Christelle Reggiani, Perec et le cinéma
Christelle Reggiani, Perec et le cinéma, Nouvelles éditions Place, coll. « Le cinéma des poètes », Paris, 2021, 105 p.
Texte intégral
1Perec était cinéphile, comme une bonne partie de sa génération. Il racontait avoir vu, dans sa jeunesse, au moins un film par jour pendant six ou huit ans, allant parfois au cinéma jusqu’à cinq fois par jour. Paulette Perec a calculé que, pendant l’écriture des Choses, il a vu plus de 200 films. Il a écrit des textes pour des documentaires, des dialogues de film, co-réalisé un long métrage, etc. Mais si ce tropisme cinématographique est indéniable, faut-il pour autant placer l’ensemble de son œuvre sous le signe du cinéma ? Telle est la question fort pertinente que pose Christelle Reggiani dans son bref mais percutant et très synthétique essai Perec et le cinéma. À partir des différentes études récentes parues sur le sujet, elle interroge la démarche, les modalités et les implications de la présence du cinéma dans l’œuvre de l’écrivain.
2L’essai commence logiquement par examiner « Perec cinéphile ». La cinéphilie de Perec est réelle et passionnée, et elle conduit à de nombreuses références et mentions cinématographiques dans son œuvre. Christelle Reggiani relève qu’au-delà de ces allusions, « la cinéphilie de Perec l’a fait écrire ». C’est en particulier vrai dans les débuts de l’œuvre, dans Les Choses, dont les personnages sont des cinéphiles invétérés et qui donne un beau portrait d’une génération pour qui le cinéma est essentiel. Mais elle remarque également que le roman est né de l’abandon d’un projet de scénario, dont il ne reste que de minces traces dans le texte final. D’une certaine manière, l’écriture romanesque est le résultat d’une forme de « renoncement » ou de mise en congé du cinéma, hypothèse de lecture qui est le fil directeur de l’essai. L’étude des quelques brefs articles sur le cinéma publiés par Perec dans l’éphémère revue qu’avec des amis ils avaient projeté d’écrire, La ligne générale, en référence au film d’Eisenstein, est une autre preuve de cette passion, qui lui est l’occasion, en particulier d’approcher pour la première fois la question de la guerre et des camps, qui n’émergera que beaucoup plus tard dans son œuvre littéraire.
3Mais est-ce pour autant une « cinéphilie littéraire » ? La réponse est nuancée. Autant les films ont pu fournir à Perec des « générateurs » pour certains textes oulipiens (à l’exemple d’un photogramme du film L’Argent de Marcel L’Herbier dans le chapitre LXV de La vie mode d’emploi), autant ceux-ci jouent plus avec le signifiant des titres et des noms de cinéastes qu’ils n’évoquent une cinéphilie vivante. Elle donne l’exemple d’une plaquette de vœux intitulée Dictionnaire des cinéastes que Bernard Magné analyse comme « une sorte d’adieu à un passé révolu », celui précisément de la période cinéphilique de Perec. La coupure entre le goût de Perec pour le cinéma hollywoodien et sa pratique concrète plutôt tournée vers le cinéma expérimental est également une source d’interrogations.
4Dans un second temps – « Perec cinéaste ? » – l’essai interroge les collaborations directes à des projets de film, proposant des perspectives très éclairantes. À côté d’une activité – rare – de producteur (pour le film de Catherine Binet, sa compagne, Les jeux de la comtesse Dolingen de Graz), Perec a aussi été créateur ou co-auteur de deux films réalisés à partir de ses textes littéraires : Les lieux d’une fugue et Un homme qui dort. Crédité de la co-réalisation du long métrage adapté de son roman, Un homme qui dort, Bernard Queysanne nuance, cependant, témoignant de la répartition des rôles entre eux et disant que Perec était « un réalisateur de la pensée plus que du pratique », peu impliqué dans la fabrication des images elles-mêmes, principalement occupé à élaborer ce que l’écrivain a appelé « une charpente textuelle ». L’essentiel est sans doute de regarder ce que ces « lectures cinématographiques » ont apporté et comment elles ont permis d’enrichir des textes qui ne satisfaisaient pas totalement leur auteur : outre l’apport des images qui servent de contrepoint au texte (en décalé), le jeu sur l’énonciation par l’introduction d’une voix off, très similaire dans les deux cas, engendre « une autorité énonciative apparemment inaccessible à l’écriture ».
5La partie la plus stimulante est sans doute celle où Christelle Reggiani met la spécificité des textes écrits pour le cinéma en rapport avec le reste de la production littéraire. Elle souligne, en particulier, ce que le travail d’écriture des dialogues de Série noire (1979), d’Alain Corneau, a d’original chez un écrivain qui a dit de nombreuses fois qu’il n’était pas à l’aise avec les dialogues, et qui n’y recourt qu’exceptionnellement (dans Les Choses, par exemple, il n’y en a pratiquement pas). Plus original et exceptionnel encore, le texte écrit en vers libre pour les Récits d’Ellis Island (1980), co-signé avec Robert Bober, dont la dimension poétique et lyrique est pratiquement unique sous cette forme. Les contraintes du cinéma semblent libérer l’écriture de Perec et se substituent à celles de l’Oulipo, l’écrivain s’autorisant là ce qu’il se refuse ailleurs. Christelle Reggiani en conclut que « la facture de l’écrit de cinéma apparaît comme un complément de l’œuvre littéraire, dont elle propose des possibles non réalisés qu’il s’agisse du dialogue ou de la poésie ».
6Elle aborde ensuite ce qu’elle nomme « l’impulsion documentaire », constatant que la moitié des collaborations au cinéma ou à la télévision de Perec se rattachent à ce genre. Les commentaires de ces films, écrits souvent sur commande, sont des textes moins fréquentés par la critique. Ils sont cependant révélateurs des préoccupations littéraires de l’écrivain au début des années 1970, et ouvrent des perspectives critiques intéressantes. Recoupant son approche de « l’infra-ordinaire » et ses réflexions dans Espèces d’espaces, ils méritent d’être pleinement intégrés à son œuvre littéraire, « dans la mesure où semblent s’y formuler des enjeux essentiels de sa poétique ». Les rapprochements avec la démarche autobiographique de l’écrivain sont ainsi particulièrement convaincants et éclairants, notamment à travers l’analyse de deux films qu’elle propose de lire comme un diptyque. D’une part La vie filmée des Français (diffusé sur FR3 en 1975), montage de films amateurs des années 1930-1936, ouvre Perec à une « mémoire potentielle » voire une « autobiographie probable » (Ellis Island) à partir d’images du quartier de Paris où il est né (Ménilmontant), datant de l’année de sa naissance. Le jeu avec une « mémoire collective des fantômes » et « l’invention d’une énonciation collective » préfigurent Ellis Island et Je me souviens. D’autre part, le long métrage documentaire canadien, Ahô… au cœur du monde primitif (diffusé en salles en 1975), réalisé par Daniel Bertolino et François Floquet présente, selon Christelle Reggiani, une sorte d’envers ou de contrepoint. Pour ce film consacré aux peuples primitifs, s’inscrivant dans la tradition ethnologique, Perec écrit un commentaire où il insiste sur le fait que les mondes représentés sur ces images sont voués à disparaître. L’écho autobiographique est là aussi puissant, mais par un effet inverse : aux images resurgies d’un passé inaccessible font pendant celles d’un présent menacé d’effacement. D’autant que, comme dans la plupart des autres films documentaires pour lesquels il a écrit, le texte est porté à l’écran par la voix de l’écrivain, si reconnaissable, ce qui confère une résonnance personnelle particulière à ces paroles.
7Dernier temps de cette passionnante enquête : la question, plus stylistique, de l’écriture-cinéma. Christelle Reggiani fait un bilan des procédés d’écriture perecquiens qui ont été rapprochés de techniques cinématographiques, avec la complicité de l’écrivain lui-même, revendiquant, par exemple, d’avoir construit le début des Choses comme un lent panoramique latéral. L’inscription du temps et du mouvement dans la description, fait-elle cependant remarquer, n’est pas nouvelle en littérature, et remonte bien avant l’invention du cinéma, jusqu’à Homère compris (le bouclier d’Achille). Christelle Reggiani récuse donc la pertinence de la catégorie d’écriture-cinéma à propos de Perec, pour sa fragilité formelle, et en s’appuyant sur des écrits d’Hervé Bazin sur la nature du cinéma. Ne niant pas, cependant, une « convergence esthétique », elle souligne que celle-ci est plutôt placée « sous le signe de l’inachèvement ». Elle conclut son analyse en pointant plutôt du côté de la photographie, dont le cadre et la dimension fragmentaire, la découpe, correspondent mieux à l’esthétique de la discontinuité de l’écrivain et dont elle constate qu’elle habite de manière bien plus prégnante son œuvre que le cinéma.
8Ces analyses subtiles et extrêmement bien documentées font la synthèse des travaux actuels sur le sujet et, à partir d’une réflexion englobant ses différentes dimensions, elles renouvellent la perception des rapports de Perec avec le cinéma. Un livre nécessaire, donc, et qu’on lit avec un plaisir de plus en plus vif au fil des pages.
Pour citer cet article
Référence électronique
Julien Roumette, « Christelle Reggiani, Perec et le cinéma », Littératures [En ligne], 85 | 2021, mis en ligne le 08 février 2024, consulté le 17 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/litteratures/3451 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/litteratures.3451
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