonymes et élites instruites, mais bien un islam qui a ses particularités culturelles et qui ne fait pas de réelles distinctions, au niveau de la théologie et de la compréhension des pratiques religieuses, entre les croyants moins savants et ceux qui le sont davantage (Brenner 1985 : 12-14).

  • 12  Sur un plan élargi, la dichotomie savoir explicite/savoir non explicite trouve sa place dans ce qu (...)

20Les dignitaires religieux guinéens, à l’instar des 11 marabouts de l’échantillon, ne connaissent pas, dans leur grande majorité, la théologie islamique, ou ils n’ont d’elle que quelques rudiments et ne se distinguent pas de la « masse » des croyants par la nature du rapport qu’ils ont aux idées religieuses, mais par le fait qu’ils ont accès à une connaissance « cachée »12, c’est-à-dire à une connaissance qui permet, par exemple, par le biais de la géomancie, d’accéder à la perception du surnaturel et… d’en faire leur principale source de revenus !

  • 13  Sur la question des amulettes dans l’islam africain, voir, entre autres, Brenner 1985, El-Tom 1987 (...)

21Un bon exemple de l’absence d’une séparation nette parmi les populations islamisées entre lettrés et non-lettrés – la « masse » des croyants – est la fascination pour les talismans et l’importance du type de personnes qui les fabriquent. Les talismans dits islamiques – faits de papier avec des inscriptions de versets du Coran contenus dans de petites bourses de cuir13 – sont généralisés et leur efficacité variable est attribuée aux différences de statut et de baraka de leurs fabricants.

  • 14  « Ce n’est pas le moindre paradoxe de l’islam, civilisation du Livre, donc de l’écrit, que de reco (...)

22Ces « hétérodoxies » parmi d’autres, qu’on trouve chez les musulmans africains et guinéens en particulier, trouvent leur origine, en grande partie, comme le soulignent Brenner (1985) ou Levtzion (2000), dans la singularité de leur forme d’accès aux savoirs religieux et pratico-religieux, à savoir un accès avant tout par le fait de la tradition orale et non, comme pourrait le laisser supposer la place fondamentale du Coran dans l’islam et comme c’est le cas dans de nombreuses autres régions musulmanes non africaines14, par celui de l’écriture.

23Cette forme particulière de transmission des idées religieuses dans l’ensemble des communautés musulmanes africaines, associée à la tendance naturelle des idées religieuses à incorporer comme siennes d’autres idées, a fait de l’islam pratiqué par ces populations une religion « vivante », s’adaptant aux conjonctures, et du corpus doctrinaire et des prescriptions de l’islam, des éléments, à différents égards, secondaires.

24De cette apparente non-conformité entre religion qui se réclame du livre et inculcation des idées religieuses par le moyen de l’oralité, découle aussi un type de lettrés ayant ses caractéristiques propres : des lettrés pratiquement sans papier ni livres, qui s’éloignent de ceux liés aux traditions de l’écriture.

  • 15  « La différence essentielle entre une culture orale et une culture écrite tient aux modes de trans (...)

25D’autre part, les lettrés de ce type ne constituent pas, en règle générale, un groupe à part dans les communautés africaines sur le plan des activités quotidiennes. Ce sont des gens qui partagent les tâches et préoccupations identiques à celles des autres et qui fondent leur prestige intellectuel non pas sur leur capacité à produire des connaissances vraiment nouvelles, mais sur le fait d’être capables, lorsqu’il le faut, de transmettre oralement aux autres une interprétation (la leur) socialement et culturellement adaptée aux faits15.

  • 16  Pour être considéré comme légitime, chaque savoir doit être reçu personnellement et, une fois tran (...)
  • 17  C’est un concept soufi, utilisé de façons propre et impropre dans toute la Sénégambie, qui signifi (...)
  • 18  Pour le leader religieux,  «l’accès » à la baraka et l’appartenance à l’espace de pouvoir religieu (...)
  • 19  « A spiritual quality which is transmitted by holy men or holy places ; spiritual grace » (Brenner(...)

26Ces lettrés, qui prétendent rarement être des producteurs autonomes de savoir, s’arrogent néanmoins le statut de gardiens légitimes du savoir religieux et des manières d’interpréter la réalité qui leur ont été transmis par d’autres qui les avaient également reçus d’autres personnes, le long d’une chaîne de transmission (silsila)16. Dans l’islam traditionnel, les chaînes de transmission qui lient le disciple au maître et le maître à son propre maître et aux grands maîtres du passé, légitiment de fait les savoirs transmis ; et d’autre part, du point de vue de la comparaison entre les qualités de savoirs, cette « qualité » est intimement associée à l’importance de l’auréole mystique – la baraka17 – attribuée au maître. Autrement dit, dans l’islam traditionnel guinéen, la valorisation des caractéristiques mystiques du maître prime sur l’ampleur de son savoir et, d’une certaine manière, sur le contenu même des messages transmis. Dans l’islam guinéen, la baraka – charisme provenant des pouvoirs mystiques qui lui sont attribués – est l’élément principal de la construction du prestige d’un marabout qui l’a acquise auprès d’un maître ou d’un parent. Dans une certaine mesure, le prestige d’un marabout dépend de la quantité et de la qualité de la baraka de son maître, de la manière dont il l’a reçue et de sa capacité à se présenter, de façon crédible, comme maillon d’une longue chaîne de transmission18 ; en renvoyant à un chef charismatique, la reproduction du statut de marabout se construit autour de la diffusion de la baraka19, c’est-à-dire, de la communion mystique entre le chef (le guide, le maître, le professeur) et ses disciples.

27C’est ce qui explique que 10 des 11 marabouts soulignaient au cours des entrevues, de manière répétitive, qu’ils appartenaient à des familles de (grands) marabouts depuis de nombreuses générations et que 9 d’entre eux aient tant insisté sur le fait d’avoir étudié le Coran tout d’abord dans la tabanca d’origine de leur famille avec des parents proches, et ensuite, dans un autre endroit auprès d’un « grand mouro ».

Les marabouts de l’enquête face aux « autres » musulmans de Lisbonne

  • 20  Sur ce point, voir à propos des immigrés guinéens au Portugal, entre autres, Machado 2002 et Quint (...)
  • 21  Sur les différentes tendances qui coexistent dans la communauté musulmane au Portugal, voir une tr (...)

28Centré en Guinée-Bissau sur la figure du marabout, l’islam pratiqué par les Peuls et Mandingues « se transporte » à Lisbonne lorsque ceux-ci émigrent. Cette situation résulte, pour une part, de la tendance naturelle des communautés immigrées à reproduire dans le pays d’accueil nombre des pratiques qu’ils avaient dans leur région d’origine20, mais elle découle aussi de la nature particulière de l’islam guinéen. Cela se reflète naturellement d’innombrables manières dans les relations que les Guinéens musulmans établissent avec le reste de la communauté musulmane au Portugal. Une communauté qui, comme nous le savons, est constituée d’une myriade de tendances, dont l’africaine avec ses gris-gris n’est qu’une parmi d’autres21.

29Pourtant, à la différence de la grande majorité des autres tendances présentes dans la communauté musulmane portugaise qui se distinguent les unes des autres essentiellement sur des questions de tradition théologique, la tendance guinéenne centre sa spécificité sur deux caractéristiques propres : celle de l’importance donnée à l’interprétation contextuelle de l’islam et celle de la place centrale donnée aux médiations dont les marabouts sont les acteurs principaux.

30Ces deux spécificités contribuent dans une large mesure à replier les musulmans guinéens sur eux-mêmes et à gérer leur « musulmanité » de préférence au sein des cercles centrés, comme en Guinée-Bissau, sur la figure du marabout.

  • 22  Voir in Quintino (2004 : 327-330) une description des principales festivités cyclique des musulman (...)

31Comme on peut le vérifier en effet dans les données présentées au tableau VI, la fréquentation de la Mosquée Centrale de Lisbonne – « institution phare » de la communauté musulmane de Lisbonne – est très espacée pour la majorité des 52 interviewés et se limite pratiquement aux grandes cérémonies religieuses qui marquent le calendrier musulman22.

Tabl. VI – Fréquence et importance donnée aux activités de la Mosquée Centrale de Lisbonne

Marabouts

Assistant de marabout

Amis de la. tabanca

Fréquentation à l’occasion

des grandes cérémonies du calendrier musulman

Régulière

8

13

20

Sporadique

3

4

3

Jamais

Fréquentation pour la prière du vendredi

Régulière

10

Sporadique

3

7

10

Jamais

8

11

3

Fréquentation d’autres mosquées/salles de culte pour la prière du vendredi

Régulière

7

11

15

Sporadique

4

7

7

Jamais

1

Suivi de cours à la CML

Régulier

1

Sporadique

2

3

Jamais

11

16

19

Importance de l’amélioration des connaissances en arabe

Très important

2

6

10

Important

5

8

9

Peu important

3

4

4

Importance de l’amélioration des connaissances coraniques

Très important

1

3

9

Important

6

13

12

Peu important

4

2

2

Importance relative de l’enseignement coranique du karamo par rapport à celui de la MCL

Plus important

11

13

14

Égal

5

7

Moins important

2

  • 23  La faible fréquentation de la MCL de la part de la majorité des interviewés n’empêche pas qu’un no (...)

Encore faut-il noter, comme le montre le tableau VI, que des variations sensibles existent entre les trois groupes pour ce qui est de leur fréquentation de la Mosquée Centrale de Lisbonne, en particulier entre le groupe des marabouts et celui des amis de la tabanca. Contrairement aux marabouts, qui se rendent rarement à cette mosquée le vendredi, un nombre relativement important d’amis de la tabanca y vont de façon assez régulière, bien que nombre d’entre eux, comme certains membres du groupe des marabouts, les assistants de marabout notamment, fréquentent également d’autres mosquées et salles de prières à Lisbonne et dans ses environs, surtout les salles de prières où officient les Guinéens23.

32On retrouve le même type d’éloignement des interviewés par rapport à leur participation aux activités de caractère religieux ou culturel régulièrement organisées dans les locaux de la Mosquée Centrale de Lisbonne (cours de théologie, de langue arabe) : aucun marabout n’a jamais participé à l’une quelconque de ces activités, seuls deux des assistants de marabout de l’enquête y ont sporadiquement participé et, parmi les 23 amis de la tabanca, 19 n’ont jamais participé à une quelconque activité. Cette position est pourtant en contradiction partielle avec l’intérêt affiché par la grande majorité pour l’importance que revêt, pour un musulman, aussi bien la connaissance approfondie de la théologie islamique que celle de la langue arabe.

33D’après le tableau VI, il apparaît que 43 des interviewés considèrent la connaissance de l’arabe comme importante ou très importante pour un musulman et 41 considèrent l’approfondissement de leurs connaissances de la doctrine musulmane comme important ou très important. Sur ce point également, les différences se retrouvent au niveau du groupe des marabouts et, moins, dans celui des assistants de marabout. Trois marabouts considèrent comme peu important l’amélioration de connaissances de la langue arabe et quatre comme également peu important l’approfondissement de connaissances en théologie ; deux et quatre des assistants de marabout considèrent respectivement comme peu important l’approfondissement de connaissances en théologie islamique et en langue arabe.

34Néanmoins, l’apparente importance accordée à la connaissance de l’arabe et à l’approfondissement de la théologie n’invalide pas l’importance et même la suprématie que presque tous accordent à la connaissance acquise auprès des marabouts sur celle de la Mosquée Centrale de Lisbonne. Comme le tableau VI le révèle, tous les marabouts et presque tous les assistants de marabouts (15 sur les 18 interviewés) accordent une plus grande importance au savoir religieux acquis auprès des marabouts, et c’est aussi le cas pour la majorité des amis de la tabanca (16 sur les 23 interviewés).

35Cette distanciation, on pourrait presque parler d’évitement, vis-à-vis des activités de la Mosquée Centrale de Lisbonne et la permanence d’une forte idée de suprématie (voir, d’une meilleure adéquation) de la connaissance du marabout sur les connaissances transmises par les théologiens et professeurs de la Mosquée Centrale de Lisbonne est également patente, dans le tableau VII, à propos du type de relations qu’établissent les interviewés avec les autres musulmans de Lisbonne, avec les responsables de la Mosquée et de l’association de la Communauté islamique de Lisbonne, s’agissant également de l’opinion qu’ils ont sur l’importance respective des différentes mosquées et salles de prières plus ou moins « alternatives » qui existent dans la ville de Lisbonne et ses environs.

Tableau VII – Contacts avec les autres musulmans

Marabouts

Assistants de marabouts

Amis de la tabanca

Contacts avec des responsables de la CIL et de la MCL

Réguliers

1

11

Sporadiques

8

13

10

Jamais

3

4

2

Contacts avec autres musulmans

Réguliers

1

5

Sporadiques

8

12

16

Jamais

3

5

2

Importance d’une mosquée centrale guinéenne ou africaine

Très important

11

15

16

Important

3

6

Peu important

3

1

S’agissant des contacts avec les autres musulmans résidant à Lisbonne, pratiquement tous les interviewés du groupe des marabouts et des assistants de marabout sans exception affirment soit avoir des contacts sporadiques avec eux soit pas de contact du tout et seule une minorité, dans le groupe des amis de la tabanca, affirme rencontrer avec une certaine régularité, des musulmans non guinéens ou ne venant pas d’Afrique de l’Ouest.

  • 24  Cette distance des interviewés dans leurs relations aux responsables de la MCL reflète aussi une d (...)

36Une même distance marque les relations avec les responsables de la MCL et de la CIL, en particulier de la part des marabouts et des assistants de marabout. Peu nombreux sont ceux qui ont des relations étroites avec eux et qui ont une bonne impression d’eux et 3 marabouts et 4 assistants n’ont même jamais eu de contacts avec eux. Dans le groupe des amis de la tabanca, la situation est un peu plus fluide : 11 des 23 interviewés ont affirmé avoir des contacts réguliers avec eux24.

37Toujours est-il qu’une bonne part des interviewés de ce dernier groupe, de même que la quasi-totalité des membres des deux autres deux groupes (11 marabouts, 15 assistants sur 18) étaient d’avis qu’il serait très important que les musulmans guinéens aient leur propre « mosquée centrale » avec des imams guinéens ou africains (16 sur les 23 interviewés).

  • 25  Umma, terme arabe qui désigne génériquement dans l’actualité la communauté des croyants musulmans.

38Il faut néanmoins noter que cette distanciation des interviewés par rapport aux structures de la communauté musulmane de Lisbonne et de son quotidien n’empêche pas que, dans leur discours, affleure l’apologie de l’unicité identitaire et de l’unité de tous les musulmans. Pendant les entretiens, les références au rôle unificateur de tous les musulmans joué par la MCL étaient fréquentes, bien que non généralisées aux trois groupes, – « le lieu le plus grand pour les musulmans de Lisbonne », « le seul vrai lieu pour les grandes prières de la tabaski », « le lieu de tous les musulmans » –, de même pour la vertu intrinsèque de la proéminence de l’identité musulmane et de l’Umma25 universelle sur toutes les autres appartenances – « nous sommes d’abord musulmans », « au Portugal, il n’y a pas de musulmans mandingues ou Peuls, il n’y a que des musulmans de Guinée – ou encore à « l’habileté » avec laquelle l’imam de la MCL « traite tous les musulmans ».

39Ces affirmations louangeuses à l’égard du rôle joué par la MCL et par son imam dans le renforcement de l’unité de tous les musulmans étaient tenues lors de discussions au cours desquelles les interviewés se plaignaient, en même temps, du « retard des musulmans guinéens » et, selon eux, du « racisme à la mosquée du quartier Azul [Mosquée Centrale de Lisbonne] contre les musulmans guinéens ». Tout en affirmant sans cesse qu’ils se considéraient comme « de bons musulmans comme les autres, et qu’ils considéraient les pratiques traditionnelles de l’islam guinéen, y compris le maraboutage, comme conforme à l’islam, un certain nombre d’entre eux ne faisaient pas moins preuve d’une certaine fascination pour les connaissances de nombreux musulmans non guinéens : « comme ils parlent l’arabe, ils peuvent lire le Coran comme il est prescrit de le faire », « ici, les almamis [imams] connaissent beaucoup plus de choses que ceux de Guinée », « si j’avais de l’argent, j’amènerai mon fils de Guinée et je le ferai étudier ici pour qu’il devienne un grand almami », « la plupart des marabouts ne savent faire que le service [maraboutage] et rien d’autre », « seuls ceux qui peuvent lire le Coran comprennent bien ce que le prophète a ordonné de faire aux musulmans ».

  • 26  Situation d’outsiders notoire également quant à la connaissance qu’ils ont des différentes branche (...)

40Ce qui signifie que, si d’un côté, ils sont vus et se considèrent eux-mêmes, sous différents points de vue, comme des outsiders26 par rapport au reste de la communauté musulmane et surtout, par rapport au groupe qui contrôle ou qui tourne autour de la MCL, ils n’en reconnaissent pas moins chez les « autres » des qualités et des capacités qu’ils aimeraient bien avoir.

41Comme j’ai pu m’en apercevoir au fur et à mesure du déroulement des entretiens, la reproduction du modèle guinéen dans le contexte de l’immigration comporte, de fait, des signes latents d’ambiguïté. Tout en conservant les principaux traits de la logique qui prévaut dans la région d’origine, la reproduction de ce modèle hors du contexte de la Guinée-Bissau intègre, au moins dans quelques-uns de ses composants les plus superficiels, des éléments qui appartiennent à ce qu’on pourrait appeler, faute d’un autre terme, un discours encomiastique sur la vertu intrinsèque de l’uniformisation des pratiques religieuses de tous les musulmans, et, en particulier, du primat de l’exégèse des textes sacrés sur leur interprétation et leur adaptation au contexte.

42En effet, dans leur grande majorité, les interviewés, en particulier ceux du groupe des assistants de marabouts et des amis de la tabanca, comme peut-être la grande majorité des quelque quinze mille immigrés musulmans guinéens, tissent avec le reste de la communauté musulmane au Portugal, des relations paradoxales, à la fois proches et distanciées. Cette situation s’explique, d’un côté, par la place « hétérodoxe » qu’occupent les pratiques musulmanes de la majorité des musulmans guinéens parmi la myriade d’orientations existantes dans la communauté musulmane au Portugal et, de l’autre, par le rôle effacé qu’elle joue dans la construction « institutionnelle » de la communauté.

Intégration non prioritaire

  • 27  Pour le détail des caractéristiques sociologiques de la communauté musulmane au Portugal, voir Tie (...)
  • 28  Sur le processus de construction et d’institutionnalisation des structures représentatives des mus (...)

43En réalité, la communauté musulmane au Portugal, bien que les musulmans guinéens comptent parmi l’un des groupes les plus nombreux, s’est constituée et « institutionnalisée » sans que ces derniers aient joué un rôle quelconque. Peu nombreuse et sans réelle reconnaissance avant le 25 avril27, la communauté musulmane portugaise a grandi, dans un premier temps, du fait de la décolonisation et de l’arrivée de musulmans du Mozambique, essentiellement d’origine indienne et a conquis la reconnaissance qu’elle a aujourd’hui grâce, à la fois, à sa capacité de lobbying et au soutien reçu de certaines ambassades de pays arabes et maghrébins à Lisbonne28, souvent en compétition les uns avec les autres. Dans ce processus, le rôle des immigrés guinéens s’est trouvé très limité, non seulement parce que, numériquement, leur présence au Portugal n’a commencé à prendre une réelle importance qu’au début des années 1990, à un moment où la communauté constituée autour de la grande mosquée était déjà institutionnalisée et reconnue du point de vue social, culturel et politique, mais aussi parce que, à la différence de certains groupes originaires du Mozambique, leur audience, que ce soit face aux pouvoirs politiques portugais ou par rapport aux ambassades des pays arabes au Portugal, était à l’époque, comme encore aujourd’hui, considérée comme peu valorisante.

44Malgré tout, les causes qui découlent du rôle modeste tenu par les immigrés musulmans guinéens dans l’édification et l’institutionnalisation de la communauté musulmane du Portugal n’expliquent pas à elles seules leur relative distance par rapport au reste de cette communauté. De mon point de vue, malgré l’importance de tels facteurs, c’est la « tradition » des musulmans guinéens qui est le principal facteur de la non-intégration complète dans la communauté musulmane du Portugal, et le marabout – professionnel du maraboutage, mais aussi leader religieux et dépositaire du savoir religieux musulman au pays d’origine – qui en est l’un des principaux supports.

45D’ailleurs, au cours des entretiens avec eux, l’intégration à la communauté musulmane n’a jamais été présentée comme une priorité ni même clairement comme importante. Certains des interviewés n’y ont même pas fait allusion, d’autres la plaçaient, dans leur discours, bien après la régularisation de leur situation au Portugal, ou après la nécessité de garder leur emploi ou « d’être en bonne santé pour pouvoir gagner de l’argent ».

46À ce niveau, ce qu’on retrouve dans tous les discours, c’est davantage une tendance à valoriser l’amitié profonde et l’esprit d’entre-aide qui règnent au sein de la majorité des musulmans guinéens au Portugal et, entre les lignes, le message que leur « manière » d’être au Portugal – réseaux de solidarité ethnique coïncidant avec les cercles maraboutiques – est la meilleure et la plus adaptée. Elle ne s’éloigne pas, en termes de conduite sociale et de pratiques religieuses du mode de vie de la tabanca d’origine et, comme de nombreux interviewés l’ont explicitement affirmé, elle donne des garanties de « sécurité » ainsi que celle de pouvoir continuer à se comporter au Portugal, comme Peuls musulmans ou Mandingues musulmans. Sécurité culturelle et religieuse, mais aussi sécurité économique, puisque, comme indiqué dans le tableau III relatif au travail des interviewés à Lisbonne, dix des dix-huit assistants de marabout étaient sans emploi !

47De ce fait que, lorsqu’ils ont été confrontés au choix entre la « sécurité » que leur donnent la « tradition » et la réalisation du désir d’être « comme tous les musulmans qui vivent au Portugal », les interviewés ont opté, comme semble l’indiquer une lecture croisée des différents indicateurs fournis par les entretiens, en faveur de la première au détriment d’une plus grande intégration dans la communauté musulmane au Portugal.

48Sur un plan purement religieux, cette situation qui, dans le contexte de l’Umma musulmane n’a rien de vraiment anormal, même si elle peut être intériorisée par certains comme signe d’« infériorité » par rapport à l’« islam » qui croît autour de la MCL, y compris sous l’angle de l’importance donnée à la figure du marabout, ne comporte rien de dévalorisant.

  • 29  Pour beaucoup de ces mouvements d’« opinion » ou de ces nombreuses voies religieuses, l’Afrique su (...)

49De fait, dans la réalité, la question des particularités de certaines des pratiques religieuses des musulmans de Guinée-Bissau, et de manière générale, d’Afrique occidentale s’inscrit directement dans les problèmes dérivés de la multiplicité d’images et d’interprétations auxquels les croyants de l’Islam – religion à vocation universelle – se trouvent confrontés, indépendamment du lieu géographique, depuis longtemps : polycentrisme de direction et d’organisation, hétérogénéité de représentations, polymorphisme des médiations culturelles, fluidité identitaire, etc., autant de traits qui, par exemple, pour certains islamogues et pour les militants des mouvements actuels de Da’wa (mouvements de « refondation » de l’islam) en Afrique vont (presque) à rebours de l’islam « véritable »29.

50En réalité, l’islam est une religion monothéiste, sémite, de vocation universelle largement divulguée dans différentes parties du monde sous différentes formes, au point que, dans son processus d’expansion, elle n’a pas seulement accepté une bonne part des pratiques locales, mais s’est également confondue fréquemment avec elles pour mieux se faire accepter et est devenue ainsi, dans la majorité des régions où elle s’est étendue, un facteur central de la vie sociale, politique et culturelle.

51D’autre part, l’islam, contrairement au christianisme et au catholicisme en particulier, n’a construit, à aucun moment de son histoire, un quelconque modèle centralisé et hiérarchique. De ce fait, l’universalisme islamique ne s’exprime pas à travers un cadre institutionnel centralisé unique exerçant son autorité sur l’ensemble des musulmans.

  • 30  « Mais le « hajj » est davantage la manifestation de l’unité de l « Umma » que celle d’un leadersh (...)

52Comme par le passé, l’unique institution qui semble, de nos jours, pouvoir polariser les musulmans est le Hadji, ou pèlerinage à La Mecque. Encore que le pèlerinage à La Mecque – un des cinq piliers de l’islam – soit davantage un lieu symbolique de l’unité de la communauté des croyants (Umma) qu’un lieu de domination et ne confère pas pour autant un rôle particulier à l’Arabie Saoudite, ni ne lui permet à ce seul titre de se constituer en tant que centre de l’islam30.

53À ce tableau, qui est porteur d’un polycentrisme reconnu au niveau des orientations et de l’organisation de l’islam, on doit ajouter que l’expansion de l’islam s’est toujours accompagnée depuis le début d’une grande variété de modes de réception de la culture arabe et de la doctrine musulmane elle-même. C’est pourquoi l’on peut dire sans exagérer que, dans le cadre de l’Umma qui recouvre près d’un milliard d’individus dispersés à travers les cinq continents, et bien que tous les groupes (sociaux, ethniques, culturels) et individus utilisent les mêmes signes et codes, l’appréhension des événements de manière différente est la norme et non l’exception. Autrement dit, il existe dans l’Umma musulmane, non seulement en ce qui concerne la vie sociale, politique et culturelle, mais aussi dans la vie religieuse, un vaste éventail de manières d’appréhender le sens des rites religieux et le sens latent de la vie sociale par les différents groupes et individus.

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Notes

1  Le terme marabout – en usage dans le Maghreb pour désigner globalement les saints de l’islam maghrébin – est d’utilisation généralisée en Sénégambie et désigne aussi bien un dignitaire musulman qu’un musulman qui se consacre à la géomancie. Toutefois, en Guinée-Bissau, à la différence des régions les plus septentrionales de la Sénégambie, le terme usuel pour désigner un musulman dont l’activité est la géomancie, et celui de mouro, version portugalisée du terme mandingue môri. [Ndlr. : Ne pas confondre le mot mouro avec le terme mauro qui, en portugais, désigne un musulman du Maghreb]

2  Le maraboutage, à la différence de l’astrologie qui se fonde sur les relations et les influences naturelles entre les astres, est une activité de divination fondée sur des conventions arbitraires, avec une forte tendance à prendre les désirs pour la réalité et qui jouit d’un grand prestige et d’une popularité en Sénégambie et de manière générale dans toute l’Afrique occidentale : « The willingness to accept Islam [in Africa] rested on the following factors : first, the many points of contact between the religious frameworks […] ; secondly, the prestige of a "superior" culture, whose representatives, being traders, had the goods one coveted ; thirdly, the added value accorded to esoteric magic. » (Goody 1971 : 460).

3  À propos de la géomancie et de sa place dans le savoir musulman africain, voir l’excellente analyse dans Brenner 1985 : 78-98.

4  Les termes « modèle guinéen » et « modèle sénégambien » sont ici employés dans le seul but de « ponctuer » la différence entre ces formes d’islam centrées sur la figure du marabout par rapport aux autres formes africaines ou non africaines. De fait, comme dans l’espace de la Grande Sénégambie (ou « Sénégambie historique ») – région socioculturelle et historique qui s’étend du fleuve Sénégal au fleuve Pongo et de l’Atlantique aux contreforts du Fouta-Djalon dans sa version la plus étendu –, il existe des différences significatives entre les formes d’organisation musulmane au nord et au sud du fleuve Gambie, de même que l’on trouve ce modèle centré sur le marabout un peu partout en Afrique occidentale. Pour ce qui est de la forme d’organisation musulmane du type qui prévaut en Guinée-Bissau, on trouve de nombreuses coïncidences, non seulement dans les anciens territoires de Kaabu qui font partie aujourd’hui de la Casamance (Sénégal), de la Gambie et de la Guinée-Bissau, mais aussi en Guinée-Conakry, au Mali, en Sierra Léone, et en Côte d’Ivoire.

5  Le territoire de l’antique Kaabu est une unité politique qui a existé dans la région comprise entre les fleuves Gambie et Corobali, sous contrôle mandingue du xiiie siècle jusqu’au milieu du xixe siècle, lorsque les paisibles Mandingues « animistes » furent vaincus par les Peuls locaux appuyés par la théocratie musulmane du Fouta-Djalon. En réalité, malgré sa dispersion d’aujourd’hui sur trois États indépendants (la Gambie, la Guinée-Bissau, le Sénégal), il constitue toujours un espace doté d’une homogénéité socioculturelle et surtout religieuse. En Guinée-Bissau, l’antique territoire du Kaabu se situe entre les régions de Bafatá et du Gabú (province de l’Est) et en partie, celle de l’Oio. On trouve de bonnes descriptions de l’antique Kaabu, de son système politique et des affrontements entre Mandingues et Peuls chez Lopes 1999, Mané 1978, Niane 1989 ; sur le processus de son islamisation, voir Bowman-Hawkins 1980, Leary 1970, Quinn 1972.

6  Annonces du type : « Professeur Braima, grand voyant venant directement du Fouta Djalon » ; « Maître Seco Balde, grand visionnaire de Guinée Bissau » ; « El Hadji Alassana Touré, grand spécialiste mandingue de médecine africaine, magie et tous problèmes d’amour et d’argent ».

7  Les catégories « Amis de la tabanca » et « Assistants du marabout » utilisées dans ce travail renvoient directement à l’utilisation d’euphémismes qui servent aux membres des deux groupes à se présenter au cours des premiers contacts que j’ai eus avec eux. La catégorie « Amis de la tabanca » est utilisée ici pour désigner un ensemble de personnes qui, indépendamment de toute véritable relation de proximité du point de vue du lieu d’origine en Guinée-Bissau, et même, dans certains cas, d’affinité ethnique, fréquentent avec assiduité les appartements des marabouts, même s’ils n’y passent pas souvent la nuit, et pour la plupart, ont un travail qui n’a rien à voir avec le maraboutage. La catégorie « Assistants du marabout » désigne un ensemble de personnes, généralement de la même ethnie que lui, qui gravitent autour du marabout, résident en permanence ou passent fréquemment la nuit chez lui, et de façon plus ou moins étendue, lui assurent des services de tous ordres (travail domestique, réception et recrutement de clients et, bien souvent, traduction)

8  Ces appartements sont généralement occupés sans aucun contrat formel, en sous-location, parfois même en « sous-sous-location », et la présence des marabouts dans ces appartements n’est pas toujours durable ni même pacifique. Les conflits avec les propriétaires sont fréquents, les dénonciations pour nuisances de la part des voisins pratiques courantes et les brouilles à propos du montant du loyer, toujours à l’ordre du jour.

9  Il est vrai que le « biais » au niveau du « public-cible » et le nombre réduit des entretiens réalisés au cours de cette recherche ne permettent ni d’extrapoler sur le comportement religieux des musulmans guinéens, ni même sur le positionnement de ce type de groupe. Sous cet angle, l’échantillon des marabouts s’est limité au nombre réduit de ceux qui vivaient dans les quatre quartiers de Lisbonne, laissant de côté ceux qui ont ouvert boutique dans d’autres quartiers de la ville et dans les banlieues africaines des alentours ; de même, le nombre d’amis de la tabanca interviewés est relativement réduit si on le rapproche du nombre d’individus présents, « toujours au moins une demi-douzaine », dans chacun des appartements des marabouts.

10  Certains des marabouts interviewés ne demeuraient pas plus de sept à huit mois d’affilée au Portugal. Ils divisaient leur année entre la Guinée-Bissau et Lisbonne et, pour au moins trois individus, d’autres pays européens. L’un d’entre eux faisait depuis 1997 de véritables parcours de travail à travers l’Europe : deux ou trois mois au Portugal, plus deux ou trois en France et en Espagne et même, en 2003, un mois en Italie.

11  L’école coranique traditionnelle ne sanctionne pas l’apprentissage par un diplôme quelconque. Avec des professeurs habilités en langue arabe, il faut normalement à un élève entre six et dix ans pour acquérir une connaissance raisonnable du Coran et de la langue arabe et poursuivre par l’étude des autres textes

12  Sur un plan élargi, la dichotomie savoir explicite/savoir non explicite trouve sa place dans ce que nous pourrions désigner de dialectique entre l’objectivation et l’incorporation du savoir islamique africain. Dans la pratique islamique, bien que le savoir objectivé tienne un rôle non négligeable (à cause des textes), l’incorporation remplit une fonction fondamentale, particulièrement à travers la récitation des textes ; objectivation et incorporation coexistent dans les rituels. Sur cette question précise, voir entre autres, Brenner (1985 : 9-34) et Lambek (1993 : 375-429) ; sur la problématique des relations, par exemple, en Afrique occidentale entre islam-pouvoir-connaissance, voir Brenner 2001

13  Sur la question des amulettes dans l’islam africain, voir, entre autres, Brenner 1985, El-Tom 1987 et Sanneh 1974.

14  « Ce n’est pas le moindre paradoxe de l’islam, civilisation du Livre, donc de l’écrit, que de recourir pour sa transmission à une pédagogie de l’oralité » (Santerre, 1982 : 337).

15  « La différence essentielle entre une culture orale et une culture écrite tient aux modes de transmission. La première laisse une marge étonnamment grande à la créativité, mais d’une créativité de type cycle, tandis que la seconde exige la répétition exacte comme condition d’un changement positif » (Goody, 1977 : 45).

16  Pour être considéré comme légitime, chaque savoir doit être reçu personnellement et, une fois transmis, doit être accompagné du tracé de l’inventaire des différents maillons qui le font remonter du narrateur à la source originale. Le savoir doit s’intégrer dans une silsila, c’est-à-dire une chaîne de transmission qui établit, à travers l’énonciation des transmetteurs, sa légitimité : dans le cas de l’explicite, il doit se situer dans la ligne normale de transmission d’une génération à l’autre ; dans le cas du non-explicite, il doit faire appel au savoir des maîtres, de sorte que, bien souvent, l’ascendance biologique finit par se dissoudre dans le plan généalogique par le biais de l’insertion d’un « arbre généalogique du savoir » dans lequel il se trouve signalé comme rameau terminal de « l’arbre » où, par ordre inverse d’ancienneté dans l’accès au savoir, se trouvent représentés le maître, le maître du maître et ses disciples qui ont aussi formé des disciples et tous leurs prédécesseurs jusqu’à l’élément réputé initial de la chaîne de transmission (Brenner 1985 : 29-30).

17  C’est un concept soufi, utilisé de façons propre et impropre dans toute la Sénégambie, qui signifie littéralement « bénédiction » spéciale d’origine divine, source de vertus surnaturelles ; la baraka peut être transmise à des disciples ou à des descendants. Sur l’importance de la baraka dans la transmission du savoir religieux et dans la construction de toutes sortes de rapports de dépendance des croyants au marabout, voir par exemple, Brenner 1984, 1985 ; Décobert 1993, Wansbrough 1978.

18  Pour le leader religieux,  «l’accès » à la baraka et l’appartenance à l’espace de pouvoir religieux qui se construit autour, y compris sans association à une quelconque territorialité, dépendent presque toujours, en terme de clarification de l’appartenance, de ce que disciple et maître partagent le même lieu physique, en n’importe quelle circonstance, ou, faute de quoi, de ce que le disciple soit capable de se situer dans la chaîne des disciples qui le lient au maître, dans une relation avec quelqu’un qui l’aurait partagé

19  « A spiritual quality which is transmitted by holy men or holy places ; spiritual grace » (Brenner 1984 : 208).

20  Sur ce point, voir à propos des immigrés guinéens au Portugal, entre autres, Machado 2002 et Quintino 2004.

21  Sur les différentes tendances qui coexistent dans la communauté musulmane au Portugal, voir une très complète description chez Vakil 2004.

22  Voir in Quintino (2004 : 327-330) une description des principales festivités cyclique des musulmans guinéens.

23  La faible fréquentation de la MCL de la part de la majorité des interviewés n’empêche pas qu’un nombre significatif d’entre eux la considère comme un point de rencontres et de contacts important. Même un marabout qui ne la fréquente jamais y enverra, si besoin est, un de ses assistants « pour messages et nouvelles ». La MCL est, comme le secteur Place du Rossio – Place da Figueira au centre de Lisbonne, un lieu important de rencontre des Guinéens musulmans résidants en ville et dans ses environs. Sur le sens de l’appropriation par les Guinéens de la Place du Rossio – Place da Figueira, voir une excellente analyse dans Quintino 2004 : 334-240.

24  Cette distance des interviewés dans leurs relations aux responsables de la MCL reflète aussi une division claire, en termes de rapports, entre les différents groupes qui fréquentent la MCL. Comme l’indique Machado (2002 : 252-253), « la distance entre les uns et les autres est visible à l’œil nu, y compris dans la mosquée de Lisbonne, où avant, pendant et après le culte, les croyants se tiennent en groupes séparés selon leur nationalité, ou encore ceux d’origine africaine d’un côté et ceux d’origine asiatique de l’autre ».

25  Umma, terme arabe qui désigne génériquement dans l’actualité la communauté des croyants musulmans.

26  Situation d’outsiders notoire également quant à la connaissance qu’ils ont des différentes branches de l’islam existant parmi les musulmans vivant à Lisbonne. À l’exception de deux des marabouts de l’échantillon, de trois assistants de marabouts et de deux amis de la tabanca qui ont fait référence à l’existence de trois grandes tendances – sunnite, ismaélite (chiites septimains) et chiites duodécimain –, aucun des autres interviewés n’a été capable de les nommer bien que la majorité ait dit être sunnite.

27  Pour le détail des caractéristiques sociologiques de la communauté musulmane au Portugal, voir Tiesler 2000.

28  Sur le processus de construction et d’institutionnalisation des structures représentatives des musulmans au Portugal et des démarches bureaucratiques, politiques et religieuses qui ont conduit à la construction de la MCL, voir Vakil 2004.

29  Pour beaucoup de ces mouvements d’« opinion » ou de ces nombreuses voies religieuses, l’Afrique subsaharienne musulmane est considérée, par opposition aux territoires de type Dar al-Islam (territoires commandés par des musulmans, « la maison de Dieu »), un territoire pratiquement Dar al-harb, un « territoire dirigés par des non musulmans » qui doit être ré-islamisé !

30  « Mais le « hajj » est davantage la manifestation de l’unité de l « Umma » que celle d’un leadership du monde arabe et de l’Arabie saoudite en particulier » (Coulon 1997 : 262).

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Pour citer cet article

Référence papier

Eduardo Costa Dias, « Les musulmans guinéens immigrés de Lisbonne »Lusotopie, XIV(1) | 2007, 181-203.

Référence électronique

Eduardo Costa Dias, « Les musulmans guinéens immigrés de Lisbonne »Lusotopie [En ligne], XIV(1) | 2007, mis en ligne le 30 mars 2016, consulté le 01 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lusotopie/1093 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1163/17683084-01401009

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Auteur

Eduardo Costa Dias

Instituto Superior de Ciências do Trabalho e da Empresa (ISCTE). Centro de Investigação e Estudos de Sociologia (CIES). Lisbonne

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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